4. La Machine à explorer le temps

Témoignage de Louise Baltimore.


J’avais reculé le moment de me rendre à la poste jeter un œil sur ma capsule temporelle, mais je savais que si je traînais encore, le G.O. n’allait pas tarder à me rappeler à l’ordre. Aussi je finis mon paquet de Lucky et pris le tube en direction du bâtiment fédéral.

Le « Féd », comme nous disions, est le plus ancien édifice de la ville. C’est une relique du XLVe siècle et il est passé au travers de plus d’explosions nucléaires que le canal du Honduras. Les civilisations naissent et meurent, les guerres balaient ses sordides abords en obscurcissant l’atmosphère alentour et le Féd est toujours planté là, massif et buté. Il affecte la forme d’une pyramide, tout à fait semblable à celle bâtie jadis par Chéops, mais le tombeau du pharaon tout entier aurait pu tenir lieu de brique si vous vouliez reconstruire un Féd.

Même si on en était bien incapable aujourd’hui, le Féd était bâti avec un matériau que plus personne ne savait fabriquer. On n’est même pas sûrs qu’il soit de construction humaine.

On se sert du Féd pour abriter le coffre que quelqu’un, il y a bien des années, a surnommé le « Bureau de poste », sans doute parce qu’il est encombré de colis qui restent en souffrance des années voire des siècles.

La poste est l’un de ces bizarres effets secondaires induits par le voyage dans le temps. Il prouve une fois encore que les paradoxes sont possibles même s’ils demeurent strictement limités : une femme était morte aujourd’hui parce qu’il était nécessaire d’éviter la majorité des paradoxes, mais ceux que l’univers autorise nous sont pratiquement offerts sur un plateau.

Le jour de ma naissance, ma mère savait déjà que trois messages m’attendaient à la poste. Ça a dû être pour elle un réconfort : elle savait que je vivrais donc assez longtemps pour les ouvrir. Du moins, j’espère que ça l’a aidée. Parce qu’elle est morte en me mettant au monde.

Je sais en tout cas que ce fut un réconfort pour moi. La date inscrite sur le premier valait toutes les polices d’assurance-vie. Je vivrais assez longtemps pour l’ouvrir, tout comme le second. Ils avaient tous été trouvés dans le même secteur il y a près de trois siècles.

Une capsule temporelle est un bloc de métal très dur à peu près de la taille d’une brique. Si vous la secouez, ça fait du bruit. C’est parce que la brique est creuse et contient une autre pièce métallique, celle-ci mince et plate. À l’extérieur de la brique, il y a un nom et une date :

« Pour--------. Ne pas ouvrir avant le---------. »

On trouve ces capsules de temps à autre. En général, on les repêche dans les profondeurs océaniques. Les techniques de datation permettent d’établir avec précision depuis combien de temps elles y étaient – ça tourne en général autour de cent mille ans. Une fois découvertes, on les stocke dans un coffre à l’intérieur du Féd, protégées par les systèmes de surveillance les plus stricts que puisse fournir le G.O. Jamais personne en aucune circonstance n’a ouvert une capsule avant la date indiquée. J’ignore au juste ce qui se produirait dans ce cas et je n’ai pas la moindre envie de le savoir. Le voyage dans le temps est une affaire si dangereuse qu’en comparaison, la bombe H n’est qu’un joujou innocent pour les gosses et les demeurés. Je veux dire, quel est le pire qui puisse advenir avec une arme nucléaire ? Quelques millions de morts : bagatelle. Avec le voyage dans le temps, on peut détruire tout l’univers ; c’est du moins ce qu’affirme la théorie. Personne n’a été pressé de vérifier.

Quand on ouvre la capsule temporelle, on découvre un message. C’est souvent un message extrêmement bizarre. Ma première capsule portait la date d’aujourd’hui, à l’heure, la minute et la seconde près. La deuxième était datée d’assez peu de temps après. Quant à la troisième…

Avoir trois messages qui m’attendaient avait plus ou moins fait de moi une célébrité. Personne encore n’en avait jamais reçu trois. Toutefois, je ne vous le recommanderai pas si vous êtes du genre nerveux. Ma troisième capsule temporelle n’a cessé de préoccuper les gens depuis trois siècles. Moi aussi, elle ne laisse pas de me préoccuper. C’était en effet la seule jamais découverte à ne pas porter de date précise.

À l’extérieur était inscrit :

POUR LOUISE BALTIMORE, NE PAS OUVRIR AVANT LE DERNIER JOUR

Qu’est-ce que ça veut bien dire, le Dernier Jour ? C’était à la fois très net et douloureusement sibyllin.

Je devais supposer que je comprendrais quand je le verrais.


« Bon, écoute, connard.

— Ouais, je t’entends. T’es en avance. Je te le filerai à l’heure pile, bien sûr.

— Bien sûr. Et ça fait dans combien de temps, au juste ?

— Deux ou trois minutes. »

Je suis sûre que le G.O. m’avait donné cette réponse « précise » rien que pour m’embêter. Alors, avec tous les embêtements que j’ai déjà dans l’existence, est-ce que j’ai besoin qu’une machine vienne se foutre de moi ?

Apparemment. J’avais essayé de la rendre obséquieuse et ne l’en avait amenée qu’à me détester davantage.

Je ne suis tout simplement pas branchée sur les machines.

La brique était posée à l’autre bout de la pièce, sur une table transparente. Comme si je n’avais qu’à avancer pour la prendre, mais pas si bête ! Je savais que je me serais fait immobiliser à trois reprises avant d’arriver à moins de vingt mètres et que j’aurais été tuée à moins de cinq. Pour le G.O, l’heure pile, ça veut bien dire ce que ça veut dire.

Il y avait quelques autres personnes à la poste avec moi. Parmi elles, des gens que je connaissais. Pour me tenir compagnie, je suppose. Et puis, il y avait Hildy Johnstown, le reporter, avec son feutre et sa carte de presse fripée qui dépassait du ruban. Il sort un canard dont le tirage tourne autour de mille exemplaires – je veux dire qu’il l’affiche et l’imprime effectivement avec de l’encre sur du papier. Ultime sursaut d’une profession jadis fière. Aujourd’hui, qui s’y intéresse ? Les nouvelles sont, par définition, de mauvaises nouvelles.

Je me demandais s’il aurait de quoi pondre un papier. Quelquefois le message dit : pas de problème, on peut en parler. D’autres fois, il précise bien : gardez ça pour vous. D’autres encore, il n’indique rien du tout et c’est à vous de décider seul. Le temps jugera.

