Le royaume des Langobards s’étendait à l’ouest de l’Elbe, au sud du futur site de Hambourg. Bien des siècles plus tard, ils entameraient une migration destinée à durer plusieurs générations, qui s’achèverait par la conquête de l’Italie du Nord et la fondation de la Lombardie. Pour le moment, ils formaient une tribu germanique comme les autres, d’une puissance cependant non négligeable, dont la contribution à la bataille de Teutobourg s’était révélée décisive. Ces derniers temps, leurs haches avaient été déterminantes dans le choix du souverain de leurs voisins chérusques. Aussi riches qu’arrogants, ils exerçaient une influence politique et économique du Rhin jusqu’à la Vistule, chez les Cimbres du Jütland comme chez les Quades des berges du Danube. Floris décida qu’Everard et elle ne pouvaient pas débarquer chez eux sans prévenir en se faisant passer pour des voyageurs éprouvés. Une telle ruse était concevable en 60 ou en 70, parmi les peuples de l’Ouest en contact avec Rome – qu’ils lui soient hostiles ou asservis, ou qu’ils vivent en bonne entente avec elle –, mais pas en ce temps ni en ce lieu. Le risque était trop grand et la moindre erreur serait fatale.
Mais Edh effectuait dans cette contrée un séjour de deux ans. Ils trouveraient sûrement de nouveaux indices sur ses origines, et peut-être auraient-ils l’occasion d’observer en profondeur l’effet qu’elle avait sur les gens qu’elle croisait lors de son pèlerinage.
Fort heureusement, un ethnographe séjournait chez les Langobards, comme Floris l’avait fait chez les Frisons. La Patrouille souhaitait collecter des informations sur l’Europe centrale du Ier siècle apr. J.C. et ce milieu était particulièrement bien choisi.
Jens Ulstrup était arrivé une douzaine d’années auparavant. Il affirmait s’appeler Domar et être originaire de la région de Norvège où serait plus tard fondée Bergen, une véritable terra incognita pour ces Langobards continentaux. C’était une querelle familiale qui l’avait contraint à l’exil. Il avait gagné le Jütland sans difficulté, les Scandinaves du Sud ayant déjà développé une importante activité maritime. Par la suite, il avait poursuivi son voyage à cheval, gagnant son pain grâce à ses poèmes et à ses chansons. Comme le voulait la coutume, un roi savait être généreux lorsqu’on chantait ses louanges. Domar avait investi son pécule dans le commerce, se montrant particulièrement avisé en la matière, et, au bout de quelque temps, il avait pu s’acheter une ferme. S’il lui arrivait souvent de quitter celle-ci, c’était parce que ni sa passion du négoce, ni sa curiosité naturelle ne l’avaient déserté. Il se déplaçait dans l’espace plus souvent que dans le temps, mais son scooter temporel l’aidait à raccourcir les distances.
Il attendit d’être dans un lieu isolé où personne ne pouvait l’observer pour appeler son engin. Quelques instants plus tard, mais quelques jours en amont, il rejoignait le campement d’Everard et de Floris. Ceux-ci s’étaient installés plus au nord, dans une contrée inhabitée – une zone démilitarisée, auraient dit leurs contemporains – séparant le territoire des Langobards de celui des Chauques.
Depuis leur talus bordé d’arbres qui les protégeaient des regards, ils avaient une vue imprenable sur le fleuve. Son lit fort large était bordé de berges verdoyantes ; les roseaux bruissaient, les grenouilles coassaient, les poissons filaient telles des flèches d’argent, les canards volaient par milliers dans le ciel ; de temps à autre, on voyait un homme longer en bateau la rive opposée, sans doute un Suardone. « Nous nous frotterons un peu à la vie du pays, avait dit Floris, plutôt que de la survoler comme des spectres désincarnés. »
Ils se levèrent d’un bond lorsque apparut Ulstrup. C’était un homme élancé, aux cheveux châtain clair, d’allure aussi barbare qu’eux-mêmes. Ce qui ne signifiait pas qu’il était vêtu de peaux de bête. Sa tunique, sa cape et ses braies étaient de bonne qualité, tissées avec soin et décorées avec goût. Le forgeron qui avait fabriqué sa broche ignorait tout des canons helléniques, mais ce n’en était pas moins un artiste. Ses cheveux étaient noués en un chignon déporté sur la tempe droite. Sa moustache était taillée et, si son menton était mal rasé, c’était parce que les outils du cru étaient encore primitifs.
« Qu’avez-vous découvert ? » s’écria Floris.
Le sourire d’Ulstrup trahissait sa fatigue. « Il va me falloir du temps pour le raconter, répondit-il.
