Durant les dernières décennies du XXe siècle, c’était une petite compagnie d’import-export qui servait de couverture à l’antenne de la Patrouille du temps à Amsterdam. Bureaux et entrepôts se trouvaient dans l’Indische Buurt, un quartier où les passants exotiques n’attiraient guère l’attention.
Le scooter temporel de Manse Everard apparut dans une pièce secrète du bâtiment par un matin du mois de mai. Il dut patienter quelques minutes avant de sortir, car il se trouvait dans le couloir une personne ignorant que les lambris dissimulaient une porte dérobée – un simple employé, sans aucun doute. Puis il tourna sa clé et franchit ladite porte. Cette procédure lui semblait peu efficiente, mais sans doute était-elle imposée par les conditions locales.
Il se rendit dans le bureau du gérant, qui était également le directeur des opérations régionales de la Patrouille. Les opérations en question tenaient le plus souvent de la routine, si tant est qu’on puisse qualifier de routinière la régulation du trafic sur les lignes de l’histoire. Mais ce n’était pas ici que se trouvait le QG du milieu. Le secteur géré par cette antenne n’était même pas considéré comme important, du moins jusqu’à maintenant.
« Nous ne vous attendions pas aussi tôt, monsieur, dit Willem Ten Brink d’un air surpris. Voulez-vous que j’appelle l’agent Floris ?
— Non merci, répondit Everard. Je la retrouverai plus tard, comme convenu. Mais j’avais envie de jeter un petit coup d’œil à votre ville. La dernière fois que je suis venu ici, c’était… euh… en 1952, à l’occasion d’un bref séjour. Ça m’a beaucoup plu.
— Eh bien, j’espère que vous ne serez pas trop déçu. Les choses ont pas mal changé depuis ce temps-là. Souhaitez-vous un guide, une voiture, une assistance quelconque ? Non ? Et un lieu pour y tenir votre réunion ?
— Ce ne sera pas utile. D’après son message, elle préférait que nous nous retrouvions chez elle. » L’homme parut déçu par sa discrétion, mais Everard n’entra pas davantage dans les détails. L’affaire était suffisamment délicate pour qu’il ne souhaite pas y mêler des personnes non autorisées, d’autant plus qu’il n’avait encore qu’une vague idée de sa nature.
Équipé d’un plan de la ville, d’un porte-monnaie plein de florins et de quelques conseils pratiques, il partit à l’aventure. Dans un bureau de tabac, il acheta de quoi bourrer sa pipe et utiliser les transports en commun. Il n’avait pas pris la peine d’apprendre le néerlandais, mais la plupart des gens parlaient couramment l’anglais. Il laissa le hasard guider ses pas.
Trente-quatre ans, c’est long. Et, en temps propre, cela faisait encore plus longtemps qu’il n’était pas venu ici. Depuis 1952, il était entré dans la Patrouille, où il était devenu agent non-attaché et avait visité quantité de pays et d’époques. La Londres d’Elisabeth Ière et la Pasargades de Cyrus le Grand lui étaient plus familières que les rues qu’il arpentait ce jour. Ce lointain été était-il vraiment si idyllique, ou bien n’était-il alors qu’un jeune homme naïf ? Il redoutait d’être déçu.
Les quelques heures suivantes le rassurèrent. Amsterdam n’était pas encore devenue le cloaque que certains évoquaient à son époque de référence. Du Dam à la Gare centrale, on trouvait à profusion des jeunes mal fagotés, mais aucun ne lui chercha noise. Dans les ruelles donnant sur la Damrak, on avait tout le loisir de s’attarder dans les bars et les cafés amplement pourvus en bières de toute sorte. Les boutiques sordides n’étaient pas absentes, mais on remarquait surtout les magasins traditionnels et les librairies extraordinairement achalandées. Everard décida de visiter les canaux avec un groupe et, lorsque le guide leur désigna les quartiers chauds, il ne vit que des immeubles vénérables. On l’avait mis en garde contre les pickpockets, mais il n’avait rien à craindre des agresseurs. La pollution était négligeable comparée à celle de New York, et les crottes de chien moins nombreuses qu’à Gramercy Park. Il déjeuna dans un petit restaurant où on servait de succulentes anguilles. Le Stedelijke Muséum le déçut quelque peu – il demeurait rétif à l’art contemporain –, mais il eut toutes les peines du monde à s’arracher au Rijks Muséum, n’en sortant qu’à l’heure de la fermeture.
