Quatre

Quatre jours après, la flotte de l’Alliance refaisait irruption dans l’espace conventionnel au point de saut situé à la lisière du système stellaire d’Atalia, contrôlé par les Monde syndiqués.

« Que diable se… ? » Telle fut la première réaction de Geary à la réactualisation de la situation par les senseurs.

Aucune mine pour bloquer le point d’émergence, aucune puissante flottille pour guetter à proximité ou croiser sur une orbite distante autour de l’étoile ; seule une importante concentration de cargos syndics patientait à quatre minutes-lumière de là, de l’autre côté du point de saut, comme s’ils attendaient la flotte de l’Alliance.

Le front plissé d’incrédulité, Desjani se tourna vers ses officiers de quart pour aboyer des ordres. « Tâchez d’apprendre tout ce que vous pourrez sur ces vaisseaux marchands !

— Commandant, des embarcations plus petites s’accrochent à chacun de ces cargos, annonça la vigie des opérations. Jusqu’à une vingtaine pour les plus grands.

— Des vaisseaux mères. » Geary attendit impatiemment des comptes rendus plus détaillés des senseurs. « Leur cargaison ?

— Ces machins sont trop gros pour des missiles », fit remarquer Desjani. Puis elle écarquilla les yeux. « Malédiction ! Ce sont des…

— Des vedettes d’assaut rapides ! termina triomphalement la vigie des opérations.

— Ils nous envoient des VAR ? » Desjani avait presque l’air horrifiée, mais pas nécessairement par cette nouvelle. « Contre tant de vaisseaux de guerre et dans l’espace ouvert ?

— Des VAR ? » Geary parcourut hâtivement les spécifications qui venaient de s’afficher sur son écran et comprit très vite. « Elles ressemblent beaucoup aux VACP du siècle dernier.

— Aux VACP ? interrogea Desjani.

— Les vedettes d’attaque à courte portée. On n’y recourait que pour des opérations à proximité d’une planète ou d’un autre objet spatial de grande taille, en raison de leur autonomie réduite et de leurs capacités limitées.

— Alors celles-là doivent effectivement être identiques, confirma Desjani. Incapables de s’enfoncer dans l’atmosphère ni de se cacher derrière une planète, elles vont avoir ici de très gros problèmes. »

C’était peu dire. Geary étudia précipitamment les capacités des VAR. À 0,1 c, la flotte de l’Alliance ne mettait que quarante minutes à couvrir une distance de quatre minutes-lumière. Dix s’étaient d’ores et déjà écoulées et il lui fallait partir du principe que les VAR s’élanceraient le plus tôt possible pour foncer sur les vaisseaux de l’Alliance et réduire encore le délai avant le contact.

Comme les VACP qu’il avait connues, ces VAR étaient petites et ne contenaient qu’un ou deux hommes d’équipage. En sus d’un simple projecteur de lances de l’enfer au temps de rechargement relativement long, certains modèles étaient équipés d’un unique missile, et d’autres de deux canons à mitraille à un seul coup. Leur cuirasse était quasiment inexistante et leurs petits générateurs ne pouvaient alimenter que de très faibles boucliers. « Qui diable a bien pu les envoyer en mission suicide ?

— Tous sont certainement volontaires », rectifia Desjani.

Les senseurs avaient repéré le lancement, trois minutes plus tôt, des VAR par les vaisseaux mères improvisés qu’étaient ces bâtiments marchands, et des alarmes se mirent à retentir. Considéré sous le seul angle de leur multitude, l’essaim de petites embarcations restait impressionnant.

Rione était visiblement de cet avis. « Pouvons-nous les repousser ?

— Sans problème », répondit Desjani.

Geary approuva d’un hochement de tête.

« Mais elles sont plus petites, rapides et maniables, insista Rione.

— Plus petites, sans aucun doute, répondit Geary. Mais ni plus rapides ni plus maniables. L’officier qui a échafaudé ce plan était sans doute chargé de la défense planétaire, et il a dû se dire, puisque, comparées aux vaisseaux spatiaux, les VAR ressemblent à des espèces d’aéronefs, que les lois de la physique joueraient en leur faveur, comme pour des avions lancés contre des navires de haute mer sur une planète pourvue d’une atmosphère et d’océans. Mais ces VAR ne se déplacent pas dans un milieu moins dense que nos vaisseaux, elles opèrent très exactement dans le même, de sorte qu’il ne s’agit plus que d’un rapport masse/poussée. Les VAR sont petites, mais ça veut dire qu’elles disposent aussi de systèmes de propulsion et de générateurs plus petits. Elles sont assurément plus maniables que nos cuirassés, mais nos destroyers sont équipés de plus grosses unités de propulsion et bénéficient d’un meilleur rapport masse/poussée. » Sur son hologramme, les VAR avaient fini de se dégager des cargos et accéléraient vers la flotte.

Desjani secoua la tête, l’air écœurée. « Aucune des vedettes qui survivront à cette attaque ne pourra rentrer chez elle. Elles n’ont ni le carburant ni les systèmes de survie nécessaires. J’espère que l’officier syndic responsable de ce gâchis est à bord d’un de ces cargos.

— Il se trouve sans doute à une bonne douzaine d’années-lumière, lâcha Geary. Ces VAR sont-elles dotées de capacités furtives ?

— Plus ou moins, mais elles se trouvent pour l’instant au beau milieu de nulle part et nous avons assisté à leur lancement. Nos systèmes de combat n’auront aucun mal à les repérer, même après que… Et, tiens, voilà qui est fait ! Elles sont passées en mode furtif, mais nous conservons toujours la trace de leurs trajectoires.

— Très bien. » Geary consacra encore quelques secondes à observer la horde de VAR qui fonçaient vers la flotte de l’Alliance pour l’intercepter puis il afficha certaines des formations qu’il avait imaginées auparavant et les chargea dans les systèmes de manœuvre. Après s’être fait confirmer le délai exigé par un message pour atteindre l’unité la plus éloignée de la formation actuelle de la flotte, il enfonça la touche des communications. « À toutes les unités de la flotte de l’Alliance, ici le… » Il faillit dire « le capitaine Geary » mais se rattrapa au dernier moment. « Ici l’amiral Geary. Adoptez la formation Novembre à T quarante-sept. »

Desjani lui jeta un regard, afficha ladite formation sur son écran puis opina. « Ça va marcher. Mais vous devriez légèrement ralentir la formation pour lui permettre de descendre autant de VAR que possible.

— Merci. Est-ce que 0,08 c sera assez lent pour vous ? »

Desjani transmit la question à son officier des opérations, attendit une prompte réponse puis hocha de nouveau la tête. « Oui, amiral.

— Si elles sont de toute façon condamnées, faut-il absolument les détruire et risquer de souffrir de pertes ? s’enquit Rione d’une voix résignée.

— Oui, répondit Geary. Nous ne pouvons pas effectuer assez rapidement une embardée pour esquiver tous les missiles tirés par cette nuée de vedettes. Autrement dit, sur ce flanc, nos unités courraient le risque d’être touchées par des tirs à dérive haute nettement plus difficiles à contrer par un feu défensif que ceux à dérive basse. Je m’inquiète surtout de voir certains de ces missiles viser nos auxiliaires quand nous croiserons les VAR. »

À T quarante-sept, la formation de l’Alliance se dissolvait tandis que les escadrons et divisions de vaisseaux adoptaient leur nouvelle position par rapport à l’Indomptable. Geary attendit que la flotte se fût redisposée en cinq rectangles, dont la largeur faisait face à la direction prise par la flotte ; le plus grand occupait le centre et chacun des quatre autres, plus petits, un des angles à relativement brève distance. Au grand dépit de Geary, deux des nouveaux croiseurs de combat et plusieurs autres vaisseaux de moindre dimension prirent trop d’avance sur la position qui leur était assignée.

« Adroit, Affirmé, Insistant, Donjon, Pavidse, Demicontres, Halda, Tshekan, regagnez immédiatement la position qu’on vous a affectée. »

À la différence de ce qui s’était passé à Corvus et lors d’engagements ultérieurs, la grosse masse de la flotte maintenait fermement la formation et se conformait de façon exemplaire aux ordres de Geary. Il reporta pratiquement toute son attention sur les manœuvres de la flotte et l’essaim de VAR qui fondaient sur elle, semblant à présent remplir l’espace, en ne suivant que d’un œil les mouvements des vaisseaux erratiques. « À toutes les unités de l’Alliance, réduisez la vélocité à 0,08 c à T neuf, puis à 0,04 à T douze. Accélérez ensuite à 0,06 c à T quinze.

