Castra Vetera, le Vieux Camp, se trouvait près du Rhin, à peu près à l’emplacement qu’occupait la ville de Xanten à l’époque d’Everard et de Floris. Mais, en ce temps-là, toute la région était germanique – la Grande Germanie s’étendait de la mer du Nord à la Baltique, de l’Escaut à la Vistule, et c’était le Danube qui la limitait au sud. Durant les deux millénaires à venir, elle donnerait naissance à la Suède, au Danemark, à la Norvège, à l’Autriche, à la Suisse, aux Pays-Bas et à l’Allemagne. Aujourd’hui, ce n’était qu’une terre sauvage, avec çà et là des champs, des pâtures, des villages, des fermes, tenus par des tribus qui ne cessaient de se déplacer, que ce soit pour guerroyer ou tout simplement pour migrer.
À l’ouest, dans ce qui serait plus tard la France, la Belgique, le Luxembourg et une bonne partie de la Rhénanie, les habitants étaient des Gaulois, de langue et de mœurs celtiques. De par leur culture et leur habileté aux armes, ils avaient dominé les Germains avec lesquels ils entraient en contact – quoique la distinction entre les deux peuples ne fût jamais nettement tranchée, en particulier sur les marches – jusqu’à ce que César les ait vaincus. La conquête de la Gaule était encore relativement récente, et, si l’assimilation avait progressé, tous n’avaient pas oublié la liberté d’antan.
Leurs rivaux à l’est semblaient promis au même sort qu’eux ; mais Auguste, après avoir perdu trois légions dans la forêt de Teutobourg, décida que ce serait le Rhin plutôt que l’Elbe qui matérialiserait la frontière de l’Empire. Seuls quelques peuples germaniques étaient restés sous domination romaine. Les plus éloignés de ceux-ci, tels les Bataves et les Frisons, ne subissaient aucune occupation. Tout comme les rajahs de l’Empire britannique, leurs chefs étaient tenus de verser un tribut et de suivre les directives du proconsul dont ils dépendaient. Ils fournissaient à Rome des troupes auxiliaires en quantité, des volontaires à l’origine puis, plus récemment, des conscrits. Ils furent les premiers à se révolter ; par la suite, leurs cousins de l’Est les rejoignirent en même temps que la Gaule s’embrasait au Sud.
« Le feu… j’ai entendu parler d’une prophétesse annonçant que Rome elle-même périrait par le feu, dit Julius Classicus. Parle-moi un peu d’elle. »
Burhmund s’agita sur sa selle, mal à l’aise. « C’est avec de telles paroles qu’elle nous a amené les Bructères, les Tenctères et les Chamaves, reconnut-il avec un manque d’enthousiasme quelque peu surprenant. Sa renommée a franchi les rivières pour s’emparer de nous. » Vif coup d’œil vers Everard. « Tu as sûrement entendu parler d’elle lors de tes voyages. Ton chemin n’a pu manquer de croiser le sien, et les tribus que tu as visitées ne l’ont pas oubliée. Si leurs guerriers nous ont rejoints, c’est parce qu’ils ont appris qu’elle se trouvait parmi nous et appelait à la guerre.
— Oui, on m’a fait certains récits, mentit le Patrouilleur, mais je ne savais que penser. Parle-moi d’elle, je te prie. »
Les trois hommes chevauchaient sous un ciel gris, par une mauvaise brise, près de la route du Vieux Camp. C’était une route militaire, donc pavée et rectiligne, qui longeait le Rhin jusqu’à Colonia Agrippinensis. Les légionnaires avaient imprimé leur marque au fil des années. Aujourd’hui, les hommes qui avaient tenu cette forteresse durant l’automne et l’hiver étaient évacués vers Novésium, qui avait rendu les armes bien plus vite.
Ils n’étaient pas beaux à voir : crasseux, dépenaillés, squelettiques. Hébétés pour la plupart, ils ne pensaient même pas à former les rangs. C’étaient en majorité des Gaulois, membres des troupes régulières et auxiliaires, et ils s’étaient soumis à l’Empire gaulois, se laissant séduire par les porte-parole de Classicus. Non qu’ils aient été en état de résister à un nouvel assaut, contrairement à ce qui s’était passé aux premiers temps du siège. Affamés par le blocus, ils en étaient réduits à manger de l’herbe et des insectes, du moins à condition qu’ils aient la force de les attraper.
