La flottille syndic n’avait pas réagi dès le début au changement de cap de la flotte de l’Alliance, mais, au bout de dix heures, elle s’était détournée du point de saut pour Mandalon en même temps qu’elle décélérait. « Leur envie de nous voir les pourchasser ne pouvait guère être plus transparente », fit remarquer Geary.
Desjani fit la moue. « C’est plutôt une provocation. Vous n’en avez pas l’impression ?
— Trop flagrant.
— Peut-être à vos yeux. » Elle secoua la tête, comme plongée dans le passé. « Pour vous, une telle manœuvre correspond à une tactique logique de repositionnement. Mais nous avons l’habitude de charger droit sur l’ennemi dès que nous le voyons et vice-versa. Vous n’avez pas vraiment compris que vos manœuvres tendaient à rendre les Syndics cinglés, pas vrai ? Parce que la partie n’est pas censée se jouer ainsi. Et maintenant les Syndics nous renvoient la balle. “Nous voilà ! Essayez donc de nous rattraper et de nous dégommer !” Ils espèrent nous rendre aussi furieux qu’ils le seraient eux-mêmes et nous voir foncer sur eux pour les contraindre à nous livrer une bataille correcte. »
Geary n’avait jamais considéré jusque-là qu’il pouvait exister une manière correcte ou incorrecte de combattre ; pour lui, il n’y avait que des méthodes stupides ou futées. En temps de paix, la doctrine ou le commandant en chef du moment exigeaient parfois de pures inepties, mais toujours en sous-entendant, voire en déclarant ouvertement qu’on ne procéderait pas de cette façon en combat réel. Peut-être était-il plus facile, en temps de paix, de voir ce qui était intelligent et ce qui ne l’était pas, ou peut-être le distinguo semblait-il simplement plus aisé parce qu’il n’y avait ni combat réel ni vies humaines en jeu. « Il me reste encore beaucoup à apprendre, j’imagine. » Desjani réussit à afficher une mine sceptique mais empreinte de déférence pendant que Geary poursuivait : « Quoi qu’il en soit, que nous nous lancions ou non à leurs trousses, ça n’y changerait pas grand-chose. Nous sommes trop loin d’un point de saut pour les rejoindre avant qu’ils ne sautent pour Mandalon. »
Desjani se massa la nuque puis entra une série de manœuvres dans le système. « La flottille syndic se trouve tout juste à deux heures-lumière de nous. Théoriquement, il nous serait possible, à condition de démarrer sur-le-champ, de piquer sur le point de saut pour Tremandir comme des chauves-souris sorties de l’enfer et de sauter à temps, en tenant compte de tous les délais qui s’imposeraient aux dirigeants syndics stationnant près du point de saut de Mandalon avant qu’ils ne nous voient adopter cette trajectoire et n’envoient à leur flottille l’ordre d’accélérer au maximum vers le point de saut pour Mandalon afin de s’y rendre le plus vite possible, du temps que cette flottille mettrait à l’atteindre, de celui qu’exigerait leur signal pour arriver ensuite jusqu’au portail de l’hypernet puis de celui que mettrait l’onde de choc à nous rattraper. Je ne parierais pas ma vie là-dessus, mais les dirigeants syndics cherchent peut-être à avoir la certitude absolue qu’ils réussiront à faire sauter leur flottille hors de ce système lorsqu’ils provoqueront l’effondrement du portail, tout en nous interdisant toute chance d’en réchapper. »
Geary traça quelques trajectoires à travers le système stellaire et comprit ce que voulait dire Desjani. « En traquant cette flottille, nous retournerions vers les dirigeants syndics et nous réduirions ainsi le délai entre nos manœuvres et le moment où ils les verraient, tout en nous rapprochant sensiblement du portail et en diminuant aussi le parcours de l’onde de choc. D’où moins d’incertitudes pour eux, même si chaque minute ne rapprochait pas leur flottille de la sécurité. » Une autre idée lui vint. « Ce sont en majorité des politiciens mais, pour décider du moment précis de l’effondrement du portail, ils doivent apprendre à réfléchir en militaires. »
La réflexion arracha un sourire à Desjani. « Et ils vont probablement foirer. » Son sourire s’évanouit aussi vite qu’il lui était venu. « S’ils merdaient dans le mauvais sens, ça pourrait nous coûter très cher.
— Ouais. » Costa occupait pour le moment le fauteuil de l’observateur, mais elle donnait l’impression de somnoler. Plutôt que de déranger la sénatrice, Geary enfonça une touche des communications. « Madame la coprésidente, j’aimerais avoir le point de vue d’un politique sur une certaine question. »
Rione écouta son exposé puis haussa les épaules. « Ça pourrait se décider dans un sens comme dans l’autre, amiral. Un politique risquerait sans doute d’hésiter trop longtemps avant de déclencher ce piège, dans l’espoir que la situation prenne une tournure de plus en plus favorable au succès. J’aurais moi-même tendance à regarder cette option comme la plus vraisemblable parce qu’ils doivent se sentir en sécurité dans leur cuirassé et qu’il leur reste toujours la possibilité de sauter à tout moment vers un autre système stellaire. Mais ils peuvent aussi prendre peur et déclencher prématurément leur attaque. Ça dépendra en grande partie de ce que leur diront leurs conseillers militaires.
— Que pourraient-ils leur dire, selon vous ?
— Ce que leurs supérieurs aimeraient entendre et ce qu’ils croient qu’ils en attendent. » L’image de Rione embrassa la passerelle d’un geste large. « Voyez ce que ce commandant syndic que nous avons embarqué a tenté lui-même de vous servir. Il ne vous a dit que ce qui, selon lui, vous inciterait à réagir d’une certaine façon, tout en s’efforçant au mieux de vous cacher le reste. Je peux vous garantir que notre hôte agit autant par habitude que par calcul. »
Geary réfléchit en se frottant le menton. « Nous n’avons aucun moyen de savoir ce que le commandant du cuirassé qui héberge les dirigeants syndics attend d’eux. Auriez-vous une petite idée de ce qu’il peut leur raconter ? »
Au tour de Rione de ruminer, le front plissé et la bouche en cul de poule. « À mon avis, pour ce qu’il vaut, il la joue aussi abruptement que possible pour prouver sa loyauté indéfectible et se faire pardonner d’avoir laissé s’échapper cette flotte la dernière fois qu’il l’a affrontée.
