L’image de l’amiral Timbal salua maladroitement. À la surprise de Geary, même un officier de cet échelon semblait prendre plaisir à ce geste de respect qu’il avait réintroduit dans la flotte. « Nous ne pouvons pas vous doter d’autant d’auxiliaires rapides que nous le souhaiterions pour une mission qui s’enfonce aussi profondément en territoire ennemi. Bloch est parti avec dix de ces bâtiments, pratiquement tous ceux dont nous disposions à l’époque. Vous avez hérité de quatre et je me demanderai toujours comment vous avez réussi à en ramener trois en un seul morceau. Vous gardez le Titan, le Sorcière et le Djinn. Le Tanuki et l’Alchimiste ont reçu l’ordre de rallier Varandal et ne devraient plus tarder. Tous deux se joindront à vous.
— Mieux vaut cinq que trois. Merci, amiral. » Geary vérifia ses propres données et constata que le Tanuki était de la même classe que le Titan, tandis que l’Alchimiste était le pendant du Sorcière et du Djinn, bâtiments légèrement plus petits.
« Nous vous fournirons toute la force de frappe supplémentaire que nous pourrons, poursuivit Timbal. Cinq nouveaux croiseurs de combat appartenant à la classe de l’Adroit sont en chemin.
— Je suis persuadé qu’ils tomberont à pic. » Geary lut les noms des vaisseaux : Adroit, Auspice, Affirmé, Agile et Ascendant. Bâtiments flambant neufs, équipages frais, sans doute uniquement saupoudrés d’un semis de vétérans. Il lui fallait sans cesse garder à l’esprit que les pertes au combat étaient devenues si effroyablement routinières que les équipages composés de vétérans n’étaient plus que de rares exceptions. Quand il en restait. Lui-même s’était efforcé de conserver la plupart de ses bâtiments et de leur équipage en vie, afin qu’ils puissent profiter de leur expérience sur le terrain et la mettre en pratique lors de futurs engagements.
« Vous aurez aussi un tout nouvel Invulnérable, ajouta Timbal. Il achevait tout juste ses essais quand vous êtes rentré pour confirmer la perte de l’ancien, de sorte que son nom provisoire est devenu pérenne. »
Un nouvel Invulnérable pour en remplacer un autre, plus ancien et détruit… ? L’ironie de l’affaire n’échappa pas à Geary. Il ne fit aucun commentaire, mais Timbal avait dû se rendre compte de quelque chose.
L’amiral eut un sourire torve. « Vous ignorez peut-être que ce nom d’Invulnérable est assez mal vu dans la flotte. Les bâtiments qui le portent tendent à être très vite détruits. Nul ne sait pourquoi. Les spatiaux mettent cela sur le compte de ce nom, qui serait un trop présomptueux défi aux vivantes étoiles.
— Mais nous continuons malgré tout de baptiser des vaisseaux de ce nom ?
— M’est avis que la bureaucratie de la flotte est résolue à démontrer l’irréalité de cette malédiction, quoi qu’il en coûte et quel que soit le nombre d’Invulnérable perdus dans ce processus », suggéra sèchement Timbal.
Geary fit la grimace. « Avant Grendel, on parlait de baptiser les vaisseaux d’après des planètes ou des gens.
— Le sujet revient encore sur le tapis à l’occasion. Pour avorter aussitôt, car personne ne tombe jamais d’accord sur la méthode de sélection des planètes ou des gens à honorer, Cette question attise beaucoup trop de haines et de mécontentements, de sorte que nous finissons toujours par baptiser croiseurs de combat et cuirassés d’après une qualité ou un attribut sur lequel tout le monde peut feindre de s’accorder. » Timbal haussa les épaules. « Donc les cinq bâtiments de classe Adroit et le dernier Invulnérable, plus l’Intempérant et l’Insistant sont vos nouveaux croiseurs de combat. Puis viennent les cuirassés. Vous avez déjà le Fiable et l’Intrépide. Soutien, Ingression et Retentissant sont en chemin. En sus de ces unités principales, vous disposerez d’un total de douze nouveaux croiseurs lourds, de dix autres croiseurs légers et de dix-neuf destroyers. » L’amiral s’excusa d’un regard. « Le Grand Conseil tient à conserver ici un grand nombre de destroyers pour servir d’éclaireurs et d’estafettes.
— Pas grave, le rassura Geary. J’accepte déjà avec reconnaissance tout ce qui s’ajoute à la flotte.
— Autre chose ? D’une manière générale ? »
Geary étudia attentivement l’hologramme affichant l’état de la flotte puis haussa les épaules. « Rien que je puisse exiger en toute conscience. L’Alliance me fournit déjà beaucoup de ses ressources. »
Timbal hocha la tête. « Je regrette seulement que nous ne disposions pas sur place de capacités de radoub plus développées. » Il hésita. « Amiral de la flotte Geary, il y a une chose que je tenais à vous dire. Quand vous êtes arrivé dans ce système stellaire, vous auriez pu me crucifier. Vous montrer arrogant et me piétiner au vu et su du monde entier. Mais vous vous en êtes abstenu. Vous m’avez traité avec tout le respect et la courtoisie qu’aurait pu exiger votre supérieur hiérarchique. C’est pourquoi je me félicite de servir à présent sous vos ordres. Merci. »
La louange tout comme la référence à son tout nouveau grade embarrassèrent sans doute Geary, mais il se contenta de répondre par un sourire et un : « Je n’ai fait que mon devoir, amiral Timbal.
— Vous aviez le choix, rectifia Timbal. Quand la flotte partira-t-elle ?
— Dans deux jours, si les vaisseaux de renfort arrivent d’ici là.
— Ils devraient. »
Une fois l’image de Timbal disparue, Geary revint à l’hologramme de l’état de la flotte. Les ateliers de Varandal travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on avait déjà bouclé un nombre fabuleux de réparations, mais il fallait dire aussi que les vaisseaux de la flotte avaient essuyé d’effroyables dommages. Malgré tout, le croiseur de combat Incroyable avait bien mérité de son nom et retrouvé la forme en dépit de tous les dégâts subis sur le trajet de retour. Sous le commandement du capitaine Duellos, l’Inspiré avait également recouvré son aptitude au combat, même si toutes ses réparations n’auraient sans doute pas passé outre une inspection, et si Duellos lui-même affirmait que la majorité de ses spatiaux restaient légèrement traumatisés par le sort qu’avait connu son ancien commandant. Voir mourir son capitaine au combat est une chose, mais le perdre en raison de sa trahison en est une autre, tout à fait différente.
D’autres cuirassés et croiseurs de combat avaient eux aussi pratiquement recouvré leur pleine capacité, suffisamment, du moins, pour accompagner de nouveau la flotte. Tant qu’un vaisseau n’avait pas été taillé en pièces, il pouvait toujours être rafistolé, à condition toutefois de disposer des ressources suffisantes, et Varandal ainsi que les systèmes stellaires environnants avaient fourni le maximum de leurs possibilités.
Son regard s’attardant sur l’Orion, Geary se renfrogna. La prestation de ce cuirassé avait été rien moins que décevante, tant lorsqu’il était commandé par le capitaine Numos que par la suite. Le projet de Geary de disperser son équipage pour lui en attribuer un autre avait été contrecarré par tous les problèmes qu’auraient soulevés le transfert et la réaffectation de tant de spatiaux alors que tous s’échinaient à remettre leur bâtiment en état.
