Douze

Ça faisait tout drôle de rentrer chez soi sans devoir affronter la perspective d’un combat imminent, d’emprunter l’hypernet syndic et de traverser les systèmes stellaires des Mondes syndiqués (ou ex-Mondes syndiqués) sans craindre d’être attaqué. Certains dirigeants syndics avaient même offert de leur vendre des minerais bruts pour réapprovisionner les soutes des auxiliaires, mais personne dans la flotte n’était encore prêt à se fier à eux pour une telle transaction.

Alors qu’ils transitaient par le dernier système syndic avant de sauter pour Varandal et l’espace de l’Alliance, Geary organisa ce qui lui semblait la dernière réunion qu’il tiendrait avec ses conseillers les plus dignes de confiance. Desjani avait l’air songeuse, mais elle avait trouvé ces derniers temps toutes sortes de raisons pour éviter de lui parler, sans que lui-même sache pourquoi. Duellos s’était départi de la longue figure qu’il dissimulait depuis toujours derrière un masque de désinvolture. Tulev donnait l’impression d’avoir décidé de réapprendre à sourire, mais de ne pas s’en être entièrement persuadé. « Alors, c’est à cela que ressemble la paix ? demanda-t-il.

— Je n’en sais trop rien, avoua Geary. Avec toutes ces menaces encore suspendues au-dessus de nos têtes, la paix me paraît encore bien loin.

— Mais les Mondes syndiqués ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, du moins pour un bon bout de temps.

— L’Alliance devra faire face aux mêmes pressions. Rione s’attend à ce qu’un grand nombre de systèmes stellaires, voire de coalitions plus importantes, comme la Fédération du Rift ou sa propre République de Callas, réclament davantage d’autonomie et des engagements plus limités vis-à-vis de l’Alliance.

— Des engagements plus limités ! lâcha dédaigneusement Desjani. Moins de contributions financières, voulez-vous dire ! Maintenant qu’ils se sentent en sécurité, ils tiennent à ce que l’Alliance continue à les défendre mais refusent de débourser.

— C’est assez vrai, ouais. Le grand danger qui nous menaçait tous a disparu, et faire admettre à ces populations lasses de la guerre la nécessité de traiter avec les États qui prendront la succession des Mondes syndiqués et d’affronter une menace extraterrestre de dimension inconnue ne sera pas chose facile.

— Le coût de la victoire a été très élevé, déclara Duellos. Trop peut-être pour l’Alliance. Mais la défaite aura coûté encore plus cher aux Syndics. »

Ils portèrent ensemble un toast à la victoire et à leur survie, puis les présences virtuelles de Duellos et de Tulev prirent congé.

Mais Desjani resta assise à la table, les mains jointes devant elle et la tête légèrement baissée.

Geary patienta quelques instants, mais elle resta coite, de sorte qu’il finit par se décider : « Qu’est-ce qui se passe ?

— Je ne sais pas. » Sa voix était sourde.

« S’agit-il de quelque chose dont vous voudriez que nous parlions ?

— C’est la seule chose dont je ne peux pas parler.

— Oh ! » Il attendit encore un peu. « Pouvons-nous au moins parler de vous ?

— De moi ? Non, amiral. Ce ne serait pas très avisé, je crois. »

L’écoutille s’était refermée hermétiquement. Geary ne put s’interdire de ressentir un léger agacement. Elle avait l’air de vouloir parler et de se le refuser en même temps. « Essayons par ce biais, alors. L’amiral s’inquiète pour un de ses meilleurs commandants, qu’un problème personnel semble profondément turlupiner. Y a-t-il des aspects de ce problème que vous jugeriez convenables de partager avec lui ?

— Peut-être. » Elle détourna le regard et se passa les doigts dans les cheveux. » J’ai consacré tant d’années à devenir ce que je suis. L’idée qu’on puisse voir quelqu’un d’autre en me regardant est difficile à accepter.

— Vous me l’avez déjà dit. J’aimerais avoir la réponse.

— Je ne peux pas m’attendre à une réponse et encore moins à une discussion ouverte. La seule chose que j’aimerais savoir pour l’instant, c’est si vous comprenez réellement ce que je ressens.

— Extrêmement bien », répliqua Geary. Elle lui jeta un regard, les sourcils froncés, mais il poursuivit : « La première fois que je me suis réveillé à bord de l’Indomptable, vous vous teniez tous autour de moi et vous me regardiez en parlant de Black Jack Geary, ce héros, et des légendes qui l’entouraient. J’ai compris depuis l’effet que ça pouvait faire. »

Le visage de Desjani se radoucit et l’embarras se substitua à sa moue revêche. « Vous m’avez devant vous. Il m’a fallu un bon moment pour voir l’homme que vous êtes plutôt que Black Jack.

— Mais, comme vous me l’avez dit, l’univers continuera de voir Black Jack en moi.

— L’addition de deux erreurs fait-elle une vérité ? Deux visions faussées de la même personne ? Je n’en sais rien. Je n’en sais strictement rien. Et je ne sais pas non plus si vous me voyez telle que je suis. Qui voyez-vous en me regardant ? Qui croyez-vous que je sois ? Ne répondez pas. Nous n’avons pas le droit d’aborder ces sujets.

— Je vous vois telle que vous êtes vraiment, je crois, répondit prudemment Geary.

— Vous n’avez pas quitté l’Indomptable depuis votre réveil. Vous êtes resté confiné à son bord envers et contre tout, pendant que nous endurions ensemble les pires tensions, parce que ma compagnie vous était imposée.

— Eh bien ?

— Réfléchissez-y. » Elle se leva abruptement et sortit.

Geary s’attarda encore un instant puis appela sa petite-nièce sur l’Intrépide. Ils discutèrent longuement et Jane Geary lui avoua qu’elle était incapable de voir de quoi serait fait son avenir. « Tant que je comprenais ce qu’être une Geary signifiait, je voyais en la flotte un débouché incontournable. Mais c’est aussi ce que j’ai toujours connu adulte, ce que je sais faire. Je sais que ces survivants du Riposte que nous avons recueillis avec d’autres prisonniers de guerre en repassant par le système mère syndic croyaient qu’il n’avait pas survécu à son vaisseau, mais ils n’étaient pas non plus certains de sa mort. Peut-être, c’est tout. Michael est encore vivant quelque part. En restant dans la flotte, je peux l’aider.

— C’est à vous que le choix incombe », déclara Geary, et, pour la première fois, il vit Jane Geary sourire, car elle venait de comprendre que c’était la stricte vérité.


Ils sautèrent pour Varandal le lendemain matin ; la fébrilité de Geary croissait à mesure que les derniers jours passaient de plus en plus lentement. Il souhaitait qu’on continuât d’assurer à Varandal certaines fonctions essentielles, même en son absence, mais les plans qu’on pouvait échafauder pour garantir la réparation des bâtiments endommagés, leur entretien et la rotation des tâches pendant que leurs équipages prendraient une permission et un peu de repos restaient en nombre limité.

