Onze

Geary se tourna vers la présence virtuelle de Boyens. « Expliquez-moi comment ils ont fait ça. »

L’officier syndic évitait de croiser son regard. « C’est déjà arrivé. Je ne l’ai pas vécu personnellement, mais je me suis repassé les enregistrements de contacts antérieurs. Je vous l’ai déjà dit. Parfois on ne voit pas leurs vaisseaux avant qu’ils se désoccultent. Les bâtiments syndics ne distinguaient même pas ces blocs flous jusqu’au moment où ils apparaissaient brusquement à proximité et ouvraient le feu.

— Quand comptiez-vous nous divulguer cette tactique extraterrestre ? » s’enquit Geary.

Boyens daigna enfin le regarder dans les yeux. « Les enregistrements de nos vaisseaux détruits étaient fragmentaires voire inexacts. Mais je tenais à ce que vous veniez combattre ici. Seriez-vous venu si je vous l’avais révélée ?

— S’il me faut les combattre, je dois être informé de ce genre de détails ! fulmina Geary en tournant le dos au Syndic pour regarder Desjani. Très bien. C’est de pire en pire ! »

Elle opina. Le redoublement de la menace ennemie la laissait apparemment imperturbable. « Nous pourrions frapper les sous-formations du sommet pour amoindrir leurs forces.

— On peut toujours essayer. »

Que les vaisseaux extraterrestres fussent nettement plus maniables que les bâtiments humains, ce qui compliquerait énormément la manœuvre, resta du domaine du non-dit. Il afficha une fenêtre de simulation et entreprit d’échafauder des formations susceptibles de pallier l’avantage numérique de l’ennemi et de perturber ses réactions puis opta pour cinq sous-formations de son cru. En les lançant contre les flancs de l’ennemi, il réussirait peut-être…

« Nouveau message entrant d’Énigma. »

Le temps était visiblement passé plus vite qu’il ne l’avait cru. Les avatars humains des extraterrestres affichaient à présent une austère suffisance. « Dernier avertissement. Partez. Des pourparlers ne seront acceptés qu’avec les Mondes syndiqués. Si la flotte de l’Alliance reste, elle sera anéantie. Cette étoile n’est pas vôtre. Partez. Dernier avertissement. »

Le sénateur Sakaï montra les deux paumes. « Comment négocier s’ils se contentent de répéter leurs exigences ad libitum ?

— Ils ne veulent pas négocier ! aboya Costa. La situation exige manifestement un… repositionnement de la flotte, amiral Geary. Son anéantissement consécutif à la défense d’un système stellaire syndic serait une pure et simple trahison de la population de l’Alliance. »

Geary se rendait compte que tout le monde sur la passerelle retenait soudain son souffle, mais les paroles de Costa ne lui avaient inspiré qu’une sorte d’amusement sardonique. « M’accuseriez-vous de trahison, sénatrice ?

— Je n’ai pas dit cela, mais…

— Le Grand Conseil m’a confié à l’unanimité le commandement de cette flotte et j’ai bien l’intention de mériter sa confiance, poursuivit Geary, la voix plus dure. Bon, j’ai un combat à planifier et j’apprécierais assez qu’on ne m’interrompe plus, sauf si ces interruptions sont de nature constructive. »

Derrière Costa et à son insu, Rione se fendit d’un demi-sourire qui retroussa un coin de sa bouche.

Sakaï se contentait de fixer les écrans sans mot dire.

Costa rougit mais garda le silence, et aucun de ses deux collègues ne prit sa défense.

Tous les autres respirèrent de nouveau et Geary se retourna pour observer l’armada en approche, qui ne se trouvait plus qu’à une seule heure-lumière. « Prenons de la vitesse. » Il ordonna à la flotte d’accélérer jusqu’à 0,1 c sur un vecteur d’interception avec l’armada extraterrestre. « Encore cinq heures environ avant le contact.

— À peu de chose près », convint allègrement Desjani. La manière dont Geary avait mouché Costa donnait l’impression de l’avoir particulièrement mise de bonne humeur. « Ils sont très nombreux, ajouta-t-elle sur le même ton que si elle avait parlé de la pluie et du beau temps.

— Ouais.

— Pourquoi se donnent-ils la peine de nous prévenir ? »

Geary la regarda. « Comment ça ?

— Pourquoi n’attaquent-ils pas bille en tête ? Ils sont trois fois plus nombreux que nous, à moins que d’autres se cachent encore quelque part, et, si les portails de l’hypernet et leurs virus nous renseignent bien sur leur niveau technologique, leur armement doit être au minimum l’égal du nôtre. Ils auraient pu dissimuler leur nombre jusqu’au moment de nous frapper. Mais, au lieu de combattre, ils cherchent à nous faire déguerpir. »

Geary plissa le front. « Nous nous retrouvons devant la devinette de Duellos. “Plumes ou plomb ?” Une énigme insoluble, dont la solution change au gré du démon qui la pose. Comment trouver la réponse exacte quand nous ne comprenons rien aux extraterrestres qui nous soumettent ce problème, et que nous ne savons même pas quelle signification il revêt pour eux ? »

Desjani haussa les épaules. « Ils nous laissent une chance de partir sans combattre, répéta-t-elle. Ils s’y efforcent même. Alors qu’ils se sont montrés parfaitement impitoyables quand ils ont provoqué l’effondrement du portail de Kalixa. Donc pourquoi sont-ils si polis aujourd’hui ? Apparemment, leurs vaisseaux pourraient rester indétectables. À leur place je chargerais sans prévenir et je veillerais à ce que l’ennemi se souvînt de ne plus jamais se fourrer dans mes pattes. Je dissimulerais le nombre de mes bâtiments, j’arriverais complètement occulté jusqu’à me retrouver au milieu de la flotte ennemie et j’ouvrirais le feu sans sommation, exactement comme ils l’ont fait avec les Syndics par le passé. »

Geary se pencha, de plus en plus songeur, en réfléchissant au petit laïus de Desjani. Bon, ils avaient affaire à des entités qui ne raisonnaient pas comme les humains mais qui pouvaient faire preuve quand ils le voulaient d’une inflexibilité sans merci. Sans doute ne connaissait-on pas les mobiles des extraterrestres, mais rien de ce qu’ils avaient fait jusque-là ne passait pour complètement irrationnel aux yeux des hommes, encore que certains exemples, comme Kalixa, prouvaient qu’ils ignoraient la pitié quand ils traitaient avec eux. Les extraterrestres semblaient pragmatiques, au sens le plus insensible du terme. Ce qui n’en faisait certes pas des démons, mais tout bonnement des égocentriques, et, à cet égard, l’humanité ne pouvait guère se targuer d’avoir des leçons à donner à une autre espèce intelligente. Mais, en attirant l’attention de Geary sur ce sujet au lieu de le laisser se concentrer sur la seule menace imminente posée par leur armada, Desjani avait mis le doigt sur une question importante. Pourquoi une espèce d’extraterrestres pragmatiques et capables des actes les plus impitoyables se montrait-elle brusquement si souple envers une flotte humaine qu’il lui faudrait peut-être affronter un jour ?

S’il s’était agi d’humains et s’ils avaient offert une telle échappatoire à la flotte de l’Alliance, Geary se serait immanquablement posé la question. Quelles raisons étaient-elles envisageables ? « S’ils préfèrent réellement nous voir partir plutôt que de nous anéantir… pourquoi ?

— J’ai posé cette question la première, répondit Desjani. Nous pouvons d’ores et déjà partir du principe que ce ne sont pas les scrupules qui les étouffent.

