« Je viens juste de recevoir ta lettre, avait dit Floris au téléphone. Oh ! oui, Manse, viens dès que tu le pourras. » Everard ne perdit pas de temps dans les aéroports. Glissant son passeport dans sa poche, il fila à l’antenne de New York pour gagner celle d’Amsterdam d’un saut spatio-temporel. Il se procura de l’argent hollandais et appela un taxi pour aller chez elle.
Lorsqu’elle lui ouvrit la porte et l’embrassa, il remarqua que le bref baiser qu’elle lui accorda était plus affectueux que passionné. Il n’aurait su dire s’il en était surpris ou non, ni même s’il en était déçu ou soulagé. « Bienvenue, bienvenue ! lui souffla-t-elle dans l’oreille. Ça fait si longtemps ! » Mais elle n’avait fait que l’effleurer de son corps toujours aussi souple. Il sentit son pouls qui ralentissait.
« Tu as l’air en pleine forme, comme d’habitude », déclara-t-il. C’était la pure vérité. Une courte robe noire moulait ses galbes et faisait ressortir ses tresses couleur d’ambre. En guise de bijoux, elle ne portait qu’une broche d’argent représentant un oiseau-tonnerre. En son honneur ?
Elle esquissa un petit sourire. « Tu es gentil, mais regardes-y de plus près. Je suis fatiguée et j’ai bien besoin de vacances. »
En examinant ses yeux turquoise, il les trouva hantés. Qu’a-t-elle donc vu depuis que nous nous sommes séparés ? Qu’est-ce qui m’a été épargné ? « Je comprends. Ouais, et mieux que je ne le souhaiterais. J’aurais dû rester avec toi pour te donner un coup de main. »
Elle secoua la tête. « Non. Je l’ai compris tout de suite et je n’ai pas changé d’avis. Une fois la crise résolue, la Patrouille a toujours des tâches plus urgentes pour un agent non-attaché. Tu avais certes l’autorité nécessaire pour poursuivre cette mission jusqu’au bout, mais tu savais que ton temps propre était trop précieux. » Nouveau sourire. « Ce cher vieux Manse et son sens du devoir. »
Alors que toi, en tant qu’agent spécialiste maîtrisant le milieu considéré, tu devais achever de boucler le dossier. Avec l’assistance de tes collègues chercheurs et d’auxiliaires nouvellement formés – pas très bien, je parie –, tu as dû suivre le cours des événements ultérieurs ; vérifier qu’il était conforme au compte rendu de Tacite 1 ; sans doute es-tu intervenue çà et là, de temps à autre, toujours avec prudence ; jusqu’à ce que ce fameux cours soit sorti de sa zone d’instabilité et que tu puisses le laisser reprendre sans danger.
Oh ! oui, tu les as bien méritées, tes vacances.
« Combien de temps es-tu restée sur le terrain ? demanda-t-il.
— De 70 à 95 apr. J.C. En faisant pas mal de sauts de puce, naturellement, ce qui fait qu’en temps propre, j’y ai passé… un peu plus d’un an. Et toi, Manse ? Qu’as-tu fait pendant ce temps ?