— Aucun de ces vaisseaux n’est capable de modifier aussi vite sa vélocité, fit remarquer Desjani.

— Je sais. Mais ça l’altérera si brutalement, juste avant le contact, que les systèmes de visée des VAR resteront englués dans leur première évaluation du moment où ils devront tirer leurs lances de l’enfer et leur mitraille. Je me garderais bien de tenter cette tactique si j’avais affaire à de plus gros vaisseaux, car nos formations risqueraient de se disloquer sous le coup de tant de changements cumulés de vélocité, mais elle devrait marcher contre les VAR. » C’était du moins ce que le manuel officiel préconisait un siècle plus tôt contre les VACP.

Un dernier ordre à transmettre. « À toutes les unités de là flotte de l’Alliance, pivotez de trente-cinq degrés vers le haut à T vingt-quatre. » Cette manœuvre aurait pour conséquence de conduire la flotte au milieu de l’essaim des VAR puis de la faire remonter et survoler d’assez haut les cargos.

« Nous allons rater les vaisseaux marchands, se plaignit Desjani avant de lancer à Geary un regard entendu. Ils sont trop attirants. Une cible trop facile. Ils ne tentent même pas de fuir alors qu’ils ont fini de larguer les vedettes.

— En effet. S’agit-il de cibles faciles ou de leurres ? » Geary secoua la tête. « Je ne me fie absolument pas à l’allure de ces cargos. »

Sur ces entrefaites la flotte entreprit de réduire sa vélocité, les propulseurs des vaisseaux s’employant à les faire pivoter à cent quatre-vingts degrés de manière à présenter leur poupe vers l’avant, puis à les ralentir autant que le leur permettaient leur élan, la puissance de leurs unités de propulsion et leurs tampons d’inertie. Au terme de ces deux manœuvres de freinage et juste avant le contact avec les VAR, ils pivoteraient de nouveau sur eux-mêmes pour présenter leur proue vers l’avant, accélérer et affronter l’attaque syndic avec leurs plus épais boucliers et leur plus massive puissance de feu.

« Elles arrivent toujours droit sur nous », annonça Desjani.

Quelque chose dans son ton nonchalant et décontracté alerta Geary. Il enfonça de nouveau la touche des communications. « À toute la flotte de l’Alliance : ces VAR n’ont droit qu’à un seul coup, mais il peut être très puissant. Ne les sous-estimez pas tant qu’elles ne sont pas détruites. Toutes les unités doivent procéder sur place à des manœuvres évasives juste avant le contact avec elles. » Sur place, c’est-à-dire en évitant d’obliquer trop loin de la position assignée à chaque vaisseau, mais en leur permettant toutefois de procéder à d’infimes changements de vecteur destinés à déjouer les tentatives des systèmes de visées ennemis de prévoir leur position suivante avec assez de précision pour faire mouche durant une enveloppe d’engagement d’une fraction de seconde.

D’autres sirènes retentirent au moment où les premières VAR se mirent à tirer leur missile. Un seul par vedette, et sans doute la moitié d’entre elles n’en étaient-elles même pas dotées, mais elles étaient si nombreuses à fondre sur la flotte qu’ils semblèrent très vite se multiplier. « À tous les vaisseaux, feu à volonté ! Abattez d’abord les missiles puis les vedettes. »

À si brève distance, alors que les forces adverses se rapprochaient rapidement, les missiles ennemis n’avaient plus le temps de procéder à leurs propres manœuvres d’esquive. Des lances de l’enfer jaillirent des vaisseaux de l’Alliance, sillonnant l’espace de faisceaux dirigés de particules à haute énergie qui, à courte portée, transperçaient les blindages comme du papier. Des missiles syndics explosèrent prématurément ou se désintégrèrent sous ce déluge de feu, puis les quelques survivants se heurtèrent à une grêle de mitraille. Les denses nuées de billes métalliques les déchiquetèrent : chaque bille qui frappait sa cible la vaporisait instantanément par la seule puissance de l’impact. Déjà décimés par ces rafales de mitraille, les derniers missiles ennemis furent anéantis au moment où la flotte entrait en contact avec les vedettes rapides.

Par leur seul nombre, les VAR auraient peut-être réussi à compenser leurs fragiles défenses et leur armement limité en concentrant toute leur faible puissance de feu individuelle sur des vaisseaux plus volumineux et en les frappant à coups redoublés, mais certainement pas dans ces conditions, quand elles affrontaient une flotte de bâtiments beaucoup plus gros, à qui leur formation permettait de démultiplier une puissance de feu déjà supérieure et de se renforcer les uns les autres. Les VAR étaient conçues pour s’attaquer à un petit nombre de vaisseaux isolés ; un ou deux dans l’idéal. Dans les meilleures conditions, à proximité d’une planète ou d’une base spatiale où ces petites vedettes pouvaient attendre en mode furtif et silencieux l’approche de l’ennemi, un nombre suffisant pouvait même réussir à abattre un cuirassé opérant en solo, mais sans doute au prix de très grosses pertes.

Ces conditions n’étaient pas réunies.

Contre de tels adversaires, les destroyers de l’Alliance étaient dans leur élément. Ils fondaient sur l’essaim des VAR, plus faibles et plus petites, comme des faucons sur une nuée de moineaux, en déchaînant à loisir leurs lances de l’enfer sur leur mince protection. Les croiseurs légers se déplaçaient presque aussi agilement au milieu des destroyers et anéantissaient plusieurs vedettes rapides à chaque rafale de leur armement plus lourd. Sans doute moins rapides et maniables, mais mieux protégés et armés que les VAR, les croiseurs lourds arrivaient juste derrière les escorteurs légers. Les vedettes s’efforcèrent bien de concentrer leurs tirs sur quelques vaisseaux, suffisamment pour percer leurs boucliers et leur blindage, mais, devant tant de cibles arrivant sur elles à une vitesse vertigineuse, elles ne firent pas assez souvent mouche pour modifier le rapport de forces.

La formation de l’Alliance et l’essaim des VAR se fondirent l’une dans l’autre à une vélocité combinée proche de 0,05 c, et la nuée de vedettes donna l’impression de s’évaporer comme un vol de moucherons s’écrasant sur le pare-brise d’un 4x4. Elles explosaient ou s’éloignaient en tournoyant sur elles-mêmes, incontrôlées, tous leurs systèmes détruits et leur équipage décimé. En raison de leur seul nombre, quelques-unes réussirent à percer les défenses des escorteurs de l’Alliance, mais pour être aussitôt réduites en pièces par le feu des cuirassés et des croiseurs de combat.

L’instant du contact avec la horde de VAR et de son anéantissement fut trop bref pour que les sens humains l’enregistrent ; la flotte de l’Alliance se retrouva brusquement privée d’ennemi et, sur l’ordre de Geary, entreprit d’exécuter un virage serré vers le haut (le « haut » correspondant, selon les conventions humaines, à ce qui se trouve au-dessus du plan du système, tandis que le « bas » correspond à ce qui se trouve au-dessous). Geary étudia anxieusement l’hologramme affichant l’état de la flotte, conscient que des collisions avec les VAR ou un tir de barrage heureux auraient pu causer des dommages importants à l’un de ses escorteurs, voire le détruire. Les données continuaient de se remettre à jour, signalant des boucliers affaiblis ou des frappes occasionnelles sur certains destroyers et croiseurs légers, quand un autre événement retint son attention. « Donjon, rejoignez immédiatement la formation ! Déviez de votre trajectoire pour éviter ces cargos ! »

Contrairement au reste de la flotte, le croiseur lourd isolé avait poursuivi sur sa lancée au lieu d’altérer sa trajectoire vers le haut, et, à présent, il fonçait droit sur l’amas de vaisseaux marchands syndics muets qui stationnaient le long du vecteur qu’aurait dû emprunter la flotte. Geary laissa passer quelques secondes, hanté par les images de la perte stupide, à Sutrah, d’un croiseur et de trois destroyers détruits par un champ de mines.

La réponse du Donjon lui parvint enfin. « Allons-nous laisser ces Syndics s’en tirer ? » s’étonna son commandant. Elle semblait estomaquée.

« C’est un piège ! répondit aussitôt Geary. Servez-vous de votre tête ! Ces cargos ne cherchent pas à s’enfuir et il ne s’en échappe aucun module de survie ! Il n’y avait aucun équipage à leur bord à part les pilotes de ces VAR, et ils sont probablement truffés de bombes à retardement. Dégagez tout de suite ! »

Quelques secondes plus tard, le Donjon consentait enfin à remonter en altérant – oh, si lentement ! – sa trajectoire vers le reste de la flotte, tandis que son élan continuait de le rapprocher des cargos.