— Ne lui sautez pas dessus comme ça, dit Everard. Asseyez-vous, mon vieux. » Il désigna un arbre abattu et couvert de mousse. « Vous voulez un café ? On vient tout juste de le faire.
— Du café, gémit Ulstrup. J’en bois souvent dans mes rêves. » Bizarre que nous ayons tous trois choisi de nous exprimer dans l’anglais du XXe siècle, songea Everard. Mais non. Nous sommes contemporains, pas vrai ? Pendant un temps, l’anglais jouera le même rôle que le latin à la présente époque. Ce sera hélas plus bref.
Ils n’échangèrent que le minimum de banalités avant qu’Ulstrup n’entre dans le vif du sujet. Le regard qu’il jeta aux deux Patrouilleurs évoquait celui d’un animal pris au piège. Ce fut avec le plus grand soin qu’il choisit ses mots. « Oui, je crois bien que vous avez raison. C’est un phénomène tout à fait unique. Que je considère comme potentiellement terrifiant, je l’avoue ; et je n’ai aucune expérience, ni aucune expertise, en matière de réalité variable.
» Ainsi que je vous l’ai déjà dit, j’avais entendu parler d’une sibylle ou d’une sorcière itinérante, sans toutefois y prêter attention. Dans cette culture, de tels cas sont… non pas fréquents, mais pas exceptionnels non plus. Ce qui me préoccupait en ce moment, c’était la guerre civile chez les Chérusques et, pour être franc, votre demande d’enquête sur cette étrangère m’a tout d’abord agacé. Je vous dois des excuses, agent Floris, agent Everard. À présent, je l’ai vue. Je l’ai écoutée. J’ai longuement parlé d’elle avec plusieurs personnes. Mon épouse langobarde m’a rapporté ce que les femmes entre elles disaient à son propos.
» Vous m’avez décrit l’impact qu’Edh aura sur les tribus de l’Ouest. Je ne pense pas que vous ayez anticipé celui qu’elle a eu sur celles d’ici, et avec quelle rapidité. Elle est arrivée à bord d’un char primitif. Si j’ai bien compris, ce sont les Lémoves qui le lui ont offert, après qu’elle eut débarqué chez eux à pied. Le roi lui fait fabriquer un superbe carrosse, qui sera tiré par les plus beaux de ses bœufs. Quand elle est arrivée, sa suite comptait quatre hommes. Douze l’accompagneront à son départ. Elle aurait pu en emmener bien davantage – ainsi que des femmes, bien entendu –, mais elle a choisi de se limiter à ce nombre, et c’est elle-même qui a sélectionné les élus, faisant preuve d’un sens pratique des plus aigu. A mon avis, elle a agi sur les conseils de ce Heidhin que vous m’avez décrit… Mais peu importe. J’ai vu des jeunes guerriers prêts à tout abandonner pour la suivre. J’ai vu leurs lèvres frémir et leurs yeux se mouiller lorsqu’elle les a repoussés.
— Mais comment fait-elle ? murmura Everard.
— Elle porte un mythe, déclara Floris. C’est cela, n’est-ce pas ? » Ulstrup hocha la tête d’un air surpris. « Comment l’avez-vous deviné ?
— Je l’ai entendue en aval, et je sais ce qui aurait pu influencer les Frisons. Ils ne sont guère différents de ces hommes de l’Est, je pense.
— Non. Autant que peuvent l’être les Allemands et les Hollandais de notre époque. Bien entendu, Edh ne cherche nullement à annoncer l’évangile d’une nouvelle religion. Une telle chose serait étrangère à la mentalité païenne. En fait, je suppose qu’elle formule ses idées à mesure de son parcours. Elle n’ajoute même pas de nouvelle déité au panthéon germanique. Celle qu’elle vénère est déjà bien connue. Dans la région, on l’appelle Naerdha. Elle correspond sans doute à la Nerthus dont Tacite décrit le culte. Vous vous souvenez ? »
Everard opina. La Germanie décrivait un char couvert portant son effigie, qui parcourait la contrée lors d’une procession annuelle. Alors la guerre était suspendue, et ce n’était que réjouissances et rites de fertilité. Une fois que la déesse avait regagné son bois consacré, on conduisait l’idole vers un lac solitaire, où des esclaves la baignaient pour être noyés aussitôt après. Personne ne s’interrogeait « sur cet objet mystérieux qu’on ne peut voir sans périr[8]. »
« Un culte plutôt lugubre », fit remarquer Everard. Les néopaïens de son époque se gardaient bien de l’évoquer lorsqu’ils évoquaient le paradis de la matriarchie préhistorique.
« A l’instar de la vie que mènent ces gens », rétorqua Floris.
