Témoignage de Bill Smith.
Ça donnait ça :
«… morts ! Ils sont tous morts, tous sans exception ! Ils sont carbonisés, Gil, tu entends : morts, mutilés et carbonisés ; tous mort… »
Puis l’appareil percuta la montagne et Wayne DeLisle n’eut plus l’occasion de rien dire.
La soirée était bien avancée lorsque nous pûmes enfin récupérer une bande suffisamment nettoyée et filtrée pour permettre de distinguer clairement ces paroles. Quand le technicien coupa le magnéto, tout le monde resta d’abord silencieux un moment.
Je serais bien incapable, ne serait-ce que d’évoquer l’horreur qui habitait cette voix. Cela transparaissait pourtant, malgré la piètre qualité technique de l’enregistrement.
Dire que nous étions choqués serait une litote. Aucun d’entre nous n’avait jamais entendu ça sur une bande de C.V.R. La peur, la tension… certainement. Ce ne sont pas des robots, les gens qui pilotent ces avions. Ils essaient bien de dissimuler leurs émotions dans un moment pareil – je suppose que c’est un réflexe – mais elles transparaissent.
Non, ça ne rimait à rien. Même si j’ai fini par m’attendre à un comportement héroïque – ou du moins, stoïque – à l’écoute d’une bande de C.V.R., y déceler de la panique ne m’étonnerait que médiocrement. Les pilotes sont des gens comme vous et moi. Ils souffrent de problèmes mentaux, de problèmes d’estomac, de problèmes conjugaux. Ils deviennent dingues, peut-être, mais rarement à la suite d’une alerte en vol.
Ils n’en ont tout simplement pas le temps. Même les passagers ne craquent pas aussi vite. Contrairement à ce que vous avez pu voir dans les films du genre Airport, dans les premiers instants qui suivent une collision, quelques passagers vont peut-être réagir en criant et en s’agitant, mais, en général, ça se tasse très vite. Par la suite, la tendance dominante est plutôt à rester amorphe, apathique sur son siège. Ils ne savent plus quoi faire. La réponse ordinaire, à bord d’un avion, est de ne rien faire du tout. Ils deviennent dociles, malléables, prêts à faire tout ce que les hôtesses et les stewards leur diront. C’est uniquement si l’alerte se prolonge et que leur cervelle de piaf a le temps de leur souffler une initiative personnelle qu’on a dans ce cas tout intérêt à les surveiller.
Wayne DeLisle ne pouvait simplement pas être devenu dingue aussi vite.
En l’espace de trente-trois secondes, de pilote compétent, de gars responsable tout prêt à déboucler sa ceinture pour aller se balader dans une carlingue qui tournait et valdinguait comme un caillou dévalant une colline, rien que pour voir s’il pouvait être utile aux passagers, il se serait mué en un… oui, un dégonflé, baragouinant et beuglant qu’ils étaient tous carbonisés. Morts et carbonisés ?
On passa un bout de temps à en discuter.
Jenny : « Peut-être bien qu’ils étaient tous morts. Il y a des indices d’une brèche possible dans le fuselage. Nous avons découvert des corps et des débris à bonne distance du site principal. » Le verdict sur ce point fut rapidement prononcé ; même Jenny ne s’y tint pas longtemps. Si une dépressurisation s’était produite en cabine, elle aurait soufflé la porte d’intercommunication et sans doute DeLisle avec. Une partie des passagers aurait été aspirée par la brèche, mais la majorité n’aurait pas souffert. Ils n’étaient qu’à cinq mille pieds – moins de deux mille mètres d’altitude – donc la décompression n’était pas un problème, ni le manque d’oxygène.
