La chute parut étrangement brutale, comme si le point de saut lui-même avait été perturbé. Dans la mesure où les points de saut sont créés par la masse de leur étoile, Geary savait le problème probablement lié à Kalixa. Puis le néant gris s’effaça et la flotte entra dans le système stellaire.
L’espace d’un instant, tous restèrent cois et se contentèrent de fixer ce qui avait été Kalixa. Au bout de quelques minutes, Geary arracha son regard à la contemplation de l’hologramme pour comparer ce qu’il venait de voir avec ce qu’en disaient les guides des systèmes syndics réquisitionnés à Sancerre.
Plus rien de commun, apparemment, entre ce vieux guide et la réalité présente. Le premier montrait un système passablement cossu, une planète parfaitement adaptée à l’habitat humain, plusieurs autres et des lunes dotées de colonies sous dôme grouillantes de monde, une population de plus de cent millions d’âmes répartie dans tout le système, et à proximité, en suspension dans le vide, le portail de l’hypernet qui avait collaboré à cette opulence.
Jusqu’à ce qu’il s’effondre en produisant une vague d’énergie peu ou prou équivalente à une importante fraction de celle d’une nova d’intensité moyenne. En dépit du compte rendu angoissé d’un témoin oculaire syndic à qui Geary avait parlé, elle n’avait pas vraiment tout détruit.
Sans doute aurait-on eu moins de mal à appréhender ses conséquences réelles si tel avait été le cas. Elle avait surtout laissé un grand nombre de vestiges dans son sillage.
« Toutes les planètes ont l’air mortes, annonça la vigie des opérations d’une voix sans timbre. Il reste des débris de ruines en marge des zones qui s’offraient à la vague d’énergie quand elle a frappé. Même les sites abrités par leur localisation sur l’autre face de la planète ont été broyés, sans doute par des tremblements de terre et autres effets de choc. Il ne subsiste plus qu’une mince couche d’atmosphère sur la principale planète habitée. C’est sûrement pour cette seule raison que tout a cessé de brûler en surface. »
Geary avait figé son hologramme sur l’image agrandie des ruines d’une cité. Soit quelques décombres noircis saillant d’un champ de débris, un paysage réduit à quelques rochers et moellons, le tout vu avec cette limpidité anormale née de l’absence presque totale d’atmosphère. « Peut-on dire combien il y avait de vaisseaux sur place ?
— Non, amiral. Les senseurs de la flotte ont repéré des fragments flottant en orbite, mais tous sont dévastés et dispersés. Cet officier d’un croiseur lourd syndic avait déclaré que son vaisseau était le seul gros bâtiment présent. Compte tenu des dommages qu’il a subis, aucun croiseur léger et aucun aviso n’auraient survécu. Des appareils dépourvus de blindage et de boucliers de type militaire n’auraient eu aucune chance. »
Desjani montra l’image de Kalixa. « Dans quel état est l’étoile elle-même ?
— Fortement instable, mais elle n’a pas explosé en nova. Trop de masse stellaire avait été soufflée. Ce système restera très longtemps inhabitable, commandant. »
Le visage dur, Desjani se tourna vers Geary. « Cent millions de morts. Ces salauds ont tué cent millions de personnes d’un coup. Peu m’importe qu’ils étaient des Syndics. Ça ne doit jamais se reproduire. »
Les extraterrestres avaient-ils su ce qu’hébergeait Kalixa ? S’en étaient-ils seulement inquiétés ? « Au moins ne pourront-ils pas recommencer là où ont été installés des dispositifs de sauvegarde.
— Jusqu’au jour où ils trouveront une autre méthode. » Consciente que tout le personnel de la passerelle de l’Indomptable la fixait avec curiosité, en s’efforçant de comprendre ce qu’elle voulait dire, Desjani se rapprocha du champ d’intimité qui entourait Geary. « Il est exclu de laisser croire à ces extraterrestres qu’ils peuvent s’en tirer en toute impunité. C’était déjà suffisamment moche à Lakota, mais au moins étaient-ce des humains qui avaient pressé la détente là-bas. Ici ce sont les extraterrestres.
— Je suis d’accord. Il faut arrêter ça. » Geary prit une profonde inspiration, conscient que les images de ce système stellaire le hanteraient jusqu’à sa mort. « Madame la coprésidente, veuillez, je vous prie, veiller à ce que les sénateurs Costa et Sakaï puissent longuement et convenablement visionner les images de ce système. Je tiens à ce qu’ils soient parfaitement informés de ce que peut signifier une guerre menée avec des portails de l’hypernet.
— Oui, amiral Geary, répondit Rione sur un ton inhabituellement docile.
— Mettons le cap sur le point de saut pour Indras, capitaine Desjani. Je ne tiens pas à passer ici une seconde de plus qu’il n’est nécessaire.
— Je préférerais encore la proximité d’un trou noir », convint Desjani.
Outre qu’elle servirait de leçon de choses à l’humanité, en lui montrant ce à quoi d’innombrables systèmes avaient échappé d’un cheveu, Kalixa aurait aussi le mérite d’échauder l’enthousiasme excessif de la flotte en rappelant à tous les risques qu’ils encouraient encore et les enjeux potentiels d’un échec. En observant les réactions de l’équipage de l’Indomptable, Geary se demanda ce qu’elles seraient s’il apprenait que le désastre de Kalixa n’était pas dû à un accident ni à une erreur des Syndics, mais à un acte délibéré. Si révolté qu’il fût par ce gaspillage de vies et la destruction de ce système, il se demandait aussi si le plus grand défi qu’il aurait à relever ne serait pas de déjouer les plans des extraterrestres sans pour autant déclencher une guerre vengeresse. Sa propre réaction viscérale (le leur faire payer) serait probablement unanime. Mais au prix, sans doute, de la dévastation d’autres systèmes stellaires humains, qui aurait pour seule conséquence d’entraîner l’humanité dans un nouveau cycle infernal de représailles et de vengeances. Et, du moins jusqu’au jour où ils en auraient appris plus long sur la puissance réelle de ce nouvel ennemi et sauraient s’il disposait réellement, comme Desjani en avait émis l’hypothèse, d’autres moyens d’anéantir d’entiers systèmes stellaires, toute tentative de représailles risquerait de se solder par la destruction de nombreux systèmes comme Kalixa et d’innombrables milliards de morts.
Si forte soit mon envie de me venger contre ces gens ou ces choses, tout ce que nous pouvons faire pour l’instant, c’est empêcher que cela se reproduise et en apprendre davantage sur les coupables.
Peut-être notre invité syndic pourra-t-il y contribuer.
Geary fit à nouveau extraire le commandant syndic Boyens de sa cellule et le fit conduire dans la salle d’interrogatoire. « Nous savons que votre flottille de réserve a attaqué Varandal pour venger l’effondrement du portail de Kalixa, déclara Geary. Vous deviez pourtant savoir que l’Alliance n’en était pas responsable.