Au bout de trois jours, Rione lui rendit visite dans sa cabine, ce qui lui arrivait rarement désormais. « Ma conscience me taraude, croyez-le ou non. Dois-je vous mettre en garde contre ce qui risque de se passer à notre retour ?

— Je ne pense pas, du moins si vous voulez parler de la promesse que m’a faite le Grand Conseil. »

Rione eut un sourire torve. « Il s’y conformera à la lettre. Ne vous attendez pas à davantage.

— C’est ce qu’on m’a déjà dit. Mais je compte prendre quelques jours de congé, une permission pour régler certaines affaires personnelles.

— Une permission ? demanda-t-elle, sceptique. Vous pensez qu’on vous l’accordera ?

— Je me l’accorderai moi-même en ma qualité de commandant de la flotte, répliqua Geary.

— Bien commode. Comptez-vous vous absenter longtemps ?

— Non. Une trentaine de jours. »

Rione parut impressionnée. « Si vous réussissez à faire faux bond si longtemps à la bureaucratie de l’Alliance, ce sera véritablement un exploit. Vous avez dû accumuler un grand nombre de jours de permission durant votre sommeil de survie, mais j’imagine que la solde que vous avez amassée en cent ans doit vous être d’un encore plus grand réconfort.

— La solde ? Des permissions ? » Il secoua la tête. « Je n’ai rien amassé de tel. » Il lut l’étonnement sur le visage de Rione. « À un moment donné de mon hibernation, on a fait quelques “mises au point” relatives à la solde et au règlement touchant aux permissions, parce qu’on avait recueilli des spatiaux restés pendant deux ans en sommeil de survie. Les bureaucrates ont décidé que ces “parenthèses” n’entraient pas en ligne de compte pour le calcul de la solde, des jours de permission et du temps de service d’active.

— Je vois. » Rione secoua à son tour la tête en souriant d’un air lugubre. « La bureaucratie a trouvé le moyen d’éviter de les payer tout en prolongeant leur contrat. Comment l’a-t-elle justifié ?

— On n’est pas en “service actif” lorsqu’on est en hibernation, de sorte qu’on est considéré comme “réserviste”. » Geary haussa les épaules. « Fort heureusement, la question de l’ancienneté n’a jamais été soulevée, si bien qu’officiellement les années que j’ai passées en hibernation comptent pour le calcul de mon ancienneté dans mon grade. Sinon j’aurais été le plus jeune capitaine de la flotte.

— Je frémis à l’idée de la tournure qu’auraient alors prise les événements. » Rione soupira. « Un agnostique lui-même admettrait que dans votre cas, amiral Geary, ce qui aurait pu se révéler très critique pour l’Alliance a plutôt bien tourné. »

Il eut un rire bref. « Dommage que les vivantes étoiles ne se soient pas penchées davantage sur mes vieux comptes en banque. Ils ont été clôturés dès qu’on m’a déclaré mort au champ d’honneur, tant et si bien que je n’ai pas profité non plus d’un siècle d’accumulation des intérêts composés du capital que j’y avais déposé. Je ne possède que ce que j’ai gagné depuis mon réveil. La solde d’amiral que je touche depuis quelque temps fera sans doute un gentil pactole, mais je ne roulerai certainement pas sur l’or. Il me reste néanmoins quelques jours de permission à prendre, puisque ceux que j’avais accumulés voilà un siècle sont encore valables.

— Eh bien, vous saurez au moins qu’elle ne court pas après votre argent. »

Geary lui jeta un regard irrité. « Je ne l’en ai jamais soupçonnée. Ni d’ailleurs personne d’autre. »

Le visage de Rione se crispa, feignant la douleur. « Ça fait très mal. » Geary ne réagit pas à sa tentative d’humour et elle le fixa en arquant un sourcil. « Que vous arrive-t-il ? Tout ne finit-il pas merveilleusement bien ? Dans quelques jours vous pourrez enfin lui parler. Croyez-le ou non, je sais combien il a dû être éprouvant de vous abstenir de dire ou faire ce qui aurait pu vous compromettre l’un et l’autre.

— Merci. » Il se massa la nuque, conscient de faire grise mine. « C’est seulement que… Je ne sais pas…

— Le trac ? demanda-t-elle à voix basse.

— Non. Pas en ce qui me concerne.

— Oh ! »

Il lui jeta un bref regard. Rione fixait un coin de la cabine, le visage de nouveau indéchiffrable. « Qu’est-ce que ça signifie ?

— Que vous devrez régler ce problème vous-même, amiral.

— Je n’étais pas…

— Ce n’est pas avec moi mais avec elle qu’il faut discuter de vos rapports intimes.

— Impossible. Pas avant une semaine. J’espère seulement que je saurai trouver les mots qu’il faut. »

Rione secoua de nouveau la tête mais, avant de sortir, elle lui décocha un regard pénétrant. « Suivez votre instinct, amiral. »

Après son départ, Geary réfléchit encore quelques instants puis quitta sa cabine pour aller se promener dans les coursives de l’Indomptable. Celles-ci, en dépit de l’heure avancée, étaient encore bourrées de spatiaux qui discutaient avec excitation de la fin de la guerre et de leur retour au pays. Ce n’était plus l’espoir qu’il lisait dans leurs yeux lorsqu’ils le regardaient mais la gratitude, et il le supportait beaucoup plus facilement, même s’il mettait toujours un point d’honneur à leur affirmer qu’ils avaient gagné la guerre et remporté toutes les victoires conduisant à cet heureux dénouement. En ajoutant qu’il n’avait eu lui-même que la chance de les commander.

Il descendit jusqu’aux lieux de culte, eux aussi bondés tant étaient nombreux ceux qui venaient remercier les puissances supérieures – supérieures, du moins, à un simple amiral –, et trouva un habitacle libre. Il s’assit un instant pour jouir de la solitude puis alluma une chandelle et s’adressa à son défunt frère, mort depuis longtemps. « Il m’arrive encore parfois de me demander si tout cela est bien vrai. De simple commandant d’un croiseur lourd, je me retrouve commandant en chef d’une flotte plus puissante que tout ce que l’Alliance pouvait rassembler de mon temps. Qui aurait cru que je finirais par la sauver alors qu’elle se retrouvait piégée très loin derrière les lignes ennemies, et qu’on attendrait aussi de moi que je sauve l’Alliance ? Je sais par Jane, ta petite-fille, que tu lui as toujours affirmé que je correspondais exactement à ce que disait de moi la légende, mais nous savons tous les deux ce qu’il en est. Je ne suis que moi. J’ignore comment j’ai réussi à m’en sortir, mais je sais au moins qu’on m’a beaucoup aidé.

» Dis à ton petit-fils Michael que je suis désolé. C’était un excellent officier. Un véritable héros. Nous ramenons chez eux quelques survivants de l’équipage du Riposte. Ils étaient toujours détenus dans le système mère syndic. Ils ne peuvent pas nous confirmer qu’il y a trouvé la mort, mais aucun ne saurait non plus affirmer qu’il a réussi à quitter son vaisseau en vie. Je regretterai jusqu’à la fin de mes jours de n’avoir pas pu le sauver.

