Il y avait quatre journées à considérer : du 10 au 13 décembre. Durant ces quatre jours, la Porte avait fait /ferait six apparitions différentes.
La première était mon entrée en scène, le 10, dans le motel de New York.
La seconde recouvrait en réalité de nombreux déplacements, soigneusement espacés, depuis l’après-midi jusqu’au soir, et au début de la nuit du 11, durant le vol des deux appareils. Chacune de ces deux périodes nous était désormais occultée. Cela n’avait guère d’importance. L’une et l’autre se situaient antérieurement à la perte du paralyseur.
Les avions se sont écrasés à 21 h 11, heure de la côte pacifique. Le premier blanc temporel après l’accident intervient entre 8 et 9 heures du matin le lendemain 12. Nous décidâmes de l’appeler fenêtre A – puisque c’était la première période durant laquelle nous savions ne pas avoir encore envoyé la Porte – ce qui signifiait que nous le ferions un jour.
La seconde fenêtre – celle qu’avec un remarquable manque d’inspiration nous avons baptisé B – se situait plus tard le même jour, de 14 à 16 heures.
La fenêtre C en était une longue. Elle débutait à 9 heures du soir le 12 et se prolongeait jusqu’à 10 heures du matin le lendemain.
Quant à la fenêtre D, c’était celle du paradoxe proprement dit. Elle coïncidait avec la visite de Smith dans le hangar au soir du 13.
Chacune de ces fenêtres avait ses avantages et ses inconvénients.
A était située suffisamment loin en amont du paradoxe pour que Smith ne pût remarquer quoi que ce soit. Nos recherches montraient qu’au moment de la fenêtre A, la majeure partie des épaves des deux avions était déjà dans le hangar. Si nous utilisions cette fenêtre, ce serait dans le but de récupérer le paralyseur parmi les débris non encore triés pour le ramener. Si nous pouvions le faire, tous, nos ennuis disparaissaient.
La B semblait la moins prometteuse. L’éventualité la plus probable, durant ce laps de temps, était l’audition des bandes de la boîte noire du 747. Je supposai que j’y retournerais si et seulement si ma première option avait échoué puisque c’était encore celle-ci qui engendrait le minimum d’interférence.
Quant à la fenêtre C…
J’étais la seule à avoir lu le message de ma capsule temporelle et déjà même à ce stade des préparatifs, je m’étais mise à la redouter. Je ne saurais vous dire pourquoi. Je savais simplement que l’idée de retourner passer une nuit à Oakland me mettait plus que mal à l’aise. Parle-lui de la gosse. Ce n’est qu’un légume.
Non merci.
Coventry défendait l’option D. Son sentiment était qu’il fallait prendre le taureau par les cornes. Je me demandais s’il n’avait pas commencé à se prendre pour Lars, le Fendeur de crânes – homme d’action s’il en fut – plutôt que pour un historien. Et s’il professerait la même assurance au cas où ce serait à lui de remonter le temps pour affronter le paradoxe sur les lieux mêmes.
Là aussi, non merci.
Je votai pour A, en réitérant mon vote autant que faire se pouvait et en y mettant le maximum d’insistance, je finis par faire passer mon point de vue. Je décidai par la suite que l’effectif de l’expédition serait aussi réduit que possible : à savoir, une seule personne. Coventry dut admettre la sagesse de ce choix. Quand on se met à jouer avec le temps, on tâche de faire le moins de vagues possible.
Et quand on veut être sûr que le boulot sera bien fait, il n’y a qu’une seule personne au monde en qui on peut se fier.
Au rythme de deux siècles à l’heure, nous n’avions pas plus de huit jours pour plancher sur le problème. Ça ne faisait pas des masses de temps. D’un autre côté, c’était suffisant pour que je me sente obligée d’exploiter tous les avantages disponibles. Aussi, plutôt que de me ruer par la Porte vers le matin du 12 décembre pour aller bêtement fouiner parmi les décombres, je décidai de prendre le temps de parfaire mon éducation.
Ce furent dix heures bien employées :
Je les consacrai à subir un intensif bourrage de données dans les trois mémoires cybernétiques temporaires implantées dans mon cerveau. Le G.O. prit tout ce qu’il avait en stock concernant le XXe siècle jusqu’au début des années 80 et le déversa dans mes microprocesseurs cérébraux.