— Non, nous l’ignorions. Qui d’autre aurait pu faire une chose pareille ?
— Vous aviez affronté ces extraterrestres pendant des décennies. »
Le Syndic fixa longuement Geary comme s’il s’efforçait d’établir un lien entre cette dernière affirmation et l’effondrement du portail de Kalixa. « Ils n’ont jamais pénétré aussi profondément dans le territoire des Mondes syndiqués. Quoi qu’il en soit, nous avons visionné à maintes reprises l’enregistrement de cet effondrement, que le croiseur C-875 a rapporté à Héradao. On n’y voit aucun signe d’une attaque extraterrestre contre le portail. Ils n’auraient pas pu y parvenir. Mais, en revanche, nous savions que vous aviez déjà provoqué celui d’un autre portail au moins d’un de nos systèmes stellaires.
— Vous voulez parler de Sancerre ? Où nous avons dû empêcher que les vaisseaux syndics ne déclenchent l’effondrement du portail et une dévastation identique à celle de Kalixa ? Ou bien de Lakota, où vos bâtiments l’ont anéanti alors que la flotte ne se trouvait qu’à quelques heures-lumière ? »
Boyens serra les dents, entêté. « J’ai vu des enregistrements de vos vaisseaux tirant sur le portail de Sancerre.
— Pour provoquer un effondrement contrôlé. Mais, si vous avez vu ceux que ce croiseur lourd a rapportés de Kalixa, vous savez sûrement qu’aucun bâtiment de l’Alliance n’était sur place quand son portail a flanché.
— Ça m’a l’air vrai. » Boyens fixa le pont en plissant pensivement le front. « L’Alliance a presque réussi à le faire. C’était notre conclusion. Vous avez parlé des extraterrestres, mais ils n’ont jamais fait s’effondrer un portail de la région frontalière. S’ils avaient voulu nous attaquer, pourquoi s’y risquer si loin de leur frontière avec nous ? »
Il se produit là quelque chose de crucial, songea Geary à la fin de l’interrogatoire ; de bien plus important que les accusations des Syndics reprochant à l’Alliance d’avoir provoqué l’effondrement des portails de Sancerre et de Kalixa. Ça a trait à la conception qu’ils se font des extraterrestres. Infoutu de mettre le doigt dessus, il classa cette ébauche d’idée dans un tiroir de son esprit.
Il fallut trois jours à la flotte pour atteindre le point de saut pour Parnosa. Dès que les ruines hantées de Kalixa disparurent et que le néant gris de l’espace du saut environna les vaisseaux, Geary sentit le soulagement se répandre dans tout l’Indomptable. Il se détendit lui aussi, conscient qu’un long saut attendait la flotte. Huit jours et demi, presque le maximum. Vers la fin de la première semaine, les étranges tensions engendrées par l’espace du saut les rendraient tous nerveux et irritables, mais il ne s’attendait pas à ce qu’il en découlât de réels problèmes.
Sept jours plus tard, alors que Geary observait les lumières de l’espace du saut en s’efforçant de ne pas se laisser atteindre par cette bizarre sensation de démangeaison qui ne cesse de croître à mesure qu’on y séjourne, l’alarme de son écoutille carillonna de façon particulièrement pressante.
Un instant plus tard, Tanya Desjani faisait irruption dans sa cabine, l’air prête à percer un trou à mains nues dans la coque. « Je ne supporterai pas une seconde de plus cette femme sur mon vaisseau !
— Quelle femme ? demanda Geary, qui connaissait déjà la réponse. Et que vous a-t-elle fait ?
— La politicienne ! Vous savez parfaitement comment elle s’est conduite ! Vous étiez présent quand elle m’a sorti ces aménités ! »
Geary la fixa un instant, bouche bée. « Euh… oui. J’étais là, effectivement.
— Vous ne vous êtes pas demandé pourquoi ? » Sans même attendre la réponse, Desjani poursuivit précipitamment : « J’ai fini par le lui demander en face et savez-vous ce qu’elle m’a répondu ? Une petite idée ?
— Non. » Les réponses monosyllabiques lui semblaient pour l’instant plus prudentes.
« Parce que je compte beaucoup pour vous. Voilà ce qu’elle a dit. Je compte beaucoup à vos yeux et elle s’efforce de préserver ma bonne humeur. »
De toute évidence, les efforts de Rione avaient fait long feu. Geary se contenta d’opiner sans mot dire, car toutes les réponses qu’il aurait pu fournir, fussent-elles monosyllabiques, lui semblaient risquées.
Le visage empourpré, Desjani brandit un poing colérique. « C’est exactement comme ces effroyables allusions selon lesquelles je devrais m’offrir à vous comme un trophée si vous consentiez à devenir dictateur ! Je ne suis ni un jouet ni un pion que vos amis ou vos ennemis peuvent manier et contrôler ! Je suis un capitaine de la flotte de l’Alliance, situation que j’ai méritée en versant ma sueur et mon sang et en servant honorablement ! Je n’accepterai de personne qu’on tente de me manipuler, de m’utiliser ou de me manœuvrer pour chercher à vous influencer ! »
Il croisa son regard furibond. « Je comprends. »
Elle soutint le sien. « Vraiment ? En êtes-vous seulement capable ? Ça vous plairait de vivre dans mon ombre ?
— Jamais je ne…
— Il ne s’agit pas de vous ! Mais de tous ceux qui, dans ce fichu univers, nous regardent et ne voient que vous ! Je n’ai pas vécu jusque-là pour me retrouver dans la peau d’un insignifiant faire-valoir ! »
L’image ne lui avait jamais traversé l’esprit et ça le perturba. Il aurait dû se rendre compte que le rayonnement de Black Jack Geary ternirait l’image de Tanya. « Jamais vous ne serez insignifiante.
— Allez donc le dire au reste du monde. » Desjani agita la main comme pour embrasser toute la création.
« Je n’y manquerai pas. Je vous demande pardon. Je traîne tout un tas de casseroles.
— Je vous ai déjà dit qu’il ne s’agissait pas de vous ! Mais de tous les autres et de la façon dont ils me voient. Ou ne me voient pas, plutôt. » Elle serra les poings. « Pourquoi faut-il que tout cela se produise ? Pourquoi ma tête n’écoute-t-elle pas mon cœur ? Quand cette sorcière m’a donné les raisons de sa conduite, j’ai éprouvé le besoin de déverser ma rage sur quelqu’un, faute de quoi j’aurais fait sauter tous les plombs de ce vaisseau ! Et vous êtes le seul sur lequel… Mais aussi le seul auquel je ne devrais pas… Oh, merde ! » Desjani recula d’un pas et se passa les mains dans les cheveux. « Nous sommes dangereusement proches d’aborder un sujet qui nous est interdit.
— Pour l’instant, oui.