Il ne devait pas tarder à se rendre chez Floris. C’était lui qui avait proposé cette heure, lorsqu’ils avaient pris contact par téléphone. Elle n’avait pas protesté. C’était un agent de terrain, une spécialiste de seconde classe, d’un rang relativement élevé dans la hiérarchie, pas assez cependant pour s’opposer aux vœux d’un agent non-attaché. Mais l’heure qu’il avait choisie n’avait rien de déraisonnable, et sans doute y avait-elle fait un saut juste après le petit déjeuner.
Quant à lui, ce moment de détente n’avait en rien affecté sa vivacité. Bien au contraire. Il lui avait permis de se faire une idée du milieu de son interlocutrice, de la ville qui l’avait vue naître, et ainsi de mieux l’appréhender. C’était indispensable. Sans doute devraient-ils travailler en étroite collaboration.
En quittant le Museumplein, il emprunta le Singelgracht et traversa une partie du Vondelpark. Le soleil faisait étinceler l’eau, les feuilles et l’herbe. Un jeune couple dérivait en canot, lui ramant et elle rêvassant ; un couple plus âgé se promenait main dans la main sous des arbres plus que centenaires ; quelques cyclistes passèrent près de lui, laissant dans leur sillage l’écho de leurs rires. Il repensa au Oude Kerk, aux Rembrandt et aux Van Gogh qu’il n’avait pas encore vus, à toute cette vie qui palpitait dans la cité, hier comme demain, à tout ce qui la nourrissait et lui donnait forme. Et il sut que cette réalité n’était qu’une brise spectrale, une onde diffractée dans un espace-temps abstrait, instable, une multiple splendeur à tout instant susceptible non seulement de disparaître, mais aussi de n’avoir jamais existé.
Les tours ennuagées, les palais somptueux,
Les temples solennels et ce grand globe même
Avec tous ceux qui l’habitent, se dissoudront,
S’évanouiront tel ce spectacle incorporel
Sans laisser derrière eux ne fût-ce qu’un brouillard[1]…
Non ! Pas question de sombrer dans la morosité. Cela ne ferait que le troubler dans l’accomplissement de son devoir, lequel consistait à sauvegarder sa propre existence par les moyens les plus pragmatiques possibles. Il pressa le pas.
L’immeuble qu’il recherchait était sis dans une rue des plus élégante, datant des années 1910. A en croire la liste des occupants affichée dans le hall, Janne Floris demeurait au quatrième étage. La profession figurant sur sa plaque était bestuurder – administratrice ; si elle était salariée de la compagnie de Ten Brink, ce n’était là qu’une couverture.
Everard savait seulement qu’elle était spécialiste de l’âge du fer romain, une période où l’archéologie de l’Europe du Nord commençait plus ou moins à se confondre avec son histoire écrite. Il avait été tenté de consulter ses états de service, ce qu’il était autorisé à faire dans certaines limites. Ce milieu-là ne devait pas être facile pour une femme, en particulier une scientifique venant d’un avenir relativement éloigné. Finalement, il y avait renoncé, préférant attendre qu’ils aient fait connaissance. Mieux valait que sa première impression soit la plus directe possible. En outre, peut-être n’avait-il pas affaire à une crise grave. Peut-être que son enquête conclurait à une erreur d’interprétation, à un malentendu ne nécessitant aucune action correctrice.
Il se planta devant la porte et sonna. Elle ouvrit. L’espace d’un instant, tous deux restèrent muets.
Était-elle aussi surprise que lui ? S’était-elle attendue à une sorte de surhomme plutôt qu’à un type quelconque, au nez cassé et aux allures de plouc américain ? Lui n’aurait en tout cas jamais cru se retrouver nez à nez avec une magnifique blonde vêtue d’une robe élégante.