À l’heure pile, le G.O. fit s’ouvrir la brique. Ça fit un certain bruit. Je confesse avoir cédé à une certaine nervosité en traversant la salle pour aller prendre une chaise. Je saisis la tablette et lus le message.

Il était de ma main. Je m’y étais attendue ; c’est presque toujours le cas.

Voilà ce qu’il disait :

Il y a de bons restaurants à Jack London Square. Prends l’autoroute direction nord et suis les flèches.

Le Conseil cédera si tu ne les pousses pas trop.

Dis-leur que ta mission est vitale. Je ne sais pas si c’est vrai, mais dis-leur quand même.

Ne baise pas avec lui à moins d’en avoir envie.

Parle-lui de la gosse. Ce n’est qu’un légume.


Il était rédigé en améranglais du XXe. Je le relus de bout en bout quatre fois de suite pour être sûre d’avoir tout saisi et de seconde en seconde je sentais mes mâchoires se crisper. Finalement, je me relevai et reculai.

« Fous-moi ça en l’air.

— Pas de problèmes », répondit le G.O. Le métal chauffa à blanc, encore plus blanc, toujours plus blanc, et commença à s’évaporer. Je me détournai avant l’achèvement de l’opération et quittai la salle à grands pas. Je sentais tous les yeux braqués sur moi, mais personne ne dit rien, pas même Hildy.

J’ai tenu le coup pendant tout le trajet du retour à travers la ville, et jusqu’au moment où la porte de mon appartement s’est refermée en claquant derrière moi. Alors je me suis affalée par terre. Je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite. En tout cas, ça m’avait mouillé le visage et laissée épuisée. Sherman me porta jusqu’à mon lit et me caressa doucement pendant un moment puis il me laissa seule. Cette foutue machine est bien le meilleur ami que j’aie jamais eu.

Je ne risquais pas de parler à quiconque de la gosse. Même si l’univers devait être détruit à cause de ça, eh bien, tant pis.


Sherman me tira de là par ses cajoleries.

Voilà bien la seule machine dont j’aie jamais eu le moindre usage. Il fut un temps où je méprisais les robots comme Sherman. J’estimais qu’ils étaient tout juste bons pour des femmes-drones avides de sensation. Je disais « ça » quand j’en parlais, je les traitais de vibromasseurs ambulants ou de godemichés humanoïdes.

Je cessai de le faire une fois que j’eus Sherman. C’est incontestablement un robot mâle. Un simple coup d’œil entre ses jambes ne pouvait laisser aucun doute à ce sujet.


Il me laissa… pleurer. Le voilà, le mot que je cherchais. J’avais déjà versé des larmes, mais c’est en général de rage et je sais rester fermement maître de moi, même quand les larmes me dégoulinent sur les joues. Mais là, non, jamais je n’avais été aussi désemparée. Pas même le jour où elle était morte.

Si Sherman fut surpris, il n’en laissa rien paraître. Il me caressa, me laissa me lover dans ses bras. Il n’a jamais pu compenser l’image maternelle qui me manque et nous le savons tous les deux mais enfin merde, c’était encore ce que j’avais de mieux. Je ne pouvais plus supporter l’idée d’un homme véritablement humain. Ça faisait des années que je n’avais pas été avec l’un d’eux.

Les attentions de Sherman se firent plus précises. Je ne pensais pas avoir envie de baiser mais il savait ça mieux que moi. L’extrémité de ses doigts est un détecteur de messages. Il sait lire mes sentiments comme s’ils étaient inscrits sur ma peau en braille. Bientôt, il me retournait sur le dos et me pénétrait.

Je basculai dans un état proche du rêve. Il me lima trois heures durant – de la fin de la matinée au début de l’après-midi (fit l’amour ? Ne me faites pas rire. Je sais quand le ridicule pur et simple tourne au psychotique. Je suis parfaitement consciente que, du point de vue technique, ce que j’ai fait cet après-midi-là, c’est me masturber avec le plus perfectionné des gadgets gonflables grandeur nature transistorisés).

Je n’y suis pour pas grand-chose. C’est mon habitude avec Sherman, le seigneur du Latex ; je me contente de m’allonger et me laisse ravir.

D’abord, qu’est-ce que je pouvais bien faire d’autre ?

Lui, il ne ressent rien. Ce n’est qu’un assemblage complexe de réponses programmées. Il exploite mes propres réactions et sait toujours avoir la réponse adéquate au bon moment. C’est une machine. Je pourrais aussi bien me préoccuper de satisfaire mon grille-pain.


Sherman n’a pas de visage.

En thérapeute compétent, il m’a ouvertement expliqué ce que cela signifiait en termes psychologiques. C’est un fantasme féminin extrêmement répandu que de vouloir se faire défoncer par un étranger sans visage. À première vue, c’est un fantasme de viol. C’est tout sauf cela. Le viol n’a aucun rapport avec le sexe pour la femme, et ça en a bien peu pour l’homme.

Sherman ne me demande jamais ce que je désire. Il ne me demande pas non plus quand je veux baiser ; il sait. Il me prend, c’est tout.

Et je maîtrise si parfaitement l’expérience que je n’ai même pas besoin de lui dire quoi faire. Chacune de ses initiatives est parfaitement en accord avec ce que mon corps lui dit de mes désirs.

C’est une raisonnable imitation du parfait amour.

Quand je l’ai eu, il possédait un visage. Je n’ai pas pu le supporter. Je choisis où et quand je me raconte des histoires et l’histoire que me racontait ce visage – je suis un homme, un vrai, avec de vraies émotions – n’était pas de celles que j’avais envie d’écouter. Alors je l’ai fait reconstruire avec une tête ronde et lisse comme un œuf. Comme sur tout le reste de son corps, sa peau ressemble exactement à de la peau réelle. Tout comme ma propre « peau ».

Parfois, il se colle des masques de visage sur le devant de sa tête et l’on fait comme s’il jouait tel ou tel personnage célèbre du passé. C’est ainsi que j’ai parcouru au lit plusieurs livres d’histoire.

Vous avez dit bizarre ? D’accord. Mais tout dépend de l’environnement où vous vivez. Je ne dirai pas que c’est aussi bon que de faire l’amour avec un homme véritable. Je ne dirai pas non plus que c’était pis. Il n’y avait pas de composante émotionnelle. Parfois, ça me manquait ; alors, je pensais à Lawrence, et j’amenais Sherman au lit et le vidais littéralement. Avec Sherman, c’était considérablement moins risqué.

Les raisons de cette préférence étaient complexes et pas entièrement explicites. Une partie était simple : il y avait quantité d’occasions de souffrir sans avoir besoin pour cela de chercher le grand amour.