Je ne devrais pas me moquer des capacités mentales des natifs du XXe. Ils faisaient de leur mieux avec ce qu’ils avaient. En cinq cents siècles, le cerveau humain avait évolué quelque peu – je pouvais apprendre une langue par les méthodes conventionnelles en deux jours environ – mais il n’y avait eu guère de changement qualitatif. Une bonne comparaison pourrait être le temps mesuré pour courir le mile : à une époque, la barrière des quatre minutes avait semblé hors de portée. Plus tard, c’était devenu de la routine et les gens avaient visé les trois trente. Mais personne n’escomptait le réaliser en deux secondes pile.
Pourtant, parcourir le mile en une seconde ne constitue pas un problème avec l’aide d’un moteur à réaction.
De la même manière, apprendre à parler le swahili en une minute ou absorber le contenu d’une bibliothèque en l’espace d’une heure n’a rien d’un exploit pourvu qu’on dispose des capacités adéquates de stockage, traitement et recherche de données intégrées sous le crâne.
C’est là un outil puissant grâce auquel vous apprenez à parler une langue de manière idiomatique, comme un autochtone, tout en disposant d’un vaste contexte culturel pour vous exprimer.
Ces trois minuscules mémoires cristallines ingurgitaient encyclopédies, informations, films, émissions de télé, modes, spectacles, tendances et tout le baratin avec un égal bonheur. L’opération achevée, j’avais au bout des doigts les us et coutumes de tout un siècle. Je pourrais me sentir comme chez moi au milieu des années 80.
Comme tout outil, le cyber-ampli mental avait ses inconvénients. Il était plus à l’aise avec les langues et les données qu’avec la reconnaissance des formes. Je ne serais toujours pas capable, en regardant simplement une robe, de savoir, comme n’importe quel autochtone, si elle datait de 1968 ou de 1978. Je pouvais évoluer à travers le XXe siècle avec une raisonnable aisance. Que j’y reste assez longtemps et je soulèverais immanquablement quelque lièvre anachronique.
Mais que pouvait-il bien m’arriver en une heure ?
C’était une journée épouvantable. Il avait plu toute la nuit ; le seul point positif était que la pluie avait fini par cesser. Mais simultanément avait disparu la couverture nuageuse et, pis, les précipitations avaient nettoyé l’air de la plupart de ses parfums. Le ciel arborait un bleu monstrueux, orageux, extraterrestre et semblait distant d’un milliard de kilomètres. Le soleil était si brillant que je pouvais le regarder sans risquer d’endommager ma rétine. Ça suffisait déjà qu’il me baigne de ses radiations malsaines ; comment ces gens pouvaient-ils vivre avec un tel poids oppressant suspendu au-dessus de leur tête ? Et l’air était si clair et fade que je pouvais voir jusqu’à Marin County.
Les mots sont une drôle de chose. Je me rends compte que je viens de décrire ce qui était certainement pour un homme du XXe une matinée superbe. L’air vif, frais, vivifiant ; un soleil superbe et radieux ; si éclatant qu’on pouvait voir à l’infini.
Et moi j’étais là, haletante, me sentant toute nue sous ce ciel affreux.
Mon essoufflement tenait à quatre-vingts pour cent à l’anxiété. Pourtant, je me sentis considérablement soulagée après quelques inhalations du tube Vicks que j’avais pris soin d’emporter sur moi. N’importe qui d’autre l’aurait prisé qu’il aurait eu une désagréable surprise : les composés chimiques qu’il contenait pouvaient tuer les cafards et piquer l’inox.
La Porte m’avait crachée près du flanc est du gigantesque hangar d’acier qui servait à recevoir les restes des deux appareils. Du moins, telle avait été la théorie. En me dirigeant vers la façade métallique, je découvris les portes grandes ouvertes. À l’intérieur se trouvaient deux PSA 727 et une flopée de mécanos.