— Non. Pas après qu’ils nous ont poussés par la ruse à construire des portails de l’hypernet, qu’ils ont détruit Kalixa et tenté de détruire aussi le système mère des Syndics quand la flotte s’y trouvait.

— Et ils n’ont pas non plus attaqué celui-là quand la flottille de réserve syndic le défendait », répéta Desjani.

C’était la stricte vérité. « Ce qui veut dire qu’elle était sans doute assez puissante pour les inquiéter, même si une flotte extraterrestre de la taille de celle que nous avons sous les yeux aurait certainement pu la tailler en pièces. Et que nous-mêmes le sommes assez pour les intimider, même si ça ne nous saute pas aux yeux.

— Donc ils ne sont peut-être pas aussi forts qu’ils en ont l’air, conclut Desjani. Et peut-être aussi redoutent-ils davantage que nous ne le croyons de perdre la bataille, malgré ce que pourrait laisser entendre le rapport de forces. »

C’était raisonnable, mais pourquoi redouteraient-ils une telle issue, étant donné le nombre de leurs vaisseaux ? Par crainte de trop grosses pertes ? Mais ils avaient combattu plus d’une fois les Syndics. Peut-être fallait-il établir un parallèle avec l’affaire du portail de l’hypernet du système mère syndic : peut-être avait-il sous les yeux quelque chose dont il ne comprenait pas la signification. Une sorte de cheval de Troie. Pour une raison qui lui restait incompréhensible, l’esprit de Geary ne cessait de revenir sur les phrases que Desjani et lui venaient de prononcer. Qu’ils en ont l’air… ils ne sont peut-être pas aussi forts qu’il y paraît… « Qu’il y paraît. » Pourquoi son cerveau lui soufflait-il que c’était le mot-clef ?

Il n’aurait pas dû l’être. En réalité, nul ne regardait réellement, directement les extraterrestres. Tout ce que Geary observait lui parvenait par le truchement des senseurs de la flotte, et ces senseurs étaient fiables. Ils voyaient beaucoup plus loin et distinctement que l’œil humain. Ceux des Syndics différaient sans doute légèrement mais n’en étaient pas moins sensiblement équivalents, et les Syndics avaient tenté pendant des décennies, sans résultat apparent, d’en apprendre plus long sur les extraterrestres.

Desjani devait avoir nourri les mêmes pensées. Elle fixa son écran en fronçant les sourcils puis leva la main et le pointa de l’index. « Leur supériorité numérique paraît écrasante.

— C’est du moins ce que nous disent nos senseurs.

— Mais ce qu’ils nous disent est absurde, compte tenu de ce que nous savons d’autre du comportement des extraterrestres par le passé, comme de leur comportement actuel. Si cette image est exacte, alors tout ce que nous savons d’autre doit être faux. »

Geary voyait parfaitement où elle voulait en venir : aux mêmes conclusions auxquelles son propre cerveau venait d’aboutir. « Les Syndics croient savoir certaines choses sur les extraterrestres, et ce qu’ils s’imaginent connaître à leur sujet les a conduits à tirer des conclusions sur leurs capacités. » À l’instar de Boyens, persuadé que les extraterrestres ne pouvaient pas être responsables de l’effondrement du portail de Kalixa. Ou des Syndics de leur système mère, inconscients de la présence de logiciels malfaisants dans les systèmes de leurs vaisseaux. « Mais nous-mêmes ne sommes pas partis des mêmes a priori pour tenter de les comprendre. Tout ce que nous croyons savoir sur eux résulte de nouvelles observations, de ce que nous avons appris en assistant aux événements et en les analysant, et je jurerais, sur l’honneur de mes ancêtres, que les conclusions auxquelles nous sommes parvenues ni rien de ce que nous pensons savoir n’est entaché d’erreur. Donc, si c’est bien exact…

—… c’est que l’image que nous avons sous les yeux est fausse », termina Desjani.

Un cheval de Troie. Cachant en son sein une menace invisible. Et l’attention de Geary, comme celle de tous les autres officiers de la flotte, se focalisait sur les apparences, en l’occurrence l’armada extraterrestre. « Nous avons bien expurgé de ces virus tous les systèmes de nos vaisseaux, n’est-ce pas ? »

Desjani hocha la tête. « C’est désormais la routine pour la sécurité des systèmes.

— L’avons-nous fait depuis notre arrivée ici ? »

Elle lui décocha un sourire lugubre puis se retourna. « Lieutenant Castries, trouvez-moi à quand remonte le dernier nettoyage des systèmes chargé d’éliminer les vers basés sur les probabilités quantiques. »

Un tantinet éberlué, Castries procéda en toute hâte à la vérification. « À deux jours, commandant.

— Avant que nous ne voyions les extraterrestres pour la première fois », fit remarquer Geary.

Desjani opina et ses lèvres s’étirèrent, montrant ses dents, en un rictus qui n’avait plus rien d’un sourire. « Ordonnez au personnel de la sécurité de se livrer à un nouveau contrôle de routine de tous les systèmes du vaisseau, lieutenant.

— De tous les systèmes ? Tout de suite ?

— Non, lieutenant. Il y a une demi-heure. »

Le lieutenant se précipitant pour enjoindre à l’officier de la sécurité de lancer le diagnostic, Desjani jeta à Geary un regard en biais. « Ils auraient activé de nouveaux virus ?

— Vous voulez parier ?

— Dans les systèmes des senseurs ? Ceux de l’analyse et des écrans ?

— Ouaip.

— Parce que nous n’avons aucune idée de la manière dont ils s’y prennent pour créer ces virus. Ils pourraient être dormants et rester indétectables jusqu’au moment où les vaisseaux surviennent et envoient un signal pour les activer. Et, si leur aptitude à suivre la flotte à la trace est bien un indice, ce signal doit se déplacer plus vite que la lumière, tant et si bien qu’il les active avant même que nous ne constations l’arrivée de leurs vaisseaux. Nous n’avons jamais vu que ce qu’ils voulaient nous faire voir. »

Geary opina. « S’il en est ainsi, pourquoi n’attaquent-ils pas quand le rapport de forces joue en leur faveur ?

— Précisément parce qu’il ne correspond pas à ce que nous voyons. » Elle le regarda dans les yeux en souriant et il ressentit lui aussi cette impression incomparable, cette sensation que l’on éprouve lorsqu’on est exactement sur la même longueur d’onde qu’un tiers, qu’il remplit une partie du puzzle pendant que vous remplissez l’autre et que vos deux esprits travaillent en parfait synchronisme. Le sourire de Desjani se fit amer. « On fait une sacrée équipe.

— En effet. » Il n’en dit pas plus et ils attendirent qu’une fenêtre s’ouvre entre eux, encadrant un officier de la sécurité médusé.

« Amiral, commandant, nous avons découvert un tas de virus basés sur les probabilités quantiques dans les systèmes. Combat, senseurs, manœuvres, analyse. Je ne sais absolument pas d’où ils proviennent ni comment ils opèrent, mais nous sommes en train de nous en débarrasser. »

L’écran de Geary clignota, se remit à jour, vacilla encore et se réactualisa : de nombreux vaisseaux extraterrestres disparaissaient tout bonnement chaque fois qu’il se rallumait, tandis que leur armada rétrécissait au rythme de l’élimination des virus infectant les systèmes de l’Indomptable. Les derniers bâtiments surgis de nulle part et la grande majorité de ceux qui formaient les deux V inférieurs de la formation s’évanouirent aussi.