Il se demanda à quoi ressembleraient les commandants de ses nouveaux vaisseaux et jusqu’à quel point il devrait les reformater pour leur permettre de combattre à l’unisson avec le reste de la flotte. Dans le même ordre d’idées, il afficha les données relatives aux nouveaux croiseurs de combat de la classe Adroit en se demandant comment ils se présentaient. Il faillit asséner un coup de poing à son écran virtuel en parcourant ces informations. Sous le couvert de la création d’une nouvelle classe de bâtiments, l’Alliance avait réduit leur taille et leurs capacités en même temps que leur coût : ils étaient plus courts et moins massifs que l’Indomptable et ses frères, équipés de moins de lances de l’enfer réparties en un nombre inférieur de batteries, et également dotés de moins de missiles spectres, de mitraille et de mines. Au moins leurs capacités de propulsion semblaient-elles équivalentes à celles des croiseurs de combat antérieurs.
En prenant conscience des différences existant entre les nouveaux vaisseaux et les anciens, Geary comprit mieux pourquoi la flotte était à ce point mécontente du gouvernement. Tout en sachant combien l’Alliance avait été durement éprouvée par le coût des ressources exigées par l’effort de guerre, les capacités restreintes des vaisseaux de la classe Adroit lui inspiraient une colère noire.
Mais il savait qu’il lui faudrait combattre avec ce qu’il aurait sous la main. Cinq autres croiseurs de combat, même de qualité inférieure, n’en restaient pas moins cinq croiseurs de combat supplémentaires.
Il releva les yeux en entendant bourdonner l’alarme du sas de sa cabine. « Entrez. »
L’écoutille s’ouvrit à la volée et Tanya Desjani entra en trombe, un noir nuage au front.
Geary bondit sur ses pieds en la voyant claquer la porte et traverser la cabine à grandes enjambées pour se planter devant lui. « Que se passe-t-il ?
— Cette femme ! La politicienne ! Elle a fait monter un Syndic à bord sans même me prévenir ! »
Geary sentit poindre une migraine familière. « Pourquoi Rione a-t-elle amené un Syndic à bord ?
— Elle n’a pas daigné m’en informer ! » Geary n’avait jamais vu Desjani aussi remontée, offusquée qu’elle était par le mépris dans lequel on tenait ses prérogatives de commandant de l’Indomptable. « Je demande respectueusement que vous interveniez dans cette affaire, amiral Geary, puisque la sénatrice ne relève pas de mon autorité ! »
Pour l’heure Geary avait un bon million de problèmes à régler. Compte tenu de la mésentente qui régnait entre les deux femmes, il se doutait plus ou moins que Rione avait volontairement omis d’avertir Desjani, mais pourquoi ne lui en avoir rien dit à lui ? Il tendait déjà la main pour l’appeler quand l’alarme de son écoutille carillonna de nouveau. « Entrez. »
La coprésidente Rione pénétra dans la cabine, apparemment inconsciente de la fureur de Desjani. « Oh, parfait, vous êtes là tous les deux. Je voulais informer le commandant qu’il y avait un changement de dernière minute, hautement prioritaire, relativement à un prisonnier. Toutes mes excuses pour ne vous avoir pas transmis plus tôt cette information.
— Madame la coprésidente, on est censé m’informer et obtenir mon autorisation avant de transférer un prisonnier à bord de ce vaisseau ou de ce vaisseau vers un autre, déclara Desjani en forçant ostensiblement sa voix au calme.
— Comme je viens de le dire, il s’agit d’un changement de dernière minute. J’ai dû prendre une décision ultrarapide pour empêcher ce Syndic d’être envoyé avec d’autres sur le vaisseau prison qui les conduit au camp de Tartarus.
— Qu’avait-il donc de si particulier, ce Syndic ? intervint Geary avant que Desjani n’explosât à nouveau.
— Il veut vous parler. »
Geary fusilla Rione du regard. « Un bon milliard d’anonymes aimeraient s’entretenir avec moi. En quoi est-il si différent ? »
Rione soutint son regard avec équanimité. « C’est le commandant en second de la flottille de réserve syndic, que nous avons capturé après la destruction de son bâtiment lors de la bataille de Varandal.
— Vraiment ? » La colère de Geary se dissipa aussitôt. « Et pourquoi veut-il me parler ? »
Rione s’adossa à la plus proche cloison et croisa les bras. « Il aimerait passer un accord.
— Un accord ? » Son expérience relativement limitée des négociations avec les haut gradés syndics avait laissé à Geary un goût amer dans la bouche, mais, d’un autre côté, deux d’entre eux au moins s’étaient comportés honorablement.
Desjani, dont l’opinion sur les Syndics et la confiance qu’on pouvait leur accorder ne dépassait que très rarement le degré zéro de la bienveillance, continuait de fulminer. « Quelle sorte d’accord ?
— Est-ce que ça ne saute pas aux yeux ? demanda Rione. En sa qualité de commandant en second de la flottille de réserve, il en sait probablement au moins autant sur les extraterrestres que tout autre Syndic n’appartenant pas à leur Conseil exécutif. Il voudrait troquer ce savoir contre un avantage. »
Geary lui décocha un regard sceptique. « À quoi ressemble-t-il ?
— Je n’en sais pas assez sur lui pour vous le dépeindre.
— Mais vous estimez pourtant que je dois lui parler. »
Rione leva les yeux au ciel. « Oui, Black Jack. Parlez-lui.
— Amiral Geary, je vous recommanderais la plus grande prudence dans une tractation avec un ennemi qui n’a plus rien à perdre », lâcha Desjani d’une voix pincée.
Rione opina vigoureusement à l’intention de Desjani, sans même attendre la réponse de Geary. « Entièrement d’accord. Consentez-vous à nous accompagner pour cet interrogatoire, capitaine ? »
En entendant ces paroles courtoises, Desjani jeta à Rione un regard soupçonneux mais se contenta de hocher la tête. « Allons-y. »
Le Syndic avait été conduit dans une des salles d’interrogatoire de la section du Renseignement, salles dont les systèmes pouvaient surveiller à distance toutes les réactions, tant internes qu’externes, de ceux qu’on y cuisinait. Geary consacra quelques instants à passer en revue ce qu’on savait de ce commandant en chef syndic. Nom : Jason Boyens. Grade : commandant en chef de troisième échelon. Dernière affectation connue : commandant en second d’une flottille. Hormis son nom, ça ne lui apprenait rien de neuf. « Très bien. Finissons-en. » Il jeta un regard vers Desjani et constata que ses traits affichaient encore une colère à peine maîtrisée. « Quoi ?
— Je viens de me remémorer le dernier faux jeton syndic qui nous avait proposé un accord, amiral, répondit-elle d’une voix âpre. Il détenait une clef de leur hypernet censée nous permettre d’atteindre leur système mère.
— Oh ! » L’exclamation lui parut aussi inepte que déplacée. « Et… ne l’avait-on pas cuisiné dans une salle d’interrogatoire ? » Geary n’avait jamais vraiment éprouvé le besoin d’en apprendre davantage sur les événements qui avaient conduit à la quasi-destruction de la flotte.
Ce fut Rione qui lui répondit, sans pour autant quitter les relevés des yeux. « Effectivement. Soit il était incroyablement doué pour nous leurrer par ses réponses fallacieuses, si subtiles que nous ne pouvions pas dire s’il mentait ou disait la vérité, soit il avait été lui-même abusé par ses propres compatriotes et ne se rendait même pas compte qu’il jouait leur jeu.
— Qu’est-il devenu ? J’ai plus ou moins présumé que le vaisseau sur lequel il se trouvait avait été détruit dans l’embuscade tendue par les Syndics. »
Rione ne répondit pas, mais son regard éloquent se reporta vivement vers Desjani.
Celle-ci garda un visage de marbre. « Il était à bord de l’Indomptable, amiral.
— Alors que… ? » Geary ravala sa question ; il connaissait déjà la réponse. La flotte dont il avait pris le commandement n’avait aucun scrupule à éliminer les prisonniers de guerre. Il n’était guère difficile de deviner ce qu’il était advenu d’un Syndic qui l’avait doublée dès qu’on s’était rendu compte que sa proposition n’était en réalité qu’un traquenard.