« Comment allez-vous ? articula-t-il en anglais. Je suis…»
Elle sourit, révélant des dents larges et éclatantes. Nez mutin, front haut – ses traits n’étaient pas empreints d’une beauté conventionnelle, hormis ses yeux aux nuances turquoise, mais il les trouvait néanmoins admirables, et sa carrure était celle d’une Junon athlétique. « L’agent Everard, acheva-t-elle à sa place. Très honorée, monsieur. » Elle s’exprimait avec une chaleur dénuée de toute obséquiosité et, lorsqu’elle lui serra la main, ce fut comme à un égal. « Soyez le bienvenu. »
En passant près d’elle pour entrer, il remarqua qu’elle n’était plus de la première jeunesse. Son teint clair avait connu bien des intempéries, de fines rides soulignaient ses yeux et encadraient ses lèvres. Eh bien, il lui avait sûrement fallu pas mal d’années pour atteindre le rang qui était le sien, et le traitement antisénescence n’effaçait pas tous les outrages du temps.
Une fois au salon, il explora les lieux du regard. Des meubles simples et confortables, comme chez lui, mais pas aussi avachis, et pas le moindre souvenir de voyage. Peut-être ne souhaitait-elle pas expliquer leur provenance à ses visiteurs… et à ses amants ? Il reconnut sur les murs la copie d’un paysage de Cuyp et une photographie astronomique des Dentelles du Cygne. Parmi les nombreux livres de sa bibliothèque, il identifia des œuvres signées Dickens, Mark Twain, Thomas Mann, Tolkien. Dommage que les titres en néerlandais ne lui évoquent rien.
« Veuillez vous asseoir, dit Floris. Vous pouvez fumer. J’ai fait du café, mais, si vous préférez du thé, c’est l’affaire de quelques minutes.
— Du café, ce sera très bien, merci. » Everard prit place dans un fauteuil. Elle rapporta de la cuisine une cafetière, des tasses, de la crème et du sucre, posa le tout sur une table basse et s’assit sur un sofa en face de lui.
« Préférez-vous l’anglais ou le temporel ? » s’enquit-elle.
Il aimait ses manières, directes sans être brusques. « Restons à l’anglais pour le moment. » La langue de la Patrouille était conçue pour tenir compte de la chronocinétique et des paradoxes qui lui étaient associés, mais, pour ce qui était de la dimension humaine, se révélait aussi inadéquate que tous les autres langages artificiels. (Un espérantiste qui se tape sur le doigt avec un marteau ne va pas crier : « Excremento ! ») « Ce que je souhaite, c’est me faire une idée de la nature exacte de notre affaire.
— Eh bien… je pensais que vous l’auriez déjà évaluée. Je ne conserve ici que des photos et des objets de petite taille – le genre de souvenir qu’on rapporte à l’issue d’une mission, des choses qui n’ont aucune valeur scientifique mais pour lesquelles on éprouve un attachement sentimental. C’est toujours comme ça, non ? » Everard opina. « Si je les sors de leur tiroir, peut-être que ça vous donnera une première impression du milieu considéré, et que ça me rappellera certaines observations susceptibles de vous être utiles. »
Il sirota son café, un café chaud et fort, comme il l’aimait. « Bien raisonné. Mais nous verrons cela un peu plus tard. Si cela est possible, je préférerais entendre un compte rendu de vive voix. Pour ce qui est des détails, de l’analyse historique et de la nature du risque, je serai mieux à même de les évaluer par la suite. » En d’autres termes, je n’ai rien d’un intellectuel, je ne suis qu’un fils de fermier du Middle-West qui a fait des études d’ingénieur avant de se reconvertir en flic.
« Mais je ne me suis pas encore rendue sur place, protesta-t-elle.
