10.

60 apr. J.C.

Sur les hauteurs à l’est de la vallée du Rhin avançait une colonne composée de plusieurs milliers de personnes. Ces collines étaient en grande partie boisées et on n’y trouvait que des coulées en guise de routes. Hommes, bœufs et chevaux peinaient pour tracter les chars ; on entendait les roues grincer, les buissons murmurer, les gorges haleter. La plupart des hommes et des femmes progressaient à pied, engourdis par la faim et la fatigue.

Postés sur un sommet à quelques cinq kilomètres de là, Everard et Floris observaient les fugitifs alors qu’ils traversaient une prairie dégagée. Grâce à leurs instruments optiques, ils se seraient crus à quelques mètres d’eux. Ils auraient pu braquer des micros capteurs, mais le spectacle à lui seul était déjà pénible.

En tête du cortège s’avançait un homme aux cheveux blancs, dont le dos ne s’était pas encore voûté. Derrière lui étincelaient les cottes de mailles et les fers de lance de son escorte personnelle. C’était la seule note un peu brillante dans cette scène, et les yeux des hommes étaient sombres sous leurs casques. Venait ensuite un maigre cheptel de bœufs, de moutons et de porcs, sur lequel veillaient quelques adolescents. Çà et là, on observait sur les chars des cages abritant des poules et des oies. Les miches de pain et les quelques morceaux de viande séchée faisaient l’objet d’une surveillance de tous les instants, bien plus que les vêtements, les outils et autres objets – dont une idole en bois brut sur son chariot, luisant d’un or désormais vain. En quoi les dieux avaient-ils aidé les Ampsivariens ?

« Cet homme qui marche à leur tête, dit Everard en tendant l’index. Vous pensez que c’est leur chef, Boiocalus ?

— C’est ainsi que le nomme Tacite, en tout cas, répondit Floris. Oui, sans aucun doute. Rares sont les hommes de ce milieu à atteindre un âge aussi avancé. » Tristement : « Il doit regretter ses actes, j’imagine.

— Sans parler de toutes les années qu’il a consacrées au service de Rome. »

Une jeune femme, à peine adulte, avançait en traînant les pieds, un bébé dans ses bras. Le sein qu’elle avait dénudé pour le lui offrir ne donnait plus une goutte de lait. Le quadragénaire qui marchait près d’elle, s’aidant d’une lance comme si c’était un bâton, semblait se tenir prêt à la rattraper si elle tombait. Nul doute que le cadavre de son mari gisait plusieurs lieues en arrière.

Everard s’agita sur sa selle. « Allons-y, dit-il d’une voix rauque. Le point de rendez-vous n’est pas tout près. Pourquoi nous avez-vous fait faire ce détour ?

— Je tenais à ce que nous voyions ceci. Oui, cette image hantera mes rêves, tout autant que les vôtres. Mais pour les Tenctères, ce fut une réalité. Si nous voulons comprendre leur réaction, ainsi que celle de Veleda, et les relations qui ont été les leurs, ce détour était indispensable.

— Sans doute. » D’un claquement de langue, Everard fit avancer son cheval, tenant fermement les rênes de sa monture de rechange, qui portait en ce moment son modeste paquetage. « Mais la compassion est une denrée des plus rare en ce siècle. La plus proche des sociétés qui l’encourageait se trouvait en Palestine, et elle sera bientôt dispersée aux quatre vents. »

Semant dans l’Empire les graines du judaïsme, dont la moisson ne sera autre que le christianisme. Pas étonnant que les guerres du Nord soient passées au second plan de l’histoire.

« La loyauté familiale est un sentiment extrêmement fort dans cette culture, lui rappela Floris, et à force de lutter ensemble contre Rome, les Germains d’Occident commencent à prendre conscience d’une identité transcendant les divisions tribales. »

Ouais, songea Everard, et tu soupçonnes Veleda d’y être pour beaucoup. C’est pour cela que nous la traquons à travers le temps – pour tenter de découvrir ce qu’elle signifie.