Le sourire mauvais de Desjani avait carrément viré au rictus féroce. « On les voit. »

Le brouillage interdisant jusqu’aux silhouettes des vaisseaux extraterrestres de se dessiner s’était dissipé, révélant que tous, sans considération de taille, avaient à peu près la même forme légèrement plus ramassée et arrondie que celle des bâtiments humains. Si ces derniers évoquaient des squales, ceux des extraterrestres ressemblaient plutôt à des tortues épineuses. « Que je sois pendu ! Pas étonnant que leur “furtivité” ait toujours trompé les Syndics ! Elle ne venait pas des systèmes de leurs vaisseaux mais des virus qui altéraient l’image captée par les senseurs syndics.

— Beau boulot, amiral Geary.

— Je n’aurais strictement rien vu si vous ne m’aviez pas mis sur la voie. » Il lui rendit son sourire. « Une foutue équipe, capitaine Desjani. »

Boyens avait lui aussi constaté ces modifications et il fixait les écrans, bouche bée. « Qu’avez-vous fait ?

— Ça restera pour l’instant notre secret. » Il était conscient qu’il leur faudrait partager avec les Syndics la méthode permettant de découvrir et de neutraliser les virus extraterrestres, mais, pour l’heure, il jubilait à l’idée de laisser Boyens dans l’ignorance. « L’essentiel, c’est que nous sommes désormais deux fois plus nombreux qu’eux au lieu de trois fois moins. »

Desjani reprit la parole ; elle souriait toujours, mais d’une façon à présent pour le moins effrayante. « Les Syndics affirmaient qu’ils étaient pratiquement incapables de toucher un vaisseau extraterrestre et que leurs tirs n’avaient aucun effet sur eux quand ils parvenaient à en placer un. Mais, si leurs systèmes de combat et leurs senseurs étaient infectés par tous ces virus, ceux-ci les déviaient probablement pour leur interdire de faire mouche sur les bâtiments réels. Et rien ne se passait, évidemment, quand ils touchaient un simulacre. Les extraterrestres ne sont pas invincibles et on peut maintenant les frapper.

— Y sommes-nous vraiment contraints ? » demanda Rione. Elle avait pris acte des derniers rebondissements, compris ce qui se passait et se tenait près de Geary. « Nous pourrions leur faire savoir que nous avons découvert leurs virus, que nous voyons distinctement leurs vaisseaux et que nous pouvons les abattre. Quand ils le sauront, ils consentiront probablement à se replier et à entamer des pourparlers.

— Croyez-vous ? demanda Desjani à la cantonade. À moins qu’ils ne nous tendent un autre piège que nous n’aurions pas encore appris à déjouer.

— C’est effectivement problématique, affirma Geary. Madame la coprésidente, ces extraterrestres ont provoqué l’effondrement du portail de Kalixa. Ils ont du sang humain sur les mains. Beaucoup.

— Je n’en disconviens pas, répondit Rione. Mais je ne vois pas l’intérêt de les inciter à en répandre davantage si nous pouvons l’éviter. Répandre le leur dans les mêmes proportions pourrait déclencher une guerre à mort entre nos deux espèces, un conflit que nous ne pourrions jamais arrêter. »

Desjani resta coite mais ses doigts pianotaient légèrement sur le bras de son fauteuil, près des commandes de l’armement de l’Indomptable. Lui demander son avis était inutile.

Mais Rione avait marqué un point. Tuer un grand nombre de ces extraterrestres les encouragerait-il à entreprendre d’autres agressions ou les en dissuaderait-il ? On n’en savait tout bonnement pas assez sur la mentalité de l’espèce Énigma. À moins que… si ? « Ils n’ont jamais eu l’air de trop se soucier de nos réactions à leurs agissements. » Rione lui lança un regard inquisiteur. « Si nous ne nous trompons pas, ils ont trahi les dirigeants syndics au début de la guerre. Incité par la ruse l’humanité à construire un portail de l’hypernet dans ses plus importants systèmes stellaires. Détourné sur Lakota la flottille syndic et failli provoquer la destruction de la flotte. Déclenché délibérément l’effondrement du portail de Kalixa et celui du système mère syndic.

— Où voulez-vous en venir ? demanda Rione.

— À ce qu’ils ne se sont jamais conduits comme s’ils craignaient des représailles de notre part, ni de déclencher une guerre à mort entre nos deux espèces. Mais quiconque se pencherait sur l’histoire de l’humanité ou sur le cours de la guerre qui vient de s’achever se rendrait aisément compte que les hommes ripostent aux provocations et aux agressions par des représailles. »

Desjani lui jeta un long regard en biais. « Le concept de représailles leur serait-il inconnu ?

— Ils ne s’y attendaient pas de notre part ou, en tout cas, ne les redoutaient pas. »

Rione fixait Geary. Ses pensées restaient insondables. « Vous essayez de comprendre comment ils raisonnent en vous basant sur leur comportement ?

— C’est le seul indice dont nous disposions. Qu’en pensez-vous ? »

Elle mit quelques secondes à répondre. « J’aimerais trouver un argument contraire mais il ne me vient pas. Sauf, peut-être, comme vous l’avez suggéré, qu’ils ne craindraient tout simplement pas des représailles de notre part. Mais cela en soi signifierait une arrogance qu’il nous faudrait absolument rabattre, pour notre propre sécurité. Pourtant, si vous ne vous trompez pas, comprendront-ils notre réaction ?

— Peut-être en le formulant différemment. » Geary se tourna de nouveau vers Boyens. « Les Syndics n’arrêtent pas de dire que ce système leur appartient. Qu’il est “leur”. L’espèce Énigma donne-t-elle l’impression de saisir la notion de “défense du territoire” ? »

Boyens eut un rire amer. « On peut le dire. Regardez ce qu’ils font en ce moment même. Ils ne demandent pas qu’on “leur donne ce système parce qu’ils le veulent”, mais qu’on “le leur rende parce qu’il est leur”. C’est la justification de leurs actes et nous ne sommes pas autorisés à empiéter sur leur domaine.

— Est-ce cohérent avec leur conduite et leurs déclarations antérieures ? » demanda Rione.

Boyens rumina une seconde avant de répondre. « Oui, autant qu’il m’en souvienne. Vous êtes chez nous, vous devez partir. C’est à nous, n’entrez pas. Ce genre de discours.

— Ils sont donc jaloux de leur territoire ?

— Oui. À l’extrême. Nous… les Mondes syndiqués, je veux dire… avions tendance à regarder leur comportement comme inspiré par la préservation de leur propre sécurité ou la volonté de nous interdire d’apprendre certaines choses, mais il pourrait tout aussi bien s’agir de la manifestation d’une mentalité de propriétaire. Propriété privée ! N’entrez pas !

— Merci. » Rione tourna vers Geary un visage affichant ouvertement son mécontentement, ce qui lui ressemblait bien peu. « Tout cadre. J’aurais préféré que ça ne soit pas le cas. Les extraterrestres qui conduisent cette armada n’ont pas l’air capables d’appréhender ce que nous faisons ici, dans un système syndic, et pourquoi nous ne sommes pas partis quand ils nous l’ont demandé. Ils ne comprennent pas le mobile qui nous anime, puisque ce système ne nous appartient pas. À leurs yeux, nous n’avons aucune raison de le défendre. D’un autre côté, ils s’imaginent qu’ils peuvent en revendiquer tout simplement la propriété et contraindre des humains à abandonner un système que l’humanité occupe depuis un certain temps. À la lumière de vos assertions, amiral, et de celles du commandant Boyens, il me semble qu’une défense pugnace de Mitan, susceptible de persuader les extraterrestres que nous regardons tout territoire colonisé par les hommes comme notre propriété privée, serait la ligne d’action la plus propice. »

Desjani lui jeta d’abord un regard étonné puis reprit contenance et fit mine de se concentrer à nouveau sur son écran.