Je n’aimais pas du tout ça. Ça signifiait une rupture dans la ligne temporelle. En regardant autour de moi, pour me repérer, j’aperçus le bon hangar à quatre cents mètres de là. Le même écart dans l’autre direction m’aurait fait atterrir au beau milieu de la baie. Et bien sûr, il y avait encore une troisième direction. J’aurais fort bien pu me matérialiser quatre cents mètres au-dessus du terrain…
C’étaient quatre cents longs mètres. Je me sentais comme un pou sur une assiette. Rien que cette interminable étendue de béton encore humide de l’averse nocturne et ce ciel affreux, infini. On aurait pu croire qu’au bout de cinq siècles on aurait été capable de mettre au point une pilule contre l’agoraphobie.
L’une des premières choses que j’aperçus en entrant, ce fut deux femmes habillées exactement comme moi. C’était rassurant, ça me mettait sur un terrain familier. J’avais passé pas mal de temps à me mêler à d’autres femmes en uniforme. Je les étudiai pour voir ce qu’elles faisaient et cela se révéla merveilleusement prosaïque : les sauveteurs avaient travaillé toute la nuit, la plupart sans prendre le temps de s’arrêter pour grignoter un morceau. Aussi United avait-il dépêché quelques femmes pour servir le café et les beignets. Rien n’aurait pu mieux coller avec mon expérience. Escamoter un avion de ligne consiste pour quatre-vingt-dix-neuf pour cent à servir du café et pour un pour cent à escamoter.
Je trouvai la table où l’on avait posé la cafetière, échangeai quelques plaisanteries avec la femme qui s’en occupait. Elle me parut parfaitement encline à me prendre pour ce que je semblais être. Je saisis un plateau, disposai dessus une douzaine de tasses en plastique, les remplis, ajoutai une poignée de ces sachets en papier contenant du sucre en poudre et de l’ersatz de crème et partis servir.
Ou du moins faire semblant de servir. Je découvris rapidement qu’une seule fille aurait pu sans mal effectuer le boulot que United confiait à trois. Ce n’était pas une surprise – depuis l’époque des cavernes, c’est devenu une règle générale qu’il faut toujours au moins trois personnes pour accomplir quoi que ce soit : une pour effectuer la tâche ; une pour superviser ; et une pour offrir de judicieux conseils. Je l’ai constaté lors de chasses au mammouth, quarante mille ans avant notre ère, et je l’ai constaté à bord de vaisseaux interstellaires. Si ce comportement universel avait changé, j’aurais eu quelques problèmes. Paraissez affairé, l’air de savoir ce que vous faites et jamais personne ne vous embêtera.
Je m’agitai donc beaucoup, l’air très efficace. Durant les vingt premières minutes, je servis une tasse de café et faillis me débarrasser d’un beignet, mais le type se ravisa au dernier moment. Pas de doute qu’après ce qu’il avait vu ce matin, il se demandait s’il remangerait jamais.
À la moindre occasion, je jetais un œil à mon bracelet-montre. C’était une Seiko à affichage numérique, ce coup-ci, et toujours pas plus authentique que les billets verts dans mon sac. Elle contenait un indicateur censé réagir aux fuites de rayonnement que nous avions détectées en provenance du paralyseur endommagé.
Des allées avaient été réservées entre les monceaux de décombres, certaines assez larges pour livrer passage à un camion ; c’était littéralement un flot continu de véhicules qui arrivait sans arrêt de Livermore et ce, tout le temps que je fus là, tandis que cinquante ou soixante manutentionnaires se consacraient exclusivement à les décharger. Deux ou trois hommes dirigeaient la répartition des débris qui s’organisait en quelques grandes catégories : cellule, moteurs, électronique, hydraulique, et ainsi de suite. Il y avait une zone pour les aménagements intérieurs, principalement des coques de sièges carbonisées.
Il y avait également quantité de cartons et de boîtes multicolores, généralement brûlés sur les coins. Je dus consulter mes mémoires cybernétiques pour savoir de quoi il s’agissait : les restes de colis de Noël. J’aperçus des vêtements neufs, la plupart encore dans leur emballage de plastique, et d’autres objets qui m’avaient tout l’air d’être des cadeaux. Il y en avait une pile qui ne pouvait être que des jouets d’enfants. Tous salement brûlés.
Il y avait un autre secteur, de loin le plus vaste, où l’on avait entassé une catégorie de débris qui étaient au mieux définis par un « ? ».
La zone semblait bien couvrir un demi-hectare et ma Seiko me disait que le paralyseur devait se trouver là-dedans.