Mais Desjani répondit malgré tout : « Il a été exécuté sur place sur ordre de l’amiral Bloch, déclara-t-elle d’une voix sans timbre. Par “sur place”, j’entends sur la passerelle, à trois mètres derrière le fauteuil du commandant de la flotte et cinquante centimètres sur sa gauche. »
Geary mit quelques secondes à comprendre. « Il était donc assis dans le fauteuil de l’observateur ? » Il ne put s’interdire de regarder Rione, qui s’était fréquemment assise sur ce même siège depuis qu’il avait pris le commandement, mais la nouvelle ne semblait ni la surprendre ni beaucoup l’émouvoir.
« Nous avons brûlé les coussins depuis, ajouta Desjani. Les taches de sang seraient sûrement parties mais plus personne n’aurait voulu s’asseoir dessus. » Elle s’interrompit en lisant quelque chose dans le regard de Geary. « Non, amiral. Je m’employais à tenter d’arracher mon vaisseau au traquenard des Syndics. Le fusilier qui gardait le traître s’est chargé de son exécution. »
Geary détourna un instant les yeux. « C’était un ordre légitime. Je n’aurais pu vous reprocher de vous y être conformé. » Difficile de ne pas se rappeler la sidération des spatiaux après l’embuscade syndic, et le traumatisme que leur avait infligé la perte subite de tant de vaisseaux amis. Aucun, sans doute, n’aurait hésité une seconde à se venger d’un individu qui en était en grande partie responsable. « Nous ne laisserons pas celui-ci recommencer.
— Nous ne pouvons pas lui faire confiance, répéta Desjani.
— Je n’en ai aucunement l’intention. »
Les paroles de Geary parurent légèrement la radoucir, aussi tourna-t-il les talons pour se diriger vers la salle d’interrogatoire pendant que les deux femmes restaient en compagnie du personnel du Renseignement, pour observer les écrans.
Le commandant en second Boyens se leva à l’entrée de Geary. Il avait l’air nerveux, ce qui était compréhensible. Une de ses jambes était enfermée dans un plâtre léger flexible, laissant entendre que ses blessures n’étaient pas encore tout à fait guéries. Il hésita une seconde en voyant l’insigne de son interlocuteur. « Amiral Geary ?
— Oui. » La voix de Geary restait dure. « Quel accord voulez-vous passer ? »
Le Syndic inspira profondément avant de reprendre la parole. « Je détiens les informations dont vous avez besoin. En échange, je veux votre promesse que vous défendrez l’espace humain contre les extraterrestres. »
Il fallut à Geary un petit moment pour digérer cette dernière phrase. « Vous êtes le premier Syndic à reconnaître ouvertement leur existence et vous voulez nous contraindre à protéger les Mondes syndiqués contre leur menace ?
— Oui. »
Jusque-là, il dit la vérité, chuchota la voix du lieutenant Iger dans son unité de com.
Celle de Rione lui parvint aussitôt après : Que sait-il exactement ?
Bonne question. Geary fixa l’officier syndic en fronçant les sourcils. « Comment me convaincre que vous en savez autant ? »
Boyens eut un sourire en coin. « J’ai occupé durant dix ans les fonctions de commandant en second de la flottille de réserve. Je sais au moins ce que notre Conseil exécutif a raconté à tout le monde et ce que j’ai pu observer de mes propres yeux. »
Dix ans ? demanda Desjani.
Geary comprit le sens de sa question. « C’est une bien longue affectation. Pourquoi êtes-vous resté là-bas si longtemps ? »
Cette fois, Boyens haussa les épaules. « On m’y avait “exilé”, faute d’un meilleur terme. Je suis ingénieur de formation et j’avais fondé une start-up prometteuse. Une société beaucoup plus importante voulait s’en emparer et son P. D.-G. avait l’oreille de nos dirigeants. On m’a confisqué ma boîte. Au lieu de faire le gros dos et de grimper les échelons de la hiérarchie jusqu’au moment où, quelques décennies plus tard, j’aurais pu prendre ma revanche, j’ai fait sottement tout un scandale et je me suis revendiqué de lois qui avaient été foulées au pied. Avant même de m’en rendre compte, j’étais autoritairement affecté à la flottille de réserve. » Le Syndic haussa de nouveau les épaules. « Une affectation sur une lointaine frontière, sans aucune possibilité d’avancement. Je ne pouvais même pas révéler le motif de ma présence là-bas puisque, officiellement, la seule raison d’être de cette flottille de réserve était de servir de renfort contre l’Alliance. Ni non plus me faire transférer ailleurs, par la faute de ces gens que j’avais agacés. »
Tous les relevés suggèrent qu’il dit la vérité, prévint Iger.
Geary s’assit et se rejeta légèrement en arrière pour observer Boyens. « Et, aujourd’hui, vous voulez que la flotte de l’Alliance vous aide à vous venger d’eux ? »
L’officier secoua la tête. « Non. Il ne s’agit pas de cela. Ces gens appartiennent à un groupe de dirigeants qui ont poussé les Mondes syndiqués dans cette guerre et saboté à maintes reprises la victoire. Je ne m’attends pas à ce que vous me croyiez quand je vous l’affirme, mais le désir de protéger ma patrie de la corruption et de l’ineptie de nos dirigeants est une autre de mes motivations.
— Vous regardez-vous comme un patriote, en ce cas ? » s’enquit Geary.
Boyens tiqua. « Je n’en sais rien. Je sais seulement qu’à cause des décisions prises par nos dirigeants et des victoires que vous avez remportées, nous prêtons désormais ouvertement le flanc à une agression, tant de la part de l’Alliance que de celle des extraterrestres. Je sais aussi bien que tout humain comment ils se comportent. Autant dire que j’en sais bien peu sur eux, et nul ne comprend vraiment comment ils cogitent, mais je suis très inquiet.
— Qu’entendez-vous par ce “ils” ? demanda Geary. Faites-vous allusion aux extraterrestres ou à vos dirigeants ? »
L’officier syndic eut un bref sourire teinté d’anxiété. « Aux deux. Je parierais ma propre vie qu’en ce moment même les patrons du Conseil exécutif rassemblent dans notre système mère tous les vaisseaux rescapés de nos forces spatiales. »
Geary grogna. « Votre vie, dites-vous ?
— C’est bien ce que j’ai dit. »
Pour un officier supérieur syndic, il semblait tout à la fois candide et rusé. Pendant que Geary s’accordait quelques secondes de réflexion, la voix de Rione résonna à nouveau dans son oreille : Les relevés signalent qu’il est sincère. Il est aussi très inquiet, mais peut-être cette inquiétude découle-t-elle des craintes qu’il nourrit pour sa sécurité personnelle plutôt que pour celle de la population des Mondes syndiqués.
Il nous faudrait d’autres relevés, amiral, le pressa Iger. Interrogez-le sur les extraterrestres.
« Je dois en savoir plus sur votre proposition, déclara Geary. Parlez-moi de ces extraterrestres. »
Boyens hésita. « Ce que j’en sais, ce sont mes seuls atouts dans cette tractation. Si je vous divulgue ces informations, vous n’aurez plus besoin de passer un accord avec moi.
— Officier Boyens, quels que soient les renseignements que vous pourriez me fournir, je ne passerai aucun accord avec vous tant que je ne saurai pas si ce que vous me proposez va bien dans le sens du plus grand intérêt de l’Alliance et de l’humanité en général, répondit froidement Geary. Je vous suggère donc de chercher à m’en persuader sans délai. »
L’officier syndic dévisagea Geary pendant plusieurs secondes puis hocha la tête. « Ça correspond à ce que nous avons pu voir de votre comportement jusque-là. Que voulez-vous savoir ?
— À quoi ressemblent ces extraterrestres ? » Ce n’était sans doute pas la question la plus pressante, mais Geary se la posait depuis un bon moment.