Le visage de marbre, Desjani observait sans mot dire la progression du croiseur lourd ; sans doute se souvenait-elle aussi de Sutrah.

« Dix secondes avant que le Donjon ne s’approche au plus près du premier cargo, annonça la vigie des opérations.

— Ils activent leurs systèmes de propulsion ! » s’exclama Desjani un instant plus tard. Les propulseurs des cargos s’étaient allumés et entreprenaient de redresser les lourds bâtiments pour tenter de les placer sur une trajectoire d’interception avec la flotte de l’Alliance, qui n’allait plus tarder à les survoler. « Tous en même temps ! Il doit s’agir d’un contrôle automatisé reliant tous ces cargos. Aucun ramassis de civils n’aurait pu mener une action aussi coordonnée.

— En admettant qu’un ramassis de civils consente à charger notre flotte », renchérit Geary, les yeux rivés sur les secondes décomptant le délai autorisé au Donjon pour s’écarter des cargos.

Compte tenu des secondes-lumière qui séparaient la flotte du Donjon des vaisseaux marchands, ils ne virent les explosions que trois secondes après. « Le réacteur des deux cargos les plus proches du Donjon vient d’être victime d’une surcharge, déclara la vigie des opérations. Le Donjon risque de se trouver à la lisière extérieure de la zone de danger et d’avoir subi des dommages.

— Ils croyaient pouvoir retourner votre propre ruse contre vous, se plaignit Desjani.

— Peut-être s’imaginaient-ils qu’un autre que l’amiral Geary était aux commandes… ou qu’il était soudain devenu complaisant », rectifia Rione.

Quoi qu’il en fût, les Syndics avaient légèrement modifié le stratagème du champ de mines improvisé à base de vaisseaux piégés employé par Geary à Lakota. « Placer leurs bâtiments sous contrôle automatique afin de les rapprocher de leurs cibles si celles-ci les évitaient n’était pas une mauvaise idée, fit-il remarquer. Il nous faudra ouvrir l’œil au cas où ce genre de tactique se répéterait.

— Les Syndics eux-mêmes ne sacrifieraient pas des vaisseaux opérationnels de cette manière, lâcha Desjani. Mais, dorénavant, si jamais un cargo cherche à m’approcher, j’aurai tendance à tirer la première. » Elle fixa l’écran en fronçant les sourcils. « Lieutenant Yuon, appela-t-elle. Les surcharges de réacteur de ces cargos syndics m’ont paru beaucoup plus violentes qu’elles ne l’auraient dû. Trouvez dans quelle mesure ils ont redoublé leur puissance et tâchez de découvrir comment ils s’y sont pris. » Elle lança à Geary un regard circonspect. « Si nous nous en approchons à portée de lance de l’enfer, ces machins risquent d’endommager nos vaisseaux.

— Entièrement d’accord. Ne prenons pas de risques. » En raison de l’appauvrissement de ses réserves, Geary avait hésité à faire usage des missiles spectres durant le long trajet de retour de la flotte, mais on avait de nouveau rempli les soutes à Varandal et, manifestement, c’était aux spectres qu’il fallait faire appel ici. Néanmoins, les cargos ne disposent que de boucliers capables d’arrêter les radiations ; ils n’ont ni blindage ni défenses, et ces cargos-là progressaient poussivement sur des vecteurs aisément prévisibles destinés à leur faire intercepter la flotte. Ordonner aux systèmes de combat d’assigner à un nombre suffisant de ses vaisseaux la mission de tirer chacun un spectre sur un de ces cargos pour le détruire n’était que l’affaire de quelques secondes. Mais, avant même que Geary eût enfoncé la touche « Exécution », un éclat de rire ravi de Desjani retint son attention.

« Les Syndics ont trop serré leur formation, s’expliqua-t-elle. Elle aurait sans doute été plus efficace si nous avions foncé droit sur eux, mais, dans ces conditions… » Elle s’esclaffa de nouveau en montrant son écran.

Les deux cargos qui s’étaient autodétruits en surchargeant leur réacteur s’étaient trouvés assez près de certains autres vaisseaux marchands pour que la déflagration déclenche aussi la surcharge du leur. En explosant, ils avaient à leur tour provoqué l’anéantissement de leurs voisins, et ainsi de suite en une espèce de réaction en chaîne.

Une onde de destruction en expansion déferlait à travers la masse des cargos syndics à mesure que leur champ de mines s’oblitérait lui-même dans une sorte de fureur fratricide. « Il me semble que nous pouvons économiser nos missiles », déclara Geary, puis la satisfaction que lui inspirait le spectacle de l’autodestruction du piège syndic se dissipa lorsque le Donjon émergea en titubant de la zone de dévastation créée par la surcharge des réacteurs des deux premiers cargos. Il ravala un juron en consultant les relevés des dommages automatiquement retransmis par le vaisseau blessé. Lorsqu’il avait pris conscience des explosions, le Donjon n’avait plus le temps d’y réagir et l’un des flancs de sa proue avait essuyé la déflagration de plein fouet. Geary frappa sur sa touche de communication plus violemment qu’il ne l’aurait dû. « Donjon, je veux le plus tôt possible un rapport d’avaries complet ainsi qu’une estimation du délai exigé par les réparations de vos unités de propulsion endommagées. » Il bascula sur un autre canal pour contacter le Tanuki.

Le capitaine Smyth, qui, à Varandal, avait remplacé à la tête de la division des auxiliaires un capitaine Tyrosian visiblement soulagée, lui répondit quelques secondes plus tard : « Oui, amiral ?

— J’ai besoin de votre inventaire des dommages infligés au Donjon et d’une estimation du délai demandé par ses réparations, expliqua Geary. Les premiers rapports laissent entendre que les avaries de ses systèmes de propulsion sont trop sévères pour qu’il y procède lui-même. Si tel est réellement le cas, je veux savoir combien de temps il vous faudra pour les remettre en état, suffisamment pour permettre à ce vaisseau de suivre la flotte.

— Certainement, répondit jovialement le capitaine Smyth. Je vous rappelle.

— Attitude un tantinet débraillée, même pour un ingénieur, fit remarquer Desjani.

— Certes, convint Geary. Mais il a l’air zélé et disposé à se plier aux ordres. Tyrosian faisait certes du bon boulot quand elle commandait à la division, mais elle n’a jamais aimé ça et donnait parfois l’impression d’être submergée.

— C’est un euphémisme.

— Commandant, les surcharges de réacteur étaient d’une violence supérieure de cinquante pour cent à celle qu’un cargo aurait normalement dû engendrer, annonça le lieutenant Yuon. Les analyses indiquent que les Syndics auraient bourré les soutes de ces cargos d’explosifs et d’accélérateurs de divers types.

— Ils voulaient nous avoir alors que nous nous croyions hors de la zone dangereuse, glosa Desjani. Ça ne nous posera plus de problème maintenant. » Elle sourit à la vue de l’explosion des derniers cargos à la limite extrême du champ de mines improvisé, à mesure que l’onde de destruction les atteignait ; il ne resta bientôt plus à leur place qu’un champ de débris en expansion. « Charmant spectacle, non ? Voir des vaisseaux syndics se faire mutuellement exploser, c’est encore plus jouissif que les tailler soi-même en pièces. »

Geary se contenta de lui retourner brièvement son sourire puis se concentra de nouveau sur la situation. Les vaisseaux de l’Alliance étaient déjà très éloignés du champ de débris et continuaient de creuser l’écart. Quant au Donjon, il était encore trop proche de la zone de danger mais serait sans doute en mesure d’éviter de se laisser rattraper. Maintenant qu’il avait anéanti les forces syndics rassemblées près du point d’émergence, Geary pouvait prendre le temps d’évaluer les autres défenses d’Atalia.

