Il était une fois un homme appelé Gutherius qui allait souvent chasser dans la forêt, car il était pauvre et ses arpents de terre rendaient peu. Par un jour venteux d’automne, il partit en chasse, armé d’un arc et d’une lance. Il ne s’attendait pas à rapporter du gros gibier, car celui-ci se faisait rare et de plus en plus méfiant. Il comptait poser des collets pour prendre des lièvres et des écureuils, revenant les lever après avoir poussé un peu plus loin, dans l’espoir de tuer un coq de bruyère ou autre volatile. Toutefois, s’il tombait sur un gibier de choix, il ne serait pas pris au dépourvu.
Sa route l’amena à longer une baie. Les vagues se fracassaient sur les récifs dans le lointain, faisant pleuvoir leur écume sur les eaux plus calmes en bord de plage, et ce bien que la marée fût descendante. Une vieille femme au dos voûté marchait sur la grève, sans doute en quête d’une pitance, des moules ou un poisson pas trop abîmé. La bouche édentée, les doigts faibles et noueux, elle se déplaçait comme si chaque pas lui coûtait. Ses guenilles flottaient au vent mauvais.
« Bonjour, grand-mère, lui dit Gutherius. Comment vas-tu ?
— Pas bien du tout, lui répondit l’aïeule. Si je ne trouve rien à me mettre sous la dent, je serai morte avant d’être rentrée chez moi.
— Ah ! ce serait grande pitié », dit Gutherius. Il attrapa dans sa besace un bout de pain et un morceau de fromage. « Je vais te donner la moitié de ce que j’ai.
— Tu as bon cœur, déclara-t-elle d’une voix tremblante.
— Je me rappelle ma pauvre mère, et un tel acte honore Nehalennia.
— Ne pourrais-tu me donner tout ce que tu as ? implora-t-elle. Après tout, tu es jeune et vigoureux.
— Non. Je dois conserver ma vigueur si je veux nourrir ma femme et mes enfants, répondit Gutherius. Prends ce que je te donne et sois-en reconnaissante.
— Si fait. Et pour ton acte de charité, tu seras récompensé. Mais comme tu n’as pas voulu tout donner, par le malheur tu seras frappé.
— Tais-toi ! » Gutherius prit ses jambes à son cou et fuit ces sinistres paroles.
Arrivé dans la forêt, il emprunta des sentiers qui lui étaient familiers. Soudain, un cerf jaillit d’un fourré. C’était un animal splendide, presque aussi grand qu’un élan et blanc comme la neige. Ses bois se dressaient telles les branches d’un grand chêne. « Holà ! » s’écria Gutherius. Il laissa filer sa lance, mais rata son coup. Le cerf ne s’enfuit pas en bondissant. Il restait devant lui, à peine visible parmi les ombres. Gutherius prit son arc, encocha une flèche et tira. L’animal partit en entendant vibrer la corde. Mais il ne courait pas plus vite qu’un homme, et Gutherius ne retrouvait pas sa flèche. Pensant qu’il avait sans doute atteint sa cible, il résolut de traquer sa proie blessée. Il ramassa sa lance et se mit à courir.
Et la traque dura, dura, le conduisant peu à peu au cœur de la forêt. Toujours le cerf blanc l’aiguillonnait au loin. Le plus étrange dans l’histoire, c’est que Gutherius ne semblait point se fatiguer, n’était jamais à bout de souffle, courait toujours à la même allure. Grisé par la chasse, il oubliait tout et n’était plus lui-même.
Le soleil sombra. Le crépuscule monta. Comme le jour fléchissait, le cerf partit soudain à toute vitesse et disparut. Le vent sifflait parmi les branches. Gutherius fit halte, subitement terrassé par la fatigue, la faim et la soif. Il vit qu’il était perdu. « Cette vieille sorcière m’a-t-elle jeté un sort ? » se demanda-t-il. La peur s’empara de lui, plus glaciale encore que les ténèbres montantes. Il s’enroula dans sa couverture, mais ne put fermer l’œil de la nuit.
Le matin venu, il erra dans la forêt, sans jamais trouver de lieu qui lui fut familier. En fait, il semblait avoir échoué dans un autre monde. Nul rongeur pour faire frémir les buissons, nul oiseau pour chanter sur les branches, rien que le vent qui secouait les frondaisons et faisait choir les feuilles mortes. Pas une noix, pas une baie, même pas un champignon, rien que la mousse sur les troncs pourris et les rochers difformes. Les nuages occultaient le soleil, l’empêchant de s’orienter. Il courut à perdre haleine.
