8.

Autrefois, cette cité avait nom Oppidum Ubiorum, du moins pour les Romains. Les Germains ne bâtissaient pas de villes, mais les Ubiens, qui occupaient la rive gauche du Rhin, subissaient déjà l’influence gauloise. Après la conquête de la Gaule par César, ils entrèrent au sein de l’Empire et, contrairement à la majorité de leurs congénères, se montrèrent ravis de commercer, d’apprendre, de s’ouvrir au monde extérieur. Durant le règne de Claude, la cité devint colonie romaine et reçut le nom de son épouse. Impatients de se latiniser, les Ubiens se rebaptisèrent Agrippiniens. Et leur ville prospéra. L’avenir la connaîtrait sous le nom de Kôln, autrement dit Cologne.

Ce jour-là, le sol tremblait sous les murailles romaines. La fumée montait de plusieurs centaines de feux de camp, des étendards barbares se dressaient au-dessus des tentes de cuir, couvertures et peaux de bête servaient de couches aux hommes dormant à la belle étoile. Les chevaux ruaient et hennissaient. Dans les enclos où on les avait parqués en attendant de les abattre, bœufs et moutons laissaient échapper leurs plaintes. Les hommes vaquaient bruyamment, guerriers germains et brigands gaulois mêlés. Les yeomen bataves se montraient plus posés ; les vétérans de Civilis et de Classicus étaient carrément disciplinés. Un peu à l’écart, on trouvait les légionnaires venus de Novésium à marche forcée. Ils avaient subi tant de railleries en route qu’un de leurs escadrons de cavalerie avait filé vers le Sud, renonçant à l’Empire gaulois pour regagner le sein de Rome.

Un petit groupe de tentes se dressait au bord du fleuve. Aucun rebelle n’osait s’en approcher à moins d’y être contraint, et il avançait alors à pas de loup. Si des Bructères montaient la garde autour d’elles, c’était uniquement une garde d’honneur. Ce qui protégeait ce lieu, c’était un poteau au sommet duquel étaient attachées une gerbe de grains et des pommes – séchées, car datant de l’année précédente, mais tous respectaient l’emblème de Nerthus.

« D’où arrivez-vous ? » demanda Everard.

Heidhin le fixa d’un air méfiant. Ce fut d’une voix sibilante qu’il lui répondit : « Si tu est venu ici depuis l’Est, ainsi que tu l’affirmes, tu le sais forcément. Les Ampsivariens se souviennent de Wael-Edh ; ainsi que les Langobards, les Lémoves et bien d’autres. Personne ne t’a donc parlé d’elle parmi ces peuples ?

— Cela fait des années qu’elle est passée chez eux…

— Ils se souviennent d’elle, je le sais, car nous avons de leurs nouvelles grâce aux marchands et aux vagabonds, sans parler des guerriers qui se sont ralliés à Burhmund. » L’ombre d’un nuage passa sur les deux hommes, assis sur un banc devant le pavillon de Heidhin. Masquant le visage de ce dernier, elle sembla rendre son regard encore plus acéré. Le vent leur apportait l’odeur de la fumée, le claquement du fer. « Qui es-tu en vérité, Everard, et que cherches-tu en venant parmi nous ? »

Ce type est un fanatique doublé d’un petit malin, se dit le Patrouilleur. Il s’empressa de rectifier le tir. « Cela fait des années qu’elle est passée chez eux, disais-je, mais son nom a perduré même parmi les tribus les plus lointaines.

— Hum. » Heidhin se détendit d’un rien. Sa main droite, qui s’approchait en douce de la poignée de son épée, empoigna sa cape noire pour la ramener sur son corps. « Je me demande pourquoi tu suis Burhmund, toi qui ne souhaites pas se rallier à sa bannière.