— Je sais. Aucun Patrouilleur ne l’a encore fait, n’est-ce pas ? Mais vous avez été informée du problème et, vu votre expérience et la nature de votre expertise, je suis sûr que vous l’avez déjà bien étudié. Cela fait de vous l’équivalent d’une observatrice de premier plan. »
Everard se pencha vers elle. « Okay, reprit-il, voici ce que je peux vous dire. Le Commandement régional m’a demandé d’ouvrir une enquête. Il a été avisé de certaines incohérences dans une chronique de Tacite et cela l’inquiète. Les événements concernés ont rapport aux Pays-Bas durant le Ier siècle apr. J.C. C’est-à-dire votre terrain d’études. En outre, nous sommes plus ou moins contemporains…» Nos dates de naissance sont séparées par une génération, c’est ça ? «… de sorte que nous devrions pouvoir coopérer de façon efficace. C’est pour ça que j’ai été choisi quand on a décidé de faire appel à un non-attaché. » Il désigna David Copperfield dans la bibliothèque. Autant lui montrer que tous deux avaient certaines choses en commun. « “ Barkis veut bien ”, cita-t-il. Je vous ai aussitôt contactés, Ten Brink et vous, et j’ai débarqué dans la foulée. Peut-être aurais-je dû commencer par réviser mon Tacite. Je l’ai lu, certes, mais c’était il y a belle lurette et je n’en conserve plus qu’un vague souvenir. J’ai jeté un petit coup d’œil au passage qui nous intéresse, mais ce brave homme n’était pas toujours très clair, pas vrai ? Allez, mettez-moi au parfum. Et si vous répétez des choses que je sais déjà, ça n’aura rien de dramatique. »
Floris sourit. « Je vous trouve fort désarmant, monsieur, murmura-t-elle. Est-ce délibéré ? » Il se demanda un instant si elle cherchait à flirter avec lui ; mais elle se raidit et se lança dans un discours factuel, avec un ton un peu professoral.
« Comme vous le savez sans doute, les Annales et les Histoires n’ont pas été transmises dans leur intégralité aux époques qui ont suivi celle de leur rédaction. La plus ancienne copie des Histoires ne contenait que les quatre premiers livres et une partie du cinquième, sur un total de douze. Le livre V s’interrompt d’ailleurs sur le récit de l’incident qui nous intéresse. Naturellement, une fois découvert le voyage dans le temps, une expédition se rendra à l’époque idoine pour récupérer les sections perdues. Celles-ci sont très demandées. S’il n’est pas le plus fiable des chroniqueurs, Tacite est un excellent styliste doublé d’un moraliste… et c’est la seule source d’information écrite pour certains épisodes de son temps. »
Everard acquiesça. « Ouais. Avant de tenter de reconstituer le cours des événements, un explorateur se doit d’étudier les historiens pour avoir une idée de ce qui l’attend. » Il toussota. « Mais vous êtes mieux placée que moi pour le savoir. Excusez-moi. Ça vous dérange si je fume ma pipe ?
— Pas du tout, répondit distraitement Floris. Oui, les Histoires et la Germanie figurent parmi mes ouvrages de référence. J’ai pu constater qu’il s’était trompé sur une foule de détails, mais cela n’a rien d’étonnant. Dans l’ensemble, le récit qu’il fait de la grande rébellion et de ses conséquences est solide et bien documenté. »
Elle marqua une pause, puis déclara avec franchise : « Je ne suis pas la seule à travailler sur ce sujet, vous savez. Loin de là. Certains de mes collègues s’activent durant les époques antérieures et ultérieures à celle qui m’intéresse, dans des régions qui vont de la Russie à l’Irlande. Sans parler des agents les plus précieux de tous, ceux qui consacrent des heures à ordonner, collationner et analyser nos rapports. Mais il se trouve que je travaille dans une zone recouvrant les Pays-Bas d’aujourd’hui, ainsi que des parties de la Belgique et de l’Allemagne, et à une époque où l’influence celtique commence à s’estomper – suite à la conquête de la Gaule par les Romains – et les peuples germaniques à développer des cultures autonomes. Non que nous ayons pu apprendre grand-chose sur le sujet, notre savoir est bien pâle comparé à notre ignorance. Nous sommes trop peu nombreux. »
Trop peu nombreux, en effet, songea Everard. Avec un demi-million d’années à surveiller et une Patrouille en sous-effectif chronique, sans cesse obligée de recourir au compromis et à l’improvisation. Certains scientifiques civils nous assistent, mais la majorité d’entre eux sont originaires de plusieurs millénaires en aval ; leurs centres d’intérêt nous sont souvent étrangers. Et pourtant, nous devons mettre au jour les vérités cachées de l’histoire, identifier les instants où celle-ci est susceptible d’être altérée… Si l’on examine ton cas avec un peu de recul, Janne Floris, tu œuvres sans doute avec plus d’efficacité que moi pour défendre la réalité qui nous a produits.