Les deux autres sénateurs s’avancèrent et reprirent leur discussion avec Rione, mais elle les entraîna cette fois au fond de la passerelle, loin de Geary.

« Très bien, alors, lança ce dernier à Desjani. Nous allons donc flanquer la pile à ces extraterrestres pour leur montrer que nous pouvons être aussi jaloux qu’eux de notre territoire.

— Allons-nous revendiquer aussi ce système ?

— Pas de façon aussi directe. Désolé.

— Il pourrait nous être utile, fit-elle observer. Agréable, offrant un accès commode à leur frontière. Et, si nous reconduisions ces extraterrestres jusqu’à Pelé à grands coups de botte dans le train, les Syndics nous en seraient certainement reconnaissants.

— Êtes-vous sérieuse ou exultez-vous seulement à la perspective d’un combat imminent avec ces êtres ? »

Desjani donna l’impression de ruminer la question avant de répondre. « Cinquante-cinquante. D’un point de vue stratégique, c’est un système intéressant, amiral. Très intéressant.

— Peut-être parviendrons-nous à un accord avec les Syndics d’ici. Du moins s’ils sont encore des Syndics après l’effondrement des Mondes syndiqués. » Geary se pencha de nouveau sur son écran, sans cesser de réfléchir. « Il va falloir entrer prudemment dans la danse, approcher en donnant l’impression que nous sommes toujours bernés par leurs virus, puis changer de tactique au dernier moment et frapper quelques-uns de leurs vrais vaisseaux. »

Elle hocha la tête. « Lieutenant Yuon, pourriez-vous superposer l’image des senseurs de la flotte à celle analysée par l’Indomptable ?

— Pour les voir toutes les deux à la fois ?

— Oui, mais en les désolidarisant l’une de l’autre.

— Le réseau n’est pas programmé pour ça. Plutôt, au contraire, pour intégrer des données venant de sources différentes. Mais ça peut se faire, commandant. Ça demandera seulement un peu de boulot.

— Combien de temps ?

— Cinq minutes, commandant.

— Faites. » Desjani sourit à Geary. « Les systèmes des autres vaisseaux de la flotte sont toujours brouillés par des virus encore actifs. Nous pourrions leur demander de nous transmettre une image de ce que les extraterrestres s’imaginent que nous voyons. »

Il opina. « Oui, mais nous ne pouvons pas nous permettre de laisser ces virus en activité sur tous nos vaisseaux. La grande majorité devra nettoyer ses systèmes. Nous n’en garderons que quelques-uns pour nous fournir cette vue falsifiée.

— Les auxiliaires ? Ils ne sont que très faiblement armés de toute façon.

— C’est un sale coup à jouer aux ingénieurs mais une bonne idée. Aucun vaisseau extraterrestre ne devrait s’approcher des auxiliaires, si bien qu’ils seront en sécurité même si les virus brouillent leurs senseurs. Arrangeons cela. »

Le problème tactique avait changé. Au lieu d’esquiver la masse des bâtiments de l’ennemi, Geary devait orienter la flotte sur elle pour frapper durement les extraterrestres dès la première passe, avant qu’ils ne comprennent que leurs virus ne brouillaient plus ses senseurs ni ses systèmes de combat.

« On a enfin reçu des renseignements des Syndics, rapporta Desjani. Pas grand-chose en l’occurrence. »

Geary consulta la transmission et se rendit compte que le terme « fragmentaire » employé par Boyens pour décrire l’état des enregistrements rescapés des vaisseaux syndics détruits était pour le moins optimiste. Les extraterrestres s’étaient visiblement donné beaucoup de mal pour réduire ces bâtiments en lambeaux. Mais il étudia un instant ce qu’il avait sous les yeux. « Tanya, j’aimerais que vous analysiez cela vous-même pendant que je travaille au plan de bataille, puis que vous le transmettiez aux gens des systèmes de combat. J’en retire l’impression que leurs armes ne sont pas aussi supérieures aux nôtres que leurs systèmes de propulsion en donnent l’impression. Dites-moi si vous êtes d’accord.

— On y travaille, amiral. »

Il se concentra de nouveau sur son plan de bataille, n’en émergeant que pour entendre Desjani déclarer que tous les gens qu’elle avait consultés et elle-même gardaient une impression peu ou prou identique des armes extraterrestres. « Peut-être de plus grande portée et plus puissantes, mais ce n’est pas sûr. Essentiellement des faisceaux de particules, des lasers et des projectiles cinétiques. »

Sans doute restaient-ils des extraterrestres par leur morphologie et leur mentalité, mais les êtres de l’espèce Énigma n’en devaient pas moins obéir aux mêmes lois fondamentales qui gouvernaient l’univers. Certaines armes correspondaient logiquement à leur niveau de technologie. Peut-être possédaient-ils aussi des champs de nullité, mais c’était peu plausible car ils n’en n’avaient employé aucun pour détruire toute trace des vaisseaux syndics désemparés.

Enfin satisfait de son plan de bataille, Geary se rejeta en arrière dans son fauteuil en poussant un gros soupir. « À quelle distance se trouvent-ils ?

— Dix-sept minutes-lumière, répondit Desjani.

— Si près ?

— Je vous aurais interrompu à quinze pour vous l’annoncer.

— Merci. Je veux qu’ils croient savoir comment nous allons réagir et nous adopterons donc très tôt notre formation de combat. Jetez un coup d’œil sur mon plan avant que je ne le transmette. »

Desjani consacra plusieurs minutes à l’étudier puis hocha la tête. « Vous feignez de viser leur sous-formation supérieure qui n’a d’existence que virtuelle. Comment savez-vous que la seconde couche de leur formation adoptera cette disposition ?

— Ils y seront contraints si leurs armes ne sont pas supérieures aux nôtres. Ils partiront du principe que nous comptons frapper les vaisseaux factices de la couche supérieure et ils tiendront donc à les maintenir à portée de nos armes pour nous obliger à gaspiller nos munitions. Mais aussi à conserver à proximité ceux de la seconde couche afin de nous frapper au passage. Ce qui devrait les forcer à manœuvrer comme je le prédis.

— Ça fait beaucoup de suppositions, objecta-t-elle.

— Je sais. Mais fondées sur ce que nous savons d’eux. »

Desjani sourit. « Ils ne s’attendront assurément pas à ce que nous manœuvrions comme vous le prévoyez. Ce serait purement et simplement suicidaire si ces vaisseaux étaient réels. Eux aussi vont faire un tas de suppositions. Ça me semble correct. Une approche plausible si tous leurs bâtiments étaient réels. Et ils ne se sont jamais battus contre vous, de sorte qu’ils ne peuvent pas savoir qu’adopter si prématurément une formation de combat ne vous ressemble pas.