— Franchement, pas grand-chose à part récupérer, avoua-t-il. Je savais que tu reviendrais cette semaine à cause de tes parents, sans parler de tes obligations publiques, alors j’ai sauté à la date idoine, je t’ai laissé quelques jours de répit et puis je t’ai écrit. »
Aurais-je abusé ? D’accord, je me suis remis de mes épreuves, mais je suis plus endurci ; les atrocités de l’histoire m’affectent beaucoup moins. En outre, tu les as endurées plus longtemps que moi…
On eût dit qu’elle regardait au-delà de son visage. « Tu es adorable. » Partant d’un petit rire, elle le prit par les mains. « Mais pourquoi on reste debout ? Viens, mettons-nous à l’aise. »
Ils gagnèrent le salon peuplé de livres et de gravures. Sur la table basse, elle avait disposé une cafetière, des amuse-gueules, divers accessoires, une bouteille de son scotch préféré – oui, c’était bien du Glenlivet, et pourtant, il ne se souvenait pas lui en avoir parlé. Ils s’assirent côte à côte sur le sofa. Elle s’étira et se fendit d’un sourire rayonnant. « A l’aise ? répéta-t-elle. Ce n’est pas de l’aise, c’est du luxe. Voilà que je réapprends à apprécier mon époque natale. »
Se détend-elle vraiment, ou bien fait-elle semblant ? Moi, en tout cas, je n’y arrive pas. Everard resta perché au bord de son siège. Il leur servit du café, s’accorda une dose de whisky. Comme il la questionnait du regard, elle fit non de la tête. « Il est un peu tôt pour moi, dit-elle.
— Hé ! je n’allais pas te proposer une cuite, lui assura-t-il. Je pensais qu’on bavarderait un moment, puis qu’on irait dîner ensemble. Et si on retournait dans ce petit restaurant antillais ? Mais, si tu préfères, je saurai faire honneur à un rijstaffel.
— Et ensuite ? demanda-t-elle à voix basse.
— Eh bien, euh…» Il sentit ses joues s’empourprer.
« Tu comprends pourquoi je dois garder les idées claires.
— Janne ! Me crois-tu capable de…
— Non, bien sûr que non. Tu es un homme honorable. Trop honorable pour ton bien, j’ai l’impression. » Elle posa une main sur son genou. « Nous allons bavarder, comme tu le suggères. »
La main se retira avant qu’il ait eu le temps de l’étreindre. La fenêtre était ouverte sur la douceur du printemps. La rumeur de la circulation sonnait comme une lointaine marée.
« Il ne sert à rien de feindre la joie, dit-elle au bout d’un temps.
— Sans doute. Autant passer aux affaires sérieuses. » Bizarrement, cette décision le détendit d’un rien. Il se carra dans son siège, son verre à la main. Ce nectar était de ceux qu’on hume autant qu’on les déguste.
« Que vas-tu faire ensuite, Manse ?
— Qui sait ? La Patrouille n’est jamais à court de problèmes. » Il se tourna vers elle. « Ce qui m’intéresse, c’est ce que tu as accompli. De toute évidence, tu as réussi ton coup. S’il avait subsisté des anomalies, j’en aurais été informé.
— D’autres exemplaires de Tacite 2, par exemple ?
— Rien à signaler de ce côté-là. L’unique manuscrit existe toujours, ainsi que les transcriptions réalisées par la Patrouille, mais ce n’est plus désormais qu’une curiosité. »
Il la sentit frémir. « Un objet sans cause définie, surgi du néant sans raison aucune. Quel univers terrifiant que le nôtre !
Il était plus commode de tout ignorer des réalités variables. Parfois, je regrette d’avoir été recrutée.
— Notamment lorsque tu es amenée à découvrir certains épisodes. Je sais. » Elle avait sur les lèvres un pli amer, qu’il aurait voulu chasser par un baiser. Dois-je essayer ? Et y parviendrai-je ?
« Oui. » Sa tête se releva, sa voix vibra. « Puis je pense aux contrées que je peux explorer, aux choses que je peux découvrir, aux gens que je peux aider, et je suis à nouveau heureuse.
— Brave fille. Eh bien, raconte-moi tes aventures. » Ça nous permettra d’aborder la vraie question en douceur. « Je n’ai pas encore consulté ton rapport, car je préférais entendre ce récit de ta propre voix. »
Elle fléchit à nouveau. « Je te conseille de le lire si ça t’intéresse vraiment, dit-elle en se tournant vers la photo des Dentelles du Cygne.
— Hein ?… Oh ! C’est encore trop dur d’en parler.
— Oui.