Une fois au pied de la colline, ils regagnèrent l’abri de la forêt. Le feuillage verdoyant de l’été surplombait une sente bordée de fourrés. Les rayons du soleil découpaient des taches de lumière sur la mousse ombragée. Des écureuils rouge vif sautaient parmi les branches. Le chant des oiseaux et les senteurs végétales accentuaient encore la douceur de l’atmosphère. La Nature avait déjà digéré le supplice des Ampsivariens.

En apercevant une toile d’araignée où se débattait un insecte rutilant, Everard imagina un fragile fil de pitié le reliant à ces malheureux. Ce fil s’étirerait un long moment avant de se briser. Inutile de se rappeler que ces hommes et ces femmes étaient morts dix-huit siècles avant sa naissance. Ils étaient présents, ici et maintenant, aussi réels que les réfugiés qu’il avait vus dans cette même région ou presque, en 1945. Mais ceux de ce siècle-ci ne trouveraient aucun havre.

Tacite résumait assez bien leurs épreuves. C’étaient les Chauques qui avaient chassé les Ampsivariens de leurs terres. Une annexion pure et simple ; les Chauques étaient désormais trop nombreux pour subsister grâce aux ressources de leurs seules terres ancestrales ; la surpopulation ne constituait pas un phénomène nouveau, pas plus que les guerres et les famines qui en découlaient. Les vaincus décidèrent de gagner les plaines du Rhin. Ils savaient qu’il s’y trouvait un vaste territoire que les Romains avaient vidé de ses habitants, comptant y installer des dépôts et des colonies réservées aux légionnaires démobilisés. Deux tribus frisonnes avaient déjà tenté de s’en emparer. Les Romains avaient commencé par leur en interdire l’accès, et il s’en était suivi un affrontement à l’issue duquel tous les guerriers vaincus avaient été vendus comme esclaves. Mais les Ampsivariens étaient de loyaux fédérés. Quarante ans auparavant, Boiocalus avait refusé de suivre le rebelle Arminius, qui pour sa peine l’avait jeté en prison. Par la suite, il avait servi sous les ordres de Tibère et de Germanicus, jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite pour devenir le chef de son peuple. Rome accepterait sûrement de le laisser s’établir sur ce domaine à présent public.

Mais Rome refusa. Souhaitant éviter un conflit, le légat proposa à Boiocalus des terres pour sa famille et pour lui-même. Le chef refusa ce pot-de-vin. « La terre peut nous manquer pour vivre, elle ne peut nous manquer pour mourir[6] », déclara-t-il. Il conduisit les siens plus en amont, parmi les Tenctères. Lors d’une gigantesque assemblée, il les invita, ainsi que les Bructères et tous ceux que gênait la présence de l’Empire, à entrer en guerre contre lui à ses côtés.

Pendant que les Germains débattaient à leur façon, désordonnée mais quasi démocratique, le légat franchit le fleuve à la tête de plusieurs légions. Il menaça d’exterminer les Tenctères s’ils ne chassaient pas les intrus. Une seconde armée venue de Germanie-Supérieure prit les Bructères à revers. Ainsi piégés, les Tenctères prièrent leurs hôtes de déguerpir.

Il ne m’appartient pas de les juger avec sévérité. Les États-Unis se rendront coupables au Viêt Nam d’une trahison encore plus odieuse, et nettement moins justifiée.

Le sentier déboucha sur une esquisse de route, étroite et creusée d’ornières, dont seul le passage des hommes et des chars à bœufs assurait l’entretien. Les Patrouilleurs parcoururent ses méandres durant des heures. Floris avait planifié leur itinéraire avec l’aide de leurs caméras en altitude et de leurs drones espions, exploitant quantité d’observations patiemment accumulées. Il était relativement dangereux de voyager ainsi sans escorte, bien que les Tenctères n’aient pas tendance à se livrer au brigandage. Mais il fallait qu’on les voie arriver de façon ordinaire. Si nécessaire, ils avaient leurs étourdisseurs à opposer à d’éventuels agresseurs, à condition bien sûr qu’aucun témoin ne soit en mesure d’altérer le cours de l’histoire en décrivant ce combat fabuleux.