Les débris étaient contenus dans de gros sacs-poubelles. Certains s’étaient renversés en répandant leur contenu et, dans la plupart des cas, j’aurais été bien en peine de reconnaître moi-même de quoi il s’agissait. Il était même possible qu’on y trouvât quelque fragment de passager.
À l’évidence, les équipes avaient ratissé le site en ramassant systématiquement tout ce qui ne semblait pas avoir sa place dans un honnête pré à vaches et quand ils ne savaient pas ce que c’était, ils le balançaient ici, à charge pour un autre de le trouver plus tard.
Je comptai une centaine de sacs et je n’avais pas traversé le quart du secteur.
J’essayai d’imaginer quelque raison possible pour justifier ma présence ici, à ouvrir les sacs, répandre leur contenu sur le sol en béton et fouiner dedans. Je n’en trouvai aucune. Encore maintenant, je n’en trouve pas. Si j’avais pu disposer de dix personnes et de cinq ou six heures pour effectuer mes recherches, j’aurais probablement trouvé. Ce dont je disposais, c’était de trente minutes, de moi, moi et moi seule, plus cent cinquante personnes autour pour jouer le public intéressé (« Alors, qu’est-ce qu’on cherche, mon chou ? Des souvenirs ? Des doigts avec un solitaire ? L’objet le plus important de tout l’univers ? »).
« Je me boirais bien un petit café. »
Café ? Oh ! d’accord ; j’étais ici pour servir le café, non ? Je me retournai, arborant un sourire soigneusement calculé et il était là devant moi.
Bill Smith. Le clou du spectacle.
Le temps, ça me connaît. Je ne devrais plus être choquée, depuis le temps, des tours qu’il peut jouer. Mais cet instant était fort semblable à cet autre, naguère, où la balle d’un pirate de l’air m’avait frappée à l’épaule : le temps se ralentit et cet instant devint une éternité.
Je me souviens de mon trac : j’étais une travailleuse, une active, jouant mon rôle pour la représentation la plus importante de toute ma carrière, et j’étais incapable de retrouver mon texte. J’étais un imposteur : tout le monde pouvait s’apercevoir instantanément de la supercherie ; il n’y avait pas d’échappatoire. Je n’étais qu’un monstre pitoyable caché derrière la mascarade d’une seconde peau, une monstruosité surgie d’un inimaginable futur. Et le sort du monde entier reposait sur ce seul homme, et sur ce que j’allais faire de lui – ou avec lui, et j’étais à présent censée lui parler, lui offrir une tasse de café, comme si c’était un banal mortel. En même temps, c’était très exactement ce qu’il était. Je connaissais Bill Smith : un divorce, un début d’ulcère, des problèmes de boisson, et tout le reste. J’avais lu sa biographie depuis son enfance dans l’Ohio, en passant par l’école de l’aéronavale, les transports de troupes, l’aviation commerciale, son emploi chez Boeing et son ascension progressive au Conseil sur la sécurité des transports, jusqu’à la retraite anticipée et l’accident de bateau dans lequel il trouverait la mort.
Et c’était ça le plus dur. Je savais comment cet homme allait mourir. Si je réussissais dans mon entreprise, si je pouvais ramener le cours des événements dans des limites acceptables pour le cours du temps, si je parvenais à les ramener sur la voie de la prédestination, cet homme poursuivrait son lent déclin. Il continuerait de se dévorer lui-même jusqu’à ce que sa mort lui soit une délivrance.
Pour la première fois, un de mes blaireaux se retrouvait avec un nom, une histoire. Et un sourire en coin, un peu las.
Je me détournai – je ne l’avais pas regardé plus d’une seconde – et commençai de m’éloigner.
« Eh ! Et mon café ! »
Je pressai le pas. En un rien de temps, je courais presque.
J’ai fait d’autres erreurs au cours de ma carrière avec la Porte. J’ai déjà d’autres ratages à mon actif. Mais depuis que j’étais parvenue en haut de l’échelle, les erreurs de chacun devenaient mes erreurs, en un sens. Je porterais à jamais le fardeau de la faute commise par Pinky, par exemple : elle signifiait que je ne l’avais pas entraînée assez bien.
Mais un sentiment de culpabilité particulier reste pour moi rattaché à ce jour, à ce premier voyage en arrière pour rectifier le paradoxe, parce que j’ignore encore pourquoi j’ai réagi ainsi.