— Je te l’ai dit, seigneur. » Everard n’était pas tenu de s’adresser à lui de cette manière, car il ne lui avait pas fait serment d’allégeance, mais ça ne pouvait pas faire de mal. Et, à vrai dire, Heidhin avait acquis un statut élevé chez les Bructères, celui d’un chef possédant des fermes et des terres, allié par le mariage à une famille de poids, sans compter qu’il était le familier et le porte-parole de Veleda. « Je me suis présenté devant lui à Castra Vetera parce que sa gloire était parvenue à mes oreilles et parce que je souhaite savoir ce qui se passe dans cette contrée.

En chemin, j’ai appris que la prêtresse comptait venir en ce lieu. J’espérais la rencontrer, ou du moins la voir et l’écouter. »

Burhmund, qui avait accueilli Everard de bonne grâce, lui avait expliqué que la sibylle s’était contentée de lui envoyer son émissaire. Mais le Batave avait autre chose à faire que de le lui présenter. Everard avait dû attendre une occasion pour l’aborder de son propre chef. Un Goth dans cette région, voilà qui sortait de l’ordinaire, mais Heidhin s’était montré un interlocuteur distrait, jusqu’à ce que, tout à coup, sa méfiance s’éveille.

« Elle s’est retirée dans sa tour pour être seule avec la déesse », déclara-t-il. La foi brûlait dans ses yeux.

Everard acquiesça. « C’est ce que m’a dit Burhmund. Et j’ai écouté ton discours hier, devant les portes de la cité. Inutile de labourer deux fois le même champ, seigneur. Ce que je souhaite savoir est tout simple : d’où venez-vous, la sainte Wael-Edh et toi ? Où et quand a débuté votre périple, et pour quelle raison l’avez-vous entamé ?

— Nous sommes issus des Alvarings, répondit Heidhin. La plupart des membres de cet ost n’étaient sans doute pas nés quand nous sommes partis. Et pourquoi sommes-nous partis ? Parce que la déesse l’a appelée. » Il se fit brusque. « J’ai mieux à faire que d’instruire un inconnu. Si tu restes parmi nous, Everard, tu en apprendras davantage, et peut-être reprendrons-nous cette conversation. Mais, aujourd’hui, je dois briser là. »

Ils se levèrent. « Je te remercie de m’avoir accordé un peu de temps, seigneur, dit le Patrouilleur. Un jour, je retournerai auprès de mon peuple. Si toi ou l’un des tiens deviez rendre visite aux Goths, vous serez accueillis avec chaleur. »

Heidhin répondit comme il convenait à cette formule de courtoisie. « Cela est fort possible. Les messagers de Nerthus… mais il nous faut d’abord gagner cette guerre. Bon voyage. »

Everard se fraya un chemin au sein de la foule pour gagner un enclos proche des quartiers de Civilis, où il récupéra ses montures. C’étaient des poneys germains évoquant le haflinger[5] ; lorsqu’il les chevauchait, ses pieds touchaient presque le sol. Mais il faisait figure de géant à cette époque, et il aurait attiré l’attention en voyageant sans monture ni chevaux de bât.

Il mit le cap au nord. Colonia Agrippinensis disparut bientôt derrière lui.

La lumière vespérale enluminait le fleuve de dorures. Les collines environnantes étaient telles qu’il les connaissait à son époque natale, mais le paysage était gâché par les ruines calcinées et les champs laissés à l’abandon, traces des ravages exercés par Civilis quelques mois plus tôt. Çà et là, il apercevait des ossements, parfois humains.

Cette désolation servait ses buts. Néanmoins, il attendit la tombée de la nuit pour dire à Floris : « Okay, vous pouvez envoyer le van. » On ne devait pas les voir disparaître, lui et ses montures, et le van en question était moins discret qu’un scooter temporel. Elle s’exécuta, il fit monter les bêtes, et, le temps d’effectuer un petit saut spatial, il arriva à leur campement. Elle l’y rejoignit une minute plus tard.