Leur escorte se composait aussi de Gaulois, bien nourris et bien équipés, des anciens légionnaires gagnés depuis longtemps à la cause de Classicus. Bien plus nombreux étaient les hommes qui veillaient sur les chars à bœufs transportant le butin. Ceux-ci étaient des Germains, quelques vétérans de la légion encadrant des hommes des bois armés de lances, de haches et de longues épées. De toute évidence, Claudius Civilis – alias Burhmund le Batave – n’accordait à ses alliés celtes qu’une confiance toute relative.
Il plissa le front. C’était un colosse, aux traits mal dégrossis, dont l’œil gauche, frappé de cécité suite à une ancienne infection, était d’un blanc laiteux, contrastant avec le droit d’un bleu glacial. Depuis qu’il avait renié Rome, il se laissait pousser une barbe grisonnante et ses cheveux étaient teints en rouge, à la mode barbare. Mais une cotte de maille lui protégeait le torse, un casque romain le crâne, et à sa ceinture était passé un glaive de légionnaire, conçu pour frapper d’estoc et non de taille.
« Il me faudrait toute la journée pour parler de Wael-Edh… de Veleda, dit-il. Et je ne suis pas sûr que cela me porterait chance. C’est une déesse bien étrange qu’elle sert.
— Wael-Edh ! murmura-t-on dans l’oreillette d’Everard. C’est donc là son vrai nom. On l’a latinisé, tout naturellement…» Les trois hommes s’exprimaient dans le langage des Romains, le seul qu’ils aient en commun.
Surpris, Everard leva involontairement les yeux vers le ciel. Il ne vit que des nuages. Juchée sur un scooter temporel, Janne Floris volait au-dessus de ceux-ci. L’arrivée d’une femme à cheval ne serait pas passée inaperçue au camp. Il aurait certes pu expliquer sa présence, mais leur mission était suffisamment délicate pour qu’ils se dispensent de prendre des risques inutiles. En outre, Floris était plus utile à son poste présent. Ses instruments d’observation l’informaient de tout ce qui se passait dans les environs. Grâce aux systèmes incorporés au serre-tête d’Everard, elle voyait et entendait les mêmes choses que lui et pouvait lui communiquer ses impressions. Elle irait même jusqu’à le secourir si jamais il se mettait dans le pétrin, à condition que son intervention soit relativement discrète. Impossible de dire comment réagiraient les éventuels témoins – même les plus sophistiqués des Romains accordaient foi aux présages –, et le but de leur mission était avant tout de protéger l’histoire. Même s’il fallait pour cela sacrifier un agent.
« Elle a perdu de sa férocité ces derniers temps », poursuivit Burhmund, qui, visiblement, ne tenait pas à s’attarder sur ce sujet. « Peut-être que la déesse elle-même souhaite la fin de la guerre. Quel intérêt aurions-nous à la prolonger, alors que nous avons conquis ce que nous souhaitions ? » Son soupir se perdit dans le vent. « J’ai eu mon content de combats, moi aussi. »
Classicus se mordit les lèvres. C’était un homme de petite taille, ce qui expliquait sans doute l’ambition qui le consumait, dont les traits aquilins attestaient des origines royales. Lorsqu’il servait les Romains, il était à la tête de la cavalerie trévire, et c’était dans la cité de cette tribu, la future Trêves, qu’il avait décidé avec ses alliés de tirer profit du soulèvement germanique. « Nous avons des terres à conquérir, dit-il sèchement, sans parler de la renommée, de la gloire, de la fortune.
— Personnellement, je suis un homme de paix », lâcha Everard, obéissant à une impulsion. S’il ne pouvait arrêter les événements de ce jour, au moins pouvait-il émettre une protestation, même futile.