— Croyez-vous qu’il soit informé de leur projet de faire s’effondrer le portail ? »
Rione eut un ricanement de dérision. « L’en informeriez-vous, vous ? À tout le moins, il pourrait toujours tenter de troquer ce renseignement avec vous ou un autre commandant en chef syndic pour vendre ses dirigeants actuels. Mais, même s’il faisait une chose pareille, nous ne pourrions pas nous fier à lui.
— Parce qu’il a fait assassiner l’amiral Bloch et les autres émissaires de l’Alliance ? »
Rione secoua la tête avec agacement. « Parce qu’il aspire désespérément à vous vaincre. À battre Black Jack Geary, l’homme qui lui a confisqué sa brillante victoire. Sans vous, il serait peut-être à l’heure actuelle l’un de ces dirigeants syndics. »
Ces dernières paroles inspirèrent une autre idée à Geary. « Je devrais peut-être le provoquer personnellement. Si nous parvenions à obtenir de cette flottille syndic qu’elle se retourne pour nous attaquer, tous les plans de leurs dirigeants s’en trouveraient chamboulés.
— Ça ne… » Rione s’interrompit, le visage songeur. « Si, ça pourrait marcher. De son point de vue, vous vaincre serait la solution idéale. Il ne saura pas qu’il interfère dans les projets de ses supérieurs et il se persuadera qu’en détruisant votre flotte il deviendra enfin le héros qu’il ambitionnait d’incarner quelques mois plus tôt. Oui, plantez donc un couteau dans la plaie de son amour-propre et retournez-le.
— Je vais m’y efforcer. » Geary se rejeta en arrière pour cogiter. Provoquer le commandant en chef syndic cadrait parfaitement avec son projet de faire donner un détachement de croiseurs de combat. « En dehors du fait que cette flotte lui a déjà échappé une première fois, qu’est-ce qui pourrait bien exaspérer ce commandant en chef, capitaine Desjani ? »
Celle-ci lui suggéra joyeusement quelques méchantes idées.
Geary activa une transmission destinée à toute la flottille syndic, sachant que chacun de ses vaisseaux serait en mesure de capter le message. L’amour-propre du commandant en chef syndic n’en serait que davantage égratigné. « Au commandant en chef Shalin de la flottille des Mondes syndiqués présente dans ce système stellaire. Je regrette que vous vous dérobiez au combat avec notre flotte, sans doute en raison de votre échec à la vaincre voici quelques mois dans ce même système. Votre réticence est compréhensible, mais la flotte de l’Alliance n’en consent pas moins à vous accorder une autre chance de la combattre pourvu que vous cessiez d’esquiver l’engagement. La population de ce système se demande probablement pourquoi un commandant aussi décoré que vous pour son courage l’abandonne à son sort, mais, pour ma part, je peux comprendre votre manque de détermination à m’affronter. Rencontrer enfin un dirigeant syndic qui se soucie davantage de l’intérêt de son personnel que de son propre honneur et de ses prérogatives est réconfortant. Si vous acceptez tout simplement de vous rendre, je peux vous garantir la sécurité de votre personnel, à condition que vous montiez à bord de mon vaisseau amiral pour discuter des conditions de votre reddition.
» Réfléchissez-y, Shalin. Un commandant jouissant de votre réputation ne devrait avoir aucun mal à prendre sa décision.
» En l’honneur de nos ancêtres. C’était l’amiral de l’Alliance Geary. Terminé. »
Desjani éclata de rire. « Ça devrait lui inspirer l’envie de vous étriper si ce n’était pas déjà son état d’esprit. Dommage que nous devions attendre encore quatre heures avant de voir sa réaction à votre message, mais nous pourrions toujours tuer le temps en semant la désolation sur la troisième planète.
— Que feriez-vous pour vous amuser si vous ne pouviez plus dévaster des planètes ?
— Je devrais me trouver un autre passe-temps, j’imagine. »
Les planètes habitables ne jouissant que d’un unique climat sont passablement rares, mais celle qui gravitait à quinze minutes-lumière de l’étoile était littéralement un monde glacé. Assez vaste pour retenir une atmosphère et pourvue d’eau en grande quantité, elle avait abrité des mers et des océans à l’époque où, si elle n’était plus entièrement constituée de magma, elle n’avait pas encore trop refroidi. Mais, à mesure qu’elle refroidissait, ses océans, mers, rivières et lacs avaient gelé et étaient restés en l’état, car son étoile trop éloignée ne lui prodiguait pas une chaleur suffisante.
Des cités et des domaines hébergeant une population s’élevant sans doute à moins d’un demi-million d’âmes s’étendaient au milieu des champs de glace et de neige, mais, si l’on apercevait de nombreuses stations consacrées au sport et aux loisirs, les sites industriels étaient beaucoup moins fréquents. « Vivre ici serait sans doute paradisiaque si l’on était amateur de sports d’hiver ! » fit observer Geary.
Desjani afficha une section de la surface : « Regardez comme on a lissé pour la course de vastes portions de plaine glacée. Imaginez-vous pilotant un traîneau à voile sur un champ de glace parfaitement lisse long d’un millier de kilomètres. Tenez, regardez ! Un yacht des neiges. Et pas des moindres. » Elle eut un reniflement dédaigneux. « C’est une planète de villégiature. Ces foutus dirigeants syndics ont établi juste à côté de leur capitale une station de sports d’hiver à l’échelle d’une planète. »
Geary s’efforça de s’imaginer ce qu’il en coûterait de subventionner la terraformation et l’entretien d’une planète destinée aux vacances des seuls VIR « Nous devrions nous féliciter qu’ils aient préféré consacrer leur argent à l’aménagement de luxueux séjours de villégiature plutôt qu’à leur effort de guerre. Quelles sont les cibles que nous pourrions viser ?