— Jusqu’au jour où… Y avez-vous réfléchi ? À ce projet de renoncer à votre grade d’amiral de la flotte ? De renoncer à son commandement ? Avez-vous décidé de revenir sur vos intentions ?
— Non, répondit-il à voix basse.
— Serais-je la seule de nous deux saine d’esprit ?
— Tout dépend de votre définition de la santé mentale. »
Elle lui jeta un regard furieux empreint de dépit. « Je n’avais pas vraiment compris… Il faut que j’aille parler à mes ancêtres. » Desjani se mit au garde-à-vous, sa voix se fit plus calme et son ton plus réservé. « Autre chose, amiral Geary ? »
Il réprima une forte envie de lui dire qu’elle était entrée en trombe dans sa cabine de son propre chef sans même qu’il l’eût convoquée. « Non, ce sera tout. »
Elle salua avec affectation puis sortit.
Une demi-heure plus tard, Rione entrait à son tour. « Il y a quelque chose dont je devrais probablement te faire part, commença-t-elle.
— Je suis déjà au courant. Tu ne vois donc pas les traces de griffes que Desjani a laissées un peu partout dans cette cabine ?
— Apparemment, tu t’en es tiré en un seul morceau. » Rione haussa les épaules. « J’essayais seulement d’être aimable. Je ne vois pas pourquoi ça l’a tellement perturbée.
— Tu n’étais plus dans la peau du personnage ? suggéra-t-il.
— Elle a dû trouver ça suspect, j’imagine. » Au lieu de prendre ombrage de sa remarque, Rione parut s’en amuser. « Elle est venue se faire consoler, hein ?
— Pas drôle.
— Non. C’est sans doute pour elle une source de tourment. Je m’efforçais sincèrement de lui faciliter la vie. » Rione s’accorda une brève pause. « Lorsque sa colère sera suffisamment retombée, tâche de trouver le moyen de le lui faire savoir : je ne lui ai dit que ce que je croyais vrai. Dommage qu’elle soit incapable de l’accepter.
— Je tâcherai au moins de lui faire part de la première partie. »
Au temps pour une méthode susceptible de dissiper la mésentente entre ces deux femmes. Si différentes qu’elles fussent, elles évoquaient des éléments qui, combinés, formaient une masse critique. Le seul moyen d’éviter l’explosion était encore de les tenir éloignées.
« Elle a toutes les raisons d’en vouloir au destin.
— Toi aussi. » Rione expira lentement. « Je m’efforcerai de ne pas vous rendre les choses plus difficiles à l’avenir.
— Pourquoi ? Seulement parce que ça m’importe ? Je sais que Tanya Desjani ne t’inspire aucune affection.
— Non, pour deux raisons. » L’espace d’une longue seconde, il se demanda si elle allait ajouter quelque chose ; puis Rione reprit à voix basse : « Parce que celle que j’ai été naguère ne se serait pas contentée de s’inquiéter de la manière dont autrui pourrait servir ses propos ou assouvir ses besoins. J’ai longtemps cru que j’avais vendu mon âme pour ce que je croyais important à l’époque, mais j’ai appris depuis que je l’avais conservée. Et, si tu répètes un seul mot de ce que je viens de te confier, je nierai l’avoir jamais dit et nul ne te croira.
— Ton secret sera bien gardé. »
Rione lui lança un regard ironique. « Laisser croire aux gens que les politiciens ont une âme, ça l’afficherait mal, n’est-ce pas ? Au fait, en parlant de politiciens sans âme, la sénatrice Costa prend ses renseignements sur ton capitaine et toi, afin d’avoir barre sur toi si besoin. Sa frustration ne cesse de croître, sans doute parce que le personnel de ta flotte refuse de répandre sur toi la moindre calomnie.
— Il n’y a strictement rien à répandre. » Geary se demanda quels sinistres ragots auraient bien pu parvenir aux oreilles de Costa si les capitaines Kila, Numos et Faresa avaient toujours été aux commandes d’un vaisseau.
« C’est parfaitement exact. À ce que j’ai entendu dire, tes officiers et tes matelots ne cessent de vanter votre comportement honorable à tous les deux. Pas précisément la pitance d’un maître chanteur. »
Satisfaisant, sans doute, mais aussi déconcertant. Dans la mesure où les rumeurs portant sur sa « liaison » avec Desjani avaient débuté bien avant d’avoir le moindre fondement réel, se dire que la flotte entière daubait sur eux deux, même en tout bien tout honneur, n’en restait pas moins embarrassant. « Sakaï ne l’imite pas ?
— Ce n’est pas sa méthode. Son principal moyen de pression est censément son origine kosatkienne. Personne ne te l’a dit ?
— Non. » Desjani et la grande majorité de l’équipage de l’Indomptable venaient aussi de Kosatka.
« Sakaï a d’ores et déjà découvert que ça ne l’aiderait pas beaucoup s’il cherchait à dresser les spatiaux contre toi. Il a tenté de jouer sur la loyauté de ton capitaine à l’égard de sa planète natale, sans aucun succès. »
Geary se rejeta en arrière en affichant ostensiblement son mécontentement. Il avait espéré, contre toute raison, que les deux autres sénateurs lui feraient au moins confiance jusqu’à ce qu’il leur donne un motif de se méfier de lui. « Mais tu es de notre côté.
— Je suis du “côté” de l’Alliance, amiral Geary, répliqua sèchement Rione. Agis à son encontre et je ferai ce qu’il faut. Je ne m’attends plus à ce que cela se produise, mais ne t’imagine surtout pas que ma loyauté t’est à tout jamais acquise. Je ne suis pas éprise de toi, moi. » Elle tourna les talons et sortit.
Parnosa.
Geary ne parvint pas à réprimer entièrement son anxiété quand la flotte fit irruption à la lisière du système stellaire. Son portail de l’hypernet se dressait derrière l’étoile, à six heures-lumière du point d’émergence. « Obtenez-moi dès que possible une évaluation du portail. Je veux savoir s’il est équipé d’un dispositif de sauvegarde avant que la flotte ne s’éloigne trop du point de saut. »
Pour les senseurs optiques de la flotte, une distance de six heures-lumière n’était pas un problème. Au bout de quelques secondes, l’écran de Geary se remettait à jour et affichait des données sur tout ce qui se trouvait dans le système. Il attendit avec une impatience qu’il avait du mal à maîtriser l’information qu’il devait absolument connaître.
« Le dispositif de sauvegarde est installé sur le portail, annonça une des vigies dès que les senseurs eurent retransmis leur analyse. Il semble grosso modo de la même conception que les nôtres. »
Geary laissa échapper une goulée d’air qu’il n’avait pas eu conscience de retenir. Maintenant que la plus grosse menace potentielle était écartée, il pouvait se pencher sur les défenses syndics.