Une autre partie de l’explication était profondément enfouie et Sherman le thérapeute avait mis bien des séances à l’extraire : j’étais terrifiée par un vrai pénis. Il pouvait me rendre enceinte et si j’étais enceinte, j’aurais un autre gosse et je souffrirais encore.

C’était en partie des mensonges ; ceux que je me racontais et ceux que les autres me racontaient.

Dans mon patelin, impossible de dire si le gars avec qui vous couchez est monté avec son équipement d’origine ou bien une habile imitation. Dur, mais vrai. Il y a d’excellentes chances que sa bite ne soit pas plus réelle que celle de Sherman. Et une fois encore, il peut tout aussi bien avoir les génitoires avec lesquels il est né.

Tout l’intérêt de la seconde peau est qu’on ne peut jamais dire. Et on ne demande certainement jamais.

Et moi, il fallait que je sache.

Ne vous méprenez pas : je ne voulais pas de l’article d’origine. Je voulais une prothèse. C’était plus sûr. Alors, si je cherche un homme qui en fait n’en est un qu’à l’échelon génétique, pourquoi ne pas s’arrêter à Sherman ?


Dur, dur.

Je sais que c’est dur. Mais je n’ai jamais promis que ça serait rose. On ne m’a jamais dit que ma vie ne serait pas sordide, brutale et fort brève, et je n’ai jamais espéré autre chose.

On prend ce qu’on a et on fait avec.

Par exemple :

Quand Sherman m’eut amenée au point qu’il estimait pour moi le plus approprié cet après-midi, il arrêta de me baiser. Il alla préparer une collation légère et me la porta au lit. Je sortis de ma seconde peau pour qu’il me masse pendant que je mangeais.

On parla de tout et de rien. Tout en me massant, il m’examinait dans la perspective de nouveaux traitements médicaux. À peu près, une semaine sur deux, il me trouve quelque chose. Cette fois, rien.


Je vous ai peut-être donné l’impression d’avoir été repêchée dans un collecteur d’égouts après un bain de trois mois.

Ce n’est quand même pas aussi catastrophique. Franchement. Je ne dégage aucune odeur désagréable. Ma peau est d’un blanc cadavéreux, mais elle est intacte. Mes organes sexuels sont encore les miens. Je suppose qu’on pourrait sans excès qualifier mon visage d’émacié, mais ce n’est pas encore au point de rayer les miroirs dans lesquels je me regarde. La fausse jambe n’est pas la résultante d’une maladie ; c’était un accident. Elle ne me manque pas. La prothèse marche plutôt mieux et je ne la sens pas.

Ce que j’ai de pis, ce sont les mains. Les mains et le pied qui me reste. Ça s’appelle la paralèpre. Ce n’est pas contagieux. Ça se transmet de mère en fille, par les gènes. Un de ces jours, les mains aussi, il faudra les amputer. J’ai perdu tous mes cheveux à l’âge de neuf ans. Je m’en souviens à peine.

Mais les problèmes sérieux étaient tous internes. Certains organes étaient dans un état de délabrement avancé. Beaucoup avaient été déjà remplacés par des organes artificiels. Quel serait le prochain, telle était l’unique question. Certains, on peut leur substituer des imitations de la même taille et fonctionnant de manière autonome. D’autres exigent une salle entière d’appareillages s’ils se mettent à lâcher.

Et ça vous chiffonne, bande d’enculeurs de mouches ? Dites-vous bien qu’à mon époque, pour une nana de vingt ans, j’étais l’image même de la santé resplendissante.

Vous ne croyez quand même pas qu’on organise des escamotages pour le plaisir, non ? Depuis le temps, vous devez avoir pigé qu’ils constituaient la solution désespérée d’un problème vital. Vous n’auriez qu’à me voir sous ma seconde peau, vous comprendriez instantanément le problème.

Mais ça, personne à part Sherman ne me verra jamais dans cet état.

Quand il eut terminé son massage, je rectifiai le tir : après ce concert de plaintes, ce serait ici le lieu de lancer un petit programme de remerciement à l’adresse des types merveilleux qui nous ont apporté la seconde peau. Coupez-la : elle saigne. Caressez-la : elle réagit exactement comme la peau que vous aviez avant ou prend la place de la peau qu’elle recouvre. On ne se rend jamais compte qu’on l’a sur soi. On ne la sent pas : on sent avec. Elle est à moitié vivante elle-même et fonctionne selon une espèce de relation symbiotique avec ce qui peut subsister du corps qu’elle recouvre. Détail pratique, elle est considérablement plus malléable que la peau réelle. On peut la modeler selon des nouveaux traits si le besoin s’en fait sentir. Lors des missions d’escamotage, c’est souvent le cas.

Je passai quelques vêtements au-dessus de la seconde peau et sortis de l’appartement.

J’habite au dix-sept ou dix-huitième étage d’un complexe résidentiel. Je n’ai jamais vraiment compté ; les ascenseurs comptent pour moi. L’immeuble est à moitié occupé. Je m’arrêtai au balcon pour contempler la masse de drones qui grouillaient au niveau de l’atrium.

Ô mes semblables. Si adorables et si vains.

Appelez-moi un Morlock.

Vers le début du XXe siècle, un homme du nom de Herbert George Wells écrivit un livre. Il ne connaissait rien au voyage dans le temps. Il n’avait jamais entendu parler de la Porte. Son roman était essentiellement du commentaire social.

Mais son héros voyageait dans l’avenir. Là, il découvrait deux sociétés : les Elois et les Morlocks. Nous, on les appelle des drones… et alors ? Ceux parmi nous qui travaillent se baptisent mutuellement zombis, culs-de-plomb, débiles. Morlock, ça me convenait bien. Dans le bouquin de Wells, les Elois étaient beaux et inutiles, mais ils prenaient du bon temps.

Les Morlocks étaient des brutes épaisses qui travaillaient dans les bas-fonds de la société.

On ne peut pas tout avoir ; la métaphore finit par tourner à vide. Dans notre cas, les drones comme les travailleurs étaient beaux au-dehors et pourris de l’intérieur. Mais nous les zombis, on travaillait et pas les drones.

Je ne leur en ai jamais réellement voulu. Vrai.

Il y a plusieurs réponses possibles à une situation désespérée :

Le désespoir et la léthargie.

Manger, boire et prendre son pied.

Le suicide.

Et la mienne, qui était de se raccrocher à l’ultime parcelle d’espoir qu’offrait le voyage dans le temps. Environ un citoyen sur mille choisissait de m’imiter.