» Jane est une femme magnifique. Je tâcherai de veiller sur elle. Mais c’est une Geary. Volontaire et butée. Je ne sais pas si elle envisage de rester dans la flotte ou d’en démissionner pour devenir architecte.

» Elle a maintenant le choix. Tout comme les enfants de Michael. Je remercie les vivantes étoiles d’avoir obtenu ce résultat. »


« Amiral, les dernières unités de la flotte ont adopté l’orbite qui leur a été assignée dans le système de Varandal.

— Merci. » Le panneau de communication de sa cabine s’éteignit à nouveau et Geary se tourna vers l’hologramme qui flottait au-dessus de la table. L’Indomptable et de nombreux autres vaisseaux avaient pris position plus d’une demi-journée plus tôt à proximité de la station spatiale d’Ambaru. Des navettes y avaient déjà conduit du personnel de l’Indomptable, pour régler des questions officielles ou entamer une permission depuis longtemps reportée. Mais d’autres bâtiments n’avaient gagné leur propre position, parfois proche d’une station orbitale différente, qu’avec un certain retard. La flotte était assez vaste pour que personne ne tînt à encombrer une ou deux installations avec le constant trafic de personnel que les vaisseaux risquaient d’engendrer.

On en était donc là. Les ordres et les plans que Geary avait établis pour la flotte depuis son retour avaient déjà été envoyés et mis en œuvre. Il avait satisfait à toutes les attentes, à son sens du devoir, à son honneur, et rempli toutes ses promesses et toutes les conditions auxquelles avait consenti le Grand Conseil. Même la menace d’un coup d’État semblait pour l’instant écartée, tant Badaya et ses alliés étaient persuadés que toutes les décisions importantes étaient secrètement prises par Geary, et tant la fin officielle du conflit les comblait. Il leva la main pour ôter les insignes d’amiral de la flotte, non sans quelque regret puisque Tanya les avait épinglés elle-même sur son uniforme, et se planta une seconde devant son miroir pour y fixer celui de capitaine.

Il balaya du regard sa cabine de l’Indomptable, le diorama des étoiles qui ornait une de ses cloisons, les chaises, la table à laquelle il avait échafaudé d’innombrables simulations et plans de bataille. Cette pièce avait été son foyer depuis son réveil, hormis durant les deux semaines qui avaient précédé la mort de l’amiral Bloch. Le seul de toute cette période.

Il allait le quitter pendant un moment. L’Alliance lui devait assurément quelques semaines de répit, et, en un si bref laps de temps, ça ne risquait pas de tourner au vinaigre. Il se demanda où il pourrait bien se rendre et ce qu’il y ferait. On lui tomberait dessus partout où il irait alors qu’il n’aspirait qu’à se cacher pendant quelque temps sans avoir à s’inquiéter du sort de l’Alliance et des vaisseaux de la flotte, ni se voir contraint de prendre des décisions cruciales.

Mais pas seul, du moins l’espérait-il. Il allait enfin pouvoir ouvrir son cœur à quelqu’un. Même si Tanya Desjani l’avait indubitablement évité pendant les deux derniers jours. Sans doute luttait-elle comme lui contre le désir pressant de lui avouer ce qu’elle ressentait, avant même qu’ils ne pussent s’entretenir honorablement de ce qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, et s’efforçait-elle de le refouler.

Bien qu’il s’apprêtât à le quitter, il avait la conviction qu’il reviendrait à bord de l’Indomptable. L’Alliance ferait probablement encore appel à Black Jack, car l’univers n’offrait toujours pas, loin de là, l’aspect d’un paquet bien ficelé. Ce qu’elle pourrait ou devrait faire de ce capharnaüm qu’étaient devenus les Mondes syndiqués restait sans doute sujet à caution, mais Geary avait la certitude que la flotte serait de nouveau mise à contribution. Ne serait-ce qu’en raison des nombreux prisonniers de guerre de l’Alliance disséminés et abandonnés au sein de cet empire en déconfiture, qu’il faudrait retrouver et rapatrier.

Et restaient les extraterrestres, de l’autre côté de l’espace syndic, menace persistante dont on ne savait toujours pas grand-chose et qui, indubitablement, devait épier l’humanité et inventer de nouvelles ruses pour la contraindre à œuvrer contre elle-même, sinon préparer de nouvelles offensives ; ce que ces êtres éprouvaient à l’égard de leurs pertes récentes n’était pas moins opaque. Comme ce qui se passait par-delà leur territoire. S’il existait une espèce intelligente non humaine, il pouvait y en avoir beaucoup d’autres.

Non. L’histoire ne s’achevait pas sur un heureux dénouement. Mais il avait sauvé la flotte. Il avait mis un terme à la guerre. Il avait fait plus qu’il ne l’avait cru possible.

Il procéda à une dernière vérification de sa boîte de réception, en ignorant délibérément la longue liste des transmissions du QG de la flotte. Tout cela pouvait attendre. Il était persuadé qu’un message au moins lui annoncerait sa promotion renouvelée au grade d’amiral, et qu’un autre contiendrait des ordres le concernant, mais le Grand Conseil et le QG de la flotte s’étaient trahis en n’accordant à leurs transmissions qu’une priorité normale et des intitulés anodins. Cela pour lui interdire de deviner leur teneur avant de les ouvrir, mais en lui offrant également une excuse idéale puisqu’ils semblaient dénués d’importance. Je ne suis peut-être qu’un officier de la flotte, mais pas un crétin d’officier, surtout depuis que j’ai fréquenté Rione et que je l’ai vue à l’œuvre.

Il adressa un bref message à sa hiérarchie :


En concordance avec les accords pris antérieurement, je renonce aujourd’hui à mon grade temporaire en temps de guerre pour reprendre celui de capitaine de vaisseau et, par le fait, au commandement de la flotte. Mes dernières mesures d’amiral seront de m’autoriser une permission de trente jours prenant effet ce jour et de transférer provisoirement mes fonctions à l’amiral Timbal, en suspendant toute décision à cet égard à celles du quartier général de la flotte et du Grand Conseil de l’Alliance.

Très respectueusement,

John Geary,

capitaine de la flotte de l’Alliance.


Il ordonna ensuite la transmission du message dans un délai de dix heures puis sortit se mettre en quête de Desjani.

Mais il n’avait pas ouvert son écoutille que Rione s’y encadrait et lui adressait un regard énigmatique. « Vous allez quelque part ? demanda-t-elle.

— En fait, oui. Si vous voulez bien m’excuser…

— On ne vous a pas encore promu au grade d’amiral pour la seconde fois ?

— Le message m’en avisant est probablement dans ma boîte de réception, sans doute en compagnie d’autres transmissions m’ordonnant de me présenter quelque part au rapport pour prendre un commandement, mais je n’ai aucune intention de les lire avant trente jours. Autant que je sache, je suis de nouveau capitaine et rien ne m’interdit de prendre cette permission. » Il lui jeta un regard mitigé, moitié agacé, moitié penaud. « Je dois y aller.