Ils auraient pu regagner le confort d’Amsterdam, mais cela leur aurait fait perdre du temps – enfiler une tenue adéquate, aller de l’antenne de la Patrouille à l’appartement de Floris, se réadapter à la mentalité du XXe siècle… Mieux valait rester dans cette époque archaïque afin de se familiariser avec les habitants, mais aussi avec la Nature. Celle-ci – la grande forêt primitive, les mystères du jour et de la nuit, de l’été et de l’hiver, les tempêtes, les étoiles, la vie et la mort – imprégnait jusqu’à l’âme des hommes. On ne pouvait les comprendre, appréhender leurs émotions, tant qu’on n’avait pas pénétré cette Nature, tant qu’elle ne vous avait pas pénétré.

C’était Floris qui avait choisi le site, une colline isolée depuis le sommet de laquelle on dominait une forêt s’étendant à perte de vue dans toutes les directions. Seuls de rares chasseurs avaient pu l’apercevoir, et aucun, sans doute, ne l’avait escaladée. L’Europe du Nord était fort peu peuplée ; une tribu de cinquante mille membres était jugée gigantesque, et son domaine couvrait un vaste territoire. Cette contrée était plus étrangère au XXe siècle que ne l’aurait été une autre planète.

Deux abris individuels étaient dressés côte à côte, éclairés par une lampe à l’éclat tamisé, et un savoureux fumet montait d’une unité cordon-bleu provenant d’une époque postérieure à la leur. Cependant, après qu’il se fut occupé de ses chevaux, Everard alluma du petit bois qu’il avait ramassé un peu plus tôt. Ils mangèrent dans un silence songeur puis éteignirent la lampe. L’unité, occupée à laver la vaisselle, devint une ombre parmi les autres. Ils s’assirent sur l’herbe devant le feu. Ni l’un ni l’autre n’avaient proposé de le faire ; ils savaient tous deux que c’était ce qui convenait, voilà tout.

Une petite brise fraîche se leva. De temps à autre, un hibou ululait, comme lançant une question à un oracle. Les frondaisons chatoyaient, tel un océan sous les étoiles. La Voie lactée déploya sa majesté au nord. Plus haut dans le ciel brillait la Grande Ourse, que les hommes de ce lieu et de ce temps appelaient le Chariot du Père des Cieux. Mais comment la nomme-t-on dans la contrée d’Edh ? s’interrogea Everard. Où que se trouve celle-ci. Si le nom « Alvaring » est inconnu de Janne, nous avons affaire à un peuple tellement obscur que la Patrouille n’en a jamais entendu parler.

Il alluma sa pipe. Sa fumée se joignit à celle du feu crépitant, dont la lueur éclairait fugitivement le visage de Floris, aux os saillants encadrés par des cheveux qu’elle avait dénoués le soir venu. « Je pense que nous devons effectuer des recherches en amont », déclara-t-il.

Elle acquiesça. « Ces derniers jours, leurs actes ont confirmé les écrits de Tacite, n’est-ce pas ? »

Durant les jours en question, il était resté par force sur terre tandis qu’elle observait les événements depuis les hauteurs. Mais elle s’était montrée aussi active que lui. Alors qu’il était confiné au voisinage de l’action, elle pouvait couvrir une vaste superficie et disposait en outre de minuscules drones qui lui rapportaient ce qui se passait sous certains toits.

Voici les événements auxquels ils avaient assisté. Le Sénat de Colonia se savait dans une situation désespérée. Pouvait-il obtenir une reddition honorable, avec des garanties ? Les Tenctères, qui vivaient sur l’autre rive du Rhin, leur dépêchèrent des émissaires pour leur proposer une union hors du giron romain. Mais ils exigeaient que les murailles de la ville soient rasées. Colonia s’y refusa, se déclarant prête à accepter une alliance assez lâche et à octroyer à ses interlocuteurs le libre passage du fleuve durant le jour, en attendant que la confiance se soit instaurée entre les deux parties. Elle exigea aussi que Civilis et Veleda servent de médiateurs. Les Tenctères acceptèrent. Ce fut à ce moment-là qu’arrivèrent Civilis, alias Burhmund, et Classicus.