— Spatioports et réseaux de communication, plus quelques installations destinées au maintien de la sécurité. Toute autre industrie que le tourisme de luxe aurait sans doute pollué le paysage.
— Nous n’avons vu aucun camp de travail, fit remarquer Rione. Mais affecter des prisonniers de guerre de l’Alliance aux tâches malaisées et désagréables de la maintenance et de l’embellissement de cette planète cadrerait parfaitement avec l’arrogance des dirigeants syndics. Nous ne pouvons pas présumer que le commandant en chef de la flottille se contentait de bluffer quand il a prétendu que notre personnel capturé avait été réparti sur des sites importants. Je suggérerais que nous choisissions nos cibles avec le plus grand soin. Des forçats pourraient être détenus dans de simples immeubles, voire dans certaines sections d’un bâtiment.
— Bien vu. » Déterminer le nombre des spatiaux de l’Alliance qui, après la destruction de leur vaisseau, avaient été envoyés ici comme autant de vivants trophées de guerre eût été impossible. « Quels termes la sénatrice Costa a-t-elle employés pour dissuader cette vermine ?
— Je ne me laisse pas facilement intimider, mais tant son ton que ses paroles m’auraient donné à réfléchir, répondit sèchement Rione.
— Merci. » Geary occulta encore quelques pensées relatives au sort de son arrière-petit-neveu Michael et ordonna aux systèmes de combat de radier certaines cibles susceptibles d’être des baraquements ou des zones d’hébergement de travailleurs de force, voire trop proches des uns ou des autres. En dépit du flagrant mécontentement de Desjani, il n’en restait pas moins une quantité fort convenable de cibles possibles. Il s’accorda une courte pause puis ajouta quelques autres sites éparpillés dans les vastes plaines lisses réservées à la navigation. « Gâchons-leur un peu le plaisir.
— Il reste encore de l’eau à l’état liquide au plus profond des océans, sous des kilomètres de glace, fit remarquer Desjani. Pourquoi ne pas frapper ces abysses par-ci, par-là ? Juste pour rigoler ? »
Percer un trou de cette profondeur dans leur aire de jeu risquait de sérieusement exaspérer les dirigeants syndics, tout en constituant un rappel durable de la capacité de l’Alliance à frapper où bon lui semblait. « Bien sûr. Pourquoi pas ? » Les heures consacrées par la flotte à gagner discrètement un abri derrière l’étoile avaient été passablement tendues : les politiciens syndics risquaient à tout instant, avant même que leur propre flottille ne fût en sécurité, de déclencher l’effondrement du portail de l’hypernet si tel était le prix à payer pour anéantir la flotte de l’Alliance. Crever leur océan de glace d’un orifice de plusieurs kilomètres de profondeur soulagerait une bonne partie de cette tension. Les systèmes de combat établirent assez vite une solution de tir, au moyen d’une succession de projectiles cinétiques largués l’un après l’autre avec la plus redoutable précision à l’aplomb du même point. « Vérifiez-moi encore deux fois ce plan de bombardement, je vous prie. Je veux avoir la certitude que nous ne frapperons aucun site où pourraient être retenus des prisonniers de guerre de l’Alliance. »
Desjani s’exécuta puis demanda à l’un de ses subordonnés de le contrôler également. « Ça m’a l’air aussi parfait que possible, amiral. Nous ne sommes pas très loin de cette planète, mais ils auront encore le temps de voir arriver les cailloux et d’évacuer les cibles. »
Geary donna son approbation au bombardement et une vague de projectiles cinétiques jaillit de nouveau des vaisseaux de la flotte. Il réduisit un instant l’échelle de son hologramme et constata que certains des cailloux largués deux jours auparavant continuaient de fondre sur leurs cibles dans des secteurs plus éloignés du système. « Très bien. Au temps pour le paradis des sports d’hiver syndic ! Feignons maintenant de nous apprêter à infliger le même traitement à leur principale planète habitée. »
Le dernier largage donnait l’impression d’avoir sensiblement amélioré l’humeur de Desjani. « Ils tentent de nous inciter à les pourchasser et nous nous efforçons aussi de les pousser à nous attaquer, mais nous ne faisons ni les uns ni les autres ce que nous avons l’air de faire.
— J’ai posé la question à… quelqu’un d’autre et on m’a répondu que le commandant Shalin ignorait sans doute tout des plans des dirigeants syndics. »
Sa piètre tentative pour éviter de citer le nom de Rione ne leurra pas une seconde Desjani. Elle fit encore la grimace, « Seul un politicien peut comprendre un autre politicien », marmonna-t-elle.
Costa venait d’arriver sur la passerelle, le visage impassible ; elle avait entendu les derniers mots de Geary mais, visiblement, pas ceux de Desjani. « Je suis du même avis que votre “source”, amiral. Je serais très étonnée que le commandant Shalin en fût informé. On le punit, déclara-t-elle brutalement. J’ai consacré quelques instants à me repasser le message qu’il nous a envoyé, en m’efforçant de surmonter la fureur que m’inspiraient ses paroles et son insolence pour essayer de déterminer ce qu’il tentait de dissimuler sur lui-même. De mieux comprendre sa position actuelle. En dépit de ses décorations et de son apparente arrogance, il crève les yeux qu’il n’a pas connu récemment une existence agréable, ni au plan mental ni au plan physique. Il a laissé la flotte s’échapper lors de son dernier passage. Il se sait remplaçable. »
Rione fixa Costa en arquant un sourcil. « Croyez-vous que nous pourrions conclure un arrangement avec lui ? » Desjani pivota sur son siège ; elle gardait contenance, mais sa tension était assez transparente pour que Geary pût la sentir. Il éprouvait la même sensation. Conclure un arrangement avec ce commandant ? C’étaient moins les pertes de la flotte lors de cette embuscade vieille de quelques mois que les meurtres des officiers venus négocier avec lui qui l’interdisaient. Mais Rione avait affirmé qu’elle ne voyait aucune raison de se fier à Shalin, alors pourquoi avait-elle soulevé cette éventualité en présence de Costa ?