Puis, à la tombée du soir, il trouva une source. Il se jeta à plat ventre pour apaiser sa soif dévorante. Retrouvant en partie ses esprits, il parcourut les lieux du regard. Il venait d’entrer dans une clairière, d’où il pouvait voir le ciel qui s’éclaircissait. Sur un écrin violine scintillait l’étoile du soir.
« Nehalennia, prends pitié de moi, supplia-t-il. Je t’offre ce que j’aurais dû donner sans rechigner. » Il était si assoiffé qu’il n’avait pu avaler son pain ni son fromage. Il les émietta sous les arbres pour que les créatures de la forêt s’en nourrissent. Puis il s’endormit près de la source.
Durant la nuit éclata une violente tempête. Les arbres s’agitaient en grognant. Les branches cassées filaient sur les ailes du vent. Une averse de lances tombait du ciel. Gutherius se chercha un abri à l’aveuglette. Il heurta un arbre qui lui parut creux. Il y resta blotti toute la nuit.
Le jour se leva, calme et ensoleillé. Mousse et brindilles étaient constellées de gouttes de pluie irisées. Une foule d’ailes traversait le ciel. Comme Gutherius étirait son corps moulu, un chien sortit d’un fourré et s’approcha de lui. Ce n’était pas un bâtard, mais un grand lévrier gris. La joie envahit l’homme. « Qui es-tu ? demanda-t-il. Mène-moi à ton maître. »
Le chien fit demi-tour et partit en trottinant. Gutherius le suivit. Ils débouchèrent sur une coulée et la suivirent. Mais pas un instant il ne vit trace d’une présence humaine. Une certitude se fit en lui. « Tu es le chien de Nehalennia, s’aventura-t-il à dire. Elle t’a ordonné de me reconduire chez moi, ou du moins de m’aider à trouver des baies ou des noix pour apaiser ma faim. Je remercie la déesse. »
En guise de réponse, le chien continua de trottiner. Mais les espoirs de l’homme ne se réalisèrent point. Au bout d’un temps, la forêt s’éclaircit. Il entendit le bruit des vagues et sentit le parfum des embruns. Bondissant de côté, le chien disparut dans les buissons. Gutherius poursuivit sa route. Aussi épuisé fût-il, l’espoir renaissait en lui, car s’il longeait la côte en direction du sud, il finirait par atteindre un village de pêcheurs où vivait une partie de sa famille.
Une fois sur la grève, il s’arrêta, interdit. Un navire s’était échoué sur les hauts-fonds, poussé là par la tempête, démâté et hors d’état de naviguer quoique en grande partie intact. L’équipage avait survécu. Mais les marins semblaient désespérés, car ils étaient étrangers et ignoraient tout de cette côte.
Gutherius alla vers eux et découvrit leur malheur. Il leur fit comprendre par signes qu’il pourrait leur servir de guide. Ils le nourrirent et une partie d’entre eux le suivirent en emportant des provisions, l’autre montant la garde près de l’épave.
C’est ainsi que Gutherius obtint la récompense à lui promise, car ce navire transportait une riche cargaison, et le procurateur décida que l’homme qui avait sauvé l’équipage devait en avoir sa part. Gutherius se dit que la vieille femme n’était autre que Nehalennia en personne.
Comme elle est la déesse des navires et du commerce, il investit sa fortune dans un navire qui commerçait avec la Bretagne. Et ce navire ne connut par la suite que le beau temps et les vents favorables, et les produits qu’il transportait furent toujours vendus à bon prix. Gutherius devint un homme riche.
Conscient de la dette qu’il avait envers Nehalennia, il lui fit édifier un autel, où il déposait de généreuses offrandes à l’issue de chaque voyage ; et, chaque fois qu’il voyait briller l’étoile du soir ou l’étoile du matin, il s’inclinait devant elles, car elles aussi appartiennent à Nehalennia.
Ainsi que les arbres, la vigne et ses fruits. Ainsi que la mer et les navires qui la labourent. Ainsi que le bien-être des mortels et la paix qui règne parmi eux.