— Mais tu as réussi. Tu as sécurisé l’histoire, tu l’as remise sur les rails en dispensant la paix et la justice.
— Une mesure de paix et de justice. Pour un temps.
— C’est le mieux que puisse espérer le genre humain, Janne.
— Je sais.
— Passons sur les détails. » Sont-ils si horribles que cela ? J’ai eu l’impression que la reconstruction s’était plutôt bien passée, et que le pays batave s’est assez bien débrouillé au sein de l’Empire jusqu’à la chute de celui-ci. « Mais tu ne peux pas m’en dire un peu plus ? Que sont devenus les gens que nous avons croisés ? Burhmund, par exemple…»
Floris sembla se rasséréner quelque peu. « On lui a accordé l’amnistie, comme à tous les autres. Il a retrouvé son épouse et sa sœur, indemnes. Il s’est retiré sur ses terres en pays batave pour y finir ses jours dans une relative prospérité, devenant une sorte de vieux sage local. Les Romains le respectaient, eux aussi, et il leur arrivait souvent de le consulter.
» Cérialis a été nommé gouverneur de Bretagne et il a vaincu les Brigantes. Agricola, le beau-père de Tacite, a servi sous ses ordres, et tu te rappelles sans doute que l’historien le tenait en haute estime. » Classicus…
— Peu importe pour le moment, coupa Everard. Et Veleda… Edh ?
— Ah ! oui. Après avoir contribué à organiser cette rencontre sur le fleuve, elle disparaît des Histoires. » Elle parlait là de la version intégrale, récupérée par les agents de la Patrouille.
« Je me souviens. Comment cela se fait-il ? Elle est morte ?
— Seulement vingt ans plus tard. A un âge vénérable. » Floris plissa le front. Un nouveau sursaut d’angoisse ? « Moi-même, je me suis posé la question. On aurait pu croire que Tacite se serait intéressé à son sort, ne serait-ce que pour le mentionner en passant.
— Pas si elle a sombré dans l’obscurité.
— Ce n’est pas tout à fait ce qui s’est produit. Peut-être est-ce moi qui ai causé une altération ? Lorsque j’ai fait part de mes doutes à mes supérieurs, ils m’ont ordonné de poursuivre ma tâche en me disant que sa disparition était attestée.
— Okay, alors, pas de problème. Ne t’inquiète pas. Même si c’est bien un petit hoquet de causalité, cela n’a pas grande importance. Ce genre de chose arrive souvent, et les conséquences sont en général négligeables. Et peut-être que Tacite ne s’est plus soucié de Veleda une fois qu’elle a cessé de jouer un rôle politique. Car c’est bien ce qui s’est passé, n’est-ce pas ?
— Dans un sens. Quoique… Le programme que j’ai élaboré et soumis à la Patrouille, qui l’a ensuite approuvé, m’a été suggéré par les connaissances que j’avais acquises avant même de connaître l’existence de la Patrouille. J’ai réconforté Edh, je lui ai prévu un avenir, j’ai fait le nécessaire pour qu’il se réalise, j’ai veillé sur elle, je lui suis apparue chaque fois qu’elle semblait avoir besoin de sa déesse…» Everard remarqua qu’elle était de nouveau troublée. « Le futur façonnant le passé. J’espère ne plus vivre une telle expérience. Non qu’elle ait été horrible. Cela en valait la peine, je crois même que cela justifie mon existence. Mais…» Elle laissa sa phrase inachevée.
« C’est terrifiant, compléta Everard. Je sais.
— Oui, fit-elle à voix basse. Tu as tes propres secrets, n’est-ce pas ?
— Je n’en ai aucun pour la Patrouille.
— Mais tu en as pour tes proches. Tout ce qui pourrait les blesser, tout ce qui pourrait te déchirer. »
Là, on approche d’une zone dangereuse. « Bon, qu’est devenue Edh, alors ? Je présume que tu as veillé à ce qu’elle soit heureuse. » Un temps. « En fait, j’en suis sûr.