Soit bien peu de chose. Système stellaire situé sur la ligne de front, Atalia avait essuyé de nombreuses attaques au cours du siècle : ses défenses sur orbite fixe avaient été réduites à l’état de cratères, voire désintégrées aussi vite qu’elles étaient construites. Depuis le dernier passage de la flotte de l’Alliance, peu de temps auparavant, les Syndics avaient monté diverses défenses fixes, telles que des canons à impulsion électromagnétique établis sur des lunes, des astéroïdes et une nouvelle forteresse orbitale. En outre, quelques avisos, peu ou prou identiques aux destroyers de l’Alliance malgré leur taille plus réduite, stationnaient à proximité des autres points de saut d’Atalia. Le premier ramenait à Padronis, naine blanche dépourvue d’intérêt, et le second au système stellaire dévasté de Kalixa. Dans quatre heures environ, quand les images de l’irruption de la flotte parviendraient à ces avisos, l’un d’eux sauterait assurément hors du système pour apporter aux autres Syndics la nouvelle de l’arrivée de la flotte. Voire deux avisos si l’ennemi avait déjà tenté de rebâtir à Kalixa.

Ces avisos mis à part, on n’apercevait qu’un seul croiseur léger orbitant autour d’une des planètes intérieures. Sans surprise. À court de vaisseaux, les Syndics avaient dû les rapatrier pratiquement tous pour défendre leur système mère. Les VAR n’étaient qu’une mesure désespérée.

Geary ordonna au système de combat d’échafauder un plan de bombardement des défenses fixes par des projectiles, des « cailloux » dans le jargon de la flotte, puis, lorsque la solution s’afficha quelques instants plus tard, il l’approuva et vit des dizaines de ses vaisseaux cracher des blocs de métal solide qui frapperaient leur cible après avoir accumulé de terrifiantes quantités d’énergie cinétique. Aucun objet gravitant en orbite fixe n’aurait la possibilité d’éviter le choc, mais, pour ses bâtiments, en revanche, esquiver en louvoyant les tirs de canons électromagnétiques éloignés de plusieurs heures-lumière serait un jeu d’enfant. Néanmoins, Geary ne tenait pas à se créer ce problème pendant que la flotte couperait à travers les marges extérieures du système, ni à voir ces canons cibler le Donjon alors que le croiseur lourd tenterait de procéder à des réparations.

Ce dernier n’avait toujours pas rappelé quand l’image du capitaine Smyth réapparut. « Un vrai foutoir ! annonça-t-il sur le même ton enjoué. Le Donjon aurait dû esquiver ! Ce croiseur est incapable de se réparer lui-même. Deux de ses principales unités de propulsion sont totalement détruites. Le Titan et le Tanuki peuvent s’en charger, mais, selon notre estimation, ça devrait prendre au moins quatre jours. D’ici là, le croiseur continuera de marcher sur trois pattes. »

Autrement dit, la flotte devrait lambiner de conserve. Conscient qu’il serait mal avisé de la ralentir à ce point en territoire ennemi, Geary ne consacra qu’une seconde à réfléchir aux choix qui s’offraient à lui. « Merci, capitaine.

— À votre service.

— Je me demande comment il réagit aux vraiment mauvaises nouvelles, s’étonna Desjani.

— Sans doute de la même façon, hasarda Geary. Plus on lui donne de trucs à réparer, plus il est content.

— On ne peut guère s’attendre à un meilleur comportement de la part d’un ingénieur. À propos d’ingénieurs et de comportement, le capitaine Gundel a-t-il jamais achevé cette étude que vous lui aviez confiée pour ne plus l’avoir dans les jambes ?

— Non. Je l’ai laissé à Varandal. Il bûchait encore dessus. »

Desjani secoua la tête. « Combien lui faudra-t-il de temps, à votre avis, pour comprendre que, depuis qu’elle a regagné ce système, la flotte n’a plus besoin d’une étude sur ses besoins logistiques pour rentrer à Varandal ?

— Je ne crois pas que de menus détails de cette nature – par exemple que son rapport ait ou non un intérêt stratégique – puissent décourager le capitaine Gundel. Quoi qu’il en soit, le propos de ce rapport était de le tenir occupé en lui fournissant une activité inoffensive, et il remplit donc entièrement son objectif. » Il eût été stupide de reporter sa tâche suivante à plus tard. Il appela donc le Donjon.

Le commandant du croiseur lourd fixait Geary dans la fenêtre virtuelle qui flottait devant lui. « Nous sommes encore en train d’évaluer les dommages, amiral.

— Mes propres relevés et une évaluation des ingénieurs des auxiliaires indiquent que les réparations exigeront au moins quatre jours et un solide renfort extérieur, répondit Geary. Cela coïncide-t-il avec vos propres calculs, du moins jusque-là ? »

Le commandant du Donjon hocha la tête avec une visible réticence. « Oui, amiral.

— La flotte ne peut pas se permettre de ralentir aussi longtemps pour vous accompagner, annonça Geary sans ambages. Le Donjon devra regagner Varandal pour y être réparé. Vous pourrez rendre compte à Atalia des résultats de notre action. »

Son interlocuteur afficha une mine tout bonnement horrifiée. « Je vous en supplie, amiral. Il ne s’agit pas de moi. L’équipage mérite d’accompagner la flotte dans cette mission historique. Le Donjon tiendra le rythme, amiral.

— Non. Il en est incapable. Ce que je fais là me déplaît, commandant, mais vous avez créé vous-même cette situation par vos agissements. Je me félicite que votre croiseur n’ait pas été détruit par ce champ de mines improvisé. Je vous accorde le mérite d’avoir réagi, avec quelque retard sans doute, à mon ordre de vous en écarter. Si vous n’aviez pas obtempéré, vous seriez déjà relevé de votre commandement. Mais vous avez obéi, encore que trop tardivement pour interdire à votre bâtiment d’être endommagé. Je ne mettrai pas en péril d’autres vaisseaux ni notre mission en passant quatre jours de plus à ramper dans ce système stellaire pendant qu’on répare le Donjon. Je regrette qu’il n’accompagne pas la flotte, et mon rapport stipulera que son retour à Varandal ne traduit aucune animosité de ma part à l’encontre de ses officiers et de ses matelots, mais je n’ai pas le choix. Décrochez et regagnez Varandal au plus vite pour ces réparations, capitaine.

— À vos ordres, amiral. » Le commandant du Donjon salua maladroitement, pâle comme la mort.

Là-dessus, Geary resta un moment vautré dans son fauteuil à regarder fixement son écran.

« Il a eu de la chance, déclara enfin Desjani.

— Je sais. Nous aussi. Faut-il que les Syndics soient désespérés pour bricoler ici une telle défense !

— Et comment ! » Cette idée semblait mettre Desjani encore plus en joie.

« Y a-t-il eu des survivants parmi les pilotes de ces vedettes ? » s’enquit alors Rione.

La question arracha une grimace à Desjani, qui questionna cependant une de ses vigies du regard.

« Probablement aucun, madame la coprésidente, répondit ce lieutenant. Les VAR sont si petites que le moindre coup fatal porté à leur coque anéantit vraisemblablement leur équipage. Elles ne sont pas équipées de capsules de survie. Rien que la vedette elle-même et des combinaisons pour une ou deux personnes. Une fois les systèmes d’une VAR détruits, l’espérance de survie du personnel est estimée à… euh… entre une demi-heure et une heure.

— Il ne servirait donc à rien de demander au Donjon de chercher des survivants pour les faire prisonniers ? »

Cette fois, Desjani répondit elle-même à la question de Rione, mais sans la regarder. « Ils étaient en mission suicide. Ils le savaient. Si l’un d’eux survit assez longtemps pour que le Donjon s’en approche, il risque de déclencher d’autres explosions à bord de son épave ou de se faire sauter lui-même à l’aide d’explosifs. »

Devant le visible mécontentement de Rione, Geary appela le lieutenant Iger pour lui répéter la dernière assertion de Desjani. « Êtes-vous du même avis ? »

Iger palabra avec quelques membres du service du Renseignement puis hocha la tête. « Oui, amiral. Ceux qui pilotaient ces VAR en de telles circonstances ne pouvaient qu’être des fanatiques disposés à mourir pour leur cause. J’éviterais de m’en approcher, sauf s’ils sont morts ou inconscients. » Il s’interrompit pour réfléchir. « Mais même les cadavres pourraient être équipés de mèches de proximité déclenchées par un système de l’homme mort. Je ne m’y risquerais pas, amiral. »

Nouveau rappel (si du moins Geary en avait eu besoin) de l’horrible tournant qu’avait pris cette guerre en un siècle. « Navré, madame la coprésidente.

— Je comprends. » Elle se leva. « Je vais regagner ma cabine et feindre d’y avoir passé la journée. Les sénateurs Costa et Sakaï ignorent que les politiciens ont accès à la passerelle en de tels moments, et je préfère m’abstenir de les en informer. »

Desjani la suivit des yeux, le regard suspicieux. « Pourquoi est-elle soudain si aimable ? »

Geary suivit son regard. « Je n’en ai aucune idée.