« Je l’ignore. À ma connaissance, nul n’en sait rien. » Boyens eut un autre sourire torve au vu de la réaction de Geary. « C’est la vérité. Si un homme a eu l’occasion d’en rencontrer personnellement, il ne l’a jamais révélé. Certains de nos vaisseaux ont disparu dans cette région frontalière, et d’autres, bien avant, lors d’expéditions d’exploration menées au-delà de la frontière. Leurs spatiaux sont peut-être prisonniers ou morts. Mais aucun n’en est jamais revenu.
— Les Syndics ont-ils jamais parlementé avec eux ?
— Par les ondes. Les négociations sont assez rares, mais j’ai assisté à deux d’entre elles. » Boyens écarta les bras pour signifier son dépit. « Je ne parle pas de rencontres virtuelles, mais d’aperçus réels sur ce qui se passait de l’autre côté de l’écran. Ce qu’ils daignent nous montrer d’eux-mêmes, ce sont manifestement des avatars d’êtres humains, de fausses images sur un arrière-plan trafiqué. »
Comment sait-il qu’elles sont fausses ? demanda Iger. Les signaux numériques ne transmettent aucun moyen de déceler l’authenticité ou la falsification de leur contenu.
« Fausses ? répercuta Geary. Qu’est-ce qui peut bien vous en persuader ?
— Elles sont assez réalistes pour vous abuser à première vue, mais, au bout d’un petit moment, vous commencez à percevoir d’infimes contradictions et des comportements qui sonnent faux. Un peu comme si… Supposez que vous tentiez de vous faire passer pour un chat. Vous pourriez sans doute y parvenir assez bien pour tromper d’autres hommes. Mais de vrais chats s’en rendraient compte aussitôt. »
Il est persuadé que c’est la vérité, affirma Iger.
Geary, pour sa part, regarda fixement Boyens : « Les hommes peuvent être très différents les uns des autres. Comment pouvez-vous être certain qu’ils ne sont pas réellement humains ? »
Cette fois, le rire de Boyens fit tressaillir Geary, mais ce rire, au lieu de bonne humeur, charriait une aigreur perceptible. « Si vous pouviez les voir, vous comprendriez. J’ai parlé à des gens de cultures très différentes. Je sais combien les points de vue peuvent varier. Mais il y a chez ces extraterrestres quelque chose qui va bien au-delà, si âprement qu’ils s’efforcent de le dissimuler. Faites… » Il éclata de nouveau de rire, mais entre ses dents serrées. « J’allais dire “Faites-moi confiance”. Mais c’est tout à fait exclu, n’est-ce pas ?
— Oui. Dites-moi ce qu’ils veulent. Vous devez bien en avoir une idée. »
L’officier syndic se rembrunit. « Seulement une idée générale. D’après les enregistrements auxquels j’ai pu avoir accès, et ce n’est pas grand-chose puisque tout ce qui les concerne est classé secret-défense et compartimenté au maximum, il semble qu’après le premier contact ils auraient simplement exigé de l’humanité qu’elle n’empiète pas sur leur territoire. Mais, au bout de quelques décennies, ce sont eux qui ont commencé, encore que très prudemment, à empiéter sur le nôtre. Ils ont cessé de le faire voilà quelque soixante-dix ans et, hormis de rares tentatives pour éprouver nos défenses, ils se sont tenus tranquilles. Nul ne sait pourquoi, parce que tous ceux qui leur ont parlé ont la très nette impression qu’ils guignent certains systèmes stellaires des Mondes syndiqués. Mais, au cours des quatre ou cinq mois qui ont précédé l’ordre de quitter la région frontalière pour attaquer l’Alliance, il n’y a même pas eu l’ombre d’une escarmouche. »
Ça n’en apprenait guère plus à Geary que ce qu’il avait déjà pressenti. « Comment sont leurs vaisseaux ?
— Nous ne le savons pas. Ils disposent d’une espèce de mode furtif des millions de fois supérieur au nôtre. On ne voit strictement rien sur les senseurs à part une grosse tache floue où nos meilleurs équipements ne peuvent distinguer aucun détail. » Boyens reluqua Geary d’un œil chargé de défi, s’attendant visiblement à ce qu’on mît en doute cette dernière affirmation. « Nous avons employé toutes les méthodes qui nous venaient à l’esprit pour tenter d’obtenir une vue correcte d’un de leurs vaisseaux. Il y a plusieurs décennies, des volontaires vêtus de combinaisons furtives ont été dirigés vers des bâtiments extraterrestres entrés dans un système stellaire syndic pour y tenir des négociations. Nous espérions qu’ils s’en rapprocheraient suffisamment pour pénétrer dans leur bulle d’invisibilité – s’il s’agit bien de cela – et obtenir un véritable aperçu, mais ils sont tous morts avant d’avoir vu quoi que ce soit.
— Les Syndics n’ont jamais détruit un vaisseau extraterrestre ni examiné son épave ? demanda Geary.
— Non. » L’officier syndic fixait le pont.
Il cache quelque chose, prévint le lieutenant Iger.
« Les avez-vous combattus ?
— Non. »
La réponse de Boyens surprit Geary et il attendit donc qu’Iger lui confirmât qu’il avait menti, mais rien ne vint. Il réfléchissait encore à la question suivante quand Rione se fit entendre : Demandez-lui si les Syndics ont combattu les extraterrestres. Pas lui personnellement. Les Syndics en général.
Une fois soulignée par Rione, la mystification sautait aux yeux. Geary fixa le prisonnier en serrant rageusement les dents. « Les Syndics les ont-ils combattus ? »
Au tour de l’officier ennemi de crisper les mâchoires. « Il y a plusieurs décennies, finit-il par répondre.
— Que s’est-il passé ?
— Je n’étais pas là. »
Il élude, déclara Iger.
« Savez-vous ce qui s’est passé ? » Le Syndic resta coi et Geary se leva. « Vous nous demandez de vous faire confiance alors que vous nous cachez manifestement des informations cruciales. Pourquoi ne devrais-je pas laisser la frontière syndic livrée à ses seules ressources ? »
Le Syndic rougit, en proie à un sentiment mitigé, mi-fureur, mi-embarras. « Ils donnent toujours l’impression d’avoir une tête d’avance sur nous. On m’a briefé sur un projet qui aurait dû fonctionner. Nous devions sauter avec nos bâtiments jusqu’à des systèmes stellaires éloignés d’une seule année-lumière de ceux occupés par les extraterrestres, puis larguer vers ces systèmes des astéroïdes creux contenant des senseurs. Même en tenant compte de la vitesse à laquelle ils avaient été lancés, ces astéroïdes auraient sans doute mis des dizaines d’années à atteindre leur objectif, mais ils seraient passés pour des rochers à haute vélocité puisque tous leurs senseurs étaient passifs et leur centrale d’énergie massivement blindée. Ça n’a pas marché. Les senseurs qui suivaient leur trajectoire ont enregistré leur destruction juste avant qu’ils n’atteignent les systèmes extraterrestres. »
Intéressant, remarqua nonchalamment la voix de Rione. Mais c’est encore une diversion. Il évite toujours de parler de ce qui s’est passé quand les Syndics ont affronté ces extraterrestres.
Geary se massa le menton en réfléchissant au moyen d’obtenir de l’homme qu’il se répande plus longuement sur les senseurs et les capacités de combat des extraterrestres. « Les Mondes syndiqués ont sans doute envoyé aussi des missions humaines dans les systèmes stellaires occupés par les extraterrestres ?
— En effet. Aucune n’est revenue. Nous n’en avons plus jamais entendu parler.
— Et… s’agissant des systèmes que vous leur avez abandonnés ? Avez-vous jamais tenté d’y laisser des dispositifs susceptibles de vous renseigner ? »
Boyens le dévisagea. « Comment avez-vous… ? Oui, nous avons en effet abandonné certains systèmes pour préserver la paix à la frontière, et, oui, nous y avions laissé des senseurs. Nous avions aussi dissimulé dans ces systèmes des vaisseaux estafettes chargés de recueillir les données transmises par les senseurs et de sauter ensuite hors du système pour nous les apporter. Aucun de ces vaisseaux ne s’est présenté. Comme si ces foutus extraterrestres savaient déjà tout ce que nous faisions au moment où nous le faisions. Voire avant.