Les regards qui se braquèrent sur lui exprimaient un certain scepticisme. Mieux valait désamorcer la situation. Lui, un pacifiste ? Il avait pris la persona d’un Goth, dont la tribu était originaire de la future Pologne. Everard, fils d’Amalaric, était l’un des nombreux rejetons du roi – et chef de guerre –, ce qui lui permettait donc de s’adresser à Burhmund comme à un égal. Né trop tard pour prétendre à un quelconque héritage, il s’était lancé dans le commerce de l’ambre, en transportant jusque sur les rives de l’Adriatique, où il avait appris à parler le latin. Puis, renonçant à son négoce, il était parti pour l’Ouest, ayant ouï dire qu’un entrepreneur hardi y ferait facilement fortune. Par ailleurs, sous-entendait-il, une querelle familiale l’avait obligé à prendre ses distances avec les siens.
Une histoire peu banale mais parfaitement crédible. Un colosse comme lui, qui ne transportait apparemment aucun bien de valeur, pouvait voyager seul sans courir le risque de se faire attaquer. En outre, il serait accueilli à bras ouverts un peu partout, tant les gens étaient friands de nouvelles, de chansons et de contes, bref de tout ce qui pouvait rompre la monotonie de leur existence. Ainsi, Claudius Civilis avait été ravi de le recevoir. Même s’il ne lui était d’aucune aide dans sa campagne, au moins lui procurait-il un peu de distraction.
Ce qui n’était pas crédible, c’était de prétendre qu’il n’avait jamais combattu de sa vie et qu’il hésiterait à tuer un adversaire. Comme il ne souhaitait pas être soupçonné d’espionnage, le Patrouilleur se hâta de préciser : « Oh ! le champ de bataille ne m’est pas étranger, pas plus que le combat singulier. Quiconque me traite de couard nourrira les corbeaux avant la nuit tombée. » Il marqua une pause. J’ai l’impression de pouvoir en appeler aux sentiments de Burhmund, de l’amener à s’ouvrir un peu à moi. Il nous faut apprendre ce qui motive cet homme clé si nous voulons découvrir comment le cours des événements risque de bifurquer – et quel est le bon choix pour nous et notre monde. « Mais je suis un homme raisonnable. Quand on peut faire du commerce, mieux vaut le commerce que la guerre.
— Tu nous trouveras très ouverts au négoce, déclara Classicus. L’Empire de Gaule…» Pensif : « Pourquoi pas ? Faire venir l’ambre directement à l’Ouest, par terre et par mer… J’y réfléchirai dès que j’en aurai le temps.
— Un instant, coupa Burhmund. J’ai une tâche à accomplir. » Il donna un coup de talon et son cheval partit au galop.
Classicus l’observa d’un œil méfiant. Le Batave rejoignit la colonne de prisonniers qui passait non loin de là. Il fit halte auprès d’un homme, le seul ou presque à se tenir droit. Au mépris de tout sens pratique, il avait drapé sa carcasse amaigrie dans une toge d’une propreté immaculée. Burhmund se pencha vers lui pour lui parler.
« Qu’est-ce qui lui prend ? » marmonna Classicus. Il se tourna aussitôt vers Everard, lui décochant un regard mauvais. Il s’était rappelé trop tard que l’autre pouvait l’entendre. Il est malsain de montrer à un étranger qu’on a des reproches à faire à ses alliés.
J’ai intérêt à le distraire, sinon il risque de m’envoyer sur les roses, se dit le Patrouilleur. « L’Empire de Gaule, dis-tu ? Tu veux parler de l’Empire romain, dont la Gaule fait partie ? »
La réponse fut celle qu’il attendait : « Je parle de la nation indépendante réunissant tous les peuples gaulois. Je viens de la créer et de m’en proclamer empereur. »
Everard afficha l’air impressionné qui s’imposait. « J’implore ton pardon, sire ! Je viens juste d’arriver ici et j’ignorais tout de cela. »
Classicus se fendit d’un sourire sardonique. Ce n’était pas un vulgaire songe-creux. « L’empire est encore bien jeune. Ce n’est pas demain la veille que je siégerai sur un trône plutôt que sur cette selle. »
Everard entreprit de lui tirer les vers du nez. C’était relativement facile. Si fruste et si insignifiant fût-il, ce Goth n’en était pas moins un interlocuteur intéressant, un homme qui en avait beaucoup vu durant sa vie, et dont l’intérêt manifeste était par conséquent des plus flatteur.