Le suicide était populaire. Au printemps, vous n’osiez plus vous balader dans les rues de peur de vous faire écrabouiller par un désespéré. Ils sautaient en solo, par couple, en vastes rondes rigolardes. Les Paras de la Fin des Temps.

Mais l’analgésique le plus apprécié était encore de vivre avec. Je n’arrive pas à trouver la moindre raison valable qui pût aller contre ce choix de bon sens. Pour eux, s’entend. Si j’en avais trouvé une, il y a longtemps que j’aurais fait une grosse flaque grasse sur le trottoir.

L’ennui, c’est que cette grosse flaque grasse n’aurait en rien changé le monde qui avait tué mon enfant. Je ne pouvais pas prouver non plus que mon boulot fût en rien plus efficace, mais au moins, il y avait quand même une chance pour ça.

Personne ne force personne à travailler. S’ils ne le voulaient pas, on n’irait pas les chercher non plus. J’ai du mal à m’imaginer en train de franchir la Porte, direction quelque catastrophe du lointain passé, accompagné d’un enrôlé d’office.

Le travail rapporte quelques avantages accessoires : rabe de drogue et de rations nutritives, robots serveurs personnels, tabac de marché noir… je pense en avoir fait le tour. Ah ! oui, aussi : en tant que travailleuse, j’ai le droit de tuer quiconque entrave mon chemin lorsque je travaille sur une mission pour la Porte. Le G.O. protège les droits civiques des drones uniquement eu égard à leurs semblables. Je peux en revanche les liquider en toute impunité, me transformer si ça me chante en forcenée et en laisser des milliers sur le tapis sans que le G.O. lève le doigt contre moi.

En général, je m’abstiens. Quoique parfois, certains matins, par les ruelles…

Si je tue un autre travailleur, j’ai intérêt à avoir une sacrée bonne raison. Mais je peux le faire si je m’estime capable de m’en expliquer.

C’est peut-être là la plus grosse différence entre mon univers et les milliers d’années de civilisation humaine qui l’ont précédé. Nous n’avons pas de gouvernement à proprement parler. Le G.O. s’occupe des affaires courantes. Nous sommes l’Anarchie de la Fin des Temps. Drôle de constat dans la bouche de quelqu’un qui se trimbale avec le titre de Chef des Opérations pour les Missions d’Escamotage, peut-être. Mais j’ai simplement pris la place quand elle s’est trouvée vacante. S’il y en a qui la veulent, je la leur cède bien volontiers.

Un de ces jours, plus personne n’en voudra et on pourra alors refermer la Porte.

Un nouvel escamotage était prévu pour l’après-midi même. Il était sur l’agenda depuis trois jours. Durant ce délai, les gnomes des Opérations avaient mis au point les détails, choisi les équipes, défini la stratégie. En général, on n’a pas des masses de temps ; j’ai déjà participé à des escamotages lancés en vingt minutes, tout compris.

Mais pour celui-ci, c’est moi qui dirigeais personnellement les opérations. Là non plus, je n’avais pas choisi : c’était le G.O. qui m’avait sélectionnée en se fondant sur le fait que j’étais physiquement la plus proche d’une hôtesse qui allait être la seule dans sa chambre d’hôtel depuis la nuit précédant le vol funeste jusqu’à peu avant son embarquement. Ce qui peut être un moyen pratique de commencer une opération. On appelle ça le coup du joker – et c’était moi qui jouerais le joker.

Le nom de cette hôtesse (« agent de bord » en fait, puisque l’escamotage ne devait pas se dérouler en 1955 cette fois-ci, mais durant la décennie libérée des années 80) était Mary Sondergard. Elle travaillait pour la PanAm.

Cela signifiait que j’allais passer une nuit à New York, toute seule. Ça ne me gênait pas. Ce n’est pas un mauvais coin. Si vous n’arrivez pas à vous débrouiller à New York, vous ne vous débrouillerez nulle part.

Une équipe importante avait été réunie pour l’escamotage. Ce devait être une collision en plein vol. Deux gros appareils à réaction devaient se percuter en vol et notre boulot comme d’habitude était de sortir les passagers avant l’écrasement au sol.

Je rassemblai tout le monde dans la salle de préparation pour examiner les déguisements ; tous les membres de l’équipe étaient grimés pour ressembler au personnel commercial de bord de chacun des appareils, d’où leur séparation en deux groupes selon l’uniforme des compagnies. Il y avait Lilly Rangoon et sa sœur Adelaïde, Mandy Djakarta, Ralph Boston, Charity LeCap, William Paris-Frankfurt, et Cristabel Parkersburg plus quelques autres que je ne connaissais pas bien. Ça m’avait tout l’air d’une bonne équipe.

Et ça faisait du bien de ne pas être pressé. Après que je leur eus donné mes instructions, Cristabel me fit remarquer que mon exposé était quelque peu embrouillé et bourré de termes qui étaient déjà antiques dans l’Amérique de 1980. Ce sont des choses qui arrivent. Entre nous, nous parlons un sabir polyglotte empruntant à des sources aussi diverses que le chinois du XIIe siècle ou le gab du XLe. Avant une opération, on essaie de se limiter au langage de l’objectif, mais il arrive qu’on s’emmêle les pinceaux. J’ai dans la tête les fragments d’un millier de langues. Ça donne parfois un baragouin épouvantable.

Je …franchis la Porte et vis aussitôt qu’il y avait eu erreur.

On avait essayé de choper Mad. Sondergard dans la salle de bains – de préférence dans sa baignoire. On n’est jamais plus désarmé que lorsque surpris nu et allongé dans l’eau jusqu’au cou. Bon, d’accord, elle était là, mais au lieu de déboucher dans la salle de bains, je m’étais matérialisée lui tournant le dos, sortant de la pièce.

Je suis certaine que le G.O. pourrait me donner une longue explication technique de l’incident ; m’est avis qu’il avait dû se gourer de signe quelque part, le triste fils d’abaque.

Mais c’était un joli problème. Je ne pouvais pas me retourner pour rejoindre Sondergard même si je pouvais la voir, là, dans la baignoire, vu que j’aurais alors purement et simplement retraversé la Porte et réintégré l’avenir. La Porte, toutefois, n’a qu’un côté (l’un de ses traits les moins bizarres). D’où elle était assise, la Sondergard ne pouvait donc pas la voir, bien qu’elle regardât exactement au travers. Ce qui était logique puisque, de son point de vue, la Porte n’était pas là. Qu’elle la franchisse et elle pénétrerait simplement dans la chambre.

