II

Les Ases vinrent au monde par l’est, chevauchant le dos tourné à l’aurore. Dans les deux jaillissaient les étincelles nées des roues de leurs chars, dont le fracas faisait trembler les montagnes. Les sabots de leurs chevaux laissaient des traces noires et fumantes. Leurs flèches plongeaient l’air dans la nuit. Le son de leurs cors éveillait en eux une rage meurtrière.

Les Vanes allèrent affronter ces nouveaux venus. Froh avançait à leur tête, monté sur son taureau, tenant fermement l’Épée de Vie. Le vent secoua les mers jusqu’à ce que l’écume des vagues asperge les pieds de la lune, qui s’enfuit prise de terreur. Naerdha partit au combat sur son bateau. Elle tenait dans sa main droite la Hache de l’Arbre, qui lui servait de rame. Sur la gauche se perchaient des aigles qu’elle déchaînait sur l’ennemi – cris, serres, balafres. Sur son front brillait une étoile aussi blanche que l’âme du feu.

Ainsi les dieux guerroyèrent-ils, tandis que les géants des hauteurs boréales et des plaines australes complotaient leur retour une fois ces rivaux éliminés. Mais les oiseaux de Wotan l’alertèrent. La tête de Mim entendit et alerta Froh. Les dieux décidèrent alors d’une trêve, échangèrent des otages et se mirent à négocier.

Leur armistice eut pour résultat de diviser le monde entre les deux factions. Il y eut des mariages, l’Ase épousant la Vane – le père la mère, le mage la femme –, le Vane épousant l’Ase – la chasseresse l’artisan, la sorcière le guerrier. Par celui qui fut pendu, par celle qui fut noyée, et par leur propre sang mélangé, ils se jurèrent fidélité, un serment qui perdurerait jusqu’à la fin du monde.

Puis ils érigèrent des murs pour se défendre, une haute palissade de bois coté nord, un empilement de pierres sèches côté sud, et ils régnèrent sur toutes choses soumises à la Loi.

Mais, parmi les Ases, il en était un qui demeurait insatisfait : Leokaz le Voleur, qui était à demi géant. Il regrettait les jours farouches d’antan et ne s’estimait plus reconnu à sa juste valeur. Il s’éclipsa sans que quiconque s’en aperçût. Il arriva devant le mur de pierres au sud. Se jouant du guetteur en lui jetant un charme de sommeil, il s’empara de la clé dans sa cachette et franchit la porte donnant sur les Terres de Fer. Là, il barguigna avec leurs seigneurs, lorsqu’ils lui donnèrent la lance nommée Plaie de l’Été, il leur donna la clé.

C’est ainsi que les Seigneurs de Fer trouvèrent un moyen de s’introduire dans le Monde de la Terre. Leurs osts le ravagèrent et y instaurèrent l’esclavage. L’Occident fut le premier à souffrir de leurs actes, et depuis le soleil se couche souvent dans un lac de sang.

Mais le géant Hoadh marcha vers le Nord, pensant gagner les Terres de Gel et faire alliance avec leurs habitants. Où qu’il aille, il prenait tout ce qu’il désirait. Il massacrait les bœufs dans les prés. Il détruisait les maisons à coups de gourdin pour y voler du pain. Il semait le feu et les cadavres pour le plaisir. Son sillage était de ruines.

Il arriva sur la grève et aperçut Naerdha dans le lointain. Assise sur un récif, elle coiffait ses cheveux et ne vit pas l’intrus. Ses boucles brillaient comme Tor, ses seins étaient blancs comme la neige là où l’ombre se fait bleue. Le désir s’empara de Hoadh. Avançant à pas de loup, il s’approcha et, surgissant soudain, s’empara d’elle. Comme elle se débattait, il lui cogna la tête sur un rocher, l’étourdissant aussitôt. Et là, parmi les vagues, il la violenta.

Les eaux ont depuis englouti ce récif pour que, même à marée basse, la honte qui le marque ne paraisse point. À cause de cela, nombre de navires ont fait naufrage, et leurs marins se sont brisés le dos sur ces rochers. Cela ne peut apaiser la rage et le chagrin de Naerdha.

Elle se redressa, poussant un glapissement de fauve, et constata qu’elle était à nouveau seule. Enfourchant une tempête, elle gagna sa demeure par-delà le levant. « Où est-il passé ? cria-t-elle.