Le rêve de Classicus était fascinant et il n’avait rien de délirant. Il voulait détacher la Gaule de Rome. Cela couperait celle-ci de la Bretagne. Cette île, dont les forces d’occupation étaient réduites et les indigènes de plus en plus agités, tomberait tôt ou tard dans son escarcelle. Sauf que, Everard le savait, Classicus sous-estimait grandement la force et la détermination de Rome. Une erreur bien compréhensible. Il ignorait que les guerres civiles avaient pris fin et que Vespasien régnerait bientôt en maître incontesté.
« Nous avons besoin d’alliés, admit le Gaulois. Civilis semble vouloir fléchir…» Il n’alla pas plus loin, comprenant qu’il en avait de nouveau trop dit. « Quelles sont tes intentions, Everard ?
— Je ne suis qu’un voyageur, sire », répondit le Patrouilleur. Trouve le ton juste, ne sois ni humble, ni arrogant. « Tu me fais honneur en me parlant de tes projets. Les perspectives commerciales…»
Classicus le fit taire d’un geste et détourna les yeux. Ses traits se durcirent. Il réfléchit, il prend une décision qu’il ruminait depuis un bout de temps. Et je devine laquelle. Everard sentit un frisson lui glacer l’échiné.
Burhmund avait fini de discuter avec le captif. Il donna un ordre à un soldat, qui escorta le Romain vers les grossiers abris de torchis édifiés par les Germains pendant le siège. Puis le chef batave alla rejoindre une vingtaine de cavaliers qui patientaient à une quinzaine de mètres de là, sa garde personnelle. Il s’adressa à un jeune homme, le plus petit et le plus mince d’entre eux. Hochant la tête, il partit au galop vers le camp abandonné, dépassant les Romains et leur escorte. Il se trouvait là-bas quelques Germains, chargés de surveiller les civils encore présents dans la forteresse. Ils disposaient des chevaux, des provisions et de l’équipement dont il aurait besoin.
Burhmund revint auprès de ses deux compagnons. « Qui est ce Romain ? demanda sèchement Classicus.
— Un légat, comme je m’en doutais, répondit Burhmund. J’avais décidé d’en envoyer un à Veleda. Guthlaf, le plus rapide de mes cavaliers, va la prévenir de son arrivée.
— Pourquoi ?
— J’entends les guerriers se plaindre. Je sais que leur sentiment est partagé par ceux qui sont restés au pays. Nous avons connu la victoire, mais nous avons eu notre content de défaites, et la guerre n’en finit pas. Nous avons perdu la fine fleur de notre armée à Asciburgium – autant l’avouer avec franchise –, et les blessures dont j’ai souffert m’ont immobilisé durant plusieurs jours. L’ennemi a reçu des troupes fraîches. Les hommes affirment qu’il est grand temps que nous honorions les dieux, et voilà que tout un troupeau de soldats ennemis nous tombe entre les mains. Nous devrions les massacrer, détruire leurs armes et offrir le tout aux dieux. Cela assurerait notre triomphe. »
Everard entendit un hoquet provenant des hauteurs.
« Si cela doit satisfaire tes hommes, fais-le. » Classicus faisait montre d’un étrange enthousiasme, car les Gaulois avaient renoncé aux sacrifices humains sous l’influence des Romains.
Burhmund lui décocha un regard d’acier. « Quoi ? C’est à toi que ces soldats se sont rendus, à toi qu’ils ont fait allégeance. » De toute évidence, il n’avait pas accepté cela de gaieté de cœur.
Classicus haussa les épaules. « Ils ne seront bons à rien tant que nous ne les aurons pas nourris, et ensuite, je ne serai guère enclin à me fier à eux. Tue-les si tu le souhaites. »
Burhmund se raidit. « Je ne le souhaite point. Cela ne ferait que provoquer les Romains. Ce qui ne serait pas sage. » Il hésita. « Toutefois, il convient de faire un geste. J’envoie ce dignitaire à Veleda. Elle décidera ce qu’elle doit faire de lui, et elle convaincra le peuple que sa décision était la bonne.