Je suis sortie en courant du hangar et, toujours au pas de course, j’ai franchi les quatre cents mètres qui me séparaient du point où la Porte m’avait déposée. Et je restai planquée, là, sous cet horrible ciel, attendant que la Porte réapparaisse à l’heure dite pour la franchir.
Le mot le plus obscène qui soit dans n’importe quelle langue, c’est le mot prédestination.
Cette rencontre avait été ma seule et unique chance de trancher nettement le nœud gordien du paradoxe, juste à sa source, et cette chance, je l’avais gâchée. Est-ce que j’évoque ici la prédestination pour excuser mon échec ou suis-je effectivement manipulée comme une marionnette par un destin inexorable qui me guide au long des épreuves de quelque rituel cosmique ?
Il y a des jours où j’aurais préféré ne pas être née.
Là encore, il faut bien être d’abord né pour émettre ce genre de vœu. Et si je devais encore merdoyer aussi bien que la première fois, ce serait très exactement la situation à laquelle nous serions bientôt tous confrontés : jamais nés, n’ayant jamais vécu et n’ayant jamais eu l’occasion de goûter le succès ou l’échec. Si moche soit-elle, ma vie est à moi et je l’accepte sans réserve.
Je revins avec une détermination intacte. Nous n’avions jamais escompté de grands résultats de cette première expédition ; simplement, c’était l’approche la plus directe, celle qui eût pu totalement interrompre le paradoxe.
Désormais, il allait falloir envisager des approches plus subtiles. Désormais, il allait falloir entreprendre une guerre de positions. Notre objectif serait de confiner le paradoxe dans des limites tolérables pour l’univers – le confiner, l’encapsuler, réorienter doucement les événements vers leur cours prédéterminé et même si la ligne temporelle devait en vibrer comme une corde de guitare longue de huit milliards d’années, prier pour que son élasticité fondamentale prévale en fin de compte.
« C’est un peu comme de ré-enfourner des neutrons dans une masse critique d’uranium, dit Martin Coventry.
— Impeccable, dis-je. T’as une machine pour ça, non ? Alors, enfournons, enfournons.
— Je pense qu’il s’exprimait en termes du XXe siècle », observa Sherman.
C’est vrai. Sherman.
Je le fusillai du regard. Comme si je n’étais pas déjà servie. Maintenant, il fallait aussi que mon robot se mette à déconner.
Il m’attendait lorsque je repassai la Porte, souriant, l’air vaguement coupable. Deux mimiques difficiles à exprimer en l’absence de visage ; il s’en était donc affublé d’un pour l’occasion. Sa seule présence ici, c’était déjà pas mal. À ma connaissance, jamais il n’avait mis le pied hors de l’appartement depuis que je l’avais déballé de sa caisse. Mais alors le visage, c’était vraiment trop.
Nous étions à présent enfermés tous les trois dans une pièce jouxtant la salle des opérations, pour discuter du gâchis du premier voyage. Lawrence était présent également, par duplex, et je soupçonnais qu’un des membres du Conseil devait nous écouter via le G.O.
Tous les trois ! Ça prouve bien à quel point Sherman m’avait secouée. Auparavant, je ne l’aurais pas plus compté que je ne l’aurais fait d’une table ou d’une chaise.
« Je crois bien que Louise a raison », dit Lawrence. Je regardai son visage sur le vidécran. « On ferait mieux de ne pas s’inquiéter outre mesure. La chose à faire, c’est de passer à la phase suivante.
— J’ai bien peur qu’il n’y ait eu déjà trop de dégâts », dit Martin. Il avait l’air franchement terrorisé. Sa période homme d’action était apparemment terminée ; il était redevenu l’historien prudent – pis, un historien pragmatique, doté de cette terrifiante capacité à rédiger sa propre histoire.
« Quels dégâts ? » Il fallait que je sache. « D’accord. Je n’ai pas récupéré ce que j’étais retourné chercher. Déjà, avant mon départ, on n’avait pas estimé mes chances très élevées.
— Je suis tout à fait d’accord sur ce point », dit Sherman.