— Elle connaît vos plans ?

— Pas en détail. »

« Contrairement à vous », avait-il failli ajouter, avant de décider que ce serait de l’acharnement.

Desjani se fendit d’un sourire lugubre. « Parfait. Quand donc en seront-ils tous informés ?

— Dans un jour et demi, quelques heures à peine avant le saut.

— Parfait, répéta-t-elle. D’ici là, le Donjon aura regagné le point de saut en claudiquant et sera reparti pour Varandal, de sorte qu’aucun message de dernière minute ne pourra lui être adressé qui risquerait de les compromettre.

— En effet », acquiesça-t-il sur un ton laissant entendre qu’il y avait déjà réfléchi. Mais le sourire ironique de Desjani lui apprit qu’il mentait toujours aussi mal.


La flotte était dans le système d’Atalia depuis un peu plus de douze heures quand la transmission leur parvint depuis la principale planète habitée. Sept individus se tenaient derrière un large bureau et l’un d’eux s’adressa à Geary avec componction.

« De la part des dirigeants des Mondes syndiqués du système stellaire d’Atalia, à l’intention du capitaine Geary. Nous avons voté la sécession d’avec les Mondes syndiqués et fondé un système stellaire autonome. Nous désirons présenter officiellement à l’Alliance la reddition d’Atalia, à la condition que vous garantissiez personnellement la sécurité de ses habitants contre toute attaque ou mesure de représailles. »

Geary se rejeta en arrière dans un des fauteuils de sa cabine, fixa l’écran puis retransmit le message à l’intérieur de l’Indomptable. « Madame la coprésidente, j’aimerais que vous preniez connaissance de cette déclaration. »

Moins de dix minutes plus tard, l’alarme de son écoutille lui annonçait l’arrivée de Rione. Elle affichait en entrant une mine triomphante mâtinée d’inquiétude. « Une reddition ?

Savez-vous quand un système stellaire syndic s’est rendu à l’Alliance pour la dernière fois ?

— Non.

— Ça ne s’est jamais produit. On peut sans doute les conquérir et les soumettre au prix de très gros efforts, et il arrive parfois à des coalitions de forces armées ou de cités particulières de se rendre sous la pression, mais jamais un système stellaire en son entier. » Rione s’assit, les paupières baissées. « Aucun signe d’une révolution dans ce système ?

— Non. Ça n’a pas l’air de se passer comme à Héradao. Ni les senseurs de la flotte ni le service du Renseignement n’ont eu connaissance de luttes intestines ou d’un problème quelconque avec le commandement et le réseau de contrôle syndics. »

Le regard de Rione se reporta sur l’hologramme de la cabine de Geary. « Nous avons brisé l’échine des forces loyalistes à notre émergence du point de saut. Tué tous ceux qui préféraient la mort à la reddition. C’est chose faite et, maintenant, ceux qui restent ne sont plus trop pressés de livrer des batailles désespérées. »

C’était logique jusque-là, mais ça soulevait une grosse question. « Comment diable puis-je accepter la reddition d’un système stellaire ? Je n’ai pas à ma disposition le dixième de l’infanterie spatiale ou terrestre dont j’aurais besoin pour occuper quelques sites stratégiques. »

Elle lui jeta un regard lugubre. « Tu pourrais aussi te demander comment tu comptes le protéger des représailles des Syndics. Tu n’as pas l’intention de laisser sur place une partie conséquente de la flotte, j’imagine ?

— Non. » Geary faisait les cent pas en s’efforçant de déterminer comment il allait réagir. « Le Donjon n’a pas encore sauté. J’ai vérifié sa position et nous devrions encore avoir le temps de lui envoyer un message avant qu’il ne sorte de ce système pour regagner Varandal. Il pourrait le transmettre à l’Alliance, qui, dès lors, enverrait ici quelques autres unités pour venir à bout des vaisseaux légers dont les Syndics disposeraient toujours dans ce secteur.

— Atalia a été pilonné à mort au cours du dernier siècle. Les Syndics n’y tiennent pas exactement comme à la prunelle de leurs yeux. » Rione haussa les épaules et se leva. « Mais nous n’allons pas l’annexer. Je vais préparer un message que le Donjon transmettra au Grand Conseil, en suggérant que nous offrions à ce système une protection limitée mais sans promettre davantage. L’Alliance ne peut pas prendre la responsabilité d’entretenir des systèmes stellaires syndics en sus des siens. Veille à spécifier dans ton propre message au Donjon que tu as promis sur l’honneur de ne plus bombarder la population d’Atalia, sauf en cas d’attaque des unités de l’Alliance dans ce système. »

Dès que Rione fut sortie, Geary se mit à l’ouvrage pour ciseler sa réponse. À un moment donné, une sirène lui annonça que le bombardement cinétique programmé douze heures plus tôt par l’Alliance avait atteint certaines de ses cibles lointaines. Il n’était pas question de mettre un terme à la progression des « cailloux », puisque, pas plus que les Syndics, l’Alliance n’était capable de les arrêter.

Pourtant un dernier détail le turlupinait : Atalia ne s’était pas rendu à l’Alliance… mais à lui.


Le capitaine Duellos (l’homme en chair et en os, pas son image virtuelle) se pencha en arrière et balaya du regard la cabine de Geary. « Je m’attends toujours à découvrir un décor un peu différent quand je m’y trouve en personne, si réalistes que soient censément mes visites virtuelles. Trop de gens se servent de filtres qui donnent au visiteur virtuel une fausse idée de grandeur ou toute autre illusion immaculée qui leur semble préférable à la réalité.

— Alors, est-il différent ? s’enquit Geary en se laissant tomber dans un fauteuil face à Duellos.

— Nullement, autant que je puisse le dire. » Duellos haussa les épaules. « Je n’y comptais pas, d’ailleurs. Vous m’avez toujours paru imperméable aux illusions. »

La plupart des visites de vaisseau à vaisseau s’effectuaient sur le mode virtuel, mais, si les visites physiques étaient relativement peu fréquentes, elles n’étaient pas pour autant sans précédent. En l’absence de toute menace ennemie, Duellos avait donc pris une navette pour aller d’abord voir une vieille connaissance qui commandait dorénavant à l’un des nouveaux croiseurs de combat, puis il avait fait un crochet par l’Indomptable avant de regagner l’Inspiré. « Comment se porte votre ami de l’Agile ? demanda Geary.

— Bien, encore que légèrement soucieux en raison de tout ce qu’il entend dire sur les méthodes de combat radicalement nouvelles de Black Jack Geary. Je l’ai rassuré en lui affirmant qu’elles étaient honorables, efficaces et transmissibles, ainsi qu’il a pu s’en rendre compte dès notre arrivée à Atalia. Il tenait à me voir en personne pour me remettre un souvenir d’un ami mutuel récemment tombé au combat, qui souhaitait me léguer un objet personnel afin que je garde en mémoire les… moments que nous avons passés ensemble. » Duellos se tut quelques instants puis regarda Geary droit dans les yeux. « Je m’attends encore à recevoir un message de Jaylen Cresida, portant sur ses dernières recherches et une tactique dont elle souhaitait m’entretenir.

— Je sais ce que vous ressentez. Difficile de contempler la flotte sans y trouver la présence du Furieux.

— Mais… nous continuons malgré tout. » Duellos poussa un long soupir puis désigna d’un coup de menton l’hologramme des étoiles. « Nous retournons bien, pour être précis, au système mère syndic.

— C’est effectivement le plan, convint Geary.

— Vous n’êtes pas curieux de savoir comment j’en ai eu vent ? »

Geary fit la grimace et montra son bureau d’un geste de la main. « Selon les rapports du lieutenant Iger, l’officier du Renseignement affecté à l’Indomptable, tout le monde, dans le système de Varandal, semblait être au courant avant même que nous ne partions. Civils comme militaires. J’ai dû briefer plusieurs personnes pour obtenir leur approbation, voyez-vous.

— D’où les fuites, sans doute ? lâcha Duellos en feignant ouvertement la surprise. Où allons-nous en réalité ?

— Au système mère syndic. »

Duellos se renfrogna et scruta le visage de Geary. « Tenteriez-vous de leur faire accroire que, dans la mesure où tout le monde croit que nous nous y rendons, nous n’avons en réalité aucune intention d’y aller ? Manipuler l’esprit de l’ennemi reste une science imprécise et souvent vouée à l’échec.