— Es-tu jamais allée sur l’île de Walcheren ? demanda Floris.
— Euh… non. C’est près de la frontière belge, n’est-ce pas ? Un instant. Je crois me souvenir que tu as évoqué des découvertes archéologiques en rapport avec ce coin.
— Oui. En majorité des pierres portant des inscriptions en latin et datant des IIe et IIIe siècles. Des objets votifs, fabriqués en témoignage de reconnaissance à la suite d’une traversée sans encombre. La déesse à laquelle ils sont adressés avait un temple dans l’un des ports de la mer du Nord. Sur certaines pierres, elle est représentée flanquée d’un chien ou d’un navire, portant une corne d’abondance ou entourée de fruits et de grains. Elle s’appelait Nehalennia.
— Une déité importante, donc, du moins dans cette région.
— Elle faisait ce que les dieux sont censés faire : donner du courage aux hommes et les consoler, les rendre un peu plus doux qu’ils ne le sont et, parfois, ouvrir leurs yeux à la beauté.
— Minute ! » Everard se redressa. Un frisson lui parcourut l’échiné, se transmit à son cuir chevelu. « La deva de Veleda…
— L’antique déesse nordique de la mer et de la fertilité. Nerthus, Niaerdh, Naerdha, Nerha – il existe quantité de versions de son nom. Veleda en avait fait une déesse de la guerre. »
Everard fixa Floris avec acuité avant de reprendre : « Et tu as convaincu Veleda d’en refaire une déesse pacifique et de l’implanter dans le Sud. C’est… c’est l’opération la plus fabuleuse que j’aie jamais vue. »
Elle baissa les yeux. « Non, pas vraiment. Je n’ai fait que développer une tendance déjà présente, notamment chez Edh elle-même. Quelle femme c’était là ! Que n’aurait-elle accompli à une époque plus propice ?… Sur Walcheren, la déesse s’appelait Neha. Même en tant que déité agreste et maritime, ce n’était qu’une figure secondaire du panthéon local. La chasse était encore associée à son culte, un résidu des temps primitifs. Veleda est arrivée, elle a relancé le culte en question et l’a enrichi d’éléments compatibles avec la civilisation qui était en train de transformer son peuple. Les gens du cru ont fini par apposer un suffixe latin à son nom : Neha Lenis, Neha la Douce. Avec le temps, ils en sont venus à l’appeler Nehalennia.
— S’ils la vénéraient encore au bout de plusieurs siècles, c’est qu’elle devait être importante à leurs yeux.
— C’est évident. J’aimerais bien reconstituer son évolution, si la Patrouille m’autorise à utiliser mon temps propre à cette fin. » Soupir. « Au bout du compte, l’Empire s’est effondré, les Francs et les Saxons ont ravagé le pays et, lorsqu’un nouvel ordre s’est imposé, cet ordre était chrétien. Mais j’aime à croire qu’une partie de Nehalennia a perduré. »
Everard hocha la tête. « Moi aussi, vu ce que tu m’en as dit. C’est fort possible, du reste. Nombre de saints médiévaux n’étaient que des dieux païens déguisés, et ceux dont l’existence est attestée ont fini par prendre les attributs d’autres dieux, que ce soit dans le folklore ou les textes sacrés. Les feux de la Saint-Jean se sont substitués aux feux du solstice. Saint Olaf a affronté les monstres et les trolls, comme Thor avant lui. La Vierge Marie elle-même tient certains de ses attributs d’Isis, et j’irai jusqu’à dire que certaines des légendes la concernant étaient à l’origine des mythes locaux…» Il s’ébroua. « Mais tu sais déjà tout cela. Et nous nous éloignons du sujet. Comment était la vie d’Edh ? »
Le regard de Floris se perdit dans le lointain, dans le passé. Sa voix se fit traînante. « Elle a vieilli avec honneur. Bien qu’elle ne se soit jamais mariée, elle était comme une mère pour son peuple. L’île où elle vivait était toute plate, un berceau pour quantité de navires, comme l’île de son enfance, et le temple de Nehalennia se dressait au bord de cette mer qu’elle aimait tant. Je crois… Je ne saurais en être sûre, car qu’est-ce qu’une déesse peut savoir du cœur des mortels ?… Je crois qu’elle a fini par trouver… la sérénité. Est-ce bien le mot que je cherche ?