« Un croiseur léger et une demi-douzaine d’avisos, laissa tomber Desjani. Dont aucun ne se trouve à moins de quatre heures-lumière.
— Plus l’habituel réseau de défenses fixes. » Geary s’aperçut qu’il manquait quelque chose. « Ils n’ont pas posté d’avisos en sentinelles près des points de saut.
— Il y en a un à proximité du portail, lui fit-elle remarquer. Ils savent déjà où nous comptons nous rendre ensuite ou, tout du moins, ils croient le savoir. Quand il nous apercevra, dans six heures environ, il empruntera le portail pour regagner le système mère. » Elle fit la grimace. « Je vous parie à deux contre un qu’ils ne chercheront pas à le détruire. »
Geary lui adressa un regard interrogateur. « C’était précisément l’une de mes inquiétudes. Pourquoi s’en priveraient-ils ? Ils étaient déjà prêts à le faire avant même de tenter de nous arrêter et, maintenant qu’il est équipé d’un dispositif de sauvegarde, ils n’ont plus à se soucier des conséquences sur leur système stellaire.
— Le gouvernement syndic n’existe que pour réaliser des profits. Détruire ce portail porterait un coup fatal à l’économie du système, même si son effondrement ne le grillait pas entièrement. C’est ce qui pousse les autochtones à s’en abstenir. Mais, comme vous l’avez dit vous-même, le Conseil exécutif syndic est certainement prêt à nous recevoir dans son système mère. Ça signifie qu’ils tiennent à nous voir arriver là-bas, plutôt que de semer la pagaille dans le reste de l’espace syndic. Et ils veulent que nous empruntions ce portail pour tomber dans l’embuscade qu’ils nous y auront préparée, parce qu’ils sont encore une fois trop sûrs d’eux.
— Bien raisonné. Ne les faisons donc pas attendre plus longtemps. »
Geary se retint de déclencher un bombardement des défenses fixes et attendit de voir comment réagiraient les Syndics. Alors que la flotte de l’Alliance traversait la courbure extérieure du système stellaire en direction du portail, l’aviso s’y engouffra comme l’avait prédit Desjani, mais les autorités syndics de Parnosa ne déclenchèrent aucune attaque, pas plus qu’elles n’offrirent de se rendre, et leurs vaisseaux restèrent à distance. « Nous devrions éliminer ces défenses », suggéra finalement Desjani.
Geary secoua la tête. « Les cailloux sont sans doute bon marché, mais nos réserves ne sont pas inépuisables. J’ai le pressentiment que leur système mère grouillera de cibles si nombreuses que nous nous féliciterons de chaque projectile cinétique que nous pourrons leur balancer. »
À une journée de trajet du portail, les autorités syndics appelèrent enfin Geary. Il ne vit qu’un seul responsable militaire, homme d’un certain âge qui s’exprimait sans ambages. « Je vous appelle au nom des civils innocents de ce système stellaire. »
Desjani émit un bruit grossier.
« Nous sommes conscients que vous êtes en mesure de détruire notre portail et de semer sur nos têtes un épouvantable fléau, poursuivit le commandant en chef. Au nom de l’humanité, nous vous prions de nous épargner cela. Si le capitaine Geary est aux commandes de cette flotte, c’est à lui que j’adresse directement mon appel et que je promets de ne pas engager d’hostilités contre ses vaisseaux s’il consent à ne pas anéantir ce portail.
— Intéressant, lâcha Rione à la fin de la transmission. Le faisceau était très étroit. Les vaisseaux syndics stationnant à Parnosa n’ont pas dû l’entendre.
— Doubler leurs propres défenseurs ! gronda Desjani. Typique des Syndics !
— Défenseurs qui risqueraient de bombarder les autochtones s’ils les soupçonnaient de chercher à désobéir aux ordres de leur autorité centrale, lui rappela Geary avant de se tourner vers Rione. Pourquoi s’inquiètent-ils tant de nous voir détruire leur portail ? Alors qu’il est équipé d’un système de sauvegarde. » Il se retourna vers Desjani. « Pourrait-il s’agir d’un dispositif factice ? D’un leurre ? »
Rione répondit la première : « Les habitants de ce système ont sûrement vu les enregistrements pris par la flotte à Lakota, et ils ont probablement aussi entendu parler de Kalixa, de sorte qu’ils savent ce qui se passe quand un portail s’effondre. Leur gouvernement leur a sans doute assuré que le dispositif de sauvegarde empêcherait ce désastre si leur portail s’effondrait ou s’il était détruit, mais je doute qu’ils lui fassent confiance. »
Geary hocha la tête. « Ils présument donc que leur gouvernement leur ment.
— Est-ce là une notion si étrangère ? » s’enquit Rione sur un ton sarcastique.
Geary évita de croiser le regard de Desjani. Les officiers de la flotte se méfiaient de leurs dirigeants politiques. Il se demanda combien d’entre eux auraient cru en l’efficacité de leurs propres dispositifs de sauvegarde si l’un d’eux n’avait pas déjà répondu à son objectif initial. « Très bien, en ce cas. Croyez-vous que les sénateurs Costa et Sakaï seraient très mécontents ou regarderaient cette affaire comme une négociation si je la réglais moi-même ?
— Vous êtes en situation de combat, répondit Rione. C’est pleinement de votre ressort, amiral de la flotte Geary.
— Capitaine Desjani, demandez à votre officier des communications de me fournir un faisceau étroit afin que je puisse répondre à ce commandant en chef syndic. »
Le circuit établi, Geary afficha son masque officiel de commandant de la flotte et l’activa. « Ici l’amiral Geary, à l’intention des autorités et populations syndics du système stellaire de Parnosa. L’Alliance n’est responsable de l’effondrement d’aucun portail des Mondes syndiqués. En réalité, quelques vaisseaux de cette flotte se sont même placés dans une situation extrêmement périlleuse pour veiller à ce que celui de Sancerre cause le moins de dégâts possible après son effondrement. Nous n’avons aucunement l’intention de provoquer celui du vôtre. » Faisons d’abord table rase de cette éventualité. Il ne voulait en aucun cas qu’on lui prêtât ne fût-ce que l’intention d’employer une arme de cette nature. « Abstenez-vous ne nous agresser et nous nous abstiendrons de toute réaction défensive contre la population et les installations de ce système. » Il s’interrompit puis ajouta quelques mots qu’il avait toujours un certain mal à articuler, car ils évoquaient à ses yeux une menace que jamais l’Alliance n’aurait dû poser. « Notre flotte ne fait pas la guerre aux civils. » Elle ne la leur faisait plus, en tout cas, depuis qu’il était à sa tête, et il était convaincu que la plupart de ses officiers abondaient dans son sens. « Nous ne nous en prenons qu’aux cibles militaires. Je sais que vous êtes probablement informés de nos activités dans d’autres systèmes stellaires durant les derniers mois. Maintenez vos forces à l’écart de notre flotte, ne l’attaquez pas et nous n’exercerons pas de représailles. En l’honneur de nos ancêtres. »
Desjani secoua la tête. « Nous sommes dans un système syndic relativement opulent et la flotte ne tirera sans doute aucun coup de feu. » Elle lui lança un regard sardonique. « Au bon vieux temps, nous nous serions sans doute bien amusés à tout faire exploser dans le secteur.