— C’est ce que j’ai souvent entendu dire. » Geary soupira à son tour. « Je ne tenais pas à ce que ces fuites se produisent, mais je soupçonnais les Syndics de se douter que nous viserions cet objectif. C’est le seul qui tombe sous le sens, le seul qu’ils ne peuvent pas se permettre de perdre ; en outre, leurs dirigeants ne peuvent guère abandonner leur système mère sans porter un coup fatal au moral des Mondes syndiqués.

— C’est en tout cas vrai des nôtres, convint Duellos. Mais est-ce également vrai des leurs ?

— Autant qu’on puisse le dire. Les Mondes syndiqués sont déjà à deux doigts de s’effondrer. Un petit rouage vient encore de se briser ici, à Atalia. Contraindre leurs dirigeants à fuir ferait voler tout le reste en éclats. »

Duellos étudiait de nouveau l’hologramme des étoiles. « Le seul moyen d’y parvenir rapidement, c’est de nous servir de leur hypernet, ce qui reviendrait à faire encore irruption par la porte principale. Je n’ose vous rappeler les tombereaux de mines que nous avons rencontrés au sortir d’un portail.

— Mon plan en tient compte, lui confia Geary. Nous devons atteindre leur système mère pour frapper un coup décisif, mais il existe plus d’une méthode pour y arriver rapidement. Je me suis efforcé de n’en informer qu’un nombre aussi restreint que possible de gens, et de ne recourir aux systèmes de communication que lorsque c’était réellement indispensable, mais, quand nous serons sur le point de sauter hors de ce système, je compte bel et bien informer la flotte comme promis.

— Je comprends que vous hésitiez à utiliser les systèmes de communication, même quand ils sont ultrasécurisés. Je suis convaincu que vous avez deviné pour quelle raison j’étais venu en personne. » Duellos lui jeta un regard en biais. « Vous allez parler à Tanya ? Elle fait partie du projet ?

— Oui.

— Excellent. »

Geary sourit. « Pourquoi voudriez-vous qu’elle en soit exclue ? »

Duellos étudiait ses ongles. « Pour des raisons d’ordre personnel.

— Elles ne font pas obstacle.

— Elle m’a demandé de vous parler. » Duellos poursuivit sur un ton plus détendu : « Tanya, je veux dire. “Insufflez-lui un peu de bon sens !” m’a-t-elle exhorté.

— Qu’est-ce que j’ai encore fait ?

— Cette question de grade temporaire d’amiral de la flotte. » Duellos fixa Geary en arquant les sourcils. « Votre noble geste s’écroule de lui-même. La plupart des hommes regardent le “renoncement à tout par amour” comme un pur exercice théorique et n’ont jamais réellement l’intention de s’y résoudre. »

Geary éclata de rire. « Je ne suis pas qualifié pour ce grade, Roberto. » Il brandit les deux mains pour couper court à toute réponse. « Je peux sans doute commander à la flotte, mais les fonctions d’amiral en chef de la flotte exigent beaucoup plus. Je manque totalement d’expérience en matière de diplomatie, de logistique, et dans de nombreux autres domaines.

— Je dois respectueusement en disconvenir, amiral. » Duellos s’était départi de toute trace d’humour. « Sérieusement, est-ce vraiment ce que vous souhaitez ? Votre meilleur choix ? »

Geary lui rendit son regard, non sans laisser filtrer sa tension. « Je pense avoir beaucoup donné de moi-même et beaucoup fait. On exigera toujours davantage de moi. Je le sais, et j’ai cessé de m’illusionner sur mon futur départ à la retraite. Je n’abandonnerai jamais ceux qui comptent sur moi. Je ne l’ai jamais fait. Mais combien de temps pourrai-je encore tenir si je ne… si je ne me penche pas aussi sur mes propres besoins ? Nos vaisseaux étaient pratiquement à sec à notre arrivée à Varandal, Roberto. Je me sens parfois dans le même état, comme si mon propre réacteur était au bord de l’épuisement et exigeait qu’on l’éteignît. Puis je parle à Tanya et me revoilà sur rail. »

Duellos hocha pensivement la tête. « Le lui avez-vous dit ?

— Je ne peux pas ! Et vous le savez. Ce serait déplacé, antiprofessionnel, et ça la mettrait dans une position déshonorante. Je la respecte trop pour cela.

— Est-ce vraiment du respect ? » Duellos arqua un sourcil inquisiteur. « Ou bien un tout autre sentiment que vous n’osez pas nommer ?

— Les deux, admit Geary. Mais je ne porterai pas atteinte à son honneur.

— Tout comme elle refuse de porter atteinte au vôtre. » Duellos secoua la tête. « Allez-vous attendre que vous soyez redevenus tous les deux capitaines ? Et que vous ayez renoncé au commandement de la flotte, de sorte qu’elle ne sera plus sous vos ordres et que vous pourrez entretenir une liaison légitime, en tout bien tout honneur ?

— Exactement. » Geary eut un geste de colère. « Ce qui serait exclu si je restais amiral. D’où ce grade temporaire, qui me déliera les mains. Le gouvernement de l’Alliance a donné son accord pour que je redevienne capitaine et que je renonce au commandement de la flotte à la fin de la guerre, dès que je l’aurai ramenée dans l’espace de l’Alliance. »

Duellos opina derechef. « C’est ce que m’a appris Tanya. Mais le gouvernement vous a-t-il aussi promis de ne pas vous accorder une promotion aussitôt après, et de ne pas vous réaffecter sur-le-champ au commandement de la flotte ? »

Geary dévisagea Duellos ; une boule lui pesait brusquement sur l’estomac. « Non.

— Alors vous feriez pas mal de prévoir quelque chose dans ce sens. »

Pas étonnant que le sénateur Navarro ait cédé aussi facilement. Ni que les officiers de la flotte aient une si piètre idée des politiciens. Au moins était-ce la confirmation qu’un des thèmes qu’il avait soulevés lors de sa conversation avec Badaya, selon lequel les hommes politiques étaient tout à fait capables de manipuler des officiers, était parfaitement légitime et n’avait pas uniquement servi à le dissuader de se lancer dans un coup d’État militaire. Maigre consolation, du moins pour l’heure. « Mais comment… »

Duellos se leva en souriant d’un air pincé. « Agissez vite, prenez l’ennemi de court, frappez-le d’une manière à laquelle il ne s’attend pas. » Son sourire s’évanouit. « Vous devriez vous assurer que Tanya ressent la même chose.

— Comment diable pourrai-je y parvenir quand nous n’abordons jamais ce sujet ?

— Je n’en ai aucune idée. » Duellos secoua la tête. « Tanya m’a envoyé vous parler de votre carrière, pas de vos relations. Je ne peux pas me comporter honorablement dans cette affaire en jouant les intermédiaires. Vous le savez.

— Oui. Je le sais. Nul ne le pourrait. Ce serait l’exhorter à prendre des décisions déshonorantes, l’inciter à enfreindre le règlement. Les seules personnes à qui on pourrait le demander sont celles à qui nous nous fions le plus, et ce serait une foutue façon de leur rendre cette confiance. » Geary contemplait l’hologramme comme s’il pouvait lire la réponse à ses questions dans les étoiles. « Je trouverai un moyen.

— N’oubliez pas que Tanya échafaudera elle aussi un plan. Qui ne coïncidera peut-être pas avec le vôtre.

— Pourquoi ? »

Duellos s’accorda un instant de réflexion, comme s’il se demandait s’il devait répondre. « Il faudra le lui demander.

— Je ne peux pas.

— Non. Désolé. » Duellos s’apprêta à prendre congé puis fit halte : « S’agissant de cette affaire de grade, je lui rapporterai que vous campez sur vos positions. Elle ne va pas sauter de joie.

— Super. Nous serons deux. »

Duellos suivit le regard de Geary. « Vous observez l’Intrépide ?

— Ouais. Je n’ai toujours reçu aucune nouvelle de Jane Geary, sauf au plan professionnel.

— Là, je puis peut-être vous aider. Il n’y a rien de déshonorant à discuter de questions personnelles avec un ami proche. Je lui parlerai, promit-il.

— Merci. » Geary se leva et scruta attentivement Duellos. « Je suis content de vous avoir enfin rencontré en personne. Juste au cas où. » Ils allaient de nouveau combattre et, au cours des quelques fractions de seconde qui voient le choc des vaisseaux ennemis, la chance joue un grand rôle dans la mort ou la survie.

« Oui. Juste au cas où. Je vais aller présenter mes respects au capitaine Desjani et lui faire part de l’échec de ma mission. »

En dépit de tout, Geary se surprit à sourire après le départ de Duellos.