— Comme il te plaira. Pour ma part, j’ai moi aussi à faire. Adieu. » Classicus claqua la langue, et son cheval obliqua vers le sud. Il dépassa prisonniers et chariots, s’éloigna et disparut là où la route s’enfonçait dans une épaisse forêt.
C’était par là, Everard le savait, que campaient la plupart des Germains. Certains n’avaient que récemment rejoint les troupes de Burhmund, d’autres avaient assiégé Castra Vetera pendant des mois et ne supportaient plus leurs huttes crasseuses. Même si toutes leurs feuilles n’avaient pas encore poussé, les arbres les protégeaient du vent ; ils formaient un environnement propre et vivant, comme les forêts de leur pays ; le vent dans les branches était le murmure des dieux ténébreux. Everard réprima un frisson.
Burhmund considéra son allié qui s’éloignait. « Je me demande ce qu’il va faire, dit-il dans sa langue natale. Hum. » Ce fut sûrement une intuition qui le poussa à faire demi-tour, à retourner auprès du légat et de son escorte et à appeler ses cavaliers. Ceux-ci s’empressèrent de le rejoindre. Everard s’aventura à les suivre.
Guthlaf le messager émergea des huttes, chevauchant un cheval frais et tirant derrière lui trois montures de rechange. Il trotta jusqu’au fleuve et embarqua à bord d’un bac. Celui-ci gagna aussitôt l’autre rive.
Une fois près du légat, Everard put l’examiner à loisir. À en juger par sa beauté toute latine, à peine altérée par la faim, il était d’origine italienne. Il avait fait halte dès qu’on lui en avait donné l’ordre et attendait de subir son sort avec une impassibilité antique.
« Je veux régler ce problème sans tarder, au cas où les choses tourneraient mal », déclara Burhmund. S’adressant au Gaulois en latin : « Tu peux retourner à ton poste. » Se tournant vers ses guerriers : « Saeferth, Hnaef, vous allez conduire cet homme auprès de Wael-Edh, parmi les Bructères. Guthlaf vient tout juste de partir pour annoncer son arrivée, mais ce n’est pas grave. Ne vous pressez pas autant que lui, de crainte d’achever ce Romain déjà bien amoindri. » Non sans amabilité, il ajouta en latin pour le bénéfice de ce dernier : « Tu vas être conduit auprès d’une sainte femme. Je pense que tu seras bien traité si tu te montres raisonnable. »
Frappé d’une terreur sacrée, les deux guerriers conduisirent le captif vers le campement qu’ils venaient d’abandonner afin de se préparer pour le voyage. Dans le crâne d’Everard, la voix de Floris était tremblante. « Ach, nie, de arme… Ce doit être Munius Lupercus. Vous savez ce qui va lui arriver. »
Le Patrouilleur lui répondit en mode subvocal : « Je sais tout ce qui va arriver.
— Nous ne pouvons rien faire ?
— Absolument rien. C’était écrit. Tenez bon, Janne.
— Tu as l’air bien sombre, Everard, lui dit Burhmund dans son dialecte germanique.
— Je suis… fatigué », répondit Everard. Cette langue lui avait été enseignée avant son départ du XXe siècle (ainsi que le gotique, au cas où). Elle était proche de celle qu’il avait employée en Angleterre, quelques quatre siècles en aval, à l’époque où cette contrée était envahie par les descendants de ces tribus des bords de la mer du Nord[3].
« Moi aussi », murmura Burhmund. L’espace d’un instant, il sembla étrangement vulnérable, presque touchant. « Nous avons fait un long chemin, tous les deux, hein ? Reposons-nous tant que nous le pouvons.
— Ta route a été plus dure que la mienne, je crois bien.