— Mais il y a un sujet que nous devons absolument aborder, capitaine Geary. » Elle le frôla pour entrer dans la cabine et il lui emboîta le pas en s’efforçant de ne pas prendre la mouche. « Vous ai-je dit à quel point je vous étais reconnaissante ? demanda-t-elle en se tournant vers lui. De ce que vous avez fait pour l’Alliance ? De tout ce que vous auriez pu faire aussi et dont vous vous êtes abstenu ? La sénatrice que je suis vous est redevable, ainsi que la coprésidente de la République de Callas et jusqu’à la personne privée.

— Ce n’est rien, répondit Geary en balayant ces arguments d’un geste de la main. Je n’ai fait que mon devoir.

— Vous avez fait beaucoup plus, capitaine Geary, et c’est précisément pour cette raison qu’en dépit de mes démêlés avec certain autre capitaine de notre connaissance, je suis venue vous informer qu’il y a dans votre boîte de réception un message que vous devriez lire avant d’arpenter ce vaisseau pour chercher cette personne. »

Que méditait donc Rione cette fois-ci ? « Pourquoi ?

— Faites-moi confiance. Affichez donc votre boîte de messages entrants. »

Geary rouvrit le dossier, éperonné par une curiosité croissante. « Lequel de ces messages serait à ce point important ?

— Aucun de ceux-là. Celui dont je parle a été paramétré pour n’être livré qu’ultérieurement. Il se trouve déjà dans votre boîte mais ne sera pas visible avant… oh… une heure et quelque. » Les doigts de Rione dansèrent sur les touches et, quelques secondes plus tard, un nouveau message s’affichait à l’écran. « Diantre ! Voudriez-vous y jeter un coup d’œil ? »

Geary examina le libellé en fronçant les sourcils : Personnel. Rien que pour vos yeux. Il venait de l’Indomptable. Il ouvrit le fichier et lut :


Cher amiral de la flotte John Geary,

J’espère que vous me pardonnerez de recourir à ce moyen de communication, mais cette méthode m’a paru la plus susceptible de vous épargner une situation aussi inconfortable que déplaisante.

Vous avez tenu les promesses que vous m’aviez faites, mais d’autres, tacites cette fois, s’interposent entre nous. Nous savons tous les deux de quoi il s’agit. Je ne doute aucunement de votre sincérité. Mais vous êtes resté confiné à bord de l’Indomptable depuis votre réveil, soumis à une forte tension et contraint d’œuvrer avec certaines personnes pour accomplir vos devoirs de commandant de la flotte. Il était donc normal, dans ces circonstances, que vous éprouviez pour ces personnes un certain attachement. Mais, le temps et la liberté aidant, vous risquez de regretter des promesses muettes faites sous la contrainte, et je ne peux guère vous en blâmer. Des promesses non formulées ne sauraient vous lier. Je m’y refuse.

Quand nous nous reverrons, vous aurez eu le loisir de regarder autour de vous, de voir le monde hors des limites de l’Indomptable et de décider sincèrement de vos choix. Il vous reste de nombreux défis à relever. De nombreuses ouvertures s’offrent à vous.

Combattre sous vos ordres fut un grand honneur et j’espère que vous envisagerez de naviguer encore à bord de l’Indomptable.

Très respectueusement,

Tanya Desjani, capitaine de la flotte de l’Alliance.


Geary fixa encore le message pendant ce qui lui parut une éternité puis se tourna vers Rione. « Qu’est-ce que ça signifie, bon sang ?

— Qu’est-ce qui peut bien vous faire croire que je l’ai lu ?

— Je vous connais ! De quoi Tanya veut-elle parler ? » Rione écarta les mains. « Elle vous le dit plus ou moins clairement. Elle craint que le grand Black Jack Geary, qui pourrait avoir toutes les femmes qu’il veut, ne jette son dévolu sur une autre. » Rione eut un sourire sardonique. « Comme moi, elle ne tient pas à arriver en second dans le cœur d’un homme.

— Comment peut-elle croire ça ? » Geary fronça les sourcils. Une autre question venait de s’imposer à lui. « Pourquoi a-t-elle paramétré ce message pour qu’il me parvienne dans une heure ?

— Je ne vois vraiment pas, répliqua Rione en feignant l’ébahissement. Avez-vous paramétré la transmission au QG de la flotte annonçant votre départ en permission pour qu’elle lui parvienne immédiatement ?

— Bien sûr que non. Je tenais à être parti avant que… » Il dévisagea Rione, en se remémorant brusquement un passage vers la fin du message de Tanya. Quand nous nous reverrons.

« Desjani s’en va ? Où ça ?

— Dois-je vraiment tout vous dire moi-même ? »

Geary réfléchit et la réponse lui vint tout de suite à l’esprit. « Kosatka. Elle rentre en permission chez elle. » Il prit une profonde inspiration pour s’efforcer de se calmer. « Pourquoi n’est-elle pas venue m’en parler d’abord ? Nous aurions enfin pu aborder ce sujet.

— Relisez le message. Elle n’a pas l’air de vous croire prêt à en débattre.

— Mais comment a-t-elle pu prendre unilatéralement cette décision ? » Geary sentait la moutarde lui monter au nez. « Je n’arrive pas à croire qu’elle se soit enfuie au lieu de… »

Rione poussa un grognement d’exaspération assez sonore pour lui couper la parole. « Comptez-vous réellement lui reprocher d’avoir “fui” ? »

Geary respira encore profondément. « Non.

— Parfait. Vous n’êtes donc pas complètement incurable. Mais vous ne réfléchissez pas à ce qui se passe en elle. Son sens du devoir et de l’honneur lui interdit de s’interposer entre vous et ce que vous devrez faire pour l’Alliance à l’avenir. Même moi, je respecte ses scrupules. Ses doutes l’incitent à s’interroger sur vos sentiments réels à son endroit, sentiments que vous n’avez jamais eu le loisir de lui exprimer de vive voix, ainsi que sur leur durabilité. Vous êtes-vous entiché d’elle en raison de votre isolement ? Un malheureux capitaine de vaisseau peut-il être une compagne acceptable pour un personnage aussi puissant que vous l’êtes ? Elle doit sans doute aussi se demander si vous n’allez pas retomber dans mes bras… comme si j’allais vous reprendre. »

Geary secoua la tête en s’efforçant de trouver des lacunes au raisonnement de Rione. « Mais…

— Et, pour contrebalancer tout cela, poursuivit-elle d’une voix plus perçante, votre capitaine ne dispose que de son amour pour vous, qu’elle n’a pas non plus pu vous déclarer ouvertement et qui, probablement, aura été pour elle, quand elle osait y réfléchir, la source d’une considérable mauvaise conscience. L’amour doit se dire, capitaine Geary, sinon le silence nourrit les doutes. Tant sur l’autre que sur soi-même. »

Il inspira cette fois à plusieurs reprises puis hocha la tête. « Vous oubliez un autre détail. Elle craint qu’on ne voie désormais en elle que ma compagne, la compagne de Black Jack, plutôt que ce qu’elle est elle-même et ce qu’elle a accompli.