Donc, j’interceptai son regard, agitai le bout des doigts, lui souris et fis un pas de côté. Elle ne pouvait plus me voir. J’attendis.

Au bruit, elle venait de sortir, avec force éclaboussures. Elle avait vu quelque chose… ou du moins, cru voir quelque chose…

« Qu’est-ce que… ? » La trouille lui donnait une voix désagréable. « Enfin, merde, qui est-ce qui… y a quelqu’un ? … eh ! » Mentalement, je prenais des notes. C’est l’intonation de la voix qui est le truc le plus dur à attraper et j’allais devoir l’imiter un bout de temps. Si encore elle ne piaillait pas.

J’estimai que, trouille ou pas trouille, il faudrait bien qu’elle sorte voir ce qui se passait. Je ne m’étais pas trompée. Elle se rua hors de la salle de bains, franchissant la Porte exactement comme si elle n’avait pas existé – ce qui était le cas, de son côté. Elle était enveloppée dans une serviette.

« Dieu du ciel, qu’est-ce que vous fichez dans ma…» Les mots vous manquent en de pareilles occasions. Elle savait qu’elle aurait dû dire quelque chose, mais ça aurait paru idiot. Du genre : Pardon, mais on ne se serait pas déjà vus dans un miroir ?

J’arborai mon plus beau sourire PanAm et tendis la main.

« Excusez mon intrusion. Je peux tout vous expliquer. Voyez-vous, je suis…» Je la frappai à la tempe et elle tituba avant de s’affaler lourdement. Sa serviette glissa à terre.

«… en train de faire mes classes. » Comme elle essayait de se relever, je la cueillis du genou à la pointe du menton.

Je m’accroupis pour lui tâter le pouls et me frottai les phalanges sur la moquette. Les crânes sont d’une solidité surprenante. Il y a de quoi se faire mal. Elle s’en tirerait sans bobo mais je lui avais ébranlé quelques incisives avec mon coup de genou.

J’étais censée la balancer par la Porte, mais je dus marquer un temps d’arrêt. Seigneur, avoir cette mine-là sans le recours d’une seconde peau, sans prothèse. Elle me fendait presque le cœur.

Je la saisis sur les genoux et la traînai jusqu’à la Porte. Un vrai sac de nouilles molles. Quelqu’un passa la main, attrapa son pied mouillé, et tira. Salut mon chou ! Qu’est-ce que tu dirais de faire un long voyage ?

Sur quoi, il ne me restait plus grand-chose à faire. Je restai un moment assise au bord de son lit, le temps de décompresser, puis d’une secousse du pied, quittai mes chaussures. Je pris son sac sur la table de nuit et fouillai dedans. Il y avait un paquet ouvert de Virginia fines et un autre encore emballé dans la cellophane. J’en allumai quatre, tirai une longue bouffée et m’allongeai.

Il est rare d’avoir du temps de libre durant un escamotage. Ici, il n’était que 8 heures du soir. Le vol de Sondergard n’allait pas décoller avant demain soir. Me vinrent soudain des idées tout à fait indignes d’un chef. Juste derrière ma fenêtre se trouvait New York, la Grosse Pomme, et je me sentais d’humeur à goûter de la compote.

Je tirai les rideaux et regardai dehors. Au jugé, je me trouvais au second et dernier étage d’un de ces nouveaux (dans les années 80) motels tout en longueur qui bordaient les aéroports, de ce genre dont les enseignes semblent se mélanger : le Sofilton Regency Inn. Impossible de repérer l’aérogare proprement dite, de savoir au juste si j’étais près de la Guardia ou d’Idlewild (pardon : Kennedy). Une espèce de centre commercial s’étalait en dessous de moi. Le parc à voitures était bondé – tous les gens venus faire leurs achats de Noël. De l’autre côté de la route, il y avait une discothèque.

Je regardai les couples entrer et sortir en essayant de lutter contre le cafard. Ça aurait été chouette d’aller là-bas s’éclater toute la nuit à danser. Merde, je me serais même contentée de pousser un chariot dans les allées d’un de ces grands hangars de supermarchés.

En tant que jeune femme, je l’aurais certainement fait. En tant que chef des opérations pour les équipes d’escamotage, c’était totalement hors de question. Il y avait des consignes de sécurité draconiennes pour prévenir ce genre de chose – il s’agit de minimiser les risques et une paralépreuse unijambiste boppant sur les Bee Gees ne répond pas exactement à la définition du risque à prendre. Et si je me faisais renverser par une voiture en sortant du parking ? Et si le fond sonore de cantiques de Noël au supermarché me rendait dingue ? Que je vive, meure, reste ou non saine d’esprit n’était pas d’une importance primordiale pour la sécurité du projet, mais risquer qu’un toubib des années 80 ait l’occasion de jeter un œil sur ma jambe bionique l’était.

Alors, rideau.

J’ai décroché le téléphone et me suis commandé un énorme plateau-repas puis je me suis aperçue que Sondergard n’avait quasiment pas d’argent sur elle. Elle avait des tas de cartes en plastique, mais je ne me sentais pas encore de taille à signer de son nom sur une quittance. Aussi, je suis allée piocher dans mon sac le portefeuille que j’avais apporté. Je vérifiai la date des billets – excès de précaution, je suppose, mais ça ne fait jamais de mal d’être prudent – et j’allai même jusqu’à en frotter un du pouce pour vérifier que l’encre était sèche. Pas de doute, ils tromperaient le ministère des Finances.

Je me rassis sur le lit et feuilletai la Bible de Gideon jusqu’à l’arrivée du repas. Ce Gideon avait certainement un bizarre sens de l’humour. Essayez voir son Livre de la Genèse.

Le bouquin s’embourbait dans une succession de « il créa », lorsque se pointa le chasseur. En même temps qu’une entrecôte saignante, j’avais demandé six boîtes de Budweiser et une cartouche de Camels. J’allumai deux cigarettes, mis la télé et mangeai le steak. La viande était fadasse – comme l’est toujours la nourriture du XXe siècle. Je farfouillai dans la penderie, mais les boules de naphtaline n’étaient plus monnaie courante dans les hôtels et j’engloutis donc mon steak tel quel.

Puis je pris un bain chaud et m’étendis sur le lit, agitant mes orteils nus devant l’écran de télé.

Pour quoi faire, une discothèque ? C’était la belle vie, en fin de compte. C’était chouette aussi d’être complètement seule. Je regardai le journal, puis l’émission de Johnny Carson. Au cinéma de minuit, ils passaient Le Candidat avec Robert Redford. Ce mec, je l’aurais bouffé tout cru. J’étais amoureuse de lui depuis qu’ils avaient passé Butch Cassidy et le Kid sur l’un des vols que j’avais escamotés.