— Eh bien, qui voyage seul voyage toujours mieux. Et la terre s’accroche aux bottes qui sont souillées de sang. »
Un frisson chassa les idées noires d’Everard. C’était ce qu’il espérait, l’ouverture qu’il cherchait à susciter depuis son arrivée, deux jours plus tôt. De bien des façons, ces Germains étaient un peu naïfs, sans méfiance, peu soucieux de leur intimité. Bien plus que Julius Classicus, qui se contentait de proclamer ses ambitions, Claudius Civilis Burhmund – était en quête d’une oreille sympathique, d’une personne étrangère à sa situation et auprès de qui il aurait pu s’épancher.
« Suivez bien notre conversation, Janne, transmit Everard. Et soufflez-moi les questions que vous souhaitez poser. » Durant leur brève mais intense période de préparation, il avait constaté qu’elle était douée pour comprendre les gens. En joignant leurs forces, ils parviendraient sûrement à se faire une meilleure idée de ce qui se passait et de ce qui les attendait.
« Entendu, dit-elle d’une voix mal assurée, mais j’ai aussi intérêt à ne pas lâcher Classicus.
— Tu t’es battu pour Rome depuis ta prime jeunesse, n’est-ce pas ? » demanda Everard en germain.
Burhmund partit d’un rire sec. « Oui – les marches forcées, les manœuvres, les routes à construire, les baraquements, les engueulades, les parties de dés, les catins, les cuites, la maladie, la monotonie des tours de garde… toute une vie de soldat.
— Mais on m’a dit que tu avais une épouse, des enfants, des terres. »
Burhmund acquiesça. « Je n’ai pas passé ma vie sur les routes. Mais ce qui est vrai pour moi, et pour mes parents proches, ne l’est pas pour le commun des soldats. Nous appartenons à la maison royale, vois-tu. Si Rome avait besoin de nous, c’était pour maintenir la paix autant que pour faire la guerre. On nous a vite promus officiers, et nous avions droit à de longues permissions chaque fois que nos unités étaient stationnées en Germanie-Inférieure. Ce qui leur arrivait très souvent avant le début des troubles. Nous pouvions rentrer à la maison, prendre part aux assemblées, vanter les qualités de Rome et retrouver nos familles. » Il cracha par terre. « Et vois de quelle façon on nous a remerciés ! »
Les souvenirs remontèrent à la surface. Exaspérés par les exactions des ministres de Néron, les tributaires s’étaient révoltés, tuant collecteurs d’impôt et autres parasites. Civilis et l’un de ses frères furent arrêtés pour sédition. Comme il le confia à Everard, ils s’étaient contentés de protester, quoique en termes plutôt vifs. Son frère fut décapité. Civilis fut enchaîné et conduit à Rome, afin d’y être interrogé, sans aucun doute torturé et probablement crucifié. La chute de Néron interrompit la procédure. Soucieux d’apaiser les esprits, Galba accorda son pardon à Civilis et le renvoya dans son unité.
Mais Othon ne tarda pas à renverser Galba, tandis que les légions de Germanie proclamaient Vitellius empereur, celles d’Égypte élevant Vespasien au même rang. Civilis faillit être condamné en raison de ses liens supposés avec Galba, mais l’affaire fut bien vite oubliée lorsque la XIVe Légion quitta le territoire lingon, emmenant avec elle les auxiliaires placés sous son commandement.
Bien décidé à conquérir la Gaule, Vitellius pénétra dans les terres trévires. Ses soldats ravagèrent Divodorum, la future Metz. (Ce qui favorisa les agissements de Classicus, dont la rébellion fut tout de suite populaire.) Un conflit opposant les Bataves aux troupes régulières faillit tourner à la catastrophe, mais il fut étouffé à temps. Civilis joua un rôle crucial dans la résolution de cette crise. Placée sous le commandement du général Fabius Valens, la troupe se mit en marche vers le Sud afin d’aider Vitellius à affronter Othon. En chemin, Valens préleva un lourd tribut à diverses communautés pour les protéger de sa propre armée.
Lorsqu’il ordonna aux Bataves de gagner la Narbonnaise afin de se porter au secours des troupes qui y étaient postées, ses légionnaires se mutinèrent. Cela les priverait de leurs éléments les plus courageux, affirmaient-ils. Une fois qu’un compromis eut été trouvé, les Bataves réintégrèrent l’armée. Mais après la traversée des Alpes, les soldats apprirent que leurs camarades avaient été vaincus à Placentia, et ils se mutinèrent à nouveaux, offensés cette fois par l’apathie de leur chef. Ils voulaient aider les leurs.