Elle partit d’un petit rire qui l’arracha à ses méditations. Ce dont il lui fut reconnaissant, car il cédait de plus en plus souvent à ces accès de mélancolie. « Écoutez-moi pérorer ! s’exclama-t-elle. Et enfoncer des portes ouvertes au passage ! Je suis bien plus directe d’ordinaire, croyez-le bien. Mais je me sens nerveuse aujourd’hui. » Son humeur s’assombrit. Avait-elle frissonné ? « Je n’ai pas l’habitude de ce genre de situation. Affronter la mort, d’accord, mais l’oubli, le néant, la disparition de tout ce que je connais…» Elle se redressa, serra les dents.
« Excusez-moi. »
Everard, qui avait fini de bourrer sa pipe, craqua une allumette et savoura une bouffée de fumée odorante. « Vous êtes de taille à tenir le coup, n’en doutez pas, lui assura-t-il. Vous l’avez déjà prouvé. Parlez-moi donc de votre travail sur le terrain.
— Plus tard. » Elle détourna les yeux un instant. Il se dit qu’elle semblait hantée par quelque chose. Lorsqu’elle le fixa à nouveau du regard, elle reprit la parole d’une voix sèche. « Il y a trois jours, un agent spécial m’a convoquée pour une consultation urgente. Une équipe de chercheurs venait de dénicher une variante des Histoires. Vous êtes au courant ?
— Mouais. » En dépit d’un briefing des plus superficiel, Everard savait au moins cela. S’agissait-il d’un simple hasard ? (La causalité peut produire d’étranges boucles.) Des sociologues étudiant la Rome du début du IIe siècle apr. J.C. avaient besoin de savoir ce que les classes supérieures pensaient de l’empereur Domitien, décédé deux ou trois décennies en amont de l’époque qu’ils étudiaient. Avait-il laissé le souvenir d’un tyran absolutiste, ou bien lui concédait-on quelques qualités ? Les derniers chapitres connus de Tacite penchaient pour cette seconde hypothèse. Il semblait plus facile de les emprunter dans une bibliothèque privée, puis de les reproduire subrepticement, que d’aller en chercher une copie informatique dans les époques ultérieures. « Ils ont constaté des divergences avec la version standard dont ils avaient le souvenir – si on peut toujours la qualifier de standard – et, en comparant les deux, se sont rendu compte que ces divergences étaient radicales.
— Bien plus que s’il s’agissait d’un repentir de l’auteur, d’une erreur de copiste ou autres explications traditionnelles, souligna Floris. Un examen approfondi a permis d’établir qu’on n’avait pas affaire à une contrefaçon, mais à une authentique copie rédigée de la main de Tacite en personne. Et, bien que le style varie légèrement d’un document à l’autre, ce qui n’a rien de surprenant si l’auteur s’acheminait vers deux conclusions différentes, la chronique proprement dite ne s’altère qu’au milieu du livre V, très peu de temps après l’épisode où s’interrompt la seule copie qui ait survécu. Peut-il s’agir d’une coïncidence ?
— Je l’ignore, répondit Everard, et mieux vaut ne pas s’attarder sur ce point. Ça fait froid dans le dos, hein ? » Il s’obligea à se carrer dans son siège, à croiser les jambes, à vider sa tasse et à exhaler un long nuage de fumée. « Et si vous me donniez un résumé de l’épisode en question – de ses deux versions ? N’ayez pas peur de répéter des choses qui paraissent élémentaires à vos yeux. Tout ce dont je me souviens, c’est que les Bataves et une partie des Gaulois se sont soulevés contre les Romains et que l’Empire ne les a pas soumis sans difficulté. Par la suite, eux et leurs descendants sont devenus de braves et honnêtes sujets, et on a même fini par leur accorder la citoyenneté. »
Toujours aussi sèche, elle enchaîna : « Tacite rentre dans les détails, et ainsi que je l’ai… que nous l’avons confirmé, son récit est en grande partie fidèle à la réalité. Tout a commencé avec les Bataves, en effet, ce nom désignant un peuple occupant le sud de la Hollande actuelle, entre le Lek et le Waal. Ils étaient considérés comme tributaires, bien que n’ayant pas été officiellement annexés par l’Empire. Ils fournissaient à Rome des soldats, des auxiliaires qui avaient droit à une pension confortable une fois terminé leur service dans la légion, avec le choix de se fixer sur le lieu de leur cantonnement ou de retourner au pays natal.