« Un arrangement ? » Costa fit la moue. « J’en doute. Même si nous pouvions nous fier à lui. Si je l’ai bien cerné, c’est un homme capable de tenter n’importe quoi pour rentrer dans les bonnes grâces lorsqu’il est tombé en défaveur. Il nous doublerait sans hésiter.
— J’abonde dans votre sens », approuva Rione.
Geary vit l’autre sénatrice rosir de plaisir puis se rendit compte que Rione n’avait posé la question que pour manifester publiquement son accord avec Costa et s’attirer ainsi sa gratitude. Jamais je ne serai un politicien. Je ne suis pas fait pour jouer à ces petits jeux. Mais la discussion soulevait encore un problème. « Pourquoi a-t-il de nouvelles décorations s’il est tombé en disgrâce ? Pourquoi les Syndics lui auraient-ils remis d’autres médailles s’ils lui reprochaient de nous avoir laissés fuir ?
— Question de cohérence. » D’un geste, Costa montra la direction générale de l’espace de l’Alliance. « En l’absence de la flotte, la propagande diffusée par les Syndics affirmait qu’elle avait été anéantie dans leur système mère. S’ils n’avaient pas décoré le commandant en chef responsable de leurs forces durant cette bataille, on aurait trouvé ça bizarre et mis en doute la réalité de cette victoire. Croyez-moi ! Nous-mêmes nous raccrochions à des fétus de paille et nous aurions saisi celui-là au vol.
— Si c’est cela qui lui vaut ses médailles, on a du mal à se persuader qu’il puisse encore les porter. » Geary se retourna vers Desjani, qui s’était détendue depuis qu’il n’était plus question de suggérer un accord avec le commandant en chef ennemi. « Encore deux heures. Passé ce délai, les Syndics ne pourront plus faire s’effondrer le portail à temps pour nous atteindre.
— Voilà qui promet une intéressante expérience de dilatation temporelle », répondit-elle, sarcastique. Son regard se posa de nouveau sur l’hologramme et Geary comprit ce qui l’y avait attiré, car ses propres yeux ne cessaient d’y revenir : tel un œil gigantesque suspendu dans l’espace, le portail de l’hypernet syndic les regardait et se riait d’eux, pareil à quelque dieu cyclopéen de l’Antiquité s’apprêtant à déchaîner des forces terrifiantes. « Ces deux heures vont certainement nous sembler des jours, poursuivit-elle. Quand comptez-vous dépêcher le détachement ?
— Dès que nous virerons de bord pour aller nous cacher derrière l’étoile », répondit-il. Il avait jusque-là reporté le moment de donner à Duellos des instructions détaillées, mais il était temps de s’y résoudre.
Desjani hocha la tête, et Geary se rendit compte qu’elle l’avait encore subtilement éperonné pour le pousser à prendre une décision qu’il retardait. « Une fois que nous serons à l’abri, la flotte pourra bombarder d’autres cibles sur orbite fixe, fit-elle observer. Mais, si les dirigeants syndics optent pour la fuite, le détachement n’aura aucune chance de les rattraper. Avec une avance suffisante, un cuirassé lui-même pourrait se maintenir hors de portée de croiseurs de combat.
— Je sais. C’est un de nos principaux problèmes. Je m’efforcerai de le résoudre par les ordres que je donnerai à Duellos. J’aimerais disposer d’un autre moyen de m’en prendre à la direction syndic. J’espérais les piéger sur la deuxième planète, mais, maintenant qu’ils sont à bord d’un cuirassé qui stationne près du point de saut, je ne peux en aucune façon les menacer dans leur chair. » Rione lui avait déjà expliqué maintes fois que ces hauts dirigeants syndics ne s’intéressaient qu’à leurs intérêts privés, de sorte que ses moyens de pression resteraient limités tant qu’il serait incapable de s’en prendre à eux physiquement. Il reporta le regard sur le secteur de son hologramme montrant le cuirassé où s’était réfugié le Conseil exécutif syndic. Beaucoup trop éloigné pour qu’on pût l’arraisonner, à moins que ses escorteurs ne collaborent. Si seulement il avait les moyens d’influencer leur équipage…
« Amiral, je…
— Attendez ! » Geary s’efforça d’ignorer tout ce qui aurait pu le distraire pour appréhender une idée qui se dérobait à lui. Le cuirassé et les croiseurs de combat. Quelque chose les concernant. Et concernant aussi les Syndics, ainsi qu’une phrase prononcée par Boyens, l’officier ennemi embarqué sur l’Indomptable… « Il y a bien des forces défensives affectées au système stellaire d’Unité, n’est-ce pas, sénatrice Costa ? »
Costa opina, légèrement interloquée. « Bien entendu.
— Sont-elles soumises à une rotation ? Est-ce que de nouvelles unités assurent périodiquement la relève tandis qu’on affecte les anciennes à d’autres missions ? »
Le front de Costa se plissa davantage. « Non. Nous préférons garder sous la main celles qui… » Elle regarda autour d’elle, consciente d’avoir failli reconnaître publiquement que le gouvernement se méfiait de la loyauté de certains bâtiments de l’Alliance. « Celles qui sont un facteur connu », acheva-t-elle.