Burhmund eut un rire de gorge. « Il a fini par céder. »
Les deux guerriers s’éloignèrent des huttes. Le Romain avançait entre eux, équipé pour le voyage. Des montures de rechange les suivaient, chargées de provisions. Le petit groupe se dirigea vers le Rhin. Le bac venait d’accoster. Ils embarquèrent.
« Les partisans d’Othon ont tenté de nous arrêter sur les berges du Pô, reprit le Batave. C’est à ce moment-là que Valens a compris que les Germains lui étaient indispensables. Nous avons fait une percée et tenu notre position jusqu’à ce que les autres nous rejoignent. Une fois que nous avons franchi le fleuve, ce fut la déroute dans les rangs ennemis. Le massacre de Bédriac restera dans les annales. Peu de temps après, Othon s’est suicidé. » Grimace. « Mais Vitellius ne tenait plus ses hommes. Ils ont ravagé l’Italie. J’en ai été le témoin. Ce n’était pas beau à voir. Et pourtant, cette terre n’était pas celle de l’ennemi, mais celle qu’ils étaient censés défendre. N’est-ce pas ? »
C’est peut-être pour cette raison que les choses s’envenimèrent au sein de la XIVe Légion. Une nouvelle dispute éclata entre troupes régulières et auxiliaires, qui faillit tourner à l’affrontement en règle. Civilis comptait parmi les officiers qui calmèrent le jeu. Vitellius, qui venait d’être proclamé empereur, ordonna aux légionnaires de gagner la Bretagne et incorpora les Bataves à sa garde personnelle. « Mais cela n’a pas eu l’effet escompté, car il n’avait rien d’un meneur d’hommes. Les miens se sont laissés aller, ils ont commencé à boire et à se quereller. Il a fini par nous renvoyer en Germanie. Il ne pouvait pas agir autrement, de crainte de faire couler le sang, y compris le sien. Nous en avions assez de lui. »
Le bac, un radeau confectionné avec des rondins, avait traversé le fleuve. Les voyageurs débarquèrent et s’enfoncèrent dans la forêt.
« Vespasien tenait l’Afrique et l’Asie, poursuivit Burhmund. Primus, son général, m’a écrit après avoir débarqué en Italie. Oui, j’avais réussi à me faire connaître. »
Burhmund prit langue avec nombre de ses contacts. Parmi eux se trouvait un légat inepte, qui accepta sa proposition. Des soldats allèrent garder les cols alpins ; les partisans de Vitellius, gaulois ou germaniques, ne pouvaient plus regagner le nord, et quant aux Ibères et aux Italiens, ils avaient déjà bien à faire là où ils se trouvaient. Burhmund ordonna un grand rassemblement de sa tribu. La conscription décrétée par Vitellius était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Ils l’acclamèrent avec ferveur, faisant claquer l’épée sur le bouclier.
Les Canninéfates et les Frisons savaient déjà de quoi il retournait. Leurs assemblées encouragèrent les hommes à se rallier à la cause. Une cohorte de Tongres quitta son campement pour rejoindre Burhmund. Des auxiliaires germains en route pour le Sud en firent autant, renonçant à servir Vitellius.
Deux légions vinrent affronter Burhmund. Il les décima, obligeant les survivants à se réfugier à Castra Vetera. Une fois qu’il eut franchi le Rhin, il remporta près de Bonna une bataille décisive. Ses émissaires encouragèrent les défenseurs du Vieux Camp à se déclarer pour Vespasien. Ils refusèrent. C’est alors qu’il fit sécession, décidant de combattre pour la liberté de son peuple.
Bructères, Tenctères et Chamaves rejoignirent son alliance. Il dépêcha des émissaires dans toute la Germanie. Des aventuriers venus des marches se rallièrent à sa bannière. Wael-Edh se mit à prédire la chute de Rome.