» Mais, durant le règne de Néron, le gouvernement romain les a soumis à une véritable extorsion. Pour prendre un exemple, les Frisons étaient censés fournir chaque année une certaine quantité de cuir destinée à la fabrication de boucliers. Plutôt que de se contenter de peaux provenant de bovins de petite taille, le gouverneur a exigé qu’elles soient prélevées sur des taureaux sauvages, dont le cuir était nettement plus épais. Ces animaux étaient fort rares et la procédure ruineuse. »
Everard eut un sourire en coin. « Une histoire de taxe. Ça me rappelle quelque chose. Continuez. »
Floris s’anima quelque peu. Les yeux perdus dans le lointain, elle serra les poings sur son giron. « Comme vous le savez, la mort de Néron a été suivie d’une guerre civile. Ce fut l’année où trois empereurs Galba, Othon, Vitellius – ravagèrent l’Empire qu’ils se disputaient, avant que Vespasien, venu du Proche-Orient, y rétablisse la paix. Chacun des belligérants utilisait tous les moyens pour lever ses armées, y compris la conscription. Les Bataves, en particulier, n’appréciaient pas de voir leurs fils partir au combat dans une guerre qui leur apparaissait comme insensée. Sans parler du fait que certains fonctionnaires romains appréciaient fort les jeunes gens.
— Ouais. Il suffit que le peuple donne le doigt à un gouvernement pour que celui-ci lui prenne le bras. Ce qui explique que les fondateurs des États-Unis aient souhaité limiter les compétences du pouvoir fédéral. Dommage qu’ils n’aient connu qu’un succès éphémère. Pardon, je ne voulais pas vous interrompre.
— Il existait alors une famille batave de noble lignée – des grands propriétaires influents, affirmant descendre des dieux – qui avait donné à Rome quantité de soldats. Le plus important d’entre eux avait adopté le nom latin de Claudius Civilis. Ainsi que nous l’avons appris, son peuple et ses proches l’appelaient Burhmund. Il s’était distingué à plusieurs reprises au cours de sa longue carrière. Il appela les tribus à prendre les armes, les Bataves mais aussi leurs voisins. Ce n’était pas un paysan ordinaire, voyez-vous.
— J’imagine. À demi civilisé, probablement aussi malin qu’observateur.
— Il s’est déclaré partisan de Vespasien et opposé à Vitellius, expliquant à ses hommes que son champion leur rendrait justice. Du coup, la plupart des Germains affectés dans d’autres régions se sont empressés de le rejoindre, au mépris des ordres qu’ils avaient reçus. Il a remporté plusieurs victoires décisives. Le nord-est de la Gaule s’est alors embrasé. Les auxiliaires gaulois, commandés par Julius Classicus et Julius Tutor, se sont ralliés à Civilis, tout en proclamant l’autonomie de leur province. Dans la tribu germanique des Bructères, une prophétesse nommée Veleda a prédit la chute de Rome. Cela a galvanisé les troupes indigènes, qui ont redoublé de vaillance, dans le but avoué de former à leur tour une confédération indépendante. »
Voilà qui est tout aussi familier aux oreilles d’un Américain. Si nous avons pris les armes en 1775, c’était à l’origine pour faire respecter nos droits de citoyens anglais. Puis les choses se sont enchaînées. Everard garda son commentaire pour lui.
Floris soupira. « Enfin. La cause de Vespasien a fini par triompher. Lui-même a passé quelques mois de plus au Proche-Orient, pour y régler des problèmes pressants, mais il a envoyé à Civilis une missive demandant la fin des hostilités. Ce qui lui fut refusé, bien entendu. Il a donc dépêché dans cette région le général Pétilius Cérialis, un homme extrêmement compétent. Pendant ce temps, Gaulois et Germains ont commencé à se quereller, se révélant incapables de coordonner leurs efforts et d’exploiter les occasions qui se présentaient à eux. La notion de commandement unifié était étrangère à leur conception du monde. Les Romains les ont matés sans peine. Au bout du compte, Civilis a accepté de rencontrer Cérialis pour discuter des conditions de sa reddition. Tacite fait de l’événement une description saisissante : cela se passe sur un pont jeté sur IJssel, un pont dont on a préalablement détruit la partie centrale, avec les deux hommes debout au bord du vide et parlementant…
— Je m’en souviens, coupa Everard. C’est là que s’achève le manuscrit tel qu’on le connaissait jadis. Si j’ai bonne mémoire, les rebelles se sont vus offrir des conditions plus que raisonnables, et ils les ont d’ailleurs acceptées. »
Floris opina. « Oui. La fin des abus en tout genre, des garanties pour l’avenir et une amnistie générale. Civilis est redevenu un citoyen ordinaire. Quant à Veleda, Tacite ne parle pas d’elle, sauf pour sous-entendre qu’elle a aidé à la conclusion de cet armistice. J’aimerais bien savoir ce qu’elle est devenue.