— Parfait. » Il hésita quelques secondes, conscient de tout ce qui ne reposait que sur des hypothèses. Mais il n’existait aucun moyen de livrer cette bataille sans courir de risques. « À toutes les unités de l’Alliance, ici l’amiral Geary. Vos ordres de manœuvre viennent de vous être transmis. Adoptez la formation Mérite à T quarante. Geary, terminé. »

À T quarante, la flotte se scinda en quatre disques aplatis dont la tranche faisait face aux extraterrestres en approche. Trois de ces disques, comprenant chacun un tiers de la flotte (soit huit cuirassés et sept croiseurs de combat pour les deux disques latéraux, et neuf cuirassés et six croiseurs de combat pour le disque central, le corps principal), s’alignaient côte à côte. Il avait fallu pour cela adjoindre à la cinquième division les trois croiseurs de combat de la classe Adroit, mais Geary avait décidé qu’il était plus intelligent d’apparier les Adroit avec des formations de croiseurs de combat plus costauds et compétents que de les maintenir au sein de leur propre division. Les croiseurs lourds, croiseurs légers et destroyers étaient équitablement répartis entre ces trois sous-formations afin de renforcer, par leur position respective, la protection des vaisseaux les plus endommagés mais encore aptes au combat.

Au-dessus de ces trois formations combattantes et abrité de toute menace directe, du moins fallait-il l’espérer, un disque de bien moindre dimension abritait les cinq auxiliaires, le croiseur de combat Agile et d’autres bâtiments trop abîmés pour rester en première ligne.

Geary attendit que ses sous-formations se fussent complétées puis modifia légèrement la trajectoire de la flotte pour faire directement viser à ses trois combattantes les trois formations virtuelles du sommet de l’armada ennemie. Comme l’avait dit Desjani, ça paraissait plausible dans la mesure où chaque sous-formation de l’Alliance correspondait par ses dimensions à la sous-formation ennemie qu’elle ciblait, le tout donnant l’impression que la flotte cherchait à n’engager le combat qu’avec une seule partie de l’armada extraterrestre à la fois afin de réduire à néant son avantage numérique apparemment écrasant.

Il était conscient que Costa brûlait de lui demander ce qu’il faisait, mais Sakaï restait impassible et ne lui apportait aucun appui dans ce sens, tandis que Rione affichait une calme assurance suggérant qu’elle, savait ce qui se passait.

« L’ennemi n’est plus qu’à cinq minutes-lumière. Délai avant contact estimé à environ vingt-cinq minutes. »

Sakaï secoua la tête. « C’est la première rencontre de l’Alliance avec une espèce intelligente non humaine et nous devons voir en elle une ennemie.

— Nous n’y sommes pour rien, lui rappela Rione. Mais, si l’amiral Geary leur laisse une dernière chance de virer de bord et d’esquiver le combat… »

Desjani se retourna vers les politiciens pour leur lancer un regard noir mais Geary haussa les épaules. « Le leur répéter ne saurait nuire. » Il enfonça à nouveau quelques touches de son unité de com. « À l’armada de vaisseaux non humains qui traversent ce système stellaire. Vous ne serez pas autorisés à dépasser notre flotte sans combattre, à attaquer des hommes ou leurs propriétés dans ce système stellaire, ni à faire main basse sur cette étoile. Virez de bord sur-le-champ et regagnez la proximité du point de saut par où vous avez émergé si vous ne tenez pas à déclencher un absurde bain de sang. En l’honneur de nos ancêtres. Geary, terminé.

— Devons-nous continuer à leur fournir des échappatoires ? marmonna Desjani, d’une voix trop sourde pour se faire entendre des politiciens. Ou bien avons-nous le droit de les décimer maintenant ?

— Vous pouvez. Mais c’est foutrement dommage. Songez à ce que nous pourrions nous apprendre mutuellement s’ils consentaient à des pourparlers.

— On pourra toujours parler quand ils auront enfin compris qu’il ne faut pas nous chercher. »

À une vélocité combinée de 0,2 c, les deux groupes de vaisseaux se précipitaient l’un vers l’autre sans altérer leur vitesse ni modifier leur trajectoire. « Dix minutes avant le contact. »

Geary hocha la tête, tout en laissant à son intuition le soin de décider de l’instant précis de la manœuvre. Il avait ordonné à ses vaisseaux d’adopter leur formation de combat près d’une heure plus tôt, permettant ainsi aux extraterrestres de « prévoir » ce qu’il allait faire. Sa manœuvre finale devrait donc attendre le dernier moment, afin que l’ennemi ne puisse constater qu’il avait changé de cible à temps pour l’autoriser à modifier ses propres plans. Si Geary s’était trompé sur les projets de l’ennemi, cette passe risquait sans doute de tourner au fiasco, mais, à moins que les extraterrestres ne disposent d’armes secrètes qu’ils n’auraient pas encore employées, ce dernier scénario restait le pire envisageable. « À toutes les unités des formations Mérite Un, Deux et Trois, altérez votre trajectoire de quinze degrés vers le bas à T trente-cinq. Tirez dès que les cibles entrent dans votre enveloppe d’engagement. Geary, terminé. »

Sur un écran latéral retransmettant les images captées par les auxiliaires dont les systèmes étaient encore infectés par les virus extraterrestres, la manœuvre qu’il venait d’ordonner correspondait parfaitement à la description qu’en avait faite Desjani : un piqué suicidaire des sous-formations de l’Alliance entre la deuxième et la troisième couche de l’armada ennemie, les contraignant à affronter leurs tirs croisés à un contre deux. L’autre écran, nettoyé, montrait que les forces d’assaut de l’Alliance fondraient au dernier moment sur les vaisseaux extraterrestres de la deuxième couche, en disposant à l’instant du contact d’un avantage de quatre contre un en termes de puissance de feu.

Geary songea à la tragédie qu’était, comme l’avait dit Sakaï, ce premier contact belliqueux avec des extraterrestres. Mais il pensait aussi à tous les vaisseaux syndics que ces mêmes extraterrestres avaient détruits au cours du siècle passé, tous bâtiments dont l’équipage ignorait à quel point il était handicapé par leurs logiciels hostiles. Les extraterrestres avaient bénéficié d’un énorme avantage et, visiblement, n’avaient eu aucun scrupule à l’exploiter.

À T trente-cinq, les trois sous-formations combattantes de l’Alliance basculèrent vers le bas tandis que celle des auxiliaires maintenait le cap et dépassait la bagarre en trombe, sans encombre, « Remontez, tas de salopards ! marmonna Desjani avant de glapir férocement : Les voilà ! »

Incapable de voir à temps le changement de cap de dernière minute de la flotte, toute la formation extraterrestre avait à son tour basculé vers le haut, tant et si bien que les bâtiments de sa deuxième couche auraient frappé ceux de l’Alliance qui visaient sa troisième couche illusoire.

Mais les vaisseaux de la flotte ne visaient rien d’illusoire ; ils piquaient à la rencontre de l’ennemi qui remontait.

Le contact eut lieu, fugace, et Geary exhala enfin la bouffée d’air qu’il avait retenue. Aucune super arme extraterrestre n’était venue compenser la perte de leur avantage logiciel. L’Indomptable était intact, bien qu’il entendît parler de frappes qui l’avaient frôlé.

L’image, brouillée par les virus, retransmise par les auxiliaires ne montrait aucun changement dans l’armada ennemie après la rencontre, mais les senseurs décontaminés de la flotte réactualisaient rapidement leurs estimations. Prise de court par une puissance de feu nettement supérieure, la deuxième couche de l’armada extraterrestre avait été dévastée : les trois quarts environ de ses vaisseaux étaient entièrement détruits où réduits à l’état d’épaves inoffensives.