— Nous l’ignorons, répondirent ses filles en gémissant, nous savons seulement qu’il a fui la mer.

— Ma vengeance le suivra », dit Naerdha. Elle retourna vers la terre et chercha la demeure quelle partageait avec Froh, afin de prier celui-ci de l’aider. Mais on était au printemps et il s’affairait à hâter le renouveau, une tâche à laquelle elle aussi aurait dû s’atteler. De sorte qu’elle ne pouvait enfourcher le taureau Ebranleur comme elle en avait le droit.

Elle appela à elle l’aîné de ses fils et le changea en un superbe étalon noir. Elle le chevaucha pour gagner Asgard. Wotan lui prêta sa lance, qui ne rate jamais sa cible, Tiwaz son Casque d’Angoisse. Elle se lança à nouveau sur les traces de Hoadh. Comme elle négligea et Froh et la mer, cette année-là fut des plus lugubre.

Hoadh l’entendit qui le pourchassait. Il escalada une montagne et leva son gourdin, prêt à l’affronter. La nuit tomba. La lune se leva. Il distingua à sa lueur la lance, le casque et le fier étalon. Son courage le déserta et il fuit vers l’Ouest. Il courait si vite qu’elle parvenait à peine à le garder en vue.

Hoadh arriva auprès des Seigneurs de Fer et implora leur aide. Ils levèrent leurs boucliers et lui firent un écran de leurs personnes. Naerdh fit voler la lance au-dessus de leurs têtes et transperça son ennemi. Son sang inonda les terres basses.

Elle rentra en son palais, furieuse contre Froh qui avait trahi sa parole. « Je prendrai le taureau chaque fois que j’en aurai besoin, déclara-t-elle, et il te manquera cruellement lorsque viendra le dernier jour. » Lui aussi était furieux, car elle avait métamorphosé leur fils en cheval. Ils s’éloignèrent l’un de l’autre.

La veille du solstice d’hiver, elle donna naissance à neuf fils, les rejetons de Hoadh. Elle les transforma en chiens, et leur poil était aussi noir que la robe de son étalon.

Thonar du Tonnerre vint en son palais. « Froh a quitté sa sœur et tu as quitté son frère afin que vous viviez tous deux ensemble, dit-il. Si vous cessez de le faire, la vie désertera la terre comme la mer. Comment alors se nourriront les dieux ? » C’est ainsi qu’au printemps Naerdh revint auprès de son époux, mais sans joie aucune. L’automne venu, elle le quittait à nouveau. Et depuis, il en a toujours été ainsi.

« Leokaz a violé le serment que nous avons prononcé, dit Wotan à Naerdha. Par conséquent, plus jamais le monde ne connaîtra la paix. Nous avons grand besoin de ma lance.

— Je vais te la rendre, répondit-elle, si tu consens à me la prêter à nouveau, ainsi que Tiwaz son casque, lorsque je partirai en chasse. »

Le sang du géant avait emporté la lance dans la mer. Naerdha passa un long moment à la chercher. On raconte nombre d’histoires sur une étrange femme venue dans telle ou telle contrée. Elle remerciait ses hôtes en guérissant les blessures dont ils souffraient, en redressant les torts dont ils étaient affligés. Aujourd’hui encore, elle dépêche de par le monde des femmes qui accomplissent en son nom les mêmes tâches. Elle finit par retrouver la lance, flottant sous l’étoile du soir.

Le désir de vengeance ne peut s’éteindre en elle. Quand vient la fin de l’année, et aussi chaque fois que son cœur se fige à ce sinistre souvenir, elle repart en chasse. Accompagnée de son étalon et de ses chiens, la lance à la main et le casque sur la tête, elle chevauche les vents de la nuit pour harceler les Seigneurs de Fer, mais aussi les spectres des criminels, pour apporter le malheur aux ennemis de ceux qui la vénèrent. Il succombe à la terreur, celui qui entend la rumeur ou la clameur de son passage, le son de son cor, le choc des sabots de son étalon, les hurlements de ses molosses – la Chasse sauvage. Mais les hommes qui prennent les armes pour affronter ses ennemis auront droit à sa sévère bénédiction.

Загрузка...