— Est-ce ce qui s’est passé quand les Syndics les ont combattus ? » s’enquit Geary.
L’officier syndic donna l’impression de longuement réfléchir à ce qu’il allait répondre puis il chercha les yeux de Geary : « Oui. Et, aux rares occasions où nos vaisseaux ont pu acquérir une cible et tirer sur elle, ça n’a eu strictement aucun effet. Les lances de l’enfer étaient absorbées sans dommage apparent, la mitraille s’évaporait tout bonnement en heurtant leurs boucliers et tous nos missiles étaient détruits juste avant de toucher leur cible. »
Geary eut un mince sourire. « Pourquoi tentiez-vous de nous le cacher ?
— Parce que je tenais à ce que vous les combattiez. Je craignais que, si je vous en faisais part, vous décidiez de ne pas les affronter et de laisser les Mondes syndiqués combattre seuls cette menace.
— Vous croyez nos vaisseaux capables de réussir là où les vôtres ont échoué ? »
Boyens s’empourpra. « Ne jouez pas avec moi. Vous avez anéanti des flottilles syndics à de multiples reprises, alors même que leur supériorité numérique était parfois écrasante. Vous avez manifestement sur nous un très gros avantage. »
La voix de Rione se fit de nouveau entendre, un tantinet amusée cette fois : « Je me demande s’il se rend compte que cet avantage se trouve sous ses yeux en ce moment même. »
Impuissant à lui décocher un regard agacé, Geary se concentra sur le Syndic. « Que pouvez-vous nous apprendre d’autre ? »
L’homme hésita puis reprit d’une voix rude : « Pas grand-chose. Le plus clair de ce que j’ai à vous offrir, c’est mon expérience. Tant de mes dirigeants que des extraterrestres. Je peux vous épauler. Je veux seulement que vous nous aidiez à repousser les extraterrestres.
— Pourquoi ? »
Boyens soupira puis ouvrit les bras en signe d’impuissance. « J’ai participé pendant dix ans à la défense des Mondes syndiqués. J’ai appris à les connaître… Je… Je me sens responsable d’eux.
— Vous avez l’air de vous en excuser », avança narquoisement Geary.
Boyens ne répondit pas ; il détourna d’abord les yeux puis affronta de nouveau Geary. « On dissuade les galonnés des forces spatiales tout comme leurs officiers et leurs spatiaux de nouer des liens personnels avec les populations locales… car cela risquerait de les faire hésiter au moment de prendre des mesures nécessaires à la préservation de la sécurité intérieure.
— Préserver la sécurité intérieure ? En bombardant vos propres planètes, par exemple ?
— Oui.
— Comment un homme pourrait-il consentir à faire une chose pareille ? » demanda Geary.
L’officier syndic garda de nouveau le silence pendant quelques instants. « Pour la sécurité de tous. Je sais à quel point ça peut sembler absurde… Menacer de tuer ses propres concitoyens pour assurer leur sécurité. Mais ça permet de maintenir l’ordre. De renforcer notre cohésion face aux menaces extérieures. Il s’agit de garantir le bien-être de la majorité. Nous ne pouvons pas permettre à de petits groupes de mettre en péril la sécurité de tous. »
Les extraterrestres n’étaient visiblement pas les seuls à nourrir une logique incompréhensible. Geary se demandait encore quelles questions il allait poser ensuite et s’il devait ordonner qu’on débarquât de nouveau Boyens de l’Indomptable quand Rione reprit la parole : Interrogez-le sur le sénateur Navarro et sur le fait qu’Abassas n’est jamais attaqué.
Pourquoi donc voulait-elle savoir cela ? Mais la réponse risquait d’apporter d’importants éclaircissements. « Une dernière chose, officier Boyens. Et je puis vous promettre en toute franchise que, si votre réponse ne me plaît pas, vous serez débarqué incontinent de ce vaisseau. Pourquoi le système d’Abassas n’a-t-il subi aucune attaque depuis un bon moment ? »
Boyens semblait perplexe. « Abassas ? Ce système est-il proche de l’espace syndic ?
— Oui. C’est le système stellaire natal de l’actuel président du Grand Conseil de l’Alliance. »
Le commandant en chef syndic afficha encore un instant une mine intriguée puis éclata soudain de rire : « Vous marchez dans cette combine ? Sérieusement ? C’est la plus vieille ruse du manuel.
— Laquelle ?
— Éviter soigneusement de s’en prendre aux biens d’un dirigeant ennemi. Ça pousse l’adversaire à se demander quel pacte il a bien pu passer. Je ne sais rien personnellement d’Abassas, mais semer la zizanie dans les rangs ennemis est une tactique habituelle. » Boyens cessa de rire et ouvrit les bras. « Je ne sais pas si cette réponse vous plaît ou non, mais c’est la seule qui me vienne à l’esprit. »
Geary opina sèchement du bonnet. « Merci. On va vous reconduire en cellule à bord du vaisseau pendant que nous évaluerons votre proposition. » Il tourna les talons et sortit en tentant de résister à une envie pressante d’incendier le Syndic.
Il fit halte dans la salle d’observation pour consulter les écrans. « Qu’en pensez-vous ? » demanda-t-il à la cantonade.
Rione répondit la première sans quitter les relevés des yeux. « Sa demande d’aide est sincère si l’on en juge par les relevés, mais, à d’autres moments, il a manifestement occulté la vérité en prenant soin de formuler très prudemment ses allégations. »
Le lieutenant Iger hocha la tête. « Ça correspond à mon propre sentiment, amiral. Son appel au secours semble effectivement sincère. Il ne nous a pas dit un seul mensonge. Mais ça ne signifie pas pour autant qu’il n’a pas gardé des informations par-devers lui. Des renseignements qui pourraient être essentiels. »
Les yeux plissés par la réflexion, Desjani ne regardait ni le Syndic ni les écrans ; elle fixait le lointain. « Ils ne se comportent pas comme s’ils étaient plus forts que nous. »
Il fallut quelques secondes à Geary pour comprendre à qui elle faisait allusion. « Les extraterrestres, voulez-vous dire ?
— Oui. » Elle tourna la tête pour lui faire face. « Dissimuler sa force réelle, ses capacités et ses intentions est sans doute bel et bon durant le combat, mais il est parfois de bonne guerre de laisser savoir à l’adversaire que vous jouissez d’une supériorité écrasante. Au lieu de cela, ils s’efforcent de masquer leurs capacités. »
Rione, qui observait Desjani, acquiesça d’un signe de tête. « Effectivement. Surtout pour des négociations.
— Mais il n’est pas mauvais non plus, à certaines occasions, de lui faire croire que vous êtes plus fort qu’il ne se l’imagine, poursuivit Desjani. Histoire de l’obliger à réfléchir. C’est une tactique assez fructueuse si l’on est en fait plus faible que lui. »
Tous gardèrent le silence quelques instants, en méditant ces paroles. « Comment saurions-nous s’ils réfléchissent comme nous ? demanda finalement Geary. Peut-être qu’à leurs yeux tous ces mystères sont parfaitement normaux.
— Jusqu’à dissimuler la forme de leurs vaisseaux ? » Desjani secoua la tête. « Si ce Syndic dit vrai, ces extraterrestres ont fait de très gros efforts pour interdire aux humains de se renseigner sur eux. Peut-être sont-ils des fanatiques de la vie privée qui se cachent derrière tous les déguisements et couvertures disponibles, mais, s’il s’agissait d’un ennemi humain, je me poserais des questions sur cet entêtement à ne strictement rien montrer d’eux-mêmes.