Tout ce que je peux dire, c’est qu’il a intérêt à faire gaffe aux vols qu’il emprunte. Si jamais je lui mets la main dessus, Sherman part à la décharge.


Je dormis tard. Je ne sais plus combien de temps ça ne m’était pas arrivé.

La télévision me tint compagnie tout l’après-midi jusqu’à ce qu’il fût temps pour moi de m’habiller et d’appeler un taxi pour regagner l’aérogare.

C’était une journée magnifique. L’autoroute était noyée dans un épais brouillard d’hydrocarbures. L’air était si vivifiant que je fumais mes Camels une par une.

Je savais pertinemment que je devais bien être la seule personne dans tout New York à goûter l’air ce jour-là, mais ce n’en était que plus jouissif. Souffrez, bande de salops pétant de santé !

J’arrivai délibérément aussi en retard que je pouvais me le permettre : quand je me pointai, le reste des agents de bord embarquait déjà. Je parvins à réduire au minimum les conversations ; vu que certains connaissaient Sondergard, je devais être prudente. J’alléguai une gueule de bois – ce qui passa très bien. Apparemment, ça n’avait rien de déplacé.

Pendant tout le début du vol, j’évitai les autres en m’écrasant un max, tâchant d’être trop occupée avec mes passagers pour aller papoter avec le restant du personnel de bord. Ça me valut quelques regards bizarres – je me rendais compte que Sondergard n’était pas exactement la gloire de la PanAm – mais tant pis. À mesure que le vol se déroulait, je remplaçais une par une mes petites cocottes à chacune des apparitions de la Porte dans les toilettes au centre de la cabine.

C’est un truc facile : j’ai un indicateur sur mon bracelet-montre qui décèle la présence de la Porte. Dès que ma montre réagissait, je me rendais simplement aux lavabos : j’ouvrais la porte et j’appelais une des hôtesses.

« Mais regarde-moi ça », disais-je alors avec une mine écœurée. Elles étaient immanquablement curieuses de voir quelle nouvelle atrocité les passagers avaient bien pu perpétrer sur leur domaine (les agents de bord éprouvaient presque autant de mépris que moi pour les blaireaux). Une fois l’hôtesse dans la bonne position, je lui flanquais mon pied dans le cul et elle se retrouvait de l’autre côté avant d’avoir pu dire ouf. Sa remplaçante arrivait presque aussi vite.

On commença la bonne vieille manœuvre d’écrémage sitôt les plateaux-repas débarrassés.

Il y a plusieurs façons d’opérer un escamotage. Écrémer les passagers est une méthode qu’on emploie chaque fois que possible. Les projections de films en vol nous y aident souvent : lorsque la cabine est plongée dans la pénombre, les gens font moins attention qu’en temps normal. Tel ou tel pouvait disparaître dans la plupart des cas sans laisser de regret. Dès le dernier steward, la dernière hôtesse remplacée, un membre de l’équipe se postait en permanence dans le couloir des lavabos au centre du 747. Quand les circonstances le permettaient, on veillait à ce que tout passager qui se levait pour aller pisser n’ait pas l’occasion de se soulager avant une bonne cinquante de milliers d’années.

Chaque escamotage est unique, chacun présente de nouveaux problèmes.

Pour celui-ci, on vidait deux Jumbos simultanément. Ce qui avait du bon – en quantité – mais du moins bon car la Porte ne peut se matérialiser qu’en un seul endroit à un moment donné. Ce qui signifiait qu’elle devait faire la navette entre les deux appareils.

Les deux vols étaient transcontinentaux. Ça peut paraître un avantage, mais ce n’en est en général pas un. Pas question en effet d’enlever tout le monde durant la première heure de vol puis de laisser l’appareil traverser vide tout le pays en espérant que le pilote ne quittera jamais sa cabine.

Dans le cas présent, le 747 devait conserver un minimum de portance après la collision. Ce qui signifiait que son véritable pilote devait rester aux commandes jusqu’à la fin. Il était simplement trop coton de lui substituer l’un des nôtres – même un kamikaze. Il y avait trop de risques de voir l’appareil s’écraser à un endroit où l’histoire nous avait déjà appris qu’il ne s’écraserait pas.

Avec le DC-10, nous avions une marge de manœuvre bien plus grande. S’il fallait en venir là, nous pouvions très bien enlever tout l’équipage et suivre les instructions du contrôle au sol puisque c’était justement ce qui allait causer la collision.

L’écrémage se passait bien. Nous avions encore deux heures de vol et déjà quarante à cinquante passagers étaient partis. Le 747 avait décollé pratiquement complet. On aurait pu croire que les gens auraient commencé à remarquer les sièges vides, mais le fait est qu’il leur faut un bout de temps pour saisir ce qui se passe. En partie parce que nous sélectionnons les candidats à l’écrémage avec un luxe de précautions. On n’irait pas enlever un enfant sans sa mère, par exemple : maman viendrait voir. Mais embarquer une mère et son braillard de gosse, c’était parfait. Les autres passagers noteront bien à quelque niveau subconscient que les braillements ont cessé, mais jamais ils n’iront chercher à savoir pourquoi. C’est le genre de coup de pot sur lequel on ne s’interroge pas.

Dans le même ordre d’idées, nous repérions les personnes les moins gâtées par la disposition des sièges en rangs de sardines – ainsi tel passager installé à côté d’un voisin de grande taille, ou bien trois hommes qui ne se connaissent pas assis dans la même rangée – surtout si chacun d’eux essaie de travailler. Que le type du milieu se lève pour aller boire un coup ou faire un tour aux toilettes, et il avait peu de chances de revenir. Là non plus, je n’ai jamais entendu personne s’en plaindre.

Mais le plus gros truc qui jouait en notre faveur était le caractère inimaginable de notre opération. J’imagine quelqu’un l’air inquiet, parcourant les allées. Peut-être a-t-il noté que tous les sièges étaient occupés au décollage et que maintenant il y a toutes ces places vides. Qu’est-ce à dire ? Mais la logique est de notre côté. Le type sait fort bien que personne n’est sorti fumer une clope. Donc, la logique prouve que tout le monde est encore à bord ; ergo, ils doivent être quelque part ailleurs dans l’avion. Personne ne cherche jamais plus loin que ça même lorsqu’on a escamoté la moitié des passagers.