En fin de compte, leur périple se déroula sans encombre. De plus en plus d’hommes les rejoignaient sur la route, et ils allaient tous dans la même direction. Ils semblaient préoccupés et se montraient peu loquaces. Seule exception à cette règle, un type ventripotent qui déclara se nommer Gundicar. Chevauchant à côté de ce couple qui éveillait sa curiosité, il se montra aussi bavard que jovial. Au XIXe ou au XXe siècle, se dit Everard, on l’aurait sans doute pris pour un boulanger ou un épicier prospère, un pilier du Brauhaus local. « Comment se fait-il que vous soyez indemnes après un si long voyage ? » s’enquit-il.

Le Patrouilleur lui servit un boniment préparé à l’avance. « Pas si long que cela, mon ami. J’appartiens au peuple des Reudignes, qui demeure au nord de l’Elbe. Tu as sûrement entendu parler de nous. Nous étions partis commercer dans le Sud, et nous avons été mêlés malgré nous à la guerre entre Chattuaires et Hermondures. Je crois être le seul membre de mon groupe à avoir survécu à ces épreuves. Cette femme a hélas perdu son mari et s’est placée sous ma protection. Nous avons décidé de rentrer au pays en longeant le Rhin, puis la côte une fois que nous l’aurions atteinte. Puis nous avons entendu parler de cette prêtresse venue de l’Est, qui devait s’adresser à ton peuple, les Tenctères…

Ach ! en vérité, nous vivons des temps difficiles, soupira Gundicar. Les Ubiens ont eu à souffrir de gigantesques incendies. » Il retrouva sa gaieté. « À mon avis, ce sont les dieux qui les châtient pour avoir léché les bottes des Romains. Bientôt, peut-être, un sort encore plus sinistre tombera sur toute cette engeance.

— Vous étiez donc prêts à affronter les légions quand elles ont envahi votre domaine ?

— Cela n’aurait pas été très sage, car nous n’étions pas préparés au combat, et puis les moissons approchaient, sais-tu. Mais je n’ai pas honte de dire que j’ai pleuré pour ces malheureux exilés. Que la Mère veille sur eux ! J’espère que la prêtresse Edh nous annoncera des lendemains qui nous verront redresser le tort qui leur a été fait. Si Colonia devait être mise à sac… quel beau butin en perspective ! »

Floris prit le relais d’Everard. Dans une société de frontière comme celle-ci, la femme a droit au respect, sinon à l’égalité. C’est elle qui dirige la maisonnée en l’absence de l’homme ; en cas d’attaque des Vikings ou des Indiens, c’est elle qui coordonne les défenses. Et, bien plus que les Grecs ou les Hébreux, les Germains croyaient aux sibylles, aux prophétesses, aux femmes – ayant rang de chaman ou quasiment – qu’un dieu avait investies de divers pouvoirs, notamment celui de prédire l’avenir. La réputation d’Edh l’avait précédée, et ce bavard de Gundicar avait beaucoup à dire sur le sujet.

« Non, on ignore la contrée dont elle est issue. Avant de venir ici, elle se trouvait parmi les Chérusques, et on m’a dit qu’avant cela, elle avait séjourné chez les Langobards… A mon avis, la déesse qu’elle appelle Nerthus appartient aux Vanes plutôt qu’aux Ases… à moins que ce nom ne désigne en fait Mère Fricka. Et cependant… on dit que Nerthus peut être aussi féroce que Tiw lui-même… Il paraît qu’une étoile et la mer lui sont associées, mais je ne sais rien là-dessus, nous sommes trop loin de l’océan ici… Elle est arrivée chez nous peu après que les Romains se furent retirés. Le roi en personne l’a accueillie sous son toit. Il a invité les hommes à venir l’entendre. C’est sans doute elle qui le lui a demandé. Il ne pouvait guère lui refuser cela…»

Floris lui tira les vers du nez avec habileté. Ses ragots allaient aider les Patrouilleurs à décider de leur prochaine étape. Mieux valait éviter d’approcher Edh. Tant qu’ils n’en sauraient pas davantage sur elle et sur les forces qu’elle risquait de libérer, toute intervention directe serait pure folie.