— Il y a quelques mois, voulez-vous dire ?
— Ça fait bien plus que “quelques mois”, amiral. » Elle changea d’expression. « Mais si l’on m’avait prédit voilà un an que ça changerait à ce point, jamais je ne l’aurais cru. »
Il faillit répliquer puis se ravisa en se remémorant la situation dans laquelle lui-même se trouvait un an plus tôt : toujours congelé en sommeil d’hibernation dans son module de survie perdu parmi les débris jonchant le système stellaire de Grendel, il ne pouvait même pas se douter que les dernières réserves d’énergie de sa capsule étaient en train de lentement s’épuiser et que les systèmes qui le maintenaient en vie flancheraient si on ne le découvrait pas dans quelques mois.
« Qu’est-ce qui vous arrive ? » Desjani l’observait avec inquiétude.
« Rien. J’ai juste eu froid pendant quelques secondes », marmotta-t-il, non sans se demander si le souvenir de la glace qui avait saturé toutes les cellules de son corps s’effacerait complètement un jour.
Elle le fixa encore longuement puis se pencha de nouveau dans sa bulle d’intimité. « Quoi que j’aie pu dire ou faire au cours des dernières semaines, ne doutez jamais que je suis reconnaissante aux vivantes étoiles de votre survie, de ce que mon vaisseau vous ait recueilli et que j’aie pu vous rencontrer. »
Il hocha la tête, sans trop avoir besoin de se forcer pour lui rendre son sourire. « Merci. »
Puis Desjani se redressa, à nouveau tout à son affaire : « Encore un jour et nous verrons si cette clé fonctionne encore. » Elle eut un sourire de louve. « J’ai hâte de retourner dans le système mère syndic. La flotte y a une belle revanche à prendre. »
Deux heures avant d’atteindre le portail de l’hypernet, Geary feignait encore de se reposer. La tension était déjà suffisamment forte sur la passerelle de l’Indomptable pour qu’il s’abstînt d’y déambuler. Il n’y remonterait que dans une heure pour assister à l’approche finale du portail de Parnosa et, pour la deuxième fois dans son existence, faire l’expérience de l’hypernet. C’était tout juste si, encore submergé tant physiquement que moralement par le stress post-traumatique, il avait eu conscience de la première.
Un appel entrant lui fit l’effet d’une diversion bienvenue. « Ici Geary.
— Vous venez de recevoir une requête pour une visioconférence, amiral, lui annonça l’officier des transmissions de l’Indomptable. De la part de l’Intrépide. »
Geary se leva précipitamment et rectifia sa tenue. « Acceptez. »
Un instant plus tard, l’image du capitaine Jane Geary apparut dans sa cabine, debout devant lui comme si elle était physiquement présente. Son visage ne révélait rien et sa voix était assurée. « Le capitaine Geary demande à l’amiral Geary la permission de s’entretenir en tête-à-tête avec lui.
— Accordée. » Pas moyen de deviner ce qu’elle ressentait ni ce qu’elle avait l’intention de lui dire. « Asseyez-vous, je vous prie. »
Jane Geary s’assit avec raideur dans un fauteuil de sa cabine de l’Intrépide tandis que son image effectuait le même mouvement devant Geary. Elle le fixa droit dans les yeux et il soutint son regard, à nouveau sidéré par les signes de vieillissement qui marquaient son visage et le fait que son arrière-petite-nièce fût âgée de quelques années de plus que lui. Il avait étudié sa photo, mais ce n’est qu’en la voyant de plain-pied qu’il parvint enfin à distinguer une certaine ressemblance avec son frère.
« Puis-je connaître les raisons de cette demande d’entretien ? s’enquit-il enfin.
— Oui, amiral. Tout d’abord, j’aimerais savoir pourquoi vous avez affecté l’Intrépide et le Fiable à la troisième division de cuirassés et pourquoi vous m’avez confié son commandement ? »
Répondre à cette question n’était guère difficile. « La troisième division de cuirassés connaissait de nombreux problèmes. De moral, d’efficacité et de gouvernance. Ses bâtiments survivants avaient besoin de modèles exemplaires et d’un chef valeureux. En m’appuyant sur ce que j’ai vu durant la bataille de Varandal, je crois que le Fiable et l’Intrépide remplissaient la première de ces exigences et vous-même la seconde. »
Jane Geary s’accorda un instant de réflexion avant de continuer. « J’ai cru comprendre que vous aviez un message à me transmettre de la part de mon frère le capitaine Michael Geary. » Ces dernières paroles semblaient exemptes de toute émotion.
« Oui. Je me proposais de vous envoyer une copie de la transmission contenant ce message.
— Ne pourriez-vous pas tout bonnement m’en faire part oralement ?
— Certainement. » Geary avait espéré et redouté tout à la fois cette rencontre, et il était toujours dans le même état d’esprit. « Il m’a prié de vous dire qu’il ne me haïssait plus. »
Jane Geary le fixa longuement puis détourna les yeux et inspira profondément. « C’est tout ?
— Nous n’avions guère de temps. Que savez-vous exactement de ce qui s’est passé ?
— J’ai lu les rapports officiels et parlé à un certain nombre d’officiers de la flotte, amiral. »
Geary s’adossa à son fauteuil et poussa un soupir d’exaspération. « Que suis-je censé faire, Jane ? Êtes-vous venue me consulter en tant que mon arrière-petite-nièce ou en votre qualité de commandant de vaisseau de la flotte que je commande ? Bon sang, vous êtes la seule famille qui me reste !
— Nombre des nôtres sont morts durant cette guerre. » Elle lui fit face. « Parlez-moi franchement. Michael s’est-il porté volontaire pour cet acte désespéré ? Vous ne le lui aviez pas suggéré ?
— Il était volontaire. J’étais encore en train de prendre mes marques de commandant de la flotte et d’essayer de m’adapter aux événements. Je n’étais pas prêt à ordonner… à donner un tel ordre à quelqu’un. »
Jane Geary donna l’impression de s’affaisser légèrement et elle ferma les yeux. « Je n’avais plus que lui. Vous l’avez abandonné dans le système mère syndic.
— En effet. » Geary n’allait certainement pas arguer des pressions du commandement ni de ses obligations envers le reste de la flotte. Rien de tout cela ne changerait quoi que ce fût à ce simple fait. « J’espère qu’il a survécu et que nous l’en ramènerons.
— Vous savez pertinemment que toutes les probabilités s’y opposent.