Ayant conclu que tout tournait rond, je décidai d’aller jeter un œil dans l’autre avion, le DC-10. Et donc, sitôt la Porte réapparue, je fis un pas… dans le futur, passai un uniforme de United pendant que le contrôle mettait au point sur le second appareil… et débouchai à bord du vol 35 United.

Un autre avantage des Jumbos : personne ne remarque une nouvelle hôtesse.

Comme il y avait moins de risques sur ce vol, l’équipe se montrait nettement plus agressive. Sous un prétexte ou un autre, ils attiraient les passagers à l’arrière de l’avion où ils se rendaient pour ne plus jamais revenir. J’observai la manœuvre avec approbation puis fis signe à Ralph Boston. Il me suivit dans l’office.

« Comment ça se passe ?

— Au petit poil. On compte commencer la manœuvre finale d’ici une ou deux minutes.

— L’heure locale ?

— Il nous reste encore vingt minutes. »

Ça peut paraître déconcertant. Quand j’avais quitté le 747, il avait encore trois heures à voler, ce qui signifiait qu’il se trouvait quelque part au-dessus du Midwest. Cet avion-ci était déjà en Californie deux heures et demie plus tard. De quoi vous filer la migraine.

Mais pourquoi ne pas opérer ainsi ? Pourquoi par exemple, là-haut dans l’avenir, auraient-ils dû poireauter vingt-quatre heures, pendant que je regardais le Carson show dans une chambre de motel à New York ?

Ils n’en avaient rien fait, bien entendu. À peine la Porte s’était-elle évanouie de ma chambre que le contrôle l’avait raccordée sur les lavabos du 747 le lendemain. Ce qui s’était passé, aux yeux de Lawrence, c’est que j’avais traversé, Sondergard était apparue, puis la Porte avait clignoté pour livrer aussitôt passage à la première hôtesse que j’y avais propulsée le lendemain.

Ça demande un minimum d’accoutumance.

« Quelque chose qui cloche ? » s’enquit Ralph. Je le regardai. Ce coup-ci, Ralph n’incarnait absolument pas un steward. Sa seconde peau en faisait la copie parfaite d’une personne très noire et très féminine dont il ne connaissait probablement même pas le nom. Ralph est de petite taille et il est avec moi depuis un bout de temps. Plus d’un an.

« Non. On ferait aussi bien de continuer. Je reste ici ou je regagne l’autre appareil ?

— Lilly est toute seule en première. Tu pourrais aller lui filer un coup de main. »

Ce que je fis. Techniquement bien sûr, c’est moi qui commande, mais Ralph dirigeait l’équipe du DC-10 tandis que Cristabel était responsable du 747. Dans un escamotage tel que celui-ci, je trouve préférable de laisser à mes chefs d’équipe la direction des opérations.

Chez les premières, la manœuvre se déroulait en douceur. On utilisait la procédure classique « café, thé ou lait » qui tablait sur notre rapidité et sur leur inertie. Je me penchai vers les deux premiers sièges sur ma gauche, tout sourire :

« Est-ce que vous appréciez votre vol ? »

Plop, plop. Deux pressions sur la détente, près de la tempe et hors de vue des autres blaireaux.

Rangée suivante.

« Salut les gars. Moi, c’est Louise. On s’envoie en l’air ? »

Plop, plop.

On était près de l’arrière de la cabine que personne n’avait pipé. Enfin, quelques-uns se levèrent en nous regardant d’un drôle d’air. Je lorgnai Lilly, elle acquiesça et on flingua les derniers vite fait. Toute la cabine de première était à présent gentiment endormie, ce qui signifiait qu’aucun d’eux ne pourrait nous aider à faire passer les dormeurs à travers la Porte. C’est totalement injuste, mais il n’y a pas de solution. Encore un avantage de votre billet de première, voyageurs aériens !

On se dépêcha de regagner la classe touriste qui pose toujours un plus gros problème. Ils n’avaient pas encore commencé d’expédier au dodo les passagers. Ralph leur faisait encore le plan de l’écrémage et je le vis se pencher au-dessus d’un passager assis dans une travée latérale et lui demander s’il voulait bien venir avec lui (elle) un instant.

Le type se leva et c’est alors que le dos de Ralph explosa. Quelque chose heurta violemment mon épaule droite. Je pivotai sur les talons, commençant à m’accroupir.

Je remarquai une fine pellicule rouge sur mes mains et mes bras.

Je songeai : un pirate, le type est un pirate de l’air.

Et : mais pourquoi a-t-il attendu si longtemps ?

Et : les détournements d’avion étaient devenus rares dans les années 80.

Et : était-ce une balle qui m’avait touchée à l’épaule ? Est-ce que Ralph était mort ?

Et : le putain d’enculé est un pirate de l’air !

Il me semblait que j’avais tout le temps du monde.

Ce qui se produisit en réalité, c’est que la balle m’atteignit à l’épaule, que je tournai sous le choc, levai mon bras gauche et du pouce basculai le sélecteur sur élimination et m’accroupis tout en pivotant pour viser soigneusement et le couper en deux.

La partie supérieure du torse et la tête se détachèrent du reste du corps et jaillirent dans les airs pour atterrir six rangs plus loin dans l’allée centrale. Son bras gauche échoua dans le giron de quelqu’un et le droit, tenant toujours l’arme, tomba simplement par terre. Les jambes et le ventre basculèrent en arrière.

D’accord, j’aurais pu l’estourbir.

Mieux valait toutefois pour lui que je ne l’aie pas fait. Si je l’avais ramené vivant, je lui aurais fait frire les couilles pour mon petit déjeuner.


À quoi bon décrire la pagaille qui s’ensuivit ? J’aurais de toute façon du mal à le faire même si ça valait le coup ; durant tout ce temps, je restai assise par terre, les yeux fixés sur le sang.

L’équipe dut assommer pratiquement tout le monde. Le seul point positif était la quantité dont nous étions arrivés à nous débarrasser durant la phase d’écrémage. Les autres, il faudrait les ramener sur notre dos.

Quand Lilly s’agenouilla enfin près de moi, elle me croyait plus gravement blessée que je ne l’étais réellement. Elle se comportait comme si j’allais me briser au moindre contact.

« C’est surtout du sang de Ralph », lui dis-je en espérant que c’était vrai. « Je suppose que c’est une veine que j’ai intercepté la balle. Elle aurait pu perforer le fuselage.

— C’est une façon d’envisager les choses, j’imagine. Nous avons dû enlever l’équipage, Louise. Ils avaient entendu le ramdam.

— Ça ira. On a encore du boulot. Faisons-les passer. »

Je commençai à me lever. « À trois : à la une, à la deux…»

Pas pour ce coup-ci.