Ce dernier était prêt à ordonner la mise à sac de la cité. Burhmund hésitait encore à sauter le pas. Notamment parce que l’un de ses fils y était retenu en otage, suite à un accord conclu l’année précédente, alors qu’il soutenait officiellement la cause de Vespasien. En dépit de tous les bouleversements subséquents, le garçon avait toujours été bien traité et Burhmund tenait à le récupérer vivant. Nul doute que l’influence de Veleda œuvrerait pour la cause de la paix, avança-t-il.

Il ne se trompait pas.

« Ouais, fit Everard. Les événements devraient suivre le cours prévu. » Colonia rendrait les armes, les rebelles l’épargneraient, et elle rejoindrait leur alliance. De nouveaux otages y séjourneraient : l’épouse et la sœur de Burhmund, la fille de Classicus. Le fait que ces deux hommes consentent à de tels sacrifices en disait long sur la puissance de Veleda, qui transcendait toute question de realpolitik.

(« Le pape ? Combien de divisions ? » raillerait Staline. Ses successeurs constateraient que la question était mal posée. Sur le long terme, c’est par leurs rêves que vivent les hommes, et c’est pour eux qu’ils meurent.)

« Eh bien, nous ne sommes pas encore arrivés au point de divergence, commenta Floris. Nous ne faisons qu’explorer ses prémices.

— Et collecter de plus en plus d’éléments soulignant l’importance de Veleda. Pensez-vous qu’il nous serait possible… qu’il vous serait possible, plutôt… de l’aborder directement afin de mieux la connaître ? »

Floris secoua la tête. « Non. Surtout en ce moment, où elle s’est retirée dans sa tour. Sans doute traverse-t-elle une crise de nature émotionnelle, voire religieuse. En la dérangeant, nous risquons de provoquer… le pire, peut-être.

— Mouais. » Everard tira sur sa pipe pendant une bonne minute. « Une crise religieuse… Janne, vous avez écouté le discours que Heidhin a prononcé hier devant les troupes ?

— En partie. Je savais que vous étiez sur place et pourriez l’enregistrer.

— Vous n’êtes pas américaine. Et vos ancêtres calvinistes ne l’étaient pas davantage. Je pense que vous n’avez pas pris la mesure de cette intervention. »

Elle tendit les mains vers le feu et attendit la suite.

« J’ai cru entendre un sermon de prédicateur baptiste, conçu pour exalter les fidèles et menacer les pécheurs des flammes de l’enfer, reprit Everard. Un sermon sacrement efficace. C’en est fini des atrocités du style Castra Vetera. »

Floris frissonna. « Je l’espère bien.

— Mais le style de ce discours… Ce n’est certes pas nouveau dans le monde classique. Les Juifs ont déjà essaimé sur l’ensemble du pourtour méditerranéen, après tout. Et les prophètes de l’Ancien Testament ont influencé jusqu’aux cultes païens. Mais ici, chez les hommes du Nord… pourquoi n’en a-t-il pas appelé à leur machisme ? Ou, à tout le moins, au respect de la parole donnée ?

— Vous avez raison. Leurs dieux sont cruels, mais relativement tolérants. C’est précisément ce qui les rendra vulnérables aux missionnaires chrétiens.

— Veleda elle aussi a trouvé ce défaut dans leur cuirasse, dit Everard d’un air pensif, et ce six ou sept cents ans avant l’arrivée des premiers de ces missionnaires.

— Veleda, répéta Floris dans un murmure. Wael-Edh. Edh l’Étrangère, Edh l’Étrange. Elle a traversé la Germanie pour apporter son message ici. D’après Tacite 2, elle le répandra chez elle après la chute de Civilis… et la foi des Germains en sera transformée… Oui, je pense que nous devrions la suivre dans le passé, pour remonter à la source de son destin. »

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