— Ouais. » Il avait un goût amer dans la bouche. « Beaucoup de gens ne sont jamais rentrés chez eux. Je suis désolé. »
Elle se pencha en avant, les yeux écarquillés, brusquement de nouveau véhémente. « Nous vous haïssions tous les deux. Notre vie ne nous a jamais appartenu. Enfants, nous jouions parfois à ce jeu : l’un de nous deux était Black Jack, le croquemitaine qui traquait l’autre et tentait de l’attraper pour l’emmener faire la guerre. En fin de compte, vous nous avez attrapés tous les deux, n’est-ce pas ? D’abord Michael puis moi.
— Je ne suis pas Black Jack. Je regrette sincèrement ce que vous avez vécu, Michael et vous, comme ce qui est arrivé à tous les Geary contraints de suivre mon exemple et mes prétendus hauts faits. Mais, sur l’honneur de mes ancêtres, je jure que je n’y aurais jamais consenti… ni à ce qui s’est passé par la suite, ni à l’invention de cette légende disproportionnée sur mes exploits. Je n’y suis strictement pour rien, mais je n’en suis pas moins navré des conséquences qu’elle aura eues pour des gens comme Michael et vous. »
Jane Geary se tint de nouveau coite un instant. « Avez-vous répété le message de Michael à d’autres que moi ? » finit-elle par demander.
Il s’apprêta à répondre par la négative puis se rendit compte que ça lui était interdit. « À une seule personne.
— Laissez-moi deviner. » Elle regarda autour d’elle comme si elle s’attendait à voir Tanya Desjani. « Et moi, que suis-je censée faire, amiral ?
— Est-ce ma petite-nièce ou le capitaine Jane Geary qui me pose cette question ?
— Votre nièce. Le capitaine Jane Geary est capable de préserver une relation strictement professionnelle. Je sais comment m’y prendre. »
Y voyant une perfide (mais bien peu subtile) allusion à Desjani, Geary se renfrogna. « Vous n’êtes pas la seule. »
Elle se détendit légèrement. « Toutes mes excuses. Je ne sous-entendais rien. Je n’ai rien entendu dire qui pût apporter la preuve d’un comportement déplacé de votre part ni d’ailleurs de quiconque. Mais nous emprunterons sous peu l’hypernet syndic, où les communications entre vaisseaux seront impossibles. Nous risquons d’affronter de rudes combats à la sortie, et il fallait absolument que je m’entretienne avec vous avant, car vous ou moi, voire nous deux pourrions n’être plus là ensuite.
— Merci. » Geary se relaxa à son tour. « Restez brièvement ma petite-nièce, s’il vous plaît. Je ne peux qu’imaginer ce qu’on ressentait à grandir dans l’ombre de Black Jack et de cette guerre. Je ne peux rigoureusement rien changer à ce qu’il est advenu durant mon sommeil de survie. Mais je peux au moins tâcher de réparer ce qui est à ma portée. Vous devez comprendre que j’ai… » La voix lui manqua l’espace d’un instant ; il voyait de nouveau en elle des rappels de son frère. La plupart du temps, il pouvait encore prétendre qu’en dépit des profonds bouleversements qui s’étaient opérés dans la flotte rien n’avait réellement changé chez lui, que son frère travaillait toujours à Glenlyon et que ses parents y vivaient encore. Mais pas devant Jane Geary.
Elle le regarda puis parut sauter du coq à l’âne : « J’ai servi pendant un certain temps avec le capitaine Kila à l’époque où nous étions encore lieutenants toutes les deux. »
Les souvenirs que ravivait ce nom étouffèrent fugitivement la colère de Geary. « Toutes mes condoléances. Ça n’a pas dû être agréable.
— Ça ne l’était pas, reconnut-elle. L’auriez-vous fait fusiller ?
— Enfer, oui ! Elle avait du sang de l’Alliance sur les mains.
— J’ai aussi connu le capitaine Falco », avoua Jane.
Geary fit la grimace. « Il est mort… honorablement. »
Quelque chose dans sa réponse parut frustrer Jane Geary.
Elle hocha encore la tête. « Il y a une chose qu’il faut que je vous dise. J’ai moi aussi un message à vous transmettre. J’espère que vous me pardonnerez d’avoir tant tardé à vous le délivrer. »
C’était bien la dernière chose à laquelle il s’attendait. « Un message ?
— Quand j’étais petite, nous rendions souvent visite à mon grand-père, votre frère, et, un certain soir, je l’ai trouvé dehors en train de regarder les étoiles. Je lui ai demandé ce qu’il faisait et il m’a répondu qu’il cherchait quelque chose. Je me suis enquise de ce que c’était et il s’est expliqué : “Mon frère. Il me manque. Si jamais tu le croises là-haut, dis-lui qu’il m’a manqué.” »
Geary la fixa, trop bouleversé pour s’emporter de nouveau. « Il vous a dit cela ?
— Oui. Je n’ai jamais oublié une seule de ces paroles, même si je ne m’attendais nullement à devoir les répéter un jour. » Elle soupira. « J’aurais dû vous transmettre ce message depuis longtemps. Il nous a toujours affirmé que vous correspondiez exactement à votre légende, vous savez. La perfection absolue. Le plus grand héros qui ait jamais vécu.
— Mike ? Mon frère me disait parfait ?
— Oui. »
Geary ne put retenir un rire bref. « Il ne me l’a assurément jamais dit quand… de son vivant. Bon sang ! Il est mort depuis longtemps. Tous le sont. » Le vernis de plusieurs mois de déni s’effrita brusquement et Geary s’effondra, le visage entre les mains.
Jane Geary brisa finalement le silence. « Pardonnez-moi. J’ai encore autre chose à vous dire. Nous n’avons jamais cru en vous, Michael et moi. Black Jack n’était qu’un mythe à nos yeux. Mais nous nous trompions. »
Cet aveu arracha brutalement Geary à son chagrin. « Que non pas ! Black Jack est bel et bien un mythe. Je ne suis que moi-même.
— J’ai consulté les archives depuis que vous avez pris le commandement de la flotte et j’ai parlé à de nombreux officiers. Jamais je n’aurais pu faire ce que vous avez réalisé. Personne, au demeurant. » Elle s’interrompit puis éructa une question. « Vous avez parlé à vos ancêtres depuis votre retour, n’est-ce pas ? Avez-vous le sentiment que Michael pourrait être encore vivant ? »
Geary serra le poing et l’abattit sur son fauteuil. « Je n’en sais rien. Mes ancêtres ne m’ont jamais fourni une réponse claire à cet égard. Ni dans un sens ni dans l’autre. »
Elle hocha la tête, l’air légèrement soulagée. « Pareil pour moi. Vous savez ce que ça pourrait signifier ?
— Non, je l’ignore.