Je m’attendais que Martin ou Lawrence proteste devant le ridicule d’un godemiché animé émettant son opinion en pareille affaire, mais ni l’un ni l’autre ne cilla. Ils se tournèrent pour écouter Sherman – et je fis de même.
« Pour résumer ce qui s’est produit, poursuivit-il, Smith l’a vue, elle l’a regardé, et elle a détalé en courant. Est-ce bien exact, Louise ? Et ne montrez pas les dents comme ça ; ce n’est pas séduisant.
— Attends un peu que je sois rentré et que j’attrape un tournevis et un fer à souder.
— On verra bien. Pour l’heure, nous discutons de votre récent échec. Mon compte rendu de votre échec est-il exact ?
— Je m’en vais te lui décoller son joli minois du crâne, à cette espèce de…
— Tout ceci n’est pas pertinent à la question de votre…
— Et cesse d’employer ce terme !
— … échec. Asseyez-vous, Louise. Respirez régulièrement ; cette faiblesse va passer. »
J’obéis. Et ça passa.
Sherman se pencha vers moi et parla d’une voix, j’en suis certaine, inaudible pour les autres :
« J’ai entrepris certaines actions que j’ai jugées appropriées. Le nouveau visage en est une. L’induction de la catharsis en est une autre. Si tu es assez calme pour poursuivre et si tu me concèdes le droit d’assister à cette conférence, nous pourrons avancer, quitte à discuter de tes éventuels reproches, une fois que nous serons seuls. »
Je déglutis et opinai. Je ne me sentais pas de taille à parler.
« Donc il vous a vue et vous êtes partie en courant. Ça se ramène bien à cela ? »
J’opinai de nouveau.
« Alors, je ne pense pas que le dommage soit bien grand. Il est hors de question qu’il ait pu démasquer votre déguisement.
— C’est juste, dit Lawrence. Mettons-nous à sa place : il a aperçu une femme portant l’uniforme des United Airlines puis elle a détalé devant lui.
— Un comportement tout de même bizarre, observa Martin.
— Certes, mais elle peut le lui expliquer à leur prochaine rencontre. On peut imaginer un prétexte quelconque pour…
— Attendez une minute. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de prochaine rencontre ?
— C’était mon idée », intervint Sherman.
Je fis passer mon regard de l’un à l’autre, en prenant tout mon temps.
« Vous ne l’aviez pas suggéré pendant que j’étais là. Vous en avez donc discuté tous les trois en mon absence.
— C’est exact, dit Lawrence. Sherman est arrivé juste au moment où nous parvenait un nouvel élément d’information.
— Quelle nouvelle information ?
— Lawrence s’exprime mal, dit Sherman. Je suis arrivé et après moult difficultés pour me faire entendre, je suis parvenu à communiquer à l’équipe de contrôle que je savais ce qu’ils s’apprêtaient à découvrir. Peu après, ils le découvraient effectivement.
— Nous ne sommes pas encore sûrs de l’enchaînement des faits, remarqua Lawrence, sur la défensive.
— Moi, j’en suis sûr », dit Sherman.
Je l’interrompis : « Est-ce que quelqu’un voudrait bien me raconter ça clairement ? Du début à la fin, comme les choses ont coutume de se dérouler en temps normal. »
Ils s’entre-regardèrent tous les trois et, je le jure, c’étaient Martin et Lawrence qui avaient l’air indécis quand Sherman semblait inébranlable comme le roc.
« Autant le laisser raconter, concéda Lawrence.
— Très bien, dit Sherman. Trente secondes avant votre départ, je me trouvais à la poste où le Grand Ordinateur m’avait convoqué. Je lus le message qui m’y attendait à l’instant même où vous franchissiez la Porte. Obtempérant aux instructions du message, je me rendis ici. »
J’ignorais qu’un message attendait Sherman. J’ignorais qu’une capsule temporelle pût être adressée à un robot.
Il y avait une bonne raison pour cela. C’était un message inhabituel. Il spécifiait sur son enveloppe extérieure qu’aucun être humain ne devait connaître l’identité de son destinataire ou la date de son ouverture. Le G.O., comme je l’ai dit, suit ces instructions à la lettre. Techniquement, le Conseil des programmeurs avait donné ordre au G.O. de se conformer aux instructions inscrites sur les capsules temporelles, mais je me demande ce que le G.O. aurait fait si jamais le Conseil en avait décidé autrement.