— C’est là un point de vue anthropomorphique, commandant, fit respectueusement remarquer Iger. Sur Terre comme sur beaucoup d’autres planètes, les formes de vie dominantes usent de subterfuges matériels pour terrifier leurs adversaires naturels et tenter de se faire passer pour plus gros qu’ils ne sont. Les hommes aussi, jusqu’à un certain point. Mais certaines autres formes de vie recourent à des stratagèmes différents, comme le camouflage, en se dissimulant jusqu’à ce que leur proie s’approche suffisamment puis en la frappant avant qu’elle n’ait pu réagir. »
Rione émit un grognement écœuré. « On pourrait se dire qu’en un siècle les Syndics en auraient appris plus long sur eux. Ce commandant en chef dissimule manifestement des informations. » Une illumination parut la frapper. « Quand donc l’Alliance et les Mondes syndiqués ont-ils “découvert” la technologie de l’hypernet et commencé à créer leurs propres réseaux ? »
Desjani consulta sa banque de données et lut la réponse. « Les premiers segments des deux hypernets ont été activés il y a soixante-neuf ans. »
De fureur, la lèvre de Rione se retroussa. « Le Syndic a prétendu que les extraterrestres avaient déployé une grande activité jusqu’à voilà soixante-dix ans environ et qu’ils se tenaient tranquilles depuis. Ces vermines ont consacré plusieurs décennies à mieux se renseigner sur l’humanité puis lui ont livré la technologie de l’hypernet. Et maintenant ils se tournent les pouces en attendant que nous nous détruisions mutuellement.
— Alors pourquoi ces quelques coups de sonde durant cette période ? s’étonna Geary.
— Pour s’assurer que nos senseurs et nos armes n’avaient pas évolué de façon drastique entre-temps ? suggéra Desjani.
— C’est plausible », lâcha Iger.
Trop de questions se posaient encore, pour lesquelles le commandant syndic ne semblait avoir que trop peu de réponses. « Vaut-il la peine qu’on le garde à bord ? demanda Geary.
— C’est ce que je recommanderais, affirma Rione. Je crois à la sincérité de son explication quant à l’absence d’attaques sur Abassas. Les relevés le confirment et cette tactique me semble très efficace. J’aurai peut-être à y recourir un jour moi-même.
— C’est aussi mon avis, amiral, renchérit Iger. Il pourrait encore détenir des informations, et il nous a dit qu’il connaissait les gens des systèmes stellaires frontaliers qui mènent la danse là-bas. Nous pourrions avoir l’usage de ces contacts. »
Desjani afficha d’abord son mécontentement puis hocha lentement la tête. « Nous avons besoin de tous les atouts disponibles dans la mesure où nous en savons si peu sur les extraterrestres. Et, s’il essaie de nous trahir, j’aime autant l’avoir sous la main, à portée de tir de l’arme chargée d’un fusilier de l’Alliance. »
Soixante heures plus tard, Geary ordonnait à la flotte de s’ébranler. Il regarda l’essaim de vaisseaux se rassembler en une seule et vaste formation qu’il avait préconisée pour cette étape du trajet. Hormis le brasillement de leurs principales unités de propulsion de poupe, les bâtiments évoquaient des squales de taille différente, sans doute légèrement plus courts et massifs que des requins en ce qui concernait les cuirassés, mais la comparaison venait aisément à l’esprit pour les autres unités. Ailerons équipés de senseurs et d’armes, et générateurs de champs de force, destinés à détourner les tirs, saillant de la surface incurvée des coques. Les petits requins agiles et rapides qu’étaient les destroyers gagnèrent promptement la position qui leur avait été assignée par rapport à l’Indomptable, tandis que les croiseurs légers, plus volumineux, se déplaçaient entre eux avec une souplesse presque équivalente. Les croiseurs lourds fendaient l’espace avec une placide autorité, trahissant par leur cuirasse, leurs armes et leur masse leur mission primordiale de tueurs des escorteurs ennemis.
Les cuirassés, eux, évoluaient comme les monstres qu’ils étaient, énormes Léviathans hérissés d’armement, certes plus lents et presque gauches en raison de leur taille titanesque, pourtant plus proches de l’invulnérabilité que tout ce que l’humanité avait lâché dans l’espace. Les croiseurs de combat progressaient tout autour, quasiment de la même taille que les cuirassés et lourdement armés eux aussi, mais plus sveltes et véloces puisqu’ils avaient troqué leurs protections contre une plus grande capacité à accélérer et manœuvrer.
Les prétendus auxiliaires rapides de la flotte occupaient pratiquement le centre de la formation. Uniquement « rapides » dans l’esprit de ceux qui les avaient baptisés ainsi, les auxiliaires n’étaient ni fuselés ni pisciformes. Leurs lignes massives et carrées évoquaient plutôt ce qu’ils étaient en réalité : de pachydermiques usines autopropulsées transportant des cargaisons de minerais bruts destinés à fabriquer des pièces détachées pour les réparations et de nouveaux missiles, cellules d’énergie, mines et mitraille pour remplacer ceux que les vaisseaux avaient épuisés. Au combat, ils étaient un souci de chaque instant, puisque incapables de manœuvrer aussi bien que les vaisseaux combattants et de se protéger eux-mêmes avec efficacité, mais, sans leurs capacités de réapprovisionnement et de réparation, jamais Geary n’aurait pu faire traverser l’espace syndic à la flotte de l’Alliance. Il espérait qu’il n’en aurait pas aussi cruellement besoin cette fois.
Les images des croiseurs de combat de classe Adroit retinrent un instant son regard et il dut se retenir de fixer son écran d’un œil furibard. Pas moyen de dire ce qu’un éventuel observateur pourrait penser de sa moue, et il savait d’expérience que tout le monde observait constamment les plus hauts gradés pour tenter d’appréhender leur comportement et les sentiments qui les traversaient sur le moment. C’était même là une des premières tactiques de survie qu’apprenait tout jeune officier un peu futé.
Mais il n’en voulait à personne de la flotte et son mécontentement n’allait au comportement d’aucun de ses vaisseaux. Il naissait plutôt de l’emploi qu’il avait fait quelques heures plus tôt d’un logiciel de la flotte pour piloter lui-même l’Adroit virtuellement. Geary s’était depuis longtemps résigné à ce que les vaisseaux de guerre ne fussent pas, dans cet avenir, de pures mécaniques d’horlogerie construites pour résister à des décennies de service. Ils étaient plutôt assemblés à la hâte, sans grand soin et souvent assez grossièrement. Un siècle de guerre s’était soldé par la construction de vaisseaux dont la trop courte espérance de vie ne justifiait pas de minutieuses finitions.
Mais ceux de la classe Adroit avaient encore aggravé cet état de fait ; c’était pire que ce qu’il avait cru comprendre en consultant les statistiques officielles de ces nouveaux croiseurs de combat. Quand l’avatar de Geary avait fait cet essai, il s’était trouvé contraint de dissimuler, au prix d’efforts encore plus douloureux, l’épouvante que lui inspiraient ses défauts de construction et les compromis passés dans sa conception, compromis qui avaient sans doute permis de gagner du temps et de faire des économies, mais en contrepartie de défaillances significatives. Il pouvait déduire des explications et excuses occasionnelles du capitaine Kattnig, relativement à l’équipement de l’Adroit, que son commandant était parfaitement informé des tares de son bâtiment, et que tout vétéran de son équipage en avait également conscience. Mais souligner ouvertement ses erreurs de conception et en faire une obsession n’aurait servi de rien. Geary s’était retrouvé dans cette situation où on lui livrait un équipement dont il savait pertinemment qu’il n’était pas à la hauteur, et où, contraint de l’accepter, il devait ensuite endurer avec son personnel les mauvaises notes et les critiques sévères d’équipes d’inspection apparemment persuadées que l’équipage d’un bâtiment était censé surmonter miraculeusement les nombreuses erreurs accumulées lors de sa conception, de sa fabrication et de ses essais.