— Sérieusement ? Ça peut vouloir dire qu’il est entre la vie et la mort. Et que vos décisions, vos actes pourraient encore faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre, décider du sort de cette personne, de sa vie ou de sa mort.
— Je ne l’ai jamais entendu dire. » Les croyances avaient apparemment beaucoup changé en un siècle. C’était aisément compréhensible, compte tenu du grand nombre des prisonniers de guerre et de l’absence de tout échange d’informations à leur sujet. Les parents se raccrochaient au moindre fétu de paille, à chaque bribe d’information, à chaque lueur d’espoir.
Jane Geary hocha fermement la tête. « Tout le monde dans la famille partageait cette opinion à votre sujet. Nous nous adressions à nos ancêtres, mais nul ne ressortait jamais de ces entretiens avec l’impression que vous les aviez rejoints. C’est certainement pour cette raison que mon grand-père m’a demandé de vous transmettre ce message si je vous rencontrais. Si vous étiez décédé, il se serait attendu à vous voir le premier en rejoignant vos ancêtres à sa propre mort. Mais personne ne vous croyait parmi eux. » Son expression se fit féroce. « Nous n’en avons jamais parlé en dehors de la famille. La légende a certes enflé, au point d’affirmer que vous reviendriez un jour sauver l’Alliance, mais pas parce que les nôtres se sont ouverts à autrui de votre survie. Je ne sais pas d’où vient la légende. Mais elle disait vrai. Il m’a fallu longtemps pour l’accepter.
— Non, Jane, je vous en prie. Ceux avec qui je n’ai aucun lien de parenté placent déjà suffisamment d’espérances en moi. » Il écarta les mains. « Savoir qu’on me croit humain est réconfortant. Ça m’est même vital. »
Elle réfléchit un instant puis opina. « Je crois comprendre. Mais, en ma qualité de parente, je veux connaître la vérité. Où étiez-vous pendant toutes ces années ? Avec ces mystérieuses lueurs de l’espace du saut ? Parmi les vivantes étoiles elles-mêmes ? »
Jane était manifestement sérieuse, aussi Geary se retint-il d’éclater de rire, ce qui aurait sans doute blessé sa petite-nièce. « Si seulement je me le rappelais. Mais je ne me souviens de rien, en réalité. Je me suis endormi puis réveillé à bord de l’Indomptable.
— Pas même dans vos rêves ? demanda-t-elle, visiblement désappointée.
— Je ne… Je n’ai aucune certitude, rectifia-t-il aussitôt. Il m’arrive de temps en temps de m’imaginer qu’un fragment de souvenir me revient. Mais les médecins affirment que, lors de l’hibernation, toutes les fonctions de l’organisme sont suspendues, ou tout du moins ralenties autant que faire se peut. Les processus cérébraux aussi. Je ne réfléchissais pas, donc je ne pouvais pas rêver non plus. C’est ce qu’ils disent. S’il s’est passé quelque chose, je ne m’en souviens pas. » Il regarda sa petite-nièce ; cette enfilade de questions le mettait mal à l’aise et il aspirait à changer de sujet de conversation. « Qu’auriez-vous fait si vous ne vous étiez pas engagée dans la flotte ? »
Jane Geary sourit. « Sans doute aurait-ce été en rapport avec la construction. L’architecture. Les gens ont dessiné pendant des millénaires en s’inspirant de modèles vivants, mais j’ai l’impression que nous pourrions en apprendre davantage pour concevoir des objets. » Son sourire s’évanouit. « Michael a une fille et deux fils. Dans six mois, sa fille sera apte à suivre la formation d’officier de la flotte. »
Geary le savait, mais, inquiet de ce que ces enfants risquaient de penser de Black Jack, de ce Black Jack qui avait abandonné leur père dans le système mère syndic, il n’avait pas osé aborder le sujet. « C’est ce à quoi elle aspire ?
— Vous aurez peut-être l’occasion de le lui demander.
— Du moment qu’on lui laisse vraiment le choix. »
Jane Geary hocha la tête. « Peut-être le lui offrirez-vous vous-même, le cas échéant. Pardonnez-moi encore de ne pas vous avoir parlé plus tôt, je vous en prie. Il vaudrait mieux maintenant que je vous laisse vous préparer aux futures opérations. »
Il consulta l’heure du regard et acquiesça à contrecœur. « Merci. Les mots me manquent pour vous dire à quel point cet entretien comptait pour moi.
— Peut-être pourrons-nous parler un jour à Michael. » Jane Geary se leva puis salua d’une façon laissant entendre qu’elle était encore novice en la matière. « Avec votre permission, amiral.
— Accordée. » Il lui rendit son salut puis se leva à son tour et, avant de se rendre sur la passerelle, fixa longuement la place que son image avait paru occuper.
Le portail se dressait sur l’hologramme de Geary, assis sur la passerelle. En réalité, ce n’était qu’une matrice d’énergie invisible à l’œil humain, mais les centaines de dispositifs appelés des torons qui la maintenaient stable et en place étaient perceptibles, eux, et formaient un immense anneau que l’Indomptable semblait sur le point d’enfiler. Geary ne s’était plus approché d’un portail depuis celui de Sancerre, et la destruction de ses torons par des vaisseaux syndics résolus à en interdire l’accès à la flotte de l’Alliance avait provoqué son effondrement. L’espace lui-même avait sur le moment donné l’impression de fluctuer et, à ce souvenir, Geary inspira profondément pour se calmer.
« Aucun problème, lui annonça Desjani avec un sourire rassurant.
— Capitaine Desjani, je me souviens simplement de m’être approché d’un portail de l’hypernet à une certaine occasion et, vous-même, vous rappelez sans doute que ce n’était pas une expérience très agréable.
— Nous y avons survécu. »
Geary dut reconnaître qu’au bout d’un siècle de guerre c’était assurément un critère de réussite assez raisonnable.
Desjani lui jeta un regard inquisiteur. « C’est maintenant que nous allons découvrir si ça fonctionne correctement. »
Il hocha la tête, conscient qu’elle faisait allusion à des questions dont ils ne pouvaient pas discuter sur la passerelle. Les systèmes des vaisseaux de la flotte (hypernet, manœuvres et communications) avaient été expurgés de tous les virus fondés sur les probabilités quantiques qu’on avait pu repérer. Il fallait espérer, autrement dit, que les extraterrestres ne pourraient pas, comme ils l’avaient fait pour la flottille de réserve syndic, détourner la flotte de son objectif pendant qu’elle serait dans l’hypernet. Mais on n’en aurait la certitude qu’après avoir essayé. « Comment le portail et cette clé fonctionnent-ils ensemble, déjà ?