Les extraterrestres semblaient avoir concentré leurs frappes sur les croiseurs de combat de l’Alliance en négligeant escorteurs et cuirassés, mais la destruction massive de leurs bâtiments avait affaibli leur tir de barrage. La malédiction de l’Invincible n’était toujours pas levée puisque ce vaisseau avait essuyé les plus gros dommages et n’était pratiquement plus opérationnel. L’Illustre aussi avait été frappé, ainsi que l’Ascendant, l’Auspice, le Brillant, le Risque-tout, le Dragon et le Vaillant. Les autres, comme l’Indomptable, avaient été touchés, mais sans se voir infliger de graves dégâts.

« Ici l’amiral Geary. Formations Mérite Un et Quatre, remontez de cent quatre-vingt-dix degrés à T quarante-deux. Formation Mérite Deux, virez à cent quatre-vingt-dix degrés sur bâbord à T quarante-deux. Formation Mérite Trois, virez à cent quatre-vingt-dix degrés sur tribord à T quarante-deux. » Les quatre sous-formations entamèrent chacune une trajectoire largement incurvée ; celle qui prenait l’Indomptable pour pivot remonta à la poursuite de l’ennemi, tandis que les trois autres s’éloignaient pour revenir l’affronter de face.

Les extraterrestres mirent apparemment plusieurs minutes à se rendre compte du désastre et à voir les manœuvres de la flotte, puis leurs vaisseaux rescapés piquèrent vers le bas à une rapidité confondante pour adopter un vecteur les ramenant sous les trois sous-formations de l’Alliance qui s’efforçaient de les coincer dans une nouvelle passe d’armes.

« Pas moyen de les rattraper, capitaine, annonça la vigie des manœuvres d’une voix dépitée. Ils ont viré trop vite. Ils vont nous passer sous le nez.

— On peut toujours les chasser de ce système stellaire », suggéra Desjani.

Geary réfléchit un instant puis secoua la tête. « Non. Ça risquerait de leur apporter la confirmation de la supériorité de leurs vaisseaux en termes de maniabilité. Laissons-les partir avec l’impression gravée dans leur esprit que nous les avons battus à plate couture. En outre, il nous reste quelques-uns de leurs bâtiments blessés à exploiter. » Les épaves impuissantes de nombreux vaisseaux extraterrestres seraient vraisemblablement une mine de renseignements.

Leurs cadavres à coup sûr, en tout cas. Et, avec un peu de chance, ils trouveraient des extraterrestres encore en vie avec qui entamer un vrai dialogue, et du matériel qu’on pourrait reproduire et dont on pourrait retirer des connaissances scientifiques. « Avons-nous vu des modules de survie s’échapper de leurs bâtiments ?

— Non, amiral, répondit la vigie des manœuvres. Rien n’en est sorti.

— Ils doivent bien avoir des espèces de radeaux de sauvetage, avança Desjani.

— Si c’est le cas, ils ne s’en sont pas servis. Envoyons donc quelques vaisseaux auprès de ces épaves… » Des alarmes clignotèrent sur l’écran de Geary, lui coupant la parole. « Que nos ancêtres nous viennent en aide ! Ils sont en train d’exploser. »

Toutes les épaves extraterrestres avaient explosé en même temps : des lueurs flamboyantes s’épanouissaient, marquant leur totale destruction et celle de tout et tous ceux, quels qu’ils fussent, qui se trouvaient à leur bord.

La vigie de l’ingénierie étudiait attentivement son écran. « Amiral, les caractéristiques des détonations correspondent plus ou moins à celles de la surcharge d’un de nos réacteurs, mais considérablement plus violentes, surtout pour des vaisseaux de cette taille.

— Ça semble logique, fit remarquer Desjani, la voix et le visage durs. Pour manœuvrer de la sorte, il leur faut des réacteurs beaucoup plus puissants. J’imagine qu’ils trouvent acceptable le suicide collectif.

— Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un suicide, commandant. Les surcharges n’étaient pas exactement simultanées. Le moment de chaque explosion différait de quelques millièmes de seconde, selon une sorte d’onde en expansion. On a dû envoyer un signal pour les provoquer, et l’onde en question semblait propagée par un des vaisseaux rescapés. »

Le visage de Desjani se contracta de colère. « Des reptiles au sang froid ! Ils ont fait sauter les leurs. Leurs chefs les ont pulvérisés pour nous empêcher d’apprendre quoi que ce soit. Les misérables vermines ! » Sur la passerelle, les vigies abondaient visiblement dans le sens de leur commandant.

« Vous les jugez d’après nos critères », fit remarquer Rione. Son ton réticent, néanmoins, suggérait qu’elle aussi partageait la fureur de Desjani.

« Et je compte bien continuer », répondit laconiquement cette dernière.

Geary se retourna vers la vigie de l’ingénierie. « Restera-t-il de ces épaves quelque chose d’exploitable ?

— J’en doute, amiral. Nous n’en voyons plus que des débris si infimes que les senseurs ne captent que de la poussière. Mais peut-être une analyse nous donnera-t-elle une idée assez précise des alliages et des matériaux qu’ils emploient.

— Impitoyable et efficace, commenta Geary pour Desjani. Mauvaise combinaison.

— Et sur eux-mêmes ? s’enquit Sakaï. Il nous serait utile, à tout le moins, de savoir si ce sont des formes de vie basées sur le carbone. »

Le visage de l’ingénieur se plissa pensivement. « Je ne pense pas, monsieur. Si vous réduisiez ce vaisseau en poussière, les sources possibles de matériaux organiques seraient très nombreuses. Nos réserves de vivres elles-mêmes contamineraient déjà sérieusement les échantillons. À cela s’ajouteraient les vêtements, le mobilier et un tas d’autres éléments. »

Geary fixait son écran en se demandant dans quel état d’esprit il fallait se trouver pour en être réduit à de telles extrémités à seule fin d’interdire à des tiers d’en apprendre plus long sur soi. « Dois-je transmettre quelques paroles d’adieu à nos nouvelles connaissances extraterrestres qui s’enfuient à toutes jambes, madame la coprésidente, ou bien laisser cette prérogative aux représentants politiques qui se trouvent à notre bord ?

— Je suggère que vous vous en chargiez vous-même, amiral. » Rione ne semblait pas décolérer. « Quels qu’ils soient, en découvrir plus long sur eux ne sera pas tâche aisée compte tenu des mesures extrêmes qu’ils semblent disposés à prendre pour éviter que nous n’en apprenions davantage. Ils doivent être extrêmement xénophobes ou paranoïaques. Ce qui alimente leur territorialité ou en découle. Je crains que des mesures de défense pugnaces n’exigent d’être prises quand nous tenterons de trouver la bonne méthode pour les recontacter. »

Geary entendit Desjani marmonner quelques mots relatifs à « davantage de lances de l’enfer et de mitraille ». Il dut admettre qu’après avoir assisté à l’anéantissement de tous les extraterrestres éventuellement survivants, il partageait plus ou moins ce sentiment. Comment pourrait-on jamais se fier à une espèce capable d’un tel forfait, voire simplement traiter avec elle ?

Ce ne serait pas facile. Il se demanda jusqu’à quel point ses pertes au combat suffiraient à intimider une espèce prête à anéantir les siens plutôt qu’à les laisser capturer ou examiner. Mais peut-être les extraterrestres ne se souciaient-ils pas autant que les humains des individus. Tu parles. Nous nous soucions des individus, certes. Sauf quand nous leur larguons des cailloux sur la tête depuis une orbite ou quand nous les envoyons à la mort. N’empêche que nous nous en soucions. Les extraterrestres, eux aussi, auraient sans doute beaucoup de mal à nous comprendre.