— Ah, oui. Ça compte aussi beaucoup. Alors qu’allez-vous faire, Black Jack ? »

Geary dévisagea Rione. « Que suis-je censé faire ? »

Elle soupira de nouveau et se radoucit encore. « Que vous suggérerait votre capitaine si vous deviez prendre une décision difficile ? »

Il y réfléchit. « De suivre mon instinct.

— Et que vous ai-je dit voilà quelques jours à propos de votre capitaine ? »

Il s’efforça de se le rappeler. « De suivre mon instinct.

— Espérons que vous écouterez l’une ou l’autre. Que vous souffle-t-il de faire pour l’instant ?

— D’aller la trouver pour lui expliquer ce que je ressens et lui faire comprendre qu’elle ne m’empêchera pas de faire mon devoir, que son honneur m’aidera à trouver la force d’accomplir ce qu’on exige de moi, que je serai toujours à ses côtés et elle aux miens, et que jamais je ne jetterai mon dévolu sur une autre.

— Pas mal, reconnut Rione avant de montrer l’écoutille : Qu’attendez-vous, en ce cas ?

— J’essaie encore de comprendre pourquoi elle n’est pas restée pour en discuter. C’était la première fois que nous en avions l’occasion, alors pourquoi ne pas en profiter pendant que nous nous trouvions à bord du même bâtiment ? »

Cette fois, Rione leva les yeux au ciel. « Vous rejoindre dans votre cabine, voulez-vous dire ? Vous y coincer avant votre départ ? Sur son vaisseau ? Celui à bord duquel vous êtes restés confiné pendant des mois ?

— Ce n’est pas… Elle a dit quelque chose dans ce sens.

— Naturellement. Votre capitaine vous offre une porte de sortie, un moyen de remettre les pendules à l’heure, de vous esbigner si vous le souhaitez ou de sauvegarder son honneur et sa fierté sans vous contraindre à lui dire que “la situation a changé”.

— Mais comment la retrouver si elle a quitté le bord ? » Il pressentait plus ou moins que Desjani était déjà partie.

Rione arqua un sourcil. « Si vous tenez sincèrement à la rattraper, il vous reste une petite chance, John Geary. C’est ce qu’elle tente de vous faire comprendre et vous avez un moyen de le lui prouver. Et, au lieu de cela, vous restez planté là à me parler. »

Geary était déjà à mi-chemin du sas quand il se souvint de se tourner vers Rione. « Merci.

— Me remercier ? » Rione haussa les épaules. « Si mon mari est toujours vivant, il me sera sans doute rendu maintenant que la guerre est finie et qu’on va procéder à des échanges de prisonniers. Et vous croyez me devoir des remerciements ?

— Oui. Nous nous reverrons, madame la coprésidente.

— En effet, capitaine Geary. Il reste encore tant à faire. » Elle montra l’écoutille. « Votre cible prend la tangente. »

Geary emprunta une coursive puis pivota vers le premier panneau de communication pour appeler la passerelle. « Où est le capitaine Desjani ? »

L’officier de quart le fixa puis déglutit fébrilement avant de répondre. « Euh… le capitaine Desjani est indisposée, amiral. Elle nous a demandé de ne pas la dérang… »

Voilà qui confirmait ses pires soupçons. « Elle est toujours à bord ? »

L’officier hésita puis prit ostensiblement sa décision. « Non, amiral. Elle est partie en permission il y a moins de deux heures et elle a pris une navette pour le principal terminal de passagers. » Les mots lui sortaient en rafale de la bouche, tant parler semblait la soulager.

« Vous n’avez pas annoncé son départ.

— Amiral, le capitaine Desjani nous avait ordonné…

— Très bien. J’ai besoin d’une des navettes de l’Indomptable pour me transporter jusqu’au terminal de la station orbitale Amaru et il me la faut sur-le-champ. »

La vigie afficha une mine horrifiée. « Amiral, toutes les navettes de l’Indomptable sont en bas à la maintenance, annonça-t-elle d’une voix non moins paniquée. Il est très inhabituel de les descendre toutes en même temps mais le capitaine Desjani l’avait ordonné. Celle qu’elle a empruntée est aussi partie à l’entretien après son retour. »

Il fallait qu’elle me complique la tâche au maximum. Geary réfléchit un instant à la meilleure façon de s’y prendre. Faire venir une navette d’un autre vaisseau prendrait du temps, sans doute beaucoup, et risquait de mettre la puce à l’oreille du QG de la flotte quant à sa propre fuite. Mais il ne voyait pas d’autre solution. Il s’apprêtait à l’ordonner quand la vigie reprit la parole, l’air cette fois très étonnée.

« Amiral, une navette de l’Inspiré annonce qu’elle est en approche terminale de notre soute. Elle affirme avoir reçu des ordres pour un transfert de passager à haute priorité. S’agit-il de vous, amiral ? »

Merci, capitaine Duellos. Je ne sais pas comment vous avez deviné, mais je vous dois une fière chandelle. « Oui, c’est bien pour moi. Qu’elle se tienne prête à décoller dès mon entrée dans la soute. »

Il dut néanmoins patienter deux bonnes minutes avant que la navette de l’Inspiré ne se détache de l’Indomptable. « Une des soutes du terminal en particulier, amiral ? s’enquit le pilote. C’est vraiment très vaste.

— La plus proche de celle où devraient embarquer bientôt les passagers d’un vaisseau en partance pour Kosatka.

— Un bâtiment civil ? s’enquit le pilote d’un air dubitatif. Je peux trouver facilement cette soute, mais je ne suis autorisé à emprunter que des soutes militaires, de sorte que je devrai m’amarrer assez loin malgré tout.

— Vous n’avez vraiment aucune possibilité d’emprunter une soute civile ?

— Aucune, amiral. Enfin… il y en aurait peut-être une… En cas d’alerte en approche, il me faudrait gagner la plus proche. »

Geary s’efforça de s’exprimer d’une voix normale. « D’alerte en approche ?

— Oui, amiral. En raison de la dépressurisation de sa cabine, par exemple.

— Je vois. Quelles sont nos chances pour qu’une telle alerte se déclenche alors que nous arrivons à proximité de la soute dont j’ai besoin ? »

Il entendit pratiquement sourire le pilote. « Pour vous, amiral ? Je sens qu’elle ne va pas tarder à hurler. J’imagine que vous souhaitez un trajet jusqu’au terminal à la plus haute vélocité possible, n’est-ce pas ?

— Bien vu.

— C’est comme si c’était fait, amiral. »

Vingt minutes plus tard, Geary descendait en titubant de la navette, dont le pilote s’en était effectivement donné à cœur joie pour éperonner son pigeon. Il croisa à la sortie de la soute quelques civils à l’air blasé vêtus de tenues qu’il ne reconnut pas. L’un d’eux tenta de l’arrêter mais Geary brandit une paume comminatoire. « Je suis pressé !

— Vous êtes tout de même tenu à… » Le regard du civil se verrouilla sur le visage de Geary et sa mâchoire s’affaissa. « Je… Je…

— Excusez-moi. Je suis pressé », répéta Geary en le dépassant à toute allure.