En fin d’après-midi, ils arrivèrent dans un vallon aux prés et aux champs bien entretenus, le domaine privé du roi. Celui-ci était avant tout un propriétaire foncier, qui n’hésitait pas à travailler aux côtés de ses métayers, de ses serfs et de ses esclaves. Il présidait aux conseils et aux sacrifices saisonniers, dirigeait les forces armées en temps de guerre, mais la loi et la tradition le liaient tout autant que ses sujets ; ceux-ci n’hésitaient pas à le contester, voire à le renverser s’ils étaient d’humeur rebelle, et les membres de sa famille ne pouvaient prétendre à aucun poste s’ils ne bénéficiaient pas du soutien de leurs soldats. Pas étonnant que ces Germains ne puissent vaincre Rome, songea Everard. Jamais ils n’y parviendront. Lorsque leurs descendants Goths, Vandales, Burgondes, Lombards, Saxons, et cætera – succéderont à l’Empire, ce sera uniquement par défaut, car il se sera effondré, rongé de l’intérieur. Et, à ce moment-là, l’Empire les aura déjà assujettis – du moins sur le plan spirituel, en les convertissant au christianisme, si bien que le berceau de la nouvelle civilisation occidentale sera le même que celui de la civilisation classique à laquelle elle succédera : le Bassin méditerranéen plutôt que la Rhénanie ou le littoral de la mer du Nord.

Ces considérations ne mobilisaient qu’une partie de son esprit, et il les en chassa dès qu’il eut à nouveau besoin de toute son attention.

Le roi et sa famille demeuraient dans une maison de rondins tout en longueur, surmontée d’un toit de chaume. Elle était flanquée d’appentis, de granges, de logis plus modestes et autres dépendances, l’ensemble de ces bâtiments dessinant les contours d’une cour. Non loin de là se dressait le sanctuaire, un bosquet d’antiques arbres où les dieux recevaient leurs offrandes et délivraient leurs présages. La plupart des visiteurs avaient monté le camp dans un pré adjacent. Veaux et porcelets rôtissaient au-dessus des feux, tandis que des serviteurs remplissaient de bière les cornes et les chopes. Un seigneur était tenu de se montrer hospitalier pour assurer sa réputation, car sa vie même dépendait souvent de celle-ci.

Après s’être installés dans un coin discret, Everard et Floris se mêlèrent à la compagnie. En s’approchant des dépendances, ils réussirent à entrevoir la cour. Sur ce carré grossièrement pavé patientaient les chevaux des visiteurs les plus importants, qui étaient hébergés dans la demeure royale. Les Patrouilleurs distinguèrent un char tiré par quatre bœufs blancs. C’était un véhicule hors du commun, l’œuvre d’un charron doublé d’un artiste. Derrière la banquette du cocher, deux cloisons soutenaient un petit toit de planches. « Un vrai carrosse, murmura Everard. C’est sûrement celui de Veleda… d’Eldh, je veux dire. Vous croyez qu’elle dort là-dedans lorsqu’elle est sur la route ?

— Sûrement, répondit Floris. Du coup, sa dignité comme son mystère restent intacts. Il abrite sans doute aussi une effigie de la déesse.