En tout cas, au moment de rendre l’âme…» Sa voix se brisa. «… lorsqu’elle gisait sur son lit de mort…» Floris lutta contre les larmes et perdit.
Everard l’attira contre lui, elle posa la tête au creux de son épaule, et il lui caressa les cheveux. Elle avait refermé l’une de ses mains sur sa chemise. « Là, là, murmura-t-il. Certains souvenirs ne cessent jamais de meurtrir. Tu es allée à elle une dernière fois, n’est-ce pas ?
— Oui, murmura-t-elle. Que pouvais-je faire ?
— Je sais. Tu n’avais pas le choix. Tu l’as aidée à partir. Où est le mal ?
— Elle… elle m’a demandé… je lui ai promis…» Floris pleura de plus belle.
« Une vie après la mort, acheva Everard. Une vie auprès de toi, une éternité dans la demeure océane de Niaerdh. Et elle est entrée heureuse dans les ténèbres. »
Floris s’arracha à lui. « Un mensonge ! » hurla-t-elle. Se levant d’un bond, elle fit le tour de la table basse et arpenta le salon d’un pas vif. Tantôt elle se tordait les mains, tantôt elle tapait du poing sur sa paume. « Toutes ces années, ce n’était qu’un mensonge, une ruse. Je me suis servie d’elle ! Et elle croyait en moi ! »
Everard décida qu’il ferait mieux de rester assis. Il se servit un nouveau verre. « Calme-toi, Janne, dit-il. Tu as fait ce que tu devais faire, pour sauver le monde tel qu’il est. Et tu l’as fait avec amour. Quant à Edh, tu as exaucé tous ses vœux, jusqu’au dernier.
— Bedriegrij… un mensonge, une duperie, comme tout ce que j’ai fait dans ma vie. »
Everard savoura une gorgée de velours et de feu. « Écoute, je pense avoir appris à bien te connaître. Tu es la personne la plus honnête que j’aie jamais rencontrée. Trop honnête pour ton bien, en fait. En outre, tu es très douce de nature, ce qui est sans doute plus important. La sincérité est la vertu la plus surestimée de toutes. Janne, tu te trompes en disant que tu as agi de façon répréhensible. Mais si tu insistes, laisse-toi guider par ton bon sens et tu verras que tu n’auras aucune peine à te pardonner toi-même. »
Elle cessa de faire les cent pas, se plaça face à lui, déglutit, essuya ses larmes et déclara, recouvrant peu à peu sa contenance : « Oui, je… je comprends. J’y ai réfléchi pendant des jours… et des jours… avant de proposer ce programme à la Patrouille. Ensuite, je… je m’y suis tenue. Tu as raison, ce que j’ai fait était nécessaire, et je sais que nombre des histoires les plus aimées ne sont que des mythes, et que nombre de mythes ont été créés de toutes pièces. Excuse-moi pour cette scène. Pour moi, quelques jours à peine se sont écoulés depuis que Veleda s’est éteinte dans les bras de Nehalennia.
— Et ce souvenir t’a bouleversée. Oui. Je suis navré.
— Ce n’est pas de ta faute. Comment pouvais-tu savoir ? » Floris inspira profondément. Ses mains se crispèrent sur ses flancs. « Mais je ne veux pas mentir plus qu’il n’est nécessaire. Je ne veux pas te mentir, Manse, jamais.
— Qu’entends-tu par là ? demanda-t-il, redoutant la réponse tout en la devinant déjà.