Ulstrup laissa parler le lettré qui sommeillait en lui. « De toute évidence, nous avons affaire à une déité du panthéon chthonien indigène, à savoir les Vanes. Un panthéon antérieur à l’arrivée des Indo-Européens. Ceux-ci ont amené avec eux leurs dieux du ciel guerriers, essentiellement masculins, les Ases ou Æsir. Le souvenir du choc entre les deux cultures a survécu sous la forme du mythe d’une guerre entre les deux races divines, un conflit qui s’est résolu par une série de négociations et de mariages exogamiques. Nerthus Naerdha – demeure pour l’instant féminine. Dans les siècles à venir, elle évoluera pour devenir Njordh, un dieu mentionné dans l’Edda, le père de Frey et de Freya – qui, pour le moment, n’est encore que son époux. Njordh sera un dieu de la mer, et Nerthus, quoique essentiellement agreste, est d’ores et déjà associée à la mer. »
Floris posa une main sur le bras d’Everard. « Vous semblez bien triste tout à coup », murmura-t-elle.
Il s’ébroua. « Pardon. Je pensais à autre chose. À un épisode encore à venir, qui se déroulera chez les Goths. Il y était aussi question de déités. Mais ce n’était qu’un faible courant dans le flux de l’histoire, facile à canaliser à condition d’accepter les conséquences au niveau individuel[9]. Le cas qui nous préoccupe est tout à fait différent. Je ne saurais dire pourquoi, mais je le sens jusque dans la moelle de mes os. »
Floris se tourna vers Ulstrup. « Que prêche donc Edh ? » lui demanda-t-elle.
Il frissonna. « “ Prêcher. ” Quel sinistre vocable. Les païens ne prêchent pas – pas chez les Germains, en tout cas – et, à la présente époque, le christianisme n’est encore qu’une hérésie juive soumise à la persécution. Edh ne conteste nullement Wotan et les autres dieux. Elle se contente de parler de Naerdha et d’évoquer ses pouvoirs. Mais son discours a des répercussions très complexes. Et… oui, si l’on tient compte de sa ferveur et de son éloquence, autant dire qu’elle prononce de véritables sermons. On n’a jamais rien vu de semblable au sein de ces tribus. Les Germains ne sont pas… immunisés. Ce qui explique qu’ils s’empresseront d’embrasser la foi chrétienne lorsque viendront les missionnaires. » Son ton se fît plus professoral, comme s’il était sur la défensive. « Certes, s’ils se convertiront en masse, ce sera aussi pour des raisons politiques et économiques, ainsi que cela se produit dans la plupart des cas. Edh ne leur propose rien sur ce plan, si ce n’est peut-être la promesse de la chute de Rome, une civilisation qu’elle déteste. »
Everard se frotta le menton. « Donc, elle a inventé le prêche et la ferveur religieuse en dehors de toute influence chrétienne. Comment ? Et pourquoi ?
— Nous devons le découvrir, affirma Floris.
— Quels sont les nouveaux mythes qu’elle répand ? » demanda Everard.
Ulstrup se renfrogna et son regard se fit lointain. « Il me faudrait un long moment pour vous décrire par le menu tout ce que j’ai pu apprendre. Et l’ensemble est encore informe et loin de constituer une théologie cohérente. Par ailleurs, je doute d’avoir entendu tout ce qu’elle a à dire, vu que je me suis contenté le plus souvent de témoignages de seconde main. Et je ne saurais dire comment vont évoluer les choses dans le proche avenir.
» Mais… eh bien, elle ne le dit pas franchement, peut-être parce qu’elle-même n’en est pas consciente, mais elle fait de sa déesse un être au moins aussi puissant, aussi… cosmique… que tous les autres dieux. On ne peut pas dire que Naerdha usurpe l’autorité de Wotan sur les défunts, mais elle les accueille elle aussi dans son palais, elle les mène elle aussi dans une chasse céleste. Elle apparaît comme une déesse de la guerre au même titre que Tiwaz, une déesse destinée à détruire Rome. Comme Thonar, elle commande aux éléments, aux vents et à la tempête, mais aussi à la mer, aux fleuves, aux lacs, à tous les cours d’eau. La lune est sienne…
— Hécate, marmonna Everard.
— Mais elle conserve son antique mainmise sur la fertilité et la naissance, acheva Ulstrup. Les femmes qui meurent en couches rejoignent son domaine, tout comme les guerriers morts au combat rejoignent celui de l’Odin de l’Edda.
— Voilà qui doit séduire les femmes, commenta Floris.
— Oh ! oui, acquiesça Ulstrup. Celles-ci n’entretiennent pas de croyance séparée – les Germains ignorent les sectes comme les mystères –, mais certaines dévotions leur sont réservées. »
Everard se mit à faire les cent pas dans la clairière. Il se tapa la paume du poing. « Ouais, fit-il. C’est une des raisons du succès du christianisme, au Sud comme au Nord. Cette religion avait davantage à offrir aux femmes que n’importe quel culte païen, y compris celui de la Magna Mater. Et si elles ne réussissaient pas à convertir leurs époux, elles incitaient leurs enfants à les imiter.