Enfin, « aurait fait » n’est jamais qu’une forme restrictive du verbe « faire ». Et sans grand intérêt.
Le message demandait à Sherman – entre autres choses, et nous y reviendrons – de se rendre au poste des opérations de la Porte et de dire à Lawrence que j’allais avoir un face à face avec Bill Smith et échouer dans ma mission. Encore ce mot d’échec.
Ce qu’il fit ; ou essaya de faire. Il lui était difficile d’attirer leur attention et cela pour deux raisons : les équipes de contrôle étaient encore en train de sonder les alentours de la zone avec leurs scanneurs temporels et la situation commençait tout juste à s’éclaircir un peu et…bon, c’était un robot. La plupart des gens étaient déjà surpris rien que par sa présence. C’était comme si mon réfrigérateur s’était pointé au milieu du P.C. en faisant des claquettes et en chantant Swanneee tout en brandissant un panonceau annonçant la fin du monde.
Mais il parvint tout de même à le leur dire. Simultanément – ou quelques secondes plus tard, tout dépend de qui vous voulez croire – l’un des opérateurs repéra Bill Smith à bord d’un hélicoptère de retour du site de l’écrasement du 747, et quelqu’un d’autre trouva ce même hélicoptère garé sur l’aire à l’extérieur du hangar que j’étais en train de visiter. Déduction : Smith et moi pouvions nous rencontrer à l’intérieur du hangar.
C’est à ce moment qu’ils commencèrent à écouter Sherman. Ce fut l’affaire de quelques secondes pour confirmer qu’il avait effectivement reçu une capsule temporelle. Dès cet instant, sa cote grimpa en flèche. J’avais récemment vécu pareille expérience. Moi et mes semblables, on a tendance à écouter avec attention celui qui vient de recevoir un message du futur.
Et bien sûr, c’est le moment qu’il choisit pour la boucler.
« Le message était tout à fait précis, dit-il simplement. Il y a certaines choses que je peux vous dire et d’autres que je dois garder secrètes.
— Allons, fis-je. Ce n’est pas à moi que tu vas apprendre à jouer les…» Je n’allai pas plus loin et regrettai de ne pas avoir su boucler ma grande gueule. Me revinrent mes soupçons d’un éventuel espionnage de la part du Conseil, ainsi que ma récente prestation suscitée par ma capsule temporelle pour les convaincre d’autoriser la présente opération.
« Il y a quelques détails encore que je suis autorisé à dire, poursuivit Sherman. Le premier est que mon message confirmait le vôtre, Louise. Il soulignait que cette opération était vitale pour le succès du projet de la Porte. » Il me regarda et j’aurais bien voulu mieux savoir lire dans ses yeux, mais on ne peut pas lire ce qui n’est pas là. Ses nouveaux yeux étaient factices, bien entendu, mais ils paraissaient très naturels. Sa bouche en revanche n’était qu’une esquisse. Ses expressions se limitaient à celles d’un personnage de dessin animé. Et il n’avait pas cru utile de s’encombrer d’un nez.
« Le second point concerne la prochaine phase, puisque nous convenons tous que l’excursion vers la fenêtre A s’est révélée inutile. »
On en était donc revenu aux fenêtres. Ce qui nous restait, c’étaient B, C et D. Je jugeais D trop dangereuse, B guère susceptible de produire des résultats et C…
Parle-lui de la gosse. Ce n’est qu’un légume…
Personne ne le savait à part moi, mais il était hors de question que je retourne par la fenêtre C. Je pris une profonde inspiration et m’apprêtai à accomplir une petite lâcheté qui était d’appuyer de tout mon poids l’option B. J’étais pratiquement certaine que Martin voterait avec moi et je pensais pouvoir faire basculer Lawrence. La seule chose dont j’étais certaine, c’est que personne n’opterait pour D. La fenêtre D était le site du paradoxe et elle était sûrement trop dangereuse à visiter.
« La troisième chose que je puis vous révéler pour l’heure, poursuivait Sherman, c’est que la prochaine visite doit intervenir à 23 heures, fuseau du Pacifique, dans la nuit du 13 décembre. Il s’agit de la fenêtre que vous avez appelée D. Et c’est Louise qui devra mener l’opération. »