— J’ai réfléchi à propos de nous deux. J’ai beaucoup réfléchi. Je suppose que nous avons eu tort de nous laisser aller comme nous l’avons fait…
— Eh bien, dans des circonstances ordinaires, cela aurait constitué une faute, mais, dans ce cas précis, cela ne nous a pas empêchés de mener notre mission à bien. Au contraire, cela m’a inspiré. C’était merveilleux.
— Pour moi aussi. » Mais elle demeurait d’un calme inexorable. « Si tu es venu ici aujourd’hui, c’est dans l’espoir de reprendre les choses là où elles s’étaient arrêtées, n’est-ce pas ? »
Il tenta de sourire. « Je plaide coupable. Tu es une amante hors pair, ma chérie.
— Et toi, tu es tout sauf un prutsener. » Son sourire s’effaça. « Comment envisageais-tu la suite ?
— Je comptais te revoir. Souvent.
— Pour toujours ? » Everard resta muet.
« Ce serait difficile, poursuivit Floris. Tu es un agent non-attaché et moi la spécialiste d’un milieu donné. Nous resterions séparés de longs mois.
— A moins que tu ne te fasses muter au service d’analyse des données, ou dans toute autre unité permettant le travail à domicile. » Everard se pencha. « En soi, c’est une excellente idée, tu sais. Tu as les capacités intellectuelles requises. C’en serait fini des risques et de la vie à la dure, sans parler de toute cette misère que tu es obligée de voir sans jamais pouvoir la soulager. »
Elle fit non de la tête. « Ce n’est pas ce que je souhaite. En dépit de tout, je pense que c’est en tant qu’agent de terrain que je suis la plus utile, et je resterai agent de terrain jusqu’à ce que j’aie passé l’âge. »
A condition de survivre. « Ouais. Le défi, l’aventure, la satisfaction du travail bien fait, la possibilité d’aider ton prochain de temps à autre. Ce boulot est fait pour toi.
— Je finirais par haïr l’homme qui m’aurait amenée à y renoncer. Et, cela aussi, je ne le souhaite pas.
— Eh bien, euh…» Everard se leva. « D’accord. » Il avait l’impression de sauter d’un avion en plein vol : dans un tel cas, on ne peut que se fier à son parachute. « Tant pis pour le bonheur domestique, mais entre deux missions, des petites vacances rien que pour nous deux… Es-tu prête à accepter cela ?
— Et toi ? » rétorqua-t-elle.
Il se figea avant d’avoir pu l’approcher.
« Tu connais les nécessités de mon travail », poursuivit-elle. Son visage était livide. Ces choses-là ne la font pas rougir, se dit-il dans son for intérieur. « Y compris lors de cette dernière mission. Je n’ai pas été une déesse à plein temps, Manse. De temps à autre, il m’était utile de devenir une Germaine loin de sa contrée d’origine. À moins que je n’aie tout simplement cherché l’oubli pour une nuit. »
Il sentait le sang battre à ses tempes. « Je ne suis pas du genre pudibond, Janne.
— Mais tu es le fils d’un fermier du Middle-West. C’est toi-même qui me l’as dit, et j’ai pu le vérifier. Je peux être ton amie, ton équipière, ta maîtresse, mais, au fond de toi, je ne serais jamais rien de plus. Sois franc avec moi.
— Je m’y efforce, répliqua-t-il sèchement.
— Ce serait encore pire pour moi, acheva Floris. Je devrais te dissimuler trop de choses. J’aurais l’impression de te trahir. Ça n’a aucun sens, je sais, mais c’est ainsi que je le ressentirais. Nous ferions mieux de ne pas tomber amoureux, Manse. Nous ferions mieux de nous dire adieu. »
Ils passèrent les quelques heures suivantes à discuter. Puis elle posa la tête sur son torse, il la serra dans ses bras pendant une minute, et il s’en fut.