On apercevait certes de nombreux uniformes dans la foule, mais les vêtements civils qui abondaient partout n’en semblaient pas moins détonner, non seulement parce qu’il avait passé si longtemps à bord de bâtiments militaires mais encore parce que les styles s’étaient considérablement modifiés en un siècle. Les sénateurs à qui il avait eu affaire portaient tous des costumes officiels peu susceptibles d’évoluer et d’un style encore assez proche de celui qu’il avait connu cent ans plus tôt, mais les civils qu’il croisait çà et là arboraient tous d’étranges accoutrements. Geary était conscient qu’il s’agissait seulement du sommet de l’iceberg, d’une infime partie des changements auxquels il devrait s’habituer.

Mais ça pourrait attendre qu’il ait atteint son objectif. Si du moins il le gagnait à temps. Il n’arrêtait pas de s’engouffrer dans des goulets d’étranglement, des amas de gens à l’arrêt qui le ralentissaient. Il fonçait tête baissée vers la soute dont le pilote de la navette lui avait donné le numéro, en s’efforçant de ne pas prêter attention aux regards curieux qui se tournaient vers lui. Puis un groupe de spatiaux se retournèrent, l’aperçurent et le saluèrent avec de grands sourires, tandis que, non loin, d’autres militaires les regardaient faire avec stupéfaction, intrigués par ce geste peu familier.

Il ne pouvait pas ignorer les saluts. Il les retourna donc puis chercha des yeux les numéros des soutes voisines. Un des spatiaux, dont l’écusson indiquait qu’il appartenait au Risque-Tout, fit un pas en avant : « Amiral ? Vous avez besoin de quelque chose ?

— La soute 124 Bravo. Je dois la gagner au plus vite !

— On va vous y conduire, amiral ! Suivez-nous ! » Les spatiaux du Risque-Tout se donnèrent le bras en une sorte de formation en épi et entreprirent de charger à travers la foule pour lui déblayer le passage malgré la fureur et les cris de protestation sidérés de ceux qu’ils bousculaient.

Souriant en dépit de son inquiétude, Geary leur emboîta le pas ; il entendait dans son dos des voix stupéfaites prononcer son nom, et il croisait les doigts en priant pour que ne se forme pas devant lui un rassemblement qui lui bloquerait la route.

Les spatiaux firent halte quelques instants plus tard et leur chef, montrant de la main, déclara : « Vous y voilà, amiral. De la part du croiseur de combat Risque-Tout. Allez-vous encore nous commander, amiral ? »

Geary s’arrêta pour leur sourire. « Si j’en ai la chance. Merci à tous. » Il salua brièvement et entra dans la salle d’attente de la soute.

Tanya Desjani se retourna au même instant. Elle portait un uniforme d’apparat et tranchait au milieu des autres militaires attendant d’embarquer sur le vaisseau civil. Geary s’arrêta en manquant de trébucher, provisoirement incapable d’avancer et, simultanément, d’accepter la certitude qu’il l’avait enfin retrouvée, qu’elle se tenait sous ses yeux sans qu’aucune barrière, honneur ni devoir ne s’interposât plus entre eux et leurs sentiments. Son visage s’illumina lorsqu’elle le reconnut et ses yeux s’écarquillèrent, exprimant ce qu’il crut et espérait être de la joie, celle, subite, que lui inspirait sa présence inattendue.

Puis elle reprit contenance et adopta de nouveau la posture officielle, toute professionnelle, qu’il connaissait si bien. « Amiral ? Qu’est-ce qui vous amène ici ? » Elle remarqua son insigne de capitaine et une nouvelle vague d’émotions traversa son visage, trop vite pour qu’il pût les déchiffrer.

« Je crois que vous connaissez déjà la réponse à cette question, Tanya. Et je ne suis plus amiral ni à la tête de cette flotte. Nous sommes tous les deux capitaines et vous n’êtes plus ma subalterne. Comment diable espériez-vous me voir vous rejoindre ici en si peu de temps ? »

Le même éclair de joie illumina de nouveau ses yeux. « Vous avez réussi des tours de force plus compliqués quand vous l’avez vraiment voulu. Êtes-vous content d’avoir pu faire si vite ?

— Content ? » Geary soupira. « Quand je suis entré dans cette salle et que je vous ai vue, Tanya, je vous jure que, l’espace d’un instant, plus rien d’autre n’a existé dans l’univers. Que vous. Êtes-vous heureuse de me voir ?

— Je… » Desjani ravala la suite. « Si vous lisez mon message… reprit-elle.

— Je l’ai déjà lu.

— Vous l’avez déjà… Ça n’aurait pas dû… » Elle avait l’air agacée. « Bon, très bien. N’ai-je pas été claire ?

— Non, pas tout à fait, mais j’ai lu entre les lignes. » Il restait conscient que faire allusion au rôle qu’avait joué Rione dans l’affaire eût été une erreur. « Je n’ai pas besoin d’y réfléchir longuement. Je sais ce que je veux. Et j’espère seulement que vous voulez la même chose. »

L’agacement de Desjani fit place à de l’exaspération. « Je vous ai pourtant laissé toute latitude pour y réfléchir.

— Merci. Mais je n’en ai pas besoin. »

Desjani se pencha vers lui et Geary se rendit compte que tous les yeux se tournaient dans leur direction. « Vous vous montrez aussi injuste envers vous-même qu’envers moi. Vous n’avez pas eu le temps de voir l’Alliance telle qu’elle est aujourd’hui. Dans quelques mois tout aura changé.

— Mais ni mon cœur ni mon esprit. » Il secoua la tête. « J’ai vécu avant que Grendel n’oriente mon existence dans une autre direction, Tanya. J’ai connu beaucoup de monde à l’époque. Et j’ai aussi rencontré un tas de gens depuis, même si la plupart étaient dans la flotte. Vous n’aviez pas votre pareille voilà un siècle et vous ne l’avez toujours pas aujourd’hui.

— Ne me la faites pas à l’esbroufe, capitaine Geary ! Je sais à quel point vous souffrez d’avoir perdu tout ce que vous aviez connu. »

Il la fixa longuement, vaguement conscient du nombre des spatiaux qui s’amassaient autour d’eux et leur tournaient le dos pour former une sorte de mur de protection entre leur couple et les autres occupants de la salle d’attente ainsi que la cohue extérieure. « J’ai souffert, en effet. J’avais tout perdu. Mais je me suis aperçu au bout d’un moment que j’avais gagné quelque chose. Si je n’avais pas vécu jusqu’à aujourd’hui, je ne vous aurais jamais rencontrée. C’était peut-être prévu depuis le début. Il m’a simplement fallu un certain temps pour le comprendre. »

Desjani le scruta. « Vous croyez réellement que les vivantes étoiles vous ont envoyé ici parce que je m’y trouvais ?

— Pourquoi pas ? Oh, j’ai sans doute réussi à obtenir des résultats, et même des résultats importants, mais je n’y serais jamais parvenu sans les gens que j’ai rencontrés ici. Et vous êtes assurément, de loin, celle de ces personnes qui comptent le plus pour moi. Vous m’avez donné la force de faire ce que je devais faire. Je vous l’ai plus ou moins déjà dit par le passé, du mieux que je le pouvais à l’époque. Je suis incapable d’affronter ce futur sans vous, Tanya. »

Elle secoua la tête. « Je crois surtout que vous surestimez énormément mon importance, capitaine Geary.