Geary tripatouilla ses commandes pour essayer d’afficher un vieux relevé de situation. « Capitaine Desjani, j’ai besoin d’une image datant du jour où j’ai pris le commandement. Pas de la flotte de l’Alliance mais des vaisseaux syndics dans ce système. »
Desjani fit signe à un officier de quart et, un instant plus tard, l’écran de l’historique s’ouvrait à côté de Geary. Il écarta sciemment l’image de la massive formation de vaisseaux syndics qui faisait face à la flotte de l’Alliance et s’apprêtait à l’anéantir, image qui n’avait pas cessé de le hanter depuis, et zooma sur un petit secteur de l’hologramme éloigné de la position de la flotte de l’Alliance. « Regardez ! Gravitant autour de la principale planète habitée.
— Un cuirassé et trois croiseurs lourds, murmura Desjani. Curieuse coïncidence !
— N’est-ce pas ? Peut-on me dire s’il s’agit des mêmes qui stationnent en ce moment près du point de saut pour Mandalon ?
— On peut toujours tenter le coup. Les coques de bâtiments soi-disant identiques tendent toujours à présenter de légères variations. Lieutenant Yuon, demandez aux senseurs de procéder à une analyse de ces vaisseaux syndics avec leur résolution maximale, et voyez s’ils correspondent à ceux qui orbitent autour de la planète sur cet enregistrement. » Desjani était manifestement dévorée de curiosité, mais elle se retint de poser des questions pendant les quelques secondes où les senseurs de la flotte travaillaient.
« Capitaine, les senseurs évaluent à quatre-vingt-quinze, quatre-vingt-deux et quatre-vingt-dix-huit pour cent les probabilités pour que les coques de ces croiseurs lourds se correspondent entre elles, déclara le lieutenant Yuon. Et quatre-vingt-dix-neuf pour cent s’agissant du cuirassé. Il y a donc de fortes probabilités pour qu’il s’agisse des mêmes vaisseaux qui orbitaient autour de la principale planète habitée lors du dernier passage de la flotte.
— Une garde du palais, lâcha Geary. Ces croiseurs lourds et ce cuirassé sont peut-être dans ce système depuis des années. »
La sénatrice Costa fronçait toujours les sourcils. « C’est à peu près identique à nos propres mesures de défense relatives aux plus hauts échelons de notre gouvernement, amiral. En quoi est-ce si important ?
— Parce que le prisonnier syndic que nous détenons à bord de l’Indomptable nous a déclaré que les Syndics n’aimaient pas que leurs vaisseaux entretinssent des liens privilégiés avec un système stellaire en particulier.
— Bien sûr que non ! D’autant qu’on pourrait leur ordonner de rétablir l’ordre dans ce système en le bombardant ! Mais pourquoi…
— Ils sont là depuis des années, l’interrompit Desjani. Petites amies, petits copains, liens familiaux et ainsi de suite.
— Exactement, acquiesça Geary. On maintient ici ces spatiaux et ces officiers parce que la direction syndic tient à avoir à sa disposition des vaisseaux dont la loyauté est indiscutable. Mais, en prolongeant si longtemps leur mission, les Syndics ont contrevenu à leur propre politique. Ces hommes doivent se soucier du sort des gens qui vivent dans ce système. Pour eux, ces planètes ne sont pas des cibles mais la patrie d’individus dont les dirigeants syndics se moquent éperdument. »
Desjani eut un sourire mauvais. « Quelqu’un devrait leur dire ce que ces mêmes dirigeants comptent faire à ce système et à ceux qui l’habitent.
— Ouais. Quelqu’un devrait s’en charger. Dès que cette flotte sera à l’abri, je diffuserai un message à l’intention de tous les habitants du système pour leur faire savoir ce que méditent leurs leaders avant de se mettre en sûreté. »
Rione se pencha. « Ce cuirassé et ces croiseurs risquent de se mutiner, selon vous ?
— Mon opinion, c’est qu’il y a effectivement de bonnes chances pour qu’ils nous aident à instaurer un nouveau gouvernement des Mondes syndiqués, madame la coprésidente. Tout dépendra de ce que feront les autres commandants syndics du système. Eux aussi apprendront qu’ils sont remplaçables.
— Celui de cette flottille ne soutiendra pas un coup d’État, insista Costa. Il sait que les remplaçants nous le jetteraient en pâture. »
C’était plausible. « Ainsi, les dirigeants syndics lui auraient confié le commandement de la flotte parce qu’ils auraient la certitude qu’il les soutiendrait, même s’ils voient en lui un perdant qu’on peut aisément sacrifier ?
— Tant pis pour lui dans les deux cas, lâcha Desjani en souriant derechef. Ça n’arriverait pas à un type plus sympa. » Elle plissa les yeux pour fixer son écran en affichant une expression calculatrice. « Mais, si ce cuirassé et ces croiseurs lourds se mutinaient ou faisaient allégeance à des commandants syndics qui entreprendraient d’établir un nouveau gouvernement, Shalin s’en prendrait forcément à eux. Il y serait contraint. Les dirigeants actuels restent son seul espoir. »
Rione hocha la tête. « En effet. Il faut nous préparer à protéger ce cuirassé et ces croiseurs. »
L’expression de Desjani s’altéra, cédant d’abord la place à l’incrédulité puis à la répulsion. « Protéger des vaisseaux syndics ? »
Geary poussa un soupir exaspéré. Les ordres qu’il lui faudrait donner à Duellos se compliquaient de minute en minute.
En dépit de la difficulté qu’il avait éprouvée à quitter la passerelle, Geary était descendu dans sa cabine pour briefer Duellos, tant il répugnait à voir d’autres témoins surprendre leur conversation ou lire sur leurs traits malgré le champ d’intimité qui isolait son fauteuil de commandement.
Duellos se rejeta en arrière, apparemment détendu, mais le regard sur le qui-vive. « Un combat triangulaire ? Ce serait… intéressant.
— Un vrai souk, convint Geary. Vos croiseurs de combat accepteraient-ils de protéger des vaisseaux syndics ?