Il avait donc mis le plus grand soin à dissimuler sa réaction à l’équipage car celui de l’Adroit n’aurait que trop aisément pris pour lui ce témoignage de désapprobation. Or rien n’aurait été plus éloigné de la vérité. L’équipage était avide de faire ses preuves, en même temps que déçu d’avoir raté le long trajet désespéré de retour que s’était appuyé le reste de la flotte, et bien décidé à briller aux yeux de Black Jack Geary. Le capitaine Kattnig connaissait le capitaine Tulev. « Nous avons servi ensemble sur le Décidé et reçu tous les deux notre commandement après la bataille d’Hattera. » L’espace d’un instant, les yeux de Kattnig s’étaient embués de nostalgie. « Il y a eu depuis de nombreux bâtiments et de nombreuses batailles, mais Tulev et moi sommes toujours là.
— Et je me félicite de vous avoir tous les deux sous mes ordres, avait répondu Geary. J’ai cru comprendre que l’Adroit n’a été armé qu’il y a deux mois.
— À peu de chose près, amiral. Mais nous sommes parés, avait insisté Kattnig. Nous pouvons suivre la flotte.
— Je n’en doute pas. » Geary s’était exprimé assez distinctement pour se faire entendre des spatiaux présents. « L’Adroit me fait l’effet d’un vaisseau de vétérans. Je sais que vous vous battrez bien. »
Le capitaine Kattnig avait opiné, le visage tendu « Et comment, amiral ! Aucun de nous n’a eu la chance d’endurer avec vous le long trajet de retour vers l’espace de l’Alliance, et nous le regrettons tous. »
Ce regret absurde arracha un sourire à Geary, mais il parvint à le transformer en une mimique de connivence. Il comprenait aisément que des spatiaux pussent souhaiter se trouver avec leurs camarades en de pareils moments. « Votre présence nous aurait sans doute été utile, mais au moins vous êtes là aujourd’hui.
— Le capitaine Tulev s’est honorablement comporté, ai-je cru comprendre, reprit Kattnig plus bas. Voire excellemment.
— Effectivement. Il est à la fois fiable et apte. Je me félicite de l’avoir eu à mes côtés.
— Content de l’apprendre. Tulev et moi avons été promus en même temps.
— Oui. Vous venez de me le dire.
— Vraiment ? Toutes mes excuses, amiral. » Le capitaine Kattnig avait regardé autour de lui comme pour étudier son propre bâtiment. « On dit que vous mettrez fin à la guerre. Cette campagne sera peut-être la dernière.
— Pourvu que les vivantes étoiles consentent à nous gratifier de ce bonheur…, convint Geary.
— Oui. Une très bonne chose. » Kattnig, néanmoins, n’en semblait pas tout à fait persuadé. « Je n’aurais pas pu accompagner la flotte, voyez-vous. Mon propre vaisseau, le Parangon, a été gravement endommagé pendant la bataille de Valsidia, de sorte que nous procédions à sa remise en état à T’shima.
— Je vois.
— Puis on l’a de nouveau précipité dans l’action pour défendre l’Alliance quand la flotte était… quand on ne pouvait plus compter sur elle. Nous avons été si grièvement touchés en défendant Beowulf qu’il a fallu le rayer des cadres.
— La bataille a dû être héroïque, laissa tomber Geary en se demandant pourquoi Kattnig semblait vouloir justifier son absence lors de l’attaque du système mère syndic par la flotte.
— En effet, amiral, en effet. » La voix de Kattnig n’était plus qu’un filet et son regard se perdit dans le lointain puis revint se poser sur Geary. « J’ai réclamé un autre bâtiment. Pour… Pour accompagner cette fois la flotte.
— La défense de l’Alliance pendant l’absence de la flotte était une tâche cruciale, répondit Geary d’une voix calme mais ferme. Sans elle, nous n’aurions trouvé que ruines et défaite à notre retour. Vous vous êtes bien conduit.
— Merci, amiral. Vous verrez que mon vaisseau en est tout aussi capable », promit Kattnig.
Geary avait fait tout ce qu’il pouvait pour maintenir un bon moral à bord de l’Adroit, mais son inspection lui avait par trop souvent administré la preuve que son équipage se battrait mieux que le bâtiment qu’on lui avait affecté. Certaines redondances exigées par les systèmes les plus critiques avaient été réduites, en deçà des marges de sécurité, les capacités de son armement amoindries par les coupes claires effectuées dans les câbles chargés d’alimenter en énergie ses lances de l’enfer et ses réserves de missiles, lesquelles contenaient moins de spectres alors que leur taille réduite aurait peut-être permis d’en embarquer davantage à condition de les disposer convenablement. Les senseurs aussi avaient perdu une bonne partie de leurs redondances et de leurs capacités, les bâtiments de la classe Adroit étant conçus pour dépendre de ceux d’autres vaisseaux. Ce qui sans doute était bel et bon lors d’un engagement de toute la flotte, mais cette lacune, dans un combat où un vaisseau de cette classe serait livré à lui-même, aurait suffi à l’handicaper. Geary ne pouvait même pas se permettre d’en envoyer un accompagné de seuls escorteurs, car les capacités des destroyers et croiseurs n’auraient pas entièrement compensé les insuffisances des senseurs de ces nouveaux croiseurs de combat.
La conception des vaisseaux de classe Adroit lui rappelait à nouveau à quel point la situation était mauvaise, et combien ce siècle de guerre avait sapé la base industrielle et économique des deux combattants, à tel point que même une civilisation interstellaire ne pouvait plus la maintenir. S’il ne réussissait pas à mettre un terme à la guerre, elle continuerait de se détériorer, de décrire une spirale de plus en plus rapide vers l’effondrement total, comme si le conflit était un trou noir aspirant l’humanité et tout ce qu’elle avait créé dans les étoiles. Il pouvait à présent comprendre le désespoir de Desjani, qui l’avait poussée à exiger qu’il lui promît de mener à bien une mission qu’elle croyait lui avoir été assignée par les vivantes étoiles. Et aussi l’espoir qu’il lisait dans le regard des gens qui le croisaient. Il se demanda combien ils étaient exactement à comprendre la pression que cette espérance faisait peser sur lui.
Desjani en avait conscience, elle. Il en avait la certitude. Assez pour lui offrir de lui sacrifier son honneur, du moins s’il le lui avait demandé, s’il lui avait laissé entendre qu’il avait besoin de cela. Sa propre réaction à cette proposition, son refus de lui infliger un tel déshonneur, lui avait donné la force de poursuivre. Peut-être les civilisations humaines s’écroulaient-elles, mais, tant que des gens comme Desjani continueraient de se battre et de croire, on pourrait nourrir l’espoir de mettre un terme à leur chute.
Il prit donc place dans le fauteuil de commandement, sur la passerelle de l’Indomptable, pendant que les vaisseaux de l’Alliance gagnaient la position qui leur avait été assignée puis que la flotte tout entière (des centaines de vaisseaux se déplaçant à l’unisson) accélérait vers le point de saut menant au système stellaire syndic d’Atalia.
Il se rendit compte que, sans rien savoir des pensées qui l’agitaient, Desjani l’observait. Du moins l’espérait-il. Elle donnait parfois l’impression troublante de lire dans son esprit. « Quoi ?
— Superbe spectacle, n’est-ce pas, amiral ? Je ne les avais encore jamais vus manœuvrer avec autant de grâce. Nous étions toujours beaucoup plus débraillés. Planter nos crocs dans l’ennemi, c’était la seule chose qui comptait. Pas de faire joli en formation. Nous ne nous rendions pas compte que l’un n’allait pas sans l’autre.
— Ils ont belle apparence, en effet. Ils sont très doués. Mais tous ne rentreront pas chez eux, fit-il calmement observer.