— Les hommes aussi peuvent avoir des visions. » Ulstrup se tourna vers Floris. « Pensez-vous à la même chose que moi ?
— Oui, répondit-elle d’une voix qui tremblait un peu. Ça pourrait se produire. Selon Tacite 2, Veleda a regagné la Germanie libre après la défaite de Civilis, elle y a porté son message et une nouvelle religion s’est répandue parmi les Barbares… Une religion qui pourrait prendre de l’ampleur après sa mort. Elle n’aurait aucune concurrence digne de ce nom. Oh ! elle n’évoluerait pas en culte monothéiste, aucune crainte de ce côté-là. Mais la déesse de Veleda deviendrait la figure centrale de son panthéon. Et elle apporterait à ses fidèles autant de spiritualité que le Christ. Rares seraient alors les Germains prêts à se convertir au christianisme.
— D’autant plus qu’ils n’auraient aucune motivation politique, ajouta Everard. J’ai pu observer le processus dans la Scandinavie de l’ère viking. Le baptême représentait un ticket d’entrée pour la civilisation, avec tous les avantages culturels et commerciaux que l’on imagine. Mais un Empire romain d’Occident frappé d’effondrement serait bien moins attirant, et Byzance serait beaucoup trop lointaine.
— Exact, dit Ulstrup. La foi de Nerthus pourrait bel et bien devenir le germe d’une civilisation germanique – une civilisation certes turbulente, mais qui aura émergé de la barbarie, et qui disposera d’une richesse intérieure suffisante pour résister à la chrétienté, à l’instar de la Perse zoroastrienne. Les Germains de la présente époque sont déjà bien plus évolués que de simples coureurs des bois, vous savez. Ils ont conscience du monde extérieur, ils interagissent avec lui. Lorsque les Langobards sont intervenus dans les querelles dynastiques des Chérusques, ce fut pour remettre sur le trône un roi auquel ses adversaires reprochaient son éducation romaine. Et les Langobards n’ont pas agi pour servir l’Empire ; ils ont fait preuve ici de machiavélisme avant la lettre. Les échanges commerciaux avec le Sud ne cessent de progresser. On voit des navires romains ou gallo-romains aller jusqu’en Scandinavie. Les archéologues de notre époque parleront d’un âge du fer romain, suivi d’un âge du fer germanique. Oui, ils apprennent vite, ces Barbares. Ils assimilent tout ce qui leur paraît utile. Il ne s’ensuit pas nécessairement qu’ils finiront par se faire assimiler. »
Il baissa la voix d’un ton. « Bien entendu, s’ils ne sont pas assimilés, le futur en sera transformé. Notre XXe siècle ne verra jamais le jour.
— C’est ce que nous nous efforçons de prévenir », dit sèchement Everard.
Le silence se fit. Le vent susurrait, les feuilles bruissaient, le soleil effleurait le fleuve. Le paysage était paisible au point d’en paraître irréel.
« Mais avant de pouvoir agir, nous devons découvrir où s’est amorcée la déviation, reprit Everard. Avez-vous pu déterminer le lieu dont Veleda est originaire ?
— Hélas non, avoua Ulstrup. Les distances sont trop grandes, les communications trop médiocres… et Edh ne parle jamais de son passé, pas plus que Heidhin, son acolyte. Peut-être que ce dernier se sentira plus détendu dans vingt et un ans, quand il vous parlera des Alvarings – un nom qui m’est inconnu, d’ailleurs. Mais je pense qu’il serait dangereux de retourner lui demander des détails. En ce qui concerne la présente époque, ils sont muets tous les deux.
» Cependant, j’ai pu découvrir qu’elle est apparue pour la première fois chez les Ruges, sur le littoral de la Baltique, il y a environ cinq ou six ans. On raconte qu’elle est arrivée à bord d’un navire, ainsi qu’il sied à la prêtresse d’une déité maritime. En outre, étant donné son accent, je la soupçonne d’être d’origine Scandinave. Je regrette de ne pouvoir vous en dire davantage.
— Nous nous en contenterons, répondit Everard. Vous avez fait du bon boulot, mon vieux. Avec de la patience et l’aide de nos instruments, nous arriverons bien à déterminer le lieu et le moment de son débarquement, quitte à poser quelques questions aux indigènes.
— Et ensuite…» Floris laissa sa phrase inachevée. Son regard se porta bien au-delà du fleuve et de la forêt, vers le nord-est, vers une grève encore invisible.