Les sourires fleurissaient autour de la table de conférence. Tous les commandants exultaient depuis le massacre des VAR et tous savaient déjà qu’Atalia s’était rendu à Geary. Le seul visage contrit aurait sans doute appartenu à celui du Donjon, et ce croiseur avait sauté pour Varandal vingt heures plus tôt.

Pour la première fois depuis qu’il avait pris le commandement de la flotte, Geary ressentit le besoin de tempérer les ardeurs. « Nous avons remporté des victoires mineures mais le plus dur combat nous attend encore. Une partie des forces syndics qui ont attaqué Varandal a réussi à s’échapper, et elle aura trouvé des renforts depuis. Il faut l’achever. »

Il afficha l’hologramme des étoiles, conscient que tous avaient anticipé ce moment. « Nous allons sauter vers Kalixa. Le portail de ce système a été détruit, mais, de là, nous pourrons gagner Indras. » Sa main décrivit la trajectoire prévue, qui s’enfonçait plus profondément dans l’espace syndic. « En partant du principe que le portail d’Indras a été équipé d’un des dispositifs de sauvegarde de Cresida, nous nous en approcherons et nous utiliserons la clef de l’hypernet syndic présente à bord de l’Indomptable pour permettre à la flotte de l’emprunter vers Parnosa. » Sur l’écran, la trajectoire fendit l’espace pour déboucher sur une étoile éloignée.

Le bref silence fut brisé par le commandant Neeson de l’Implacable, qui posa la question que Geary pouvait déjà lire sur tous les visages : « Parnosa ? Pourquoi Parnosa ?

— Parce qu’aucun d’entre nous ne se fie aux Syndics, et que l’histoire récente nous dissuade d’entrer chez eux par la grande porte, en l’occurrence le portail de l’hypernet de leur système mère. » L’allusion au traquenard qui avait infligé de si terribles pertes à la même flotte se passait de tout développement. « Nous allons donc leur tomber dessus depuis une direction inattendue. De Parnosa, nous sauterons pour Zevos et, de là, vers leur système mère. »

Un nouvel instant de silence suivit cette déclaration, le temps que tous la digèrent, puis le capitaine Jane Geary s’exprima pour la première fois lors d’une réunion stratégique. « Zevos n’est pas à portée de saut de leur système mère.

— Bien sûr que si, répondit Duellos d’une voix songeuse. Pas officiellement sans doute, mais, quand cette flotte a sauté pour Sancerre, le capitaine Geary nous a montré comment rallonger la portée des sauts. La distance de Zevos au système mère syndic est inférieure à celle qui nous séparait alors de Sancerre.

— Exactement, renchérit Geary. Quelle que soit la surprise qu’ils nous ont réservée, elle ne sera pas destinée à des gens qui sauteraient depuis Zevos. Nous émergerons à un point de saut que les Syndics regardent comme inutile puisqu’ils sont persuadés qu’il n’existe pas d’étoiles à proximité d’où l’on pourrait sauter vers lui. »

Neeson avait retrouvé son sourire. « Si bien qu’ils ne nous auront rien préparé là-bas. Nous pourrons alors prendre à revers le traquenard qu’ils nous auront réservé au portail de l’hypernet. »

Mais le capitaine Armus, lui, s’était rembruni. « Et si les défenseurs syndics s’enfuyaient par ce portail au lieu de nous combattre ? Nous leur fournirions une échappatoire commode. »

Rione gardait d’ordinaire le silence lors de ces réunions, mais, cette fois, elle prit la parole : « Ils ne peuvent pas se permettre de filer car leurs dirigeants ne le leur permettraient pas. Ces défenseurs doivent à tout prix camper sur leurs positions et s’efforcer de nous vaincre, parce que, si jamais le Conseil exécutif désertait le système mère, le mince vernis d’autorité qui lui reste se volatiliserait et la plupart des systèmes stellaires des Mondes syndiqués suivraient l’exemple d’Atalia et d’Héradao. Nous le savons et eux aussi. Ils doivent se battre. »

Armus et quelques-uns des autres commandants s’étaient encore renfrognés en entendant Rione s’immiscer dans le débat, mais ils se détendirent en l’écoutant. « Parfait, alors, concéda Armus. Le service du Renseignement de la flotte corroborera-t-il cette affirmation ? demanda-t-il à Geary.

— En effet. » Bien entendu. Jamais des officiers de la flotte ne prendraient la parole d’un politicien pour argent comptant. « Mon plan n’est nullement gravé dans le marbre, parce que, si le portail d’Indras s’est lui aussi effondré ou n’a pas été équipé d’un dispositif de sauvegarde, nous ne pourrons pas l’emprunter. Si cela se produisait, nous continuerions de nous enfoncer par sauts successifs dans le territoire ennemi jusqu’à trouver un portail opérationnel. »

D’un geste, le commandant du Fiable attira leur attention. « Amiral, il se pourrait que les Syndics n’aient installé ces dispositifs sur aucun de leurs portails. Je sais que cette flotte a essuyé les ondes de choc consécutives à l’effondrement de ceux de Sancerre et de Lakota. Pourquoi ne pas tenter d’emprunter un portail même s’il n’est pas équipé d’une, sauvegarde ? »

Geary se rendit compte que cette suggestion n’emportait en aucun cas l’approbation des commandants présents à Lakota, mais, venant d’un homme qui n’avait pas assisté à l’événement, la question restait compréhensible. « Nous allons sauter pour Kalixa. Quand vous aurez constaté de vos propres yeux ce qui reste de ce système, vous aurez votre réponse, me semble-t-il. D’autres questions ? »

Le capitaine Kattnig de l’Adroit se leva. « J’aimerais me porter volontaire pour former avec la cinquième division de croiseurs de combat l’avant-garde de toute future action contre les Syndics. »

Les autres officiers échangèrent des regards tantôt approbateurs tantôt désapprobateurs, mais, dans la plupart des cas, chargés tout simplement de compréhension. « Capitaine, la formation de la flotte au combat dépendra avant tout de la situation qu’elle rencontrera. Je peux vous garantir que chacun des vaisseaux jouera un rôle important dans tout engagement. »

Kattnig hocha respectueusement la tête. « C’est entendu, amiral, mais mes croiseurs de combat n’ont jamais eu l’occasion de prouver leur valeur sous votre commandement, et ils en meurent d’envie.

— Je tâcherai de m’en souvenir, capitaine. » La requête de Kattnig concordait avec l’état d’esprit agressif de la flotte en général, de sorte qu’il eût été vain de vouloir en prendre le contre-pied. Kattnig se rassit et Geary observa attentivement les autres officiers. « Il ne reste donc plus qu’une dernière question. » Il avait longuement réfléchi à la façon de la formuler et espérait que son discours sonnerait juste. Desjani attendait en affichant une mine confiante. Il avait essayé son laïus sur elle et elle ne lui avait suggéré que d’infimes modifications.

« Quand j’ai reçu le commandement de cette flotte, commença-t-il, notre situation était désespérée. Nous nous battions avec l’énergie du désespoir, comme des gens qui n’ont plus rien à perdre. Plus nous nous rapprochions de chez nous en combattant, plus ce sentiment s’accentuait et plus nous étions déterminés à risquer le tout pour le tout pour regagner nos foyers et retrouver ceux que nous chérissons. Aujourd’hui c’est différent. Nous ne sommes plus désespérés. Mais nous devons à présent nous battre pour nous soustraire à la complaisance, à l’impression que les plus durs combats sont derrière nous et qu’une victoire sans douleur est à portée de nos mains. Nous avons certes aisément vaincu au point de saut d’Atalia. Mais, si nous y avions cédé à la négligence, si nous n’y avions pas fait montre d’une prudence de vétérans, notre flotte aurait foncé tout droit dans cet amas de cargos et nombre de nos vaisseaux n’en seraient pas ressortis après que ces bâtiments syndics auraient déclenché leur chausse-trape. »

Il s’interrompit le temps qu’ils s’imprègnent tous de cette vérité. « J’ignore comment se présentera le prochain piège, mais nous devons rester sur le qui-vive. Il nous faut nous battre tout aussi désespérément, tout aussi durement que pour rentrer chez nous, car toute l’Alliance est désormais persuadée que nous pouvons mettre fin à la guerre. Nous ne pouvons pas la laisser tomber, aussi devons-nous nous montrer vaillants, forts et avisés. Exactement comme avant. »

Nouvelle pause ; tous l’écoutaient, la plupart en hochant la tête. Rione mima le geste de frapper dans ses mains pour applaudir. « Merci à tous, termina Geary. Nous allons gagner le système mère syndic et mettre un terme à ce conflit. C’est tout. »

Ils l’acclamèrent et se levèrent pour saluer. Les images virtuelles des participants disparurent rapidement, ne laissant que celles des sénateurs Costa et Sakaï, de la coprésidente Rione, et la présence physique de Tanya Desjani. Costa dévisageait Geary d’un œil aussi surpris que circonspect, tout en s’efforçant de dissimuler ses sentiments. « Joli discours, déclara Sakaï à voix basse, en adressant à Geary un signe de tête courtois. Est-ce réellement votre vrai plan que vous nous avez exposé ?