— Hum. A en croire Gundicar, elle est accompagnée de plusieurs hommes. Peut-être n’a-t-elle pas besoin d’une escorte, respectée comme elle l’est par les tribus, mais cela n’en impressionne pas moins les foules, et puis il faut bien que quelqu’un se charge des corvées. Mais je suppose qu’un grand prestige est attaché à son service, et que ses accompagnateurs logent chez le grand sachem en compagnie de ses guerriers et de ses chefs subalternes. Et elle, vous croyez que c’est aussi son cas ?

— Certainement pas. Vous la voyez allongée sur un banc au milieu de tous ces hommes qui ronflent ? Soit elle dort dans son carrosse, soit le roi lui a réservé l’usage d’une chambre privée.

— Mais comment fait-elle pour disposer d’un tel pouvoir ?

— Nous sommes ici pour le découvrir. »

Le soleil sombra derrière les arbres à l’ouest. Le crépuscule envahit le vallon. Un vent froid se leva. Maintenant que les invités avaient mangé, l’air était imprégné d’une odeur de fumée et de végétation. Des serfs vinrent attiser les feux de camp ; les flammes partirent à l’assaut du ciel en crépitant. Dans les hauteurs filaient corbeaux et hirondelles, qui traçaient des runes changeantes dans un ciel virant au pourpre à l’est, au vert à l’ouest. L’étoile du soir fit son apparition, toute tremblotante.

Les cors retentirent. Des guerriers sortirent de la demeure royale, traversèrent la cour, s’avancèrent sur le pré maintes fois piétiné. Les fers de leurs lances accrochèrent les feux du couchant. Devant eux marchait un homme vêtu d’une tunique ouvragée, avec des hélices d’or enserrant ses bras : le roi. Les hommes retinrent leur souffle dans la pénombre, attendirent en silence. Le cœur d’Everard lui martelait les côtes.

Le roi s’exprima d’une voix ferme mais grave. Néanmoins, Everard eut l’impression qu’il était troublé. Voici que leur arrivait Edh, dont tous avaient entendu dire qu’elle accomplissait des prodiges. Elle avait une prophétie à prononcer devant les Tenctères. C’était en son honneur, et en l’honneur de la déesse qui l’accompagnait dans ses voyages, qu’il avait fait savoir à tous ses sujets qu’ils devaient venir l’écouter. En ces temps difficiles, il convenait de soupeser tous les signes qu’envoyaient les dieux. Les paroles d’Edh risquaient de les heurter, prévint-il. Qu’ils s’efforcent de voir dans leur fracas celui d’un os brisé que l’on remet en place. Qu’ils réfléchissent à leur sens, ainsi qu’aux actes qu’on attendait désormais d’eux.

Le roi s’écarta. Deux femmes – ses épouses ? – apportèrent un grand tabouret à trois pieds. Edh s’avança et y prit place.

Everard plissa les yeux pour scruter la pénombre. Quel dommage qu’il ne puisse pas utiliser un amplificateur optique et doive se contenter de la lueur des feux de camp ! Ce qu’il vit le surprit. Il s’était attendu à découvrir une sorcière en haillons. Elle était chaussée de bottines de cuir et vêtue d’une robe en laine blanche toute simple, aux manches courtes, sur laquelle elle avait passé une cape bleue bordée de fourrure et maintenue en place par une broche. Elle allait la tête nue, ainsi qu’une jeune fille, mais ses longs cheveux châtains étaient réunis en tresses, lesquelles étaient ramenées sous une coiffe en peau de serpent. Grande, robuste mais mince, elle se déplaçait avec un soupçon de maladresse, comme si elle ne se sentait pas bien dans son corps. Au centre de son visage allongé et finement dessiné brillaient des yeux immenses. Lorsqu’elle ouvrait la bouche, on distinguait une denture quasiment parfaite. Mais elle est toute jeune, se dit-il, rectifiant aussitôt : Non. Elle a passé la trentaine. Ce qui fait d’elle une femme mûre dans ce milieu. Elle a l’âge d’être grand-mère, sauf qu’on raconte qu’elle ne s’est jamais mariée.