« On ne peut pas encore les transférer », dit Lilly. Je n’avais pas fait attention à sa mine inquiète lorsque j’avais essayé de me lever. Eh bien, j’allais lui montrer. Elle poursuivit : « On les entasse dans les toilettes. Mais la Porte est sur le 747 en ce moment.

— Où est Ralph ?

— Mort.

— Faut pas le laisser ici. Faut le ramener.

— Bien sûr. De toute façon, on aurait bien dû ; ce n’est quasiment que des prothèses. »

Je parvins à me remettre sur pied et ça alla déjà mieux. Pas besoin que ça tourne au désastre, je n’arrêtais pas de me dire. Un mort, une blessée ; on tenait encore le coup. Mais je commençais à sentir les inconvénients qu’il y a à escamoter deux avions simultanément. J’aime bien que la Porte soit là, prête à l’emploi, durant toute l’opération.

Impossible ici. La principale limitation de la Porte est la loi temporelle stipulant qu’elle ne peut apparaître qu’une seule fois à un moment donné. Une seule et unique fois.

Si nous renvoyons la Porte, mettons, le 7 décembre 1941, de 6 à 9 heures du matin sur l’île d’Oahu, nous pourrons récupérer la majeure partie de l’équipage du cuirassé Arizona, mais, dans ce cas, ces trois heures nous seront à jamais interdites. Que quelque chose d’intéressant survienne durant ces mêmes trois heures en Chine, à Amsterdam, voire sur la planète Mars, eh bien, c’est tant pis. On ne pourra même pas observer les événements de ces trois heures sur les scanneurs temporels.

De cela découle un autre paradoxe : le flot du temps est parsemé de zones vides. La plupart étaient le résultat d’escamotages que nous avions opérés ou de voyages dans le temps effectués par nos prédécesseurs. Mais certains sont le résultat de voyages non encore entrepris. En d’autres termes, dans quelques jours ou quelques années quelqu’un déciderait que ça valait le coup de se rendre à cette époque, mais il était impossible de savoir pourquoi quelqu’un allait décider de s’y rendre.

Si vous croyez que pour moi tout ça se tient, vous me faites par trop d’honneur. Je prends simplement les règles comme on me les donne et je fais de mon mieux avec.

Impossible de me servir de mon bras droit. Je ne peux pas dire qu’à ce moment il me faisait beaucoup souffrir : il n’était simplement pas là. Je l’ignorai donc et traînai les blaireaux en leur agrippant les cheveux avec les doigts de ma main gauche – méthode connue dans le métier sous le nom de syndrome de la migraine à la Cro-magnon.

Enfin, la Porte apparut et on les expédia quasiment par pelletées. Ça mit trois minutes, recta. Sitôt l’opération terminée, la Porte s’évanouit de nouveau. Elle réapparut presque instantanément et les légumes commencèrent à se déverser.

Pas plus de cinq pour cent d’entre eux avaient un visage. Le vol 35 devait s’écrabouiller avec une telle violence qu’il eût été bien inutile d’aller y gâcher le meilleur de notre production. Une grande partie d’entre eux arriva par sacs, des piles de fragments de corps carbonisés qu’on s’employait à éparpiller à travers la carlingue.

Je suppose que je me suis évanouie. Tout ce que je sais avec certitude, c’est que quelqu’un me poussa à travers la Porte et que, pour une fois, je n’en avais pas gardé le moindre souvenir. J’étais assise par terre et les secouristes s’apprêtaient à me déposer sur une civière, mais je les écartai de la main. Quelque chose me turlupinait. Je vis Lilly franchir la Porte.

Je lui gueulai : « Qui a pris le paralyseur de Ralph ? »

Lilly me regarda bizarrement puis fit demi-tour. Mais elle n’alla nulle part car le reste de l’équipe qui déboulait juste à cet instant derrière elle l’envoya s’étaler non loin de moi.

« Je pensais que c’était toi qui l’avais.

— Je ne l’ai pas pris.

— Pris quoi ?

— Ralph. Quelqu’un a parlé de Ralph ? Il est mort.

— Où est son paralyseur ? »

J’étais déjà debout et me ruais vers la Porte. J’ignorais combien de temps il restait de l’autre côté avant la collision, mais peu importait. Même s’il se comptait en secondes, il fallait que j’y retourne.

Un klaxon d’alerte retentit. Je levai les yeux, crus voir Lawrence agiter frénétiquement les bras derrière la vitre du poste de contrôle au-dessus de nous. Je me retournai pour hurler quelque chose, mais Lilly était déjà passée.

Ou du moins, à moitié passée.

Et là, un truc bizarre lui arriva. Penchée en avant, elle avait dépassé la Porte de la tête et des épaules – presque jusqu’à la taille.

Et la Porte se referma.

On avait bien discuté de ce qui pourrait arriver dans un tel cas, mais on n’en savait rien car personne n’avait essayé. La théorie n’était pas très explicite. Il semblait toutefois certain qu’un corps à moitié passé dans la Porte ne serait pas simplement coupé en deux. Le processus était beaucoup plus compliqué que ça. Quand on franchit la Porte, on n’est jamais réellement séparé en deux. L’intégrité corporelle est maintenue, via une dimension située au-delà de notre perception.

Lilly ne fut pas coupée en deux. Elle s’évanouit simplement. En même temps, tout l’édifice fut ébranlé comme par une explosion. Des alarmes commencèrent à retentir.

On me ramassa pour me déposer sur une civière. Je vis que régnait une activité frénétique dans le poste de contrôle ; puis je m’évanouis.


Je fus mise au courant pendant que les toubibs me réparaient l’épaule.

L’explosion que j’avais entendue était due au corps de Lilly qui avait surchargé le système d’alimentation qui fournissait à la Porte la terrifiante quantité d’énergie nécessaire à son fonctionnement. Elle allait rester hors service deux jours, le temps de la réparer.

Qu’était-il advenu de Lilly ?

J’aime mieux ne pas même y penser. Quand nous franchissons la Porte, nous pénétrons dans une région qui par bien des aspects est au-delà de la perception de nos sens humains, quoique d’un autre côté, elle engendre sur notre esprit des répercussions imprévisibles. Certains émergent d’un passage à travers la Porte à l’état de bêtes hurlantes, et ne s’en remettent jamais. C’est ainsi que nous perdons cinq pour cent des blaireaux et une proportion non négligeable de nos bleus.

Quelle que soit cette région, Lilly s’y trouvait à présent et elle n’en ressortirait jamais.

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