— Pas si je le leur présente sous cet angle. Quoi qu’il en soit, les protéger reviendrait à attaquer la flottille syndic. Je peux sans doute ordonner à mes croiseurs de s’en prendre à elle sans avoir à m’inquiéter d’un refus d’obéissance. » Il soupira. « D’un autre côté, j’ai bien envie de détruire tous les vaisseaux ennemis de ce système stellaire et de laisser aux Syndics le soin de faire le tri eux-mêmes par la suite.
— Il nous faudra pourtant un interlocuteur avec qui négocier. » Geary hésita un instant à avancer l’argument suivant puis poursuivit, conscient qu’il y était contraint : « Si, par la suite, il nous fallait choisir entre détruire ce cuirassé syndic et laisser leur flottille le reprendre, nous devrons veiller à ne pas laisser ces dirigeants nous échapper. » Non… c’était encore insuffisant. Il devait absolument formuler clairement ses ordres, sans laisser aucune ambiguïté susceptible de protéger ses arrières, ni Duellos perplexe quant à ce qu’on attendait exactement de lui. « Détruire ce cuirassé, autrement dit. »
Duellos opina sereinement. « Qui décidera de l’instant où nous devrons nous résoudre à le détruire ?
— Vous vous trouverez probablement à plusieurs heures-lumière de moi. Cette décision vous incombera, en fonction des circonstances. Quelle qu’elle soit, je vous soutiendrai.
— La dernière fois qu’un amiral m’a fait cette promesse, j’ai un tantinet douté de sa sincérité, fit remarquer Duellos.
Mais ce n’était pas vous. Je m’efforcerai de vous prouver que vous n’avez pas mal placé votre confiance.
— C’est réciproque. » Geary jeta un regard vers la représentation du détachement qui flottait au-dessus de la table entre Duellos et lui. « Je vous ai donné trois escadrons de croiseurs légers et cinq de destroyers pour escorter vos neuf croiseurs de combat. Je préfère ne pas en envoyer trop, de crainte de faire de votre détachement une cible par trop séduisante, mais cela vous semble-t-il suffisant ?
— Tout dépendra de la tournure que ça prendra, mais ça devrait assurément, à tout le moins, suffire à affronter toute attaque, même si ça ne nous permet pas d’écraser totalement nos agresseurs. » Duellos s’interrompit une seconde. « En fonction toutefois des réactions du capitaine Kattnig.
— Tâchez de lui serrer la vis. Il est beaucoup trop avide de combattre.
— C’est exclu dans cette flotte, amiral. » Duellos haussa les épaules. « Je ferai de mon mieux. Les vaisseaux de la classe Adroit résisteront mal à un assaut frontal.
— Mon dernier croiseur de combat de reconnaissance a été détruit lors d’un affrontement, mais, maintenant, je dois m’inquiéter de l’Adroit et de ses semblables. Quand donc ce gouvernement comprendra-t-il que rogner sur les coûts de construction en fabriquant des bâtiments trop petits ou aux capacités réduites n’est pas très futé en termes de survie et d’efficacité ?
— C’est une des initiatives auxquelles il vous faudra mettre un coup d’arrêt si jamais vous devenez dictateur. » Duellos sourit pour bien montrer qu’il plaisantait. « Kattnig s’est bien battu par le passé. Il ne fera rien de stupide.
— Il ne devrait pas. Avez-vous eu l’occasion de passer en revue sa dernière intervention ? »
Nouveau haussement d’épaules. « À Beowulf ? Sale affaire ! Mais Kattnig s’y est distingué. »
« Sale affaire » était un euphémisme : les deux camps étaient quasiment de force équivalente à Beowulf, et ils s’étaient battus à outrance et entre-tués jusqu’à ce que l’Alliance prenne lentement un très léger avantage, qui s’était soldé par une victoire aussi douloureuse que de nombreuses défaites en matière de pertes de vaisseaux et de personnel. « Son bâtiment était pratiquement réduit en lambeaux mais il a continué à se battre », convint Geary.
Kattnig s’était ensuite fait un tel sang d’encre pour la santé des survivants de son équipage qu’il avait fallu lui administrer des sédatifs. Là encore, aucune raison d’avoir honte après un tel combat, mais l’équipe médicale de la flotte avait provisoirement relevé Kattnig de son service et, aux yeux de Geary, s’inquiéter de ses pertes n’était en aucune façon une tare.
C’était plutôt la contradiction existant entre ces états de service et son empressement actuel à combattre qui dérangeait Geary. « Tenez-le tout simplement à l’œil. Je compte lâcher le détachement dans moins de deux heures, quand la flotte virera pour aller s’abriter derrière l’étoile. Je ne sais pas encore ce qu’il adviendra, mais, quoi qu’il arrive, nous devrons tous y réagir. Bonne chance.
— Si le portail de l’hypernet s’effondre pendant que mes vaisseaux sont sortis, je n’aurai guère le temps de prendre une décision, fit remarquer Duellos. Sinon, je m’efforcerai de ne pas vous décevoir.
— Vous ne me décevrez jamais, Roberto. »
Duellos sourit, se leva et salua. Puis son image disparut et Geary regagna la passerelle.
Les impacts du bombardement sur le monde de glace offraient une agréable diversion à l’attente d’un signe de l’effondrement imminent du portail. Les innombrables cailloux frappant en succession rapide le même point central d’un des océans gelés, les geysers de vapeur d’eau s’élevant de plus en plus haut dans l’atmosphère à mesure que chaque frappe s’enfonçait un peu plus profond, la chaleur intense engendrée par le choc de chaque projectile tombant de l’espace sur la glace et la vaporisant instantanément tandis que la vapeur remontait par le trou large d’un kilomètre, tout cela constituait un spectacle haut en couleur. Quand cette vapeur se fut dissipée dans l’air sec de la planète glacée, un des satellites de surveillance à large spectre abandonnés par la flotte à proximité réussit à regarder au fond du trou, mais Desjani fut déçue par le résultat. « Il y a de l’eau à l’état liquide tout en bas, mais elle provient sûrement de la fonte des parois causée par la chaleur résiduelle consécutive aux impacts. Rien ne prouve que nous ayons frappé de l’eau sous la glace.