Il choisit ses mots puis transmit un dernier message aux extraterrestres en fuite. « Ici l’amiral Geary de la flotte de l’Alliance. Cette étoile est nôtre. Toutes les étoiles colonisées par l’humanité sont nôtres. Les systèmes stellaires que vous occupez vous reviennent. Nous ne cherchons pas à entrer en guerre avec vous, nous ne tenterons pas de nous emparer de vos possessions, mais nous défendrons les nôtres. Nous voulons la paix. Venez à nous en paix, pour parler, et nous parlerons. Mais, si vous cherchez la guerre, si vous venez nous combattre, nous combattrons. Toute attaque ultérieure contre l’humanité sera accueillie avec la même pugnacité. Nous riposterons à toute agression, où qu’elle prenne place et quelle que soit la forme qu’elle adopte. Si vous tentez de détruire d’autres systèmes stellaires nous appartenant en provoquant l’effondrement de leur portail, vous le paierez au prix fort. En l’honneur de nos ancêtres. »

Rione poussa un soupir sonore. « Bien dit. L’épée dans une main et le rameau d’olivier dans l’autre. Espérons qu’ils choisiront le rameau d’olivier. »


Boyens pénétra dans la soute des navettes, et les fusiliers qui l’escortaient s’arrêtèrent devant l’écoutille. L’officier syndic s’approcha de la navette d’un pas régulier puis pila face à Geary. « Je vous dois des remerciements, amiral. Pour moi et pour tous les êtres humains de cette région de l’espace.

— Vous devriez plutôt les adresser à tous les spatiaux de cette flotte. Et nous ne l’avons pas fait pour vous personnellement.

— Je sais. Mais vous n’y étiez pas non plus forcés. » Boyens adressa un signe de tête à Rione, Sakaï et Costa. « Un très lourd passé sépare encore nos peuples pour l’instant, mais ce premier pas est important et augure d’un avenir différent.

— Gardez vos beaux discours pour plus tard, conseilla Costa.

— Je parle très sérieusement. » Boyens embrassa le ciel d’un geste. « Les systèmes stellaires proches de la frontière avec les extraterrestres ont besoin de vous. Nous en sommes conscients. Les autorités centrales qui tentent aujourd’hui de gérer ce qui reste des Mondes syndiqués, de défendre et de préserver ce qu’ils contrôlent encore auront déjà trop de travail sur les bras. Nous ne pouvons pas en attendre avant longtemps une aide significative. Mais il y a à Taroa d’excellents chantiers navals. C’est un des systèmes stellaires que nous aurions été contraints d’abandonner si Mitan était tombé. Même ces chantiers navals mettront un certain temps à reconstruire un nombre convenable de vaisseaux de guerre, d’autant que l’effondrement progressif de l’autorité centrale des Mondes syndiqués a probablement coupé les lignes d’approvisionnement. Nous allons nous retrouver livrés à nous-mêmes, incapables pendant un bon bout de temps d’assumer efficacement notre défense. »

Sakaï réitéra le geste de Boyens. « Concevez-vous encore ces systèmes comme des dépendances des Mondes syndiqués, ou bien comme appartenant à une autre entité politique ?

— Je n’en sais rien. » Boyens eut un sourire fugace. « Je vais devoir surveiller de près toutes les déclarations d’intention. Tout dépendra de ce que voudront les gens d’ici. Je peux vous garantir qu’ils sont très mécontents d’avoir été lâchement abandonnés par les Mondes syndiqués lorsqu’on a dépouillé de leurs forces défensives les systèmes stellaires de cette région pour les envoyer combattre l’Alliance. Mais il y a désormais une nouvelle direction à Prime. Alors certains voudront peut-être continuer d’appartenir aux Mondes syndiqués, mais à condition d’exiger d’eux davantage d’autonomie et de former ici une confédération locale qui ne sera pas aussi étroitement liée à ce qu’il en reste. Et ressemblant davantage à l’Alliance. Je promets de vous tenir informé. »

Boyens les fixa tous l’un après l’autre puis afficha une moue contrite, comme s’il avait clairement déchiffré leurs réactions à sa dernière promesse. « La parole d’un commandant en chef syndic. Je sais ce que ça vaut. Mais je vous en fais personnellement la promesse. Je ne suis pas stupide. Nous avons besoin de vous. Et nous vous sommes redevables de notre salut. Je ne l’oublierai pas.

— Vous vous êtes conduit honnêtement avec nous, mais pas toujours avec la sincérité que nous attendions de votre part, répondit Rione. Nous nous souviendrons aussi de cela.

— Qu’allez-vous devenir maintenant ? » demanda Geary.

Boyens lui jeta un regard sidéré, et Geary se rendit compte que le Syndic ne s’était pas attendu à ce qu’un officier de l’Alliance s’inquiétât de ce qu’il adviendrait de lui. « Je n’ai aucune certitude. La procédure standard exige qu’on me soumette à un interrogatoire pour vérifier si j’ai divulgué des renseignements pendant ma détention et me poser ensuite des questions sur la façon dont je me suis échappé et les raisons de ma relaxe, interrogatoire habituellement suivi d’un procès public pour haute trahison, avec une exécution ou un pénible bannissement à la clé. Mais la situation est légèrement différente aujourd’hui. Gwen Iceni est quelqu’un de bien pour un commandant en chef, et elle est assez intelligente pour comprendre qu’étant donné ce qui se passe dans tout l’espace syndic et ce que vous avez fait ici nous devons rompre avec certaines pratiques du passé. Je n’en sais donc rien. Je finirai peut-être sous les verrous ou je serai nommé ambassadeur, si l’on ne m’affecte pas au commandement d’une des nouvelles forces mobiles défensives que nous remettrons sur pied, à moins qu’on ne me fusille. Vous l’apprendrez tôt ou tard.

— L’accès à ce système stellaire pourrait nous être utile, déclara Geary.

— Je ne suis pas persuadé qu’on pourrait vous l’interdire si vous y teniez réellement », répliqua Boyens d’un air désabusé.

Rione affichait son masque le plus impavide et elle prit soin de s’exprimer d’une voix neutre : « Néanmoins, un accord nous autorisant cet accès serait d’un grand profit tant pour les gens d’ici que pour ceux de l’Alliance. Dites aux vôtres que l’Alliance verrait d’un très bon œil l’établissement d’un tel traité fondé sur notre intérêt mutuel. »

Boyens la dévisagea, le visage non moins inexpressif. « Même si la population de ce système décidait de se désolidariser des Mondes syndiqués, je serais très étonné qu’elle consentît à faire partie de l’Alliance.

— L’Alliance n’exige rien de tel ni ne force personne à s’associer avec elle, déclara Sakaï. Il existe de nombreuses formes de coopération.

— Très bien. Je transmettrai. »

Rione et Sakaï adressèrent un signe de tête à Geary, tandis que Costa se renfrognait mais gardait le silence. Geary tendit une disquette au Syndic. « Ceci contient la description des virus extraterrestres, le moyen de les localiser et de les désactiver. Vous découvrirez probablement que tous les systèmes de vos vaisseaux et de vos planètes en sont infestés. C’est par ce biais que l’ennemi vous restait invisible et évitait vos frappes pendant les combats. »

Boyens fixa l’objet puis tendit lentement la main pour le prendre comme s’il s’attendait à ce qu’on le retirât brusquement à la toute dernière seconde. « Pourquoi nous donnez-vous cela ?