« Puis sont venus les Gaulois, reprit Burhmund, ceux que Classicus et ses alliés avaient pu rassembler. Trois tribus pour le moment… Qu’y a-t-il ? »
Everard venait de sursauter en entendant un cri résonner dans son crâne. « Rien, dit-il. J’ai cru voir quelque chose, mais je me suis trompé. La fatigue, sans doute.
— Ils sont en train de les tuer dans la forêt, gémit Floris. C’est horrible. Oh ! pourquoi a-t-il fallu que nous arrivions aujourd’hui ?
— Vous le savez bien, lui dit-il. Arrêtez de regarder ça. » Impossible de débarquer plusieurs années en amont pour mieux déterminer la vérité. La Patrouille ne pouvait pas se permettre de gaspiller autant d’agents-années. En outre, ce segment d’espace-temps était fort instable ; moins ils le perturberaient et mieux cela vaudrait. Everard avait décidé de prendre contact avec Civilis plusieurs mois en amont de la bifurcation. D’après leurs études préliminaires, le Batave serait le plus accessible au moment où il accepterait la reddition de Castra Vetera ; et cela augmenterait du même coup leurs chances de rencontrer Classicus. Les deux Patrouilleurs espéraient collecter suffisamment de données et s’éclipser avant que ne surviennent les événements relatés par Tacite.
« C’est Classicus qui a lancé le massacre ? demanda-t-il.
— Je n’en suis pas sûre », répondit Floris en étouffant un sanglot. Il ne lui en voulait point. Lui-même aurait hésité à l’idée d’assister à cette tuerie, et c’était pourtant un agent endurci. « Il se trouve parmi les Germains, oui, mais les arbres me bouchent la vue et le vent m’empêche de capter le son. Est-ce qu’il parle leur langage ?
— Pas que je sache, mais certains de ces hommes maîtrisent le latin…
— Ton âme est ailleurs, Everard, fit remarquer Burhmund.
— Je sens que… qu’il se prépare quelque chose », répondit le Patrouilleur. Autant commencer à lui faire comprendre que je suis doué de double vue. Ça risque de m’être utile par la suite.
Burhmund se renfrogna. « Moi aussi, pour des raisons nettement plus prosaïques. Mieux vaut que je rassemble mes hommes de confiance. Tiens-toi à l’écart, Everard. Ton épée est bien affûtée, je le sais, mais tu n’as pas marché avec les légions, et je pense qu’il me faut avant tout de la discipline. » Ce dernier mot était en latin.
La vérité finit par arriver jusqu’à eux, apportée par un cavalier qui surgit de la forêt. Les Germains, comme pris de folie, s’étaient jetés sur les prisonniers. Les quelques gardes gaulois n’avaient rien pu faire. Les Germains massacraient tous les légionnaires désarmés et détruisaient leur butin. Le tout servirait d’offrande à leurs dieux.
Everard soupçonnait Classicus de les avoir poussés à agir ainsi. C’était la simplicité même. Classicus ne souhaitait pas qu’ils aient la possibilité de conclure une paix séparée. Le chef batave partageait ses soupçons, aucun doute là-dessus. Mais que pouvait-il faire ?
Il ne put même pas arrêter ses propres hommes lorsqu’ils foncèrent vers le Vieux Camp, en proie à une frénésie meurtrière. Les flammes commencèrent à dévorer la palissade. On entendit des hurlements, on sentit l’odeur de la chair grillée.
Burhmund n’était même pas horrifié. Ce genre d’événement était courant dans son univers. Ce qui l’affligeait, c’était le fait qu’on ait osé lui désobéir, et même le trahir.
« Je les attacherai au poteau pour les fouetter jusqu’au sang, gronda-t-il. Ils comprendront alors à quel point ils m’ont offensé. Je me couperai les cheveux pour me coiffer comme un Romain, et je les rincerai par-dessus le marché. Quant à faire allégeance à Classicus et à son empire, il n’en est plus question – et qu’il prenne les armes contre moi si ça lui chante !
— Il vaut mieux que je parte, je crois, dit Everard. Ici, je ne ferai que te gêner. Peut-être nous reverrons-nous un jour. »
Mais aucun des jours à venir ne sera un jour heureux.