— La surestimer serait impossible, répliqua-t-il à voix basse, mais avec assurance. Vous ne vous interposez pas entre moi et mon devoir, vous vous tenez à mes côtés. Vous êtes quelqu’un de solide et de remarquable et je vous promets que tout le monde le saura.

— Vous êtes incorrigible. Croyez-vous vraiment qu’on vous écoutera ?

— Je le ressasserai jusqu’à ce que le monde entier le sache. Je peux me montrer assez têtu quand je le veux, vous savez.

— Inutile de me le rappeler. » Desjani faillit sourire puis recouvra son sérieux. « Mais nous avions beaucoup d’autres choses à nous dire, des choses dont nous ne pouvions pas parler.

— Je sais. Ça nous est désormais permis. Dans l’honneur. Nous pouvons nous dire la vérité.

— Et quelle est-elle, capitaine Geary ?

— Que je vous aime. J’en ai la certitude.

— Vous cherchiez seulement un réconfort durant une mauvaise passe.

— Si je n’avais cherché que du réconfort, il y aurait eu des moyens plus faciles de l’obtenir.

— Je n’en disconviens pas. Et vous l’avez trouvé pendant un certain temps. Dans les bras d’une autre. » Les yeux de Desjani flamboyèrent de colère à l’évocation de la brève liaison charnelle de Rione et Geary.

Il ne pouvait guère le nier. « Oui, c’est vrai. Et c’était une erreur. Je ne l’ai jamais aimée. Elle non plus ne m’aimait pas.

— Est-ce censé rendre plus acceptable le fait qu’elle a partagé votre couche ?

— Non. Ça n’excuse rien. Je regrette de l’avoir fait. Ma seule justification, c’est que j’ignorais alors ce que je ressentais pour vous. Dès que j’en ai pris conscience, j’y ai mis fin. Je le jure. »

Desjani lui jeta un autre regard furieux. « Il me serait sans doute plus facile de rester fâchée contre vous si vous vous montriez moins repentant et sincère. Je ne suis pas non plus parfaite. Mais j’en souffre.

— Je sais. Je ne vous ferai plus jamais souffrir.

— Ne faites pas de promesses que nul, homme ou femme, ne saurait tenir, capitaine Geary. » Desjani secoua la tête. « Je sais ce que je suis et je crois avoir une idée assez précise de l’homme que vous êtes. Même si nous résolvions tous nos autres problèmes, une liaison avec vous risquerait d’être… problématique, disons.

— Je suis conscient que ce sera parfois difficile, répondit Geary. Mais ça l’a déjà été. Être amoureux de vous sans pouvoir rien en dire ou faire n’était pas chose aisée. Vous ne m’en croirez peut-être pas, mais je ne cours pas après le malheur. »

Le regard de Desjani se durcit et sa bouche se crispa en une mince ligne blanche. « M’aimer a donc fait votre malheur ?

— Oui, quand je devais me taire et m’abstenir d’agir. » Il agita les mains de dépit. « Je m’exprime mal. Je ne suis pas très doué pour ça. Pour commander la flotte, ça oui, mais je n’ai pas la manière avec les femmes.

— Vraiment ?

— Oui, vraiment. » Était-elle encore en colère ou bien se fichait-elle de lui ?

« Y avez-vous réfléchi ? s’enquit-elle. Moi oui, croyez-moi. Nous sommes tous les deux capitaines pour l’heure mais ça ne durera pas. Vous savez que l’Alliance vous rendra aussitôt votre grade d’amiral. Le message annonçant votre nouvelle promotion est sans doute déjà parti.

— Probablement. Mais je ne l’ai pas encore lu.

— Combien de temps pensez-vous pouvoir éviter d’ouvrir votre boîte de réception ? Deux capitaines peuvent sortir ensemble. Et même afficher leur liaison pourvu qu’ils n’appartiennent pas à la même chaîne de commandement. Mais un amiral et un capitaine ne peuvent pas s’engager dans une relation amoureuse. » Desjani ferma les yeux et son visage s’endurcit encore. « Je serai votre maîtresse secrète. Secrète ou notoire.

— Je n’exigerai jamais cela de votre part. Ni hier ni demain.

— Mais quelle alternative nous reste-t-il ? demanda-t-elle en le regardant de nouveau dans les yeux. Vous êtes sans doute déjà promu amiral. »

Geary ne pouvait guère démentir. « Ça signifie sans doute que nous allons devoir agir précipitamment, avant que j’ouvre ma boîte de réception ou que je m’entretienne avec une connaissance. Il n’y a qu’une seule façon de vous prouver que je tiens à vous et uniquement à vous, qu’une seule façon pour un amiral et un capitaine de vivre une relation personnelle honorable, et c’est de vous épouser avant ma promotion. Avant même de savoir que j’ai été promu. »

Desjani parut se raidir puis : « Nous marier ? demanda-t-elle lentement.

— Oui. Accepterez-vous ? Je vous jure que je n’ai jamais été plus sérieux de ma vie.

— Vous me demandez ma main ? Dans une salle d’attente publique ?

— Euh… oui. Pardonnez-moi de n’avoir pas trouvé un cadre plus romantique. »

Desjani détourna les yeux et piqua un fard bien inattendu de sa part, le visage de nouveau indéchiffrable. « Et si je répondais non ? Si je vous disais fermement, de capitaine à capitaine, de femme à homme, que je n’ai pas envie de ça, que ce n’est pas ainsi que je veux de vous, que feriez-vous ? »

Au tour de Geary de la fixer longuement. S’était-il entièrement mépris sur les sentiments qu’il avait cru lire en elle ? « Alors je vous demanderais d’y réfléchir à deux fois, de prêter l’oreille à ce que j’éprouve pour vous, mais, si effectivement vous campiez sur vos positions, je respecterais votre décision, je ne verrais plus en vous qu’un camarade et un officier, et plus jamais je n’aborderais le sujet.

— Je m’apprête à décoller à bord de ce vaisseau. Il ne nous reste que quelques minutes. Allez-vous m’ordonner de rester ? M’ordonner de vous écouter ? »

Geary éprouva une subite sensation de vide intérieur, comme si un trou noir venait de s’ouvrir en lui et commençait d’engloutir tout son être, mais il secoua la tête. Peut-être allait-il y perdre ce à quoi il tenait le plus dans cet univers, mais il devait dire la vérité, répondre à la question sans prétextes ni faux-fuyants. Il ne pouvait pas lui mentir. « Non, Tanya. Si vous souhaitez réellement partir, allez-y. Je n’ai aucune autorité sur vous ni sur vos choix, et je n’en aurai jamais. Si vous pensez que je ne vous ai pas encore rendu votre honneur, je m’y emploie maintenant sans conditions. Vous êtes autant le commandant de votre âme que celui de l’Indomptable, mais ce sont là deux statuts très différents. Je peux donner des ordres au second mais pas au premier. J’en suis conscient. »

Un des coins de la bouche de Desjani frémit puis elle sourit carrément et, d’un pas, franchit l’espace qui les séparait. Elle lui passa les bras autour du cou et ses lèvres cherchèrent celles de Geary pour un baiser âpre et vorace.