— Oui. Je ne me risquerais pas à fourvoyer mes subordonnés. Si je perdais leur confiance, eh bien… Bon, je suis sûr que vous êtes au courant de ce qui a failli arriver au croiseur lourd Donjon après notre émergence dans ce système. Ils doivent savoir qu’ils peuvent compter sur moi.

— Quand les défenseurs du système mère syndic auront été éliminés, poursuivit Sakaï, nous mènerons les négociations, la sénatrice Costa, la coprésidente Rione et moi-même. »

Rione agita fugacement l’index pour faire comprendre à Geary que le moment n’était pas venu d’en débattre. « Certainement, sénateur. »

Les images de Costa et Sakaï disparues, elle éclata de rire. « Vous avez vu Costa ?

— Ouais. Qu’est-ce qui la turlupinait ?

— Elle venait tout juste de comprendre qu’elle avait peut-être sous-estimé la concurrence. Vous en l’occurrence.

Elle se croyait capable de manipuler n’importe quel militaire, mais elle a maintenant ses doutes. » Rione s’esclaffa derechef.

« Et l’autre ? s’enquit Geary.

— Sakaï ? » Rione recouvra son sérieux. « Il réfléchit et garde les yeux ouverts. Il représente la faction du Grand Conseil qui se méfie le plus de Black Jack Geary. Ne l’oubliez jamais. Vous étiez occupé à observer les réactions de vos officiers, je l’ai bien vu, de sorte que vous ne vous êtes pas aperçu qu’il étudiait attentivement votre capitaine. Il sait que, si le pire se produit, il lui faudra passer par son entremise pour vous atteindre, et il vient seulement de comprendre à quel point la tâche risquait d’être ardue. »

Desjani se leva en affichant un masque rigide et tout professionnel. « Je ferais peut-être mieux de me retirer. »

Mais Rione l’arrêta d’un geste. « Inutile de vous presser pour moi. J’allais prendre congé. » Et son image disparut à son tour.

« Ne pourrions-nous pas la laisser à Kalixa ? demanda Desjani.

— Non. Le sénateur Sakaï vous a-t-il parlé ?

— Une visite de politesse et quelques passages à l’occasion pour me tenir la jambe, répondit-elle sèchement. Des conversations à bâtons rompus. La politique, la guerre, vos ambitions. Vous voyez le genre.

— J’espère que vous l’avez rassuré, répondit Geary en souriant.

— Il ne m’a pas crue, j’en suis certaine. » Elle poussa un grand soupir. « Je sais que le capitaine Duellos vous a parlé, amiral.

— Et moi qu’il vous a répété ma réponse. »

Desjani le regarda en hochant la tête. « Si j’avais fait part de vos ambitions à Sakaï, il vous aurait cru fou.

— Et vous aussi.

— Et me voilà d’accord avec un politicien. Vous accomplissez réellement des miracles, amiral. »

Geary attendit le départ de Desjani pour appeler Tulev. « Pardon de vous rappeler si vite, mais j’ai une question à vous poser. »

Tulev inclina légèrement la tête, aussi stoïque et impavide qu’à l’ordinaire. « Rien de vraiment grave, j’espère, amiral ?

— Je n’en sais rien. J’ai cru comprendre que vous aviez servi avec le capitaine Kattnig.

— Avec Kattnig ? » L’embarras de Tulev transparut fugacement. « Il y a très longtemps, à l’époque où nous venions de nous engager.

— Il m’a appris que vous aviez reçu votre affectation ensemble à deux reprises.

— Oui, c’est exact. La flotte avait cruellement besoin de nouveaux officiers après les combats autour d’Hattera. Mais je ne l’ai que très rarement rencontré depuis. » Tulev fixa Geary. « Vous poserait-il quelque souci ?

— Je n’en sais rien. » Geary tapota doucement la table du poing. « Il a de bons états de service.

— Nous avons conversé plusieurs fois depuis que l’Adroit a rejoint la flotte. Il souhaitait en apprendre davantage sur notre retour dans l’espace de l’Alliance sous votre commandement. »

Geary opina, non sans remarquer que Tulev lui-même préférait toujours le terme de « retour » au mot « retraite ». Nul dans la flotte ne s’y résolvait, et, plus d’une fois, Geary s’était repris à la dernière seconde avant de dire « retraite » par inadvertance. Mais, s’il devait parfois prendre sur lui pour éviter d’y recourir, il était lentement parvenu à la conclusion que la flotte, sincèrement, ne considérait pas ce retour comme une retraite. Elle n’avait pas battu en retraite mais s’était « repliée », « réorganisée », « repositionnée », elle était « partie » ou avait « modifié son angle d’attaque ». Dès lors, son retour ne pouvait pas être une retraite. « Veuillez excuser ma franchise, mais Kattnig donne l’impression d’avoir quelque chose à prouver, sans doute parce qu’il n’accompagnait pas la flotte durant ce retour. Il m’a dit que les nouveaux croiseurs de combat étaient avides de prouver leur valeur, mais, à mon avis, c’est plutôt lui qui ressent le besoin de s’affirmer, et j’ignore pour quelle raison. »

Tulev y réfléchit puis hocha la tête à son tour. « Ça me semble parfaitement juste, en effet. De nombreux spatiaux et officiers qui n’étaient pas avec nous éprouvent la même sensation. Mais, comme vous le dites vous-même, les états de service de Kattnig sont bons. Je lui reparlerai en tête-à-tête et je m’efforcerai de le rassurer. Comme tous les nouveaux officiers, il apprend à composer avec votre manière différente de combattre. Peut-être est-ce une raison. Ces nouvelles tactiques peuvent donner l’impression de laisser moins de place au courage personnel.

— Ces “nouvelles” tactiques sont vieilles d’un siècle et Kattnig a d’ores et déjà prouvé sa valeur. Je vous serais reconnaissant de lui parler et de lui faire comprendre que les officiers dont il admire l’expérience l’ont précisément accumulée en y recourant.

— Certainement, amiral. » Tulev décocha à Geary un regard inquisiteur. « Vous vous inquiétez de ses réactions éventuelles ?

— Je m’inquiète de celles de tous mes nouveaux officiers, reconnut Geary. J’espère qu’ils auront retenu quelque chose de la mésaventure du Donjon.

— Ses avaries ont contraint ce bâtiment à rentrer, et je vois mal quelle plus dure punition on aurait pu lui infliger pour sa désobéissance.

— Tous auraient pu mourir si son commandant n’avait pas bifurqué à temps.

— Sans doute auraient-ils préféré la mort à la honte de rater l’attaque du système mère syndic. C’eût sans doute été un moindre châtiment à leurs yeux. »

Geary soupira. « Ça me sort toujours de l’esprit. Pour moi, la mort reste redoutable.

— Nous la redoutons tous, amiral. Mais il y a certaines choses que nous craignons davantage. » Tulev ponctua ses paroles d’un hochement de tête. « Et vous aussi, d’ailleurs. Je le sais. Sinon, vous ne seriez pas un bon commandant. » Il se releva et salua, puis son image s’évanouit.

Le saut pour Kalixa fut pure routine, bien que la flotte eût de nouveau adopté une formation de combat et fût parée pour la bataille. Geary éprouva sans doute l’habituelle sensation de malaise qu’il ressentait dans l’espace du saut, étrange univers d’informe grisaille que nulle étoile n’éclairait ; mais il était en même temps la proie d’une fébrilité qui lui interdisait de tenir en place et le poussait à fréquemment déambuler par les coursives de l’Indomptable. Persuadé que Black Jack était capable de tout, l’équipage était confiant et de bonne humeur. Lorsqu’il regagnait sa cabine, Geary restait un bon moment assis à contempler les lueurs mystérieuses qui flamboient et s’éteignent dans l’espace du saut.

Ils arrivèrent enfin à Kalixa.

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