— Quand nous entrerons dans le champ du portail, la clé de l’hypernet syndic s’activera. Nous réglerons les paramètres de ce champ afin qu’il puisse contenir et transporter la flotte tout entière, nous nous assurerons que la destination affichée sur la clé correspond bien à notre objectif, puis nous ordonnerons à la clef de transmettre au portail l’ordre d’exécuter la manœuvre. Relativement simple. »
Geary hocha la tête. « Un peu trop à mon goût. Quel ingénieur humain a jamais conçu un appareil aussi facile à manœuvrer ?
— Vous avez raison. Nous aurions dû nous douter dès le début que des intelligences non humaines étaient impliquées, puisque le processus d’activation ne dépendait pas d’une foule de commandes ésotériques à exécuter dans le bon ordre, et que la destination s’affichait sous la forme d’un nom plutôt que sous celle d’un code contre-intuitif. Aucun logiciel humain ne saurait produire un dispositif d’un emploi aussi simple. » Desjani montra la flotte en souriant. « Vous êtes satisfait de la formation ?
— Ouais. Elle serait en mesure d’affronter tout ce que les Syndics pourraient nous opposer s’ils nous attendaient au portail de Zevos. Mais ça reste très improbable. »
Desjani coula un regard vers un autre secteur de l’hologramme. « La clé s’est activée. Vous voulez entrer les données ?
— Non. Allez-y, je vous en prie. »
Les mains de Desjani dansèrent sur les touches puis elle fixa l’hologramme en plissant le front. « Vigie des opérations, veuillez me confirmer que les dimensions du champ ont été correctement paramétrées. »
L’officier hocha affirmativement la tête quelques instants plus tard. « Confirmé, commandant. Le champ comprendra la totalité de la flotte.
— Vérifiez que la destination est bien Zevos.
— Confirmé. Destination Zevos. »
Desjani regarda Geary. « Demande permission d’activer la clé de l’hypernet pour Zevos.
— Accordée. »
Elle tapa encore sur deux touches et les étoiles s’évanouirent.
Geary se souvenait à peine de l’aspect qu’offrait l’intérieur d’un tunnel de l’hypernet. « Il n’y a strictement rien à voir.
— Non. » Desjani écarta les bras. « Les scientifiques affirment que nous sommes dans une sorte de bulle où la lumière telle que nous la connaissons ne peut pas pénétrer. De sorte qu’il fait noir, tout simplement. »
Noir tout simplement. Aucune impression de vitesse ni de mouvement. « Combien de temps, déjà ?
— Huit jours, quatorze heures et six minutes pour ce trajet. Plus on va loin, plus la vitesse augmente par rapport à l’univers extérieur. C’est assez bizarre, certes, mais c’est un long trajet, si bien que nous allons plus vite que s’il avait été court.
— Un court trajet peut demander aussi longtemps qu’un long, c’est ça ?
— Oui, voire davantage. » Desjani montra les ténèbres emplissant l’écran qui affichait les conditions extérieures.
« Comme je viens de le dire, c’est assez bizarre. Il faudrait demander à un scientifique de vous l’expliquer, mais je ne suis pas persuadée qu’ils comprennent réellement. Ils se contentent de mots impressionnants pour désigner ce qui se passe. »
Un voyage d’une seule traite eût-il été possible que couvrir cette distance par saut aurait tout de même exigé au moins deux mois. Pourtant, sur le moment, quand une bataille risquant de mettre fin au conflit se profilait à l’horizon, ces huit jours, quatorze heures et six minutes semblaient encore une éternité. « J’ai hâte que ça se termine.
— Oui, amiral. Moi aussi. Mais rappelez-vous à quel point le conflit a duré pour nous autres. »
La guerre avait débuté cent ans plus tôt. Desjani et tous les officiers de l’Indomptable et de la flotte, à part Geary, avaient attendu cet instant toute leur vie.
Vu sous cet angle, il pouvait bien encore patienter huit jours.
Si les extraterrestres étaient effectivement capables de détourner la flotte, ils s’en abstinrent. Zevos était un système stellaire hébergeant deux planètes médiocrement habitables, une population très importante et un grand nombre de colonies et d’avant-postes disséminés sur des lunes, des astéroïdes et à proximité de géantes gazeuses. Les senseurs de la flotte ne détectèrent aucun vaisseau syndic quand elle resurgit du portail. « Ils ont rapatrié toutes leurs défenses mobiles dans leur système mère, supputa Desjani. Et sans doute aussi un bon nombre de leurs défenses fixes.
— Probablement. » Près du portail, une balise syndic de surveillance et de contrôle du trafic spatial couinait désespérément pour tenter d’aiguiller les vaisseaux de l’Alliance vers des canaux réglementaires et approuvés pour leur progression vers l’intérieur du système. « Diamant, détruisez cette balise.
— Ici Diamant, à vos ordres ! répondit le croiseur lourd. La balise sera détruite dans approximativement trente-cinq secondes. »
Le point de saut qu’ils visaient ne se trouvait qu’à une heure-lumière et demie du portail. Geary régla sur lui la trajectoire de la flotte, non sans jubiler à l’idée que les autorités syndics de Zevos ne verraient pas ses vaisseaux avant plusieurs heures, précisément quand ils s’apprêteraient à sauter hors du système. Dans la mesure où les Syndics avaient perdu de vue la méthode permettant d’exécuter des sauts à longue portée, ils s’imagineraient sans doute que la flotte se dirigeait vers une autre étoile, du nom de Marchen, bien plus éloignée que Zevos de leur système mère.
« Que comptez-vous faire de ces vaisseaux marchands qui s’approchent du portail ? » s’enquit Desjani.
En dépit de toutes les manœuvres destinées à leurrer les Syndics, Geary ne tenait pas à ce que la nouvelle de son arrivée à Zevos se répandît trop vite dans leur espace. Il chercha sur son écran à déterminer une solution en désignant le plus vite possible des unités de l’Alliance susceptibles de s’en charger. « Vingtième escadron de destroyers, interceptez et détruisez les cargos syndics désignés. Ne pourchassez aucune autre cible et n’engagez aucun autre combat sans en avoir reçu l’ordre. Rejoignez la flotte avant de sauter.
— Ici le vingtième escadron de destroyers. À vos ordres. » Exultant à la perspective de pilonner ces Syndics pendant que le restant de la flotte se bornait à transiter vers le point de saut, les destroyers du vingtième escadron piquèrent sur leurs proies.
Geary les regarda charger puis se pencha de nouveau sur ses options en matière de formation. Il restait convaincu que les Syndics ne s’amasseraient pas près du point d’émergence de la flotte dans leur système mère, mais, s’il se trompait, il tenait à être paré malgré tout. « Capitaine Smyth, je veux que vos auxiliaires remplissent à ras bord les réserves de cellules d’énergie et de munitions de tous les vaisseaux. Si vous rencontrez le moindre problème dans l’exécution de cet ordre avant le saut, faites-le-moi savoir. »
Plus que quinze heures avant de sauter. Dix jours dans l’espace du saut. Tout cela pour revenir là où il avait pris le commandement de la flotte.