Il la quitta des yeux un instant et sursauta en reconnaissant l’homme qui se tenait à ses côtés, un homme au visage et aux vêtements également sombres. Heidhin. Évidemment. De dix ans plus jeune que lors de notre précédente rencontre. Sauf qu’il a l’air aussi vieux qu’il le sera dans dix ans.

Edh prit la parole. Elle n’avait aucune gestuelle, se contentant de garder les mains jointes sur son giron, et sa voix de contralto demeurait très douce. Mais elle portait loin, et on y sentait affleurer l’acier, oui, et la bise hivernale.

« Entendez-moi et écoutez-moi, déclara-t-elle en tournant son regard vers l’étoile du soir, que vous soyez nés serfs ou seigneurs, dans la force de l’âge ou avec un pied dans la tombe, prêts à affronter l’autre monde ou redoutant son jugement. Oyez, oyez tous ! Quand la vie est perdue, il ne vous reste, à vous et à vos fils, que ce que l’on dira de vous. Un haut fait jamais ne sera oublié, il demeurera pour toujours dans l’esprit des hommes – alors que les couards n’auront que la nuit et le néant ! Et les dieux ne sourient pas aux traîtres, ils n’ont que colère pour les paresseux. Celui qui redoute le combat perdra sa liberté, il sera condamné à souffrir la faim et la misère, à voir ses enfants enchaînés et en proie à la honte. Ses femmes, vouées à finir catins, n’auront pas d’autre recours que les larmes. Voici en vérité les malheurs qui l’attendent. Mieux vaut que les flammes dévorent sa demeure pendant qu’il fauche les ennemis comme à la moisson, jusqu’à ce qu’il tombe sans jamais avoir fléchi et accède enfin au ciel.

» Que retentissent les sabots dans les cieux ! Que les éclairs les déchirent comme des lances ! La terre tout entière gronde sa colère. Des vagues furieuses frappent les récifs. Nerthus ne peut en souffrir davantage. Habitée par un juste courroux, elle se prépare à frapper Rome, aidée par les dieux de la guerre, les loups et les corbeaux. »

Elle rappela à ces hommes les humiliations qu’ils avaient subies, les tributs qu’ils avaient versés, les morts qu’ils n’avaient pu venger. D’une voix glaciale, elle reprocha aux Tenctères de s’être inclinés devant les envahisseurs, d’avoir repoussé leurs frères qui avaient imploré leur aide. Certes, ils n’avaient pas eu le choix, du moins apparemment ; mais, en fait, ils avaient choisi l’infamie. Ils auraient beau se livrer à des massacres dans leurs sanctuaires, jamais leurs offrandes ne leur rendraient leur honneur. Le prix de leur infamie serait un éternel chagrin. Et Rome saurait le leur faire payer.

Mais un nouveau jour se lèverait. Que tous soient prêts lorsque viendrait cette aurore rouge.

Par la suite, en étudiant l’enregistrement audiovisuel qu’ils avaient réalisé, Everard et Floris retrouvèrent un écho de la fascination qui les avait saisis. Tous deux avaient été aussi bouleversés, humiliés, exaltés que les guerriers, qui avaient ponctué la fin du discours d’Edh en brandissant leurs épées, la saluant comme elle regagnait la demeure royale. « Elle est totalement convaincue par son propos, commenta Floris.

— Et bien plus que cela, répliqua Everard. Elle est douée d’un talent, d’un pouvoir… on trouve chez chaque grand chef cette part de mystère, cette dimension surhumaine… Mais je me demande si le flot des événements ne l’aide pas un peu.

— Elle va maintenant aller au nord, chez les Bructères, ou elle choisira de s’établir. Ensuite…»

Quant aux Ampsivariens, ils poursuivirent leur errance, tantôt trouvant un éphémère refuge, tantôt se faisant chasser plus loin, et pour finir, ainsi que l’écrit Tacite : « les hommes jeunes et armés périrent par le fer, loin du sol natal ; le reste fut partagé comme une proie[7] ».

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