— Navré de l’apprendre, compatit Geary. Ça n’en reste pas moins un sacré trou.
— Pouvez-vous seulement imaginer à quoi il ressemblera quand les parois auront de nouveau gelé ? Un tube oblique haut de plusieurs kilomètres, lisse et pratiquement sans aucune friction. Mais je vous parie que les Syndics ne nous seront pas reconnaissants de leur avoir créé un site idéal pour les compétitions de sports extrêmes.
— Non, probablement pas, surtout si l’océan se fracture tout autour du trou sur des centaines de kilomètres. » Plaisanter sur un tel sujet pouvait sembler inepte, mais cela offrait l’avantage de ne plus s’obnubiler sur le portail.
Plus qu’une heure avant de manœuvrer vers le couvert de l’étoile. Si le portail s’effondrait maintenant ou dans la prochaine demi-heure, alors qu’on était si proche de la sécurité, l’ironie du sort serait à coup sûr cruelle. En dépit d’une inquiétude irrationnelle qui lui soufflait qu’un malheur surviendrait instantanément s’il quittait la passerelle, Geary fit un bref crochet par les petits isoloirs réservés au culte du centre du vaisseau. En de pareils moments, implorer toute l’assistance et la miséricorde qu’on pouvait vous prodiguer n’était jamais une mauvaise idée. Quoi qu’il en fût, ça ne pouvait pas nuire. Il s’efforça de contacter Michael Geary, mais ni son petit-neveu ni son frère ne semblaient répondre à ses appels. Il finit par tendre la main pour moucher la bougie de cérémonie puis s’arrêta à mi-geste : « Ta petite-fille Jane m’a transmis ton message, Mike. Toi aussi tu me manques. »
Quelques minutes plus tard, de retour sur la passerelle, il regardait sur l’écran de manœuvre la représentation de la flotte progresser lentement à travers les vastes étendues du système stellaire, tandis que le point où elle pourrait virer de bord pour foncer s’abriter derrière l’étoile semblait encore atrocement éloigné.
Les cinq dernières minutes lui parurent une éternité. Un silence complet régnait sur la passerelle de l’Indomptable, dont tous les occupants donnaient l’impression de retenir leur souffle. Seule Desjani, plongée dans des paperasses de routine, semblait détachée de ces contingences. Mais quand Geary, usant de ses prérogatives de commandant de la flotte, demanda à jeter un coup d’œil sur son travail, il se rendit compte qu’elle feuilletait les pages trop vite pour les lire.
Le compte à rebours marqua zéro. Geary prit une profonde inspiration, se rappela qu’il n’avait pas respiré depuis au moins trente secondes puis enfonça la touche des communications en murmurant une brève prière de grâces. « À toutes les unités de l’Alliance, ici l’amiral Geary. Accélérez à 0,15 c, descendez de quatre degrés et virez de trente-six sur bâbord à T vingt-cinq. Les bâtiments affectés au détachement Un devront se placer à T trente sous le contrôle tactique du capitaine Duellos, commandant de l’Inspiré. »
Ne restait plus qu’à attendre que le signal se répandît à la vitesse de la lumière, en mettant plusieurs secondes voire plusieurs minutes à atteindre les unités les plus éloignées, que la confirmation de sa réception par chaque vaisseau lui parvînt tandis que son symbole scintillerait sur son hologramme pour indiquer qu’il était paré, et à patienter ensuite jusqu’à T vingt-cinq.
Desjani désigna sa vigie des manœuvres, qui entra la commande chargée de modifier la vélocité et le cap de l’Indomptable. Le vaisseau exécuta une légère embardée vers le bas, puis ses principales unités de propulsion s’activèrent, en même temps que celles de tous les autres bâtiments de la flotte.
« Dans à peu près quatre heures et vingt-trois minutes, les dirigeants syndics vont commencer à sérieusement déchanter, fit observer Desjani.
— Nous ne sommes pas encore tirés d’affaire, lui rappela Geary. S’ils faisaient sauter le portail maintenant, l’explosion pourrait encore nous rattraper.
— Ce n’est pas que je nourrisse beaucoup de respect pour leur intelligence, mais même eux ne sont pas assez bêtes pour sacrifier cette flottille sans nécessité apparente. » Elle regarda les vaisseaux du détachement Un virer en accélérant pour s’éloigner du reste de la flotte. « Dans quel délai comptez-vous informer ce système stellaire des nobles intentions de ses dirigeants ?
— Encore quelques instants d’attente. Je tiens à ce que leur Conseil exécutif assiste à notre changement de vecteur et s’interroge sur sa signification avant que la réception de mon message ne le désoriente davantage et n’accentue la pression. »
Desjani jeta un coup d’œil vers le fond de la passerelle, où Sakaï trônait sans mot dire ; mais ses yeux, en revanche, semblaient tout remarquer. « À propos de pression et de désorientation, les politiciens ont-ils tenté d’intervenir dans votre transmission ?
— Costa a suggéré que je leur en laisse la rédaction, Sakaï était hésitant et Rione s’est montrée vigoureusement opposée à cette suggestion, en affirmant qu’elle devait donner l’impression d’être de mon cru, et non pas l’œuvre d’un politique.
— Bon sang ! Me revoilà d’accord avec cette femme !
— Il faudra vous y faire. » Geary garda quelques instants le silence en s’efforçant d’adopter la tournure d’esprit requise puis il consulta l’heure. Parfait. Sa déclaration n’atteindrait les vaisseaux hébergeant les dirigeants syndics qu’après qu’ils auraient vu une bonne partie de la flotte se mettre à couvert, mais les habitants du système la recevraient bien avant. Narguer le commandant en chef de la flottille n’avait encore produit aucun résultat apparent. Ceux que déclencherait la lecture de son message risquaient d’être intéressants.