— D’une part parce que, sans ces données, vous ne pourriez pas défendre efficacement la frontière, répondit Geary. Et, d’autre part, en gage de notre bonne volonté. » Il se garda d’ajouter que Sakaï, Rione et lui étaient parvenus à la conclusion qu’en se basant sur les révélations que leur ferait Boyens, les Syndics d’ici seraient tôt ou tard en mesure de découvrir l’existence des virus. Ce geste garantirait à l’Alliance la gratitude des Syndics. Mais, en outre, Geary ne tenait pas non plus à laisser sur place, loin de chez eux et à la merci de l’humeur des Syndics, des vaisseaux de l’Alliance chargés d’assurer leur sécurité et de veiller à ce que les extraterrestres ne reviennent pas les molester dans un proche avenir. Il valait donc mieux leur faire cadeau d’un outil qui leur permettrait de les affronter victorieusement. « Cette disquette n’explique pas comment opèrent ces virus, ajouta Geary, parce que nous l’ignorons. Si vous jamais le découvriez, nous vous serions reconnaissants de nous retourner la politesse.

— J’encouragerai assurément les miens à le faire, répondit Boyens en fixant lugubrement la disquette. Nous sommes restés en contact avec eux pendant un siècle et nous n’en avons jamais rien vu. Comment avez-vous donc fait ?

— Nous étudiions le problème d’un œil neuf. Cela nous a peut-être servi. Nous n’avions pas derrière nous un siècle d’expérience et de présomptions pour nous orienter dans la mauvaise direction. Que les extraterrestres disposent à bord de leurs vaisseaux d’un procédé leur permettant de rester invisibles à vos yeux était parfaitement plausible et, de surcroît, voilà un siècle, les moyens d’identifier des virus basés sur les probabilités quantiques n’étaient peut-être pas disponibles. Vous étiez parvenus à des conclusions qui tiraient toutes vos recherches dans un autre sens. »

Boyens hocha la tête d’un air lugubre. « Comme le dit cet ancien proverbe, parfois ce n’est pas ce qu’on ignore qui est dangereux, mais ce qu’on croit savoir.

— Exactement. Mais nous avons aussi trouvé ces virus parce qu’un brillant officier de l’Alliance cherchait quelque chose dont elle soupçonnait la présence, et ce sans pour autant limiter ses recherches à l’endroit où elle s’attendait à le trouver.

— Quelquefois, un seul individu peut faire toute la différence s’il est suffisamment brillant, convint Boyens. Mais j’aimerais assez lui exprimer ma gratitude un jour. »

Geary réussit à rester impassible. « Je crains que ce ne soit impossible. Elle est morte à Varandal durant le combat avec votre flottille. »

L’officier syndic croisa brièvement le regard de Geary. « J’en suis navré. Pour ce que ça vaut, moi aussi j’ai perdu des amis au combat. J’aimerais que tous soient encore de ce monde, les vôtres comme les miens.

— En ce cas, reprit Rione d’une voix ferme, faites en sorte qu’au lieu de se battre nos peuples travaillent à l’avenir la main dans la main. Nous ne pouvons pas ramener ceux qui sont morts à la vie, mais nous pouvons empêcher d’autres trépas. »

Boyens referma la main sur la disquette. « Oui. Je ne peux pas parler au nom de tous les Mondes syndiqués, uniquement pour cette région frontalière, mais je m’y efforcerai. » Son regard s’attarda sur Geary. « Allez-vous conserver le commandement des forces militaires de l’Alliance ? Les gens voudront le savoir. »

Geary formula soigneusement sa réponse : « Je me plierai aux exigences du Sénat de l’Alliance. Je commande actuellement à cette flotte, pas à toutes les forces de l’Alliance. J’ignore ce qu’on attendra de moi ensuite.

— Normal. Je vais me montrer brutal. Les gens d’ici vous font confiance. J’espère que le gouvernement de l’Alliance saura s’en souvenir. » Boyens salua Geary et les trois sénateurs d’un signe de tête, se retourna et se dirigea vers la navette.

Ils regardèrent le sas externe se refermer hermétiquement puis la navette décoller, et Geary sentit se dissiper une partie de sa tension. Ramener l’officier syndic dans ce système d’où était partie la flottille de réserve, c’était en quelque sorte boucler la boucle.

« Dommage qu’il n’existe aucun camp de prisonniers de guerre si loin de l’Alliance, fit remarquer Sakaï. Nous pourrions récupérer tous nos gens pendant que les Syndics nous sont encore reconnaissants.

— Ils le resteront tant que nous braquerons nos canons sur eux, grommela Costa. Je persiste à dire qu’il était stupide de leur dévoiler l’existence de ces virus. Nous aurions pu les étudier, apprendre à nous en servir puis les employer si besoin contre les Syndics.

— Nous avons désormais un autre ennemi, lui rappela Rione. Un ennemi commun, dirait-on, que nous le voulions ou pas. Et ces Syndics-là feraient de bien utiles alliés. »

Costa se rembrunit davantage. « Je n’arrive toujours pas à voir en eux des alliés.

— Ils ne seront plus très longtemps des Syndics, si ça peut vous faciliter la tâche.

— Un loup pourra toujours se faire passer pour un chien, il n’en restera pas moins un loup. » Costa jeta un regard aigre à Geary. « J’espère que vous ne comptez pas prendre votre retraite de sitôt, amiral. Je peux vous certifier que ce serait très mal reçu. »

L’expression de Geary resta indéchiffrable. « Je m’y attendais plus ou moins. Mais j’ai passé certains accords avec le Conseil. »

Costa ne parvint pas à dissimuler totalement l’amusement sardonique que lui inspiraient les paroles de Geary. « Bien sûr », se contenta-t-elle de répondre, tandis que Sakaï s’interdisait toute réaction. Rione, pour sa part, réussit à décocher à Geary, à l’insu de ses collègues, un clin d’œil de mise en garde.

Tous les doutes qui subsistaient en lui quant à la duplicité du Grand Conseil, relativement aux promesses qu’il lui avait faites, s’évanouirent.

Mais lui aussi pouvait jouer à ces petits jeux. Il avait déjoué les tours de cochon des Syndics et des extraterrestres, et ceux du Grand Conseil connaîtraient le même sort.

En quittant la soute des navettes, il ne put s’interdire de songer à l’ironie de la situation : lui aussi, comme Badaya, voyait désormais le gouvernement de l’Alliance comme un autre obstacle à surmonter. Mais, à la différence de ceux de Badaya, ses objectifs étaient purement personnels. Le gouvernement pouvait sans doute prendre des mesures, mais Geary, lui, tenait à conserver un minimum de contrôle sur sa propre vie.

Il lui semblait l’avoir bien mérité.

Il rejoignit Desjani sur la passerelle ; en regardant la navette de l’Alliance s’apparier avec le croiseur lourd syndic, Desjani donnait l’impression qu’elle s’apprêtait d’un instant à l’autre à larguer des spectres sur ce bâtiment si d’aventure il ouvrait le feu sur la navette. Mais, au bout de quelques minutes, la navette annonça que le transfèrement s’était bien passé et se détacha du vaisseau syndic pour regagner l’Indomptable.

Alors qu’elle réintégrait sa soute, Desjani elle-même parut enfin se détendre. « Rentrons-nous chez nous, maintenant ?

— Oui. » Geary se rejeta en arrière pour observer les images de la flotte sur son écran. « On rentre à la maison. »

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