— Vous avez une idée ?
— Une intuition. Si vous visitez les musées de Leyde et ceux de Middelburg, sur l’île de Walcheren, vous y trouverez des pierres votives datant des IIe et IIIe siècles, ainsi que des autels et des plaques portant des inscriptions latines…» Haussement d’épaules. « Enfin, ça n’a pas grande importance. Le fait est que nos ancêtres sont devenus des provinciaux romains raisonnablement satisfaits de leur sort. » Soudain, elle écarquilla les yeux et s’accrocha au rebord de son siège. « Le fait était. »
Le silence s’imposa à eux. Derrière les vitres, le soleil de cette fin d’après-midi et la rumeur de la circulation semblaient également fragiles.
« Ça, c’est Tacite version 1, exact ? murmura Everard au bout d’un temps. Celle que nous connaissons depuis toujours, celle que j’ai feuilletée hier. J’ignore encore la teneur de la version 2. Que raconte-t-elle ? »
Floris lui répondit sur le même ton. « Que Civilis a refusé de se rendre, en grande partie parce que Veleda prêchait la guerre. Celle-ci s’est prolongée pendant une année, jusqu’à ce que les tribus soient totalement soumises. Civilis a préféré se donner la mort plutôt que de défiler enchaîné durant le triomphe de Cérialis. Veleda a fui en Germanie. Nombre de Bataves l’ont suivie. Tacite 2 remarque vers la fin des Histoires que la religion des Germains a évolué depuis l’époque où il leur avait consacré une étude. On note la montée en puissance d’une déité femelle, la Nerthus qu’il évoquait dans sa Germanie. Il la compare maintenant à Perséphone, à Minerve et à Bellone. »
Everard se gratta le menton. « Les déesses de la mort, de la sagesse et de la guerre, hein ? Bizarre. Les Ases, ou Æsir – les dieux célestes d’essence masculine – auraient dû faire passer au second plan les antiques figures chtoniennes… Que dit-il à propos de ce qui se passe à Rome et ailleurs ?
— Plus ou moins la même chose que dans la version 1. Dans un style légèrement différent. On remarque également des variantes au niveau des dialogues et des descriptions de certains épisodes ; mais, comme vous le savez, ceux-ci comme ceux-là relèvent souvent de l’interprétation, voire de l’invention pure, à moins qu’ils ne découlent de traditions fort éloignées de la réalité des faits. Ces divergences ne prouvent pas en elles-mêmes que les événements aient été altérés.
— Excepté en Germanie. C’est-à-dire au diable vauvert. Ce qui s’est passé là-bas n’a guère affecté la société romaine, du moins au cours des premières décennies. Pour ce qui est des conséquences à long terme, toutefois…
— Elles ne sont sûrement pas significatives, n’est-ce pas ? demanda Floris d’une voix tremblante. Nous sommes toujours là, nous existons toujours, n’est-ce pas ? »
Everard tira sur sa pipe. « Jusqu’à présent. Ce qui ne signifie rien, ni en anglais, ni en néerlandais. Mais attendons un peu avant de passer au temporel. Ce que nous avons là, c’est une anomalie qui nécessite une enquête. Si personne ne l’a remarquée auparavant – oui, je sais que ce terme n’a aucun sens, lui non plus –, c’est à cause des dates. L’attention de tous se concentre sur un autre lieu. »
69 et 70 apr. J.C. Cette période n’est pas connue comme celle de la révolte des provinces du Nord. Pas plus qu’on ne lui associe le règne de Guang Wudi, qui consolida la dynastie des Han orientaux, ni la conquête de l’Inde par les Satavahana, ni la lutte de Vologèse Ier de Perse contre les rebelles et les envahisseurs. (J’ai consulté les archives avant de débarquer ici. Rien ne se produit jamais en vase clos.) Non, on n’en parle pas davantage comme étant celle où Rome à commencé à se déliter, une fois que les légions ont compris quelles avaient le pouvoir de faire les Empereurs. Cette période est celle de la guerre des Juifs. C’est à cause d’elle que Vespasien et son fils Titus se sont attardés au Proche-Orient après avoir vaincu Vitellius. Le soulèvement des Juifs, sa sanglante répression, la destruction du Troisième Temple – avec tout ce que cela signifie pour l’avenir, pour le judaïsme, pour le christianisme, pour l’Empire, pour l’Europe, pour le monde.