Geary inspira profondément à deux reprises pour se calmer et se préparer à prendre la parole, puis il activa le canal donnant accès à tous les récepteurs syndics du système. « Population des Mondes syndiqués, ici l’amiral Geary. J’ai le triste devoir de vous apprendre que vos dirigeants envisagent non seulement de vous abandonner, mais encore d’anéantir toute vie dans ce système stellaire pour s’efforcer de détruire ma flotte.
» Votre portail de l’hypernet est équipé d’un dispositif destiné à réduire la violence de toute décharge d’énergie consécutive à son effondrement. Toutefois ce dispositif peut être inversé de manière à la multiplier et à provoquer une dévastation équivalente à celle d’une nova. Vos dirigeants eux-mêmes comptent procéder à cette opération pour entraîner la flotte de l’Alliance dans la destruction, et cela au prix de toutes les vies humaines de ce système. Ils ne s’y sont pas encore résolus parce qu’ils espèrent faire d’abord sauter la flottille qui les rejoint hors de ce système, vers une autre étoile. Plutôt que de l’employer à votre défense, ils entendent l’épargner afin d’y recourir ensuite pour imposer leur loi dans d’autres systèmes stellaires.
» Vos dirigeants n’ont pas à craindre d’être victimes de cette catastrophe puisqu’ils sont hors d’atteinte, à bord d’un cuirassé stationnant près du point de saut pour Mandalon, qu’ils emprunteront pour se mettre à l’abri en vous abandonnant à votre sort. Il ne restera donc plus aucun témoin de ce désastre. Tous les êtres humains auront péri et toutes les machines auront été détruites, de sorte qu’ils pourront poursuivre cette guerre nulle et non avenue.
» Nous leur avons proposé des négociations afin de mettre fin au conflit, et les conditions que l’Alliance a soumises à votre Conseil exécutif ont d’ores et déjà été diffusées par tout ce système stellaire. À la fin de cette transmission, je veillerai à les réitérer, et vous constaterez qu’elles visent à mettre un terme à la guerre en laissant aux deux camps toute latitude pour vivre convenablement. Mais vos dirigeants ont refusé les pourparlers, et ils préfèrent anéantir votre système plutôt que de reconnaître leurs erreurs ou d’accepter des conditions qu’ils n’auraient pas eux-mêmes dictées.
» Quand vous recevrez ce message, la majeure partie de la flotte de l’Alliance sera hors de portée de l’agression qu’ils fomentent, à l’abri derrière votre étoile. Mais aucun d’entre vous ne sera en sécurité, sauf si vous œuvrez pour votre propre intérêt et celui des Mondes syndiqués. Vous me connaissez de réputation. Vous savez aussi ce qu’ont fait vos actuels dirigeants par le passé. Vous allez devoir choisir et décider à qui il vaut mieux vous fier. Tant vos vies que l’avenir des Mondes syndiqués en dépendent.
» En l’honneur de nos ancêtres. »
Geary se rejeta en arrière à la fin du message et Desjani lui adressa un sourire rassurant. « Ne nous reste plus qu’à espérer que les Syndics ne se contenteront pas d’obéir aux ordres et se serviront de leur tête. »
Plusieurs heures allaient encore s’écouler avant qu’il se passât quelque chose. Geary ne pouvait guère se permettre de déambuler dans les coursives de l’Indomptable, car il ne manquerait pas d’y croiser des spatiaux qui remarqueraient sa nervosité, mais il ne pouvait pas non plus tenir en place sur la passerelle, de sorte qu’il se résolut à s’accorder un bref répit dans sa cabine, qu’il arpenta de long en large comme un lion en cage. Il s’y trouvait encore quand le lieutenant Iger l’appela. « Nous constatons une activité inhabituelle sur le réseau de communication syndic, amiral. Un site s’efforce de prendre la priorité sur celui du point de saut pour Mandalon.
— Quelle est sa position ?
— Quelque part sur la principale planète habitée, mais ils passent par un grand nombre de relais, de sorte qu’il nous a fallu un bon moment pour le comprendre. » Iger eut un bref sourire. « Elle a reçu votre message il y a environ deux heures. »
Délai largement suffisant pour que quelqu’un eût déjà entrepris d’avancer ses pions, d’autant que le Conseil exécutif syndic se trouvait à près de cinq heures-lumière de la planète et, par le fait, incapable de surveiller les rebondissements en temps réel. « Nous n’avons rien capté de plus évident ?
— Non, amiral. Rien concernant une révolution ou de nouveaux dirigeants, ni ayant trait à un conflit ou à un déploiement de forces policières. Mais nos sous-routines d’analyse politique estiment que ceux qui cherchent à supplanter le Conseil exécutif sont probablement encore en train de se chercher des renforts parmi les divers commandants militaires de ce système et autres notables. Ils se tairont tant qu’ils n’auront pas réuni tous ces soutiens afin de ne pas mettre trop prématurément la puce à l’oreille du Conseil. »
Soit un traquenard tendu aux dirigeants syndics, lesquels s’attendaient à en tendre un autre à l’Alliance. « Tenez-moi informé dès que vous aurez de nouveaux éléments. »
Mais le message suivant provenait de Desjani. « La flotte vient d’entrer sous le couvert de l’étoile, amiral ! annonça-t-elle triomphalement. Nous sommes à l’abri.
— Sauf le détachement Un.
— Certes, amiral, mais Duellos est assez grand pour prendre soin de lui. Toujours aucune réaction apparente de la part de la flottille syndic ni du cuirassé posté au point de saut. »
Tout semblait de nouveau marcher comme sur des roulettes. Il se demanda ce qui avait bien pu lui échapper cette fois.