Lorsqu’elle se décolla enfin de lui, elle reprit sa respiration puis sourit de nouveau. « J’attendais cela depuis longtemps. C’était la bonne réponse, au fait. »

Un tantinet étourdi après ce baiser, Geary la regarda dans les yeux. « C’est votre réponse ?

— N’était-elle pas assez limpide ? Oui. Oui à tout. Votre conduite à mon égard, ce refus d’abuser de mes sentiments pour vous m’ont depuis longtemps restitué mon honneur. Comment faire pour nous marier avant que cette promotion ne vous rattrape ? Même si nous quittions ce système stellaire avant que les autorités ne vous aient trouvé, elle sera probablement transmise par une estafette rapide et nous attendra à Kosatka. Ce qui veut dire que nous devons nous marier sur ce transport de passagers, et le plus tôt possible.

— À bord du vaisseau ? »

Son ton avait dû laisser transparaître une légère hésitation car Desjani le fixa en plissant les yeux. « Oui. Reculeriez-vous déjà ? Pas question de vous en dépatouiller maintenant. Je vous ai laissé toutes vos chances. »

Il s’imagina poursuivi par une Tanya Desjani vindicative. Sans doute une brève et haletante existence. « Non. Oui, je veux dire. Nous marier sur ce transport est une excellente idée. Tout indiquée, me semble-t-il.

— Ce n’est pas un vaisseau de guerre, fit-elle remarquer d’un ton nostalgique, mais il fera l’affaire. Vous êtes conscient que le règlement de la flotte dissuade généralement l’affectation de couples mariés sur le même bâtiment ? »

De fait, il avait omis de prendre des renseignements sur ce point de détail. « Si je suis de nouveau promu amiral, on ne m’affectera certainement pas à votre vaisseau en tant que membre de l’équipage.

— Juriste de l’espace, hein ? gouailla Desjani. Mais vous avez raison. Toutefois, si nous servons encore ensemble, nous ne pourrons pas nous conduire en couple marié à bord. Il nous faudra adopter la même relation de travail qu’auparavant.

— Tenez-vous vraiment à faire mon malheur ?

— Si jamais vous répétez ça…

— Non, madame. » Geary sourit. « J’y consens. Nous en sommes capables. Nous l’avons déjà fait. Mais j’espérais plus ou moins que nous nous marierions à Kosatka. »

Desjani sourit à son tour. « Nous pourrons toujours y passer notre lune de miel. Ce qui signifie qu’elle risque d’être extrêmement brève. Notre transport part bientôt. Où sont vos bagages ?

— Mes bagages ? » Geary se rendit brusquement compte qu’il s’était rué hors de l’Indomptable vêtu de son seul uniforme.

Le sourire de Desjani s’élargit. « Dans le même état qu’à la sortie de votre module de survie. Vous n’êtes pas très doué pour l’emballage, n’est-ce pas ? Nous vous achèterons quelques effets à la boutique du transport. Vous n’avez pas non plus pris la peine d’acheter un billet pour Kosatka en chemin, j’imagine ?

— Euh… en fait, je songeais uniquement à vous rejoindre et… euh… à ce que je devais vous dire, et… »

Elle éclata de rire. « Pas grave. J’ai pris une cabine particulière. Contre toute raison et en dépit de mes doutes, j’espérais en avoir besoin, que nous en aurions besoin, et apparemment c’est le cas. » Elle s’esclaffa derechef. « J’ai l’impression que mes parents vont être légèrement étonnés. Ils me croyaient mariée à l’Indomptable. Alors que je leur ramène un gendre. Oh, ça me rappelle… il y a encore à notre mariage une condition non négociable. Si jamais nous avons un jour le bonheur d’engendrer une fille, elle devra porter le prénom de Jaylen Cresida. »

Geary hocha gaiement la tête. « Accordé. Vous pensiez que ça me poserait problème ?

— Non, mais, contrairement à vous, je ne prends pas les gens par surprise. Sauf mes parents, en l’occurrence. » Elle s’interrompit pour lui décocher un regard plus sérieux. « Et ensuite, après Kosatka ? Aimeriez-vous aller à Glenlyon, votre planète natale, si nous en avions le temps ? Les gens de là-bas aimeraient sûrement vous voir. »

Geary secoua la tête. « Il faudra sans doute que j’y retourne un jour, mais pour l’instant ça me terrifie. C’était mon foyer il y a un siècle. Aujourd’hui, mon foyer c’est la flotte et là où tu te trouves. »

— Heureux veinard. Puisque c’est aussi le mien, tu ne seras pas déchiré entre deux patries. » Desjani releva les yeux au moment où un capitaine de frégate se frayait un chemin à travers les rangées de spatiaux. « Oui ? »

L’officier salua, le visage affichant une expression officielle, et tendit à Geary un paquetage réglementaire de la flotte. « Avec les compliments du capitaine Tulev, capitaine Geary.

— Merci, capitaine. »

Geary prit le paquetage, jeta un regard à l’intérieur et constata qu’il contenait un uniforme de rechange bien proprement plié et un nécessaire de voyage.

« Suis-je donc le seul de toute la flotte à n’avoir pas compris ce qui allait se produire aujourd’hui ?

— Non, répondit Desjani. Nous étions deux. Toi et moi. Mais nous étions aussi les deux seuls à ne pas pouvoir en parler. » Planté devant le sas d’embarquement, un steward s’efforçait vainement de faire s’ébranler les passagers. « Allons-nous prendre la tête ou bien attendre que quelqu’un se pointe avec un pasteur et un certificat de mariage ?

— Il me semble que nous pouvons nous charger nous-mêmes de régler ce problème.

— Oui, effectivement. » Desjani lui prit le bras et entreprit de remonter la rampe vers le sas. « Même si les vivantes étoiles ni l’Alliance n’en ont pas fini avec toi, tu as bien mérité un peu de répit. Bienvenue à bord du reste de ton existence, Black Jack.

— Je ne suis pas Black Jack, protesta-t-il. Jamais je ne pourrai l’être.

— Tu te trompes, John Geary. Tu l’as été chaque fois où c’était essentiel. »

Le mur de spatiaux s’ouvrit et Desjani et Geary, bras dessus, bras dessous, s’avancèrent vers le steward. Puis les matelots et les officiers commencèrent à les acclamer. Desjani rougit légèrement, mais elle continua à sourire, redressa fièrement le menton et fit un clin d’œil à Geary. Lui-même leva sa main libre pour saluer les spatiaux, fichtrement fier de lui et de la femme qui avait choisi de lui donner le bras.

Le passé ne s’effacerait jamais, mais il n’était plus douloureux et, quels que fussent les défis qui l’attendraient demain, il faisait bon aujourd’hui être Black Jack.

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