— Non. La dernière fois qu’ils sont tous rentrés chez eux date d’un siècle, amiral Geary. Peut-être allez-vous enfin changer cela.
— Si j’y parviens, je ne l’aurai pas fait tout seul, capitaine Desjani. »
La flotte sortit du système stellaire de Varandal. Tous les yeux la suivaient.
« Atalia sera notre première escale, confirma Geary aux officiers qui le regardaient. Nous adopterons la formation de combat avant le saut, bien que nous ne nous attendions pas à rencontrer dans ce système une opposition très farouche. Si les Syndics veulent absolument combattre là-bas, nous leur ferons ce plaisir. » La salle de conférence stratégique de la flotte semblait immense avec sa très longue table occupée par les présences virtuelles de tous les commandants de vaisseau. Y assistaient également, de surcroît, le fraîchement promu général d’infanterie Carabali, la coprésidente Rione et deux représentants du Grand Conseil : la corpulente sénatrice Costa et un sénateur du nom de Sakaï, qui ne s’était que très peu exprimé lors de la première entrevue de Geary avec le Grand Conseil.
La plupart des officiers de la flotte s’efforçaient de leur mieux d’ignorer l’existence de ces deux nouveaux politiciens, mais tous, sachant que Geary lui faisait confiance, traitaient Rione avec la plus grande courtoisie. Les commandants des bâtiments de la Fédération du Rift et de la République de Callas l’avaient toujours regardée comme leur représentante politique et défendue, mais même eux s’étaient félicités de n’avoir jamais eu à choisir entre elle et Geary.
Là où aurait dû se tenir le capitaine Cresida était assis un nouveau commandant de croiseur de combat : son « remplaçant » qui, pourtant, ne la remplaçait pas tout à fait. Mais au moins les capitaines Tulev et Duellos étaient-ils là, solides et fidèles au poste en dépit de leur présence virtuelle, ainsi que Desjani, quant à elle physiquement présente.
« Afin d’assurer la sécurité de nos plans, je ne vous donnerai d’autres instructions qu’à Atalia, poursuivit Geary. Vous laisser jusque-là dans l’ignorance ne me plaît pas plus que cela, mais il est essentiel d’en préserver le secret. »
La majorité des commandants affichèrent leur déception mais approuvèrent de la tête. Néanmoins, les nouveaux commandants, ceux qui avaient rejoint la flotte à Varandal, regardèrent autour d’eux, mal à l’aise. Geary savait qu’ils s’étaient attendus à le voir leur exposer son plan et s’efforcer de les convaincre de son efficacité, en usant de manœuvres politiciennes pour se gagner un soutien maximal avant d’appeler à un vote d’approbation. Il avait renoncé à cette procédure dès qu’il l’avait pu, même si les conférences de la flotte s’étaient montrées passablement houleuses par la suite.
« Amiral Geary… » Le commandant Olisa du croiseur de combat Ascendant semblait osciller entre déférence et défi. « Les officiers de la flotte sont habitués à recevoir davantage d’informations sur la stratégie qu’on leur propose. »
Geary lui retourna un regard aussi ferme que courtois. « Je ne “propose” pas mes plans, capitaine. Ils sont d’ores et déjà fixés. Vous en saurez plus long dès que je le pourrai.
— Mais nous devons débattre de… »
Tulev intervint sur un ton égal : « L’amiral Geary est ouvert aux suggestions et observations, Isvan. Je peux vous promettre qu’il les écoutera. Mais il ne procède pas comme vous en avez l’habitude. Il suit la voie de nos ancêtres.
— Nos ancêtres ? » Olisa fit la grimace mais hocha la tête. « J’avais entendu dire que ça se passait différemment. Il faut sans doute s’y habituer.
— Je peux comprendre, répondit Geary. Moi aussi, j’ai dû m’habituer à beaucoup de choses.
— Pouvez-vous au moins nous confirmer l’objectif de notre mission, amiral Geary ? demanda le capitaine Armus du Colosse. Devons-nous vraiment contraindre par la force l’ennemi à faire la paix ? »
Geary pesa ses mots. Armus s’était parfois montré rétif et ce n’était en aucun cas un officier inspiré, mais il était raisonnablement courageux et obéissait aux ordres. De plus, pour l’heure, il se montrait tout à la fois respectueux et correct, et méritait donc qu’on lui rendît la pareille. « C’est exact, répondit finalement Geary en hochant la tête. Nous comptons acculer les Syndics dans leur dernier retranchement et les y maintenir jusqu’à ce qu’ils consentent à mettre fin au conflit. Pas seulement par un cessez-le-feu. Par un armistice. »
Le capitaine Badaya, qui, depuis la promotion de Geary, affichait ouvertement une satisfaction un poil arrogante, hocha pensivement la tête à son tour, comme s’il partageait quelque secret avec lui. « En appliquant précisément votre plan, amiral Geary.
— En effet. Je vous promets que vous aurez plus de détails dès notre arrivée à Atalia. »
Alors que s’effaçaient les images des autres officiers, Geary constata que les deux politiciens restaient sur place comme s’ils attendaient quelque chose.
« Oui, sénateurs ? »
Costa lui adressa un bref sourire. « Maintenant que les autres sont partis, vous pourriez nous mettre au courant. »
Desjani donna littéralement l’impression de se mordre la lèvre pour s’interdire de parler. Geary, quant à lui, cherchait une réponse à la fois correcte et diplomatique.
Mais Rione décocha à Costa un sourire rassurant. « Je les informerai moi-même, amiral Geary. »
Vraiment ? Geary ne s’était pas ouvert à elle de ses plans précis. Aurait-elle violé ses consignes de sécurité ? Mais Rione lui fit un lent clin d’œil à l’insu des deux autres sénateurs. « Très bien, fit Geary. Capitaine Desjani ? »
Il sortit précipitamment, suivi par Desjani, en se demandant ce que Rione allait bien pouvoir dire aux deux sénateurs pour les satisfaire. « Y aurait-il un moyen d’interdire à ces deux-là l’accès au logiciel de conférence ? s’enquit-il.
— Au moins disposez-vous de cette politicienne pour leur tenir la dragée haute, grogna-t-elle. Que mes ancêtres me pardonnent, mais je me félicite pour le moment de sa présence à bord.
— Vous surmonterez.
— Et certainement très vite, convint-elle. Serez-vous sur la passerelle lors du saut pour Atalia ?
— Bien sûr. » Geary s’accorda une courte pause. « Beaucoup de choses en dépendent. Mais je dois auparavant me rendre ailleurs.
— J’y vais moi aussi de ce pas. » Ils s’enfoncèrent dans les entrailles de l’Indomptable jusqu’au secteur le mieux protégé du vaisseau, où étaient établis les habitacles réservés au culte. Desjani prit congé de lui à l’entrée de l’un d’eux, en cherchant ses yeux des siens le temps que la porte s’en referme.
Geary alla s’asseoir dans une autre cabine sur le banc de bois traditionnel. Pour la toute première fois, il se demanda de quelle planète provenait ce bois. Tant de mondes étaient plantés d’arbres ou d’une végétation similaire, et l’humanité avait exporté de nombreux plants pendant ses longues pérégrinations à travers le vide interstellaire. Il alluma la simple bougie puis en fixa un instant la flamme. Difficile de verbaliser ses nombreuses émotions, mais il finit par prendre la parole à voix basse : « Je ne demande pas le succès pour moi mais pour tous ceux qui comptent sur moi. S’il vous plaît, aidez-moi à terminer cette guerre, et, si mon destin est de mourir au cours de cette mission, veuillez, je vous prie, ramener Tanya Desjani chez elle saine et sauve. »
Une demi-heure plus tard, il se trouvait avec Desjani sur la passerelle de l’Indomptable et, divisée en trois formations en ordre de bataille, la flotte sautait pour Atalia.