« C’est un nexus, alors ? » souffla Floris.
Everard acquiesça avec lassitude. Il réussit à ne pas perdre sa contenance. « Les unités de la Patrouille concentrent toute leur attention sur la Palestine. Vous imaginerez sans peine les émotions que suscite ce coin de l’espace-temps, dans tous les siècles à venir ou quasiment. Les fanatiques et les inconscients qui veulent changer le cours des choses, les chercheurs se pressant à Jérusalem et augmentant le risque d’une erreur fatale, sans parler de la situation locale proprement dite, avec une infinité de causes rayonnant de cet épisode et produisant à leur tour une infinité d’effets… Je ne prétends pas comprendre la dimension physique du phénomène, mais je ne mets nullement en doute ce qu’on m’a enseigné, à savoir que le continuum est particulièrement vulnérable autour de tels instants. La réalité est instable, jusques et y compris au fin fond de la Grande Germanie.
— Mais qu’est-ce qui a pu la faire basculer ?
— C’est ce que nous devons déterminer. Peut-être que quelqu’un a tiré parti de l’absence de la Patrouille. A moins qu’il ne s’agisse d’un banal accident – je n’en sais rien. Peut-être qu’un Danellien pourrait nous énumérer les possibilités. Notre mission…» Everard reprit son souffle. « Comme on n’a pu trouver d’explication improbable mais irréfutable – une contrefaçon, par exemple –, ces deux variantes constituent… un avertissement. Un signe avant-coureur, le premier frémissement d’une altération, quelque chose qui aurait pu avoir des conséquences amenant l’histoire à quitter le cours que nous lui connaissons, jusqu’à ce que vous, moi et le reste, tout ça n’ait jamais existé – à moins que nous ne réagissions sans tarder et prenions les mesures nécessaires pour que ceci ne se soit jamais produit… Grand Dieu ! Autant passer au temporel. »
Floris garda les yeux fixés sur sa tasse. « Ça ne peut pas attendre un peu ? demanda-t-elle d’une voix à peine audible. J’ai besoin de réfléchir, d’assimiler ce que vous venez de me dire. Pour moi, tout ceci relevait de la théorie. Je me considérais un peu comme… oh ! comme une exploratrice du XIXe siècle partie au cœur de l’Afrique. Il y avait des précautions à prendre, c’est entendu, mais on m’avait assuré que la structure de l’espace-temps était plutôt souple, et que tout ce que je pourrais faire, dans les limites du raisonnable, aurait « toujours » fait partie du passé. Aujourd’hui, j’ai l’impression que la terre s’est dérobée sous mes pieds.
— Je sais. » Cette idée peuple mes cauchemars. La deuxième guerre punique[2]… « Prenez votre temps. » Votre temps ! « Rassemblez vos esprits. » Il la gratifia d’un sourire dont la sincérité le surprit lui-même. « Les miens sont encore dispersés. Écoutez, je vous propose de nous détendre et de bavarder un peu, sur le sujet de votre choix. Tout à l’heure, nous irons boire un verre et puis dîner, prendre un peu de bon temps, faire plus ample connaissance. Demain, il sera toujours temps de se mettre au boulot.
— Merci. » Elle effleura d’une main les lourdes tresses blondes ramenées sur son crâne. Il se rappela que les Germaines de jadis portaient les cheveux longs. On eût dit qu’elle avait capté la magie que tous les peuples du monde associent à la chevelure, car sa voix résonna avec une force nouvelle : « Oui, demain, nous affronterons le problème. »