Craig : « Il a dit également qu’ils étaient carbonisés. Peut-être y a-t-il eu un incendie dans la cabine avant qu’il y pénètre. »
Eli : « Dans le salon des premières ? Je ne marche pas. D’après tout ce que j’ai pu voir, l’incendie semble s’être confiné aux réacteurs… peut-être les ailes, mais certainement pas plus loin. Du moins, jusqu’à l’écrasement au sol. Où l’ensemble s’est embrasé. Je ne vois pas comment un feu d’aile pourrait se propager aussi loin aussi vite. »
Craig : « Peut-être était-ce en bas. Peut-être est-il descendu en classe touriste. »
Tom : « Dans un 747 ? Écoutez, nous partons de l’hypothèse que la cellule n’a pas été perforée, autrement on l’aurait entendu sur la bande. Ça fait quand même un putain de toucan. »
Jerry : « On aurait pu ne rien entendre si le trou était à l’arrière. »
Tom : « Ouais, mais comment fait-il dans ce cas pour aller là-bas ? Traverser le salon des premières, descendre l’escalier, redescendre toute l’allée de la classe touriste puis refaire le même chemin en sens inverse jusqu’au poste de pilotage et le tout en trente-trois secondes ? Pas dans cet appareil. Ce serait déjà un miracle qu’il ait pu parvenir au bas des marches sans se rompre le cou. »
J’étais d’accord. Ils auraient eu moins de mal à se tenir en équilibre sur le grand huit.
« Donc, dis-je, on peut postuler qu’il n’est guère allé plus loin que la cage d’escalier. Il semble déraisonnable d’imaginer qu’il ait pu voir autre chose qu’un tas de gens affolés. »
Carole nous interrompit après que la conversation se fut encore poursuivie quelque temps sur ce ton.
« Les gars, vous allez bien devoir apprendre à vous résoudre à l’évidence.
— Qui est ? voulut savoir Jerry.
— … Qu’il est simplement devenu fou.
— Je croyais que vous autres les psychologues, vous n’aimiez pas ce mot ? »
Elle haussa les épaules. « Je n’ai aucun préjugé contre quand c’est le plus simple qui convienne. Mais si je l’ai employé, c’est pour vous mettre le nez dessus. Je sais que vous refusez de croire qu’un pilote puisse craquer de cette façon et j’admets volontiers que le cas soit rare. Mais vous avez tous fort bien démontré que lorsqu’il est retourné dans la cabine des premières, il ne peut y avoir vu que des gens paniqués, en aucun cas des corps carbonisés. »
Protestation de Tom : « Mais il a bien dit qu’il avait vu…
— Il n’a pas dit qu’il avait vu quoi que ce soit. Il n’est pas question là d’un témoignage oculaire fiable. Mais plutôt de l’ultime vision d’un homme poussé au-delà de ses limites. Il a dit qu’ils étaient tous morts et carbonisés. Nous avons là un homme entraîné à piloter un avion, mais qui ne peut le faire puisque ce n’est pas le sien. Mais il en sait plus que les passagers. Il a d’autant plus raison de paniquer qu’il les sait tous perdus. Il a pu regarder la réalité que Gil Crain et les autres pouvaient persister à nier car eux, ils pouvaient encore y faire quelque chose. Lui, il a simplement renoncé et dit ce qu’il savait être inéluctable : qu’ils allaient tous mourir. Et il avait raison. »
Personne ne l’avala de bon gré, mais cela mit un terme à la discussion – provisoirement, du moins. Carole était l’experte en facteurs humains. En y repensant, je devais bien admettre que la raison principale à ma réticence à accepter son explication était justement celle qu’elle avait mentionnée : je me refusais à croire qu’un pilote pût perdre les pédales aussi vite. Mais ça devait bien avoir été le cas.
Nous avons tenu notre réunion nocturne – la première d’une longue série – peu après cette première audition de la bande du 747.
On fit de notre mieux pour entasser tout le monde dans la plus petite des deux salles allouées par l’aéroport. Il devait bien y avoir plus de cent personnes autorisées à y assister. J’ai bien peur d’avoir somnolé le plus clair du temps, mais je suis capable de dormir les yeux ouverts si bien que personne n’a remarqué. J’espère.
Les réunions nocturnes sont une constante dans n’importe quelle enquête. Tous ceux qui ont travaillé sur la catastrophe se retrouvent et comparent leurs notes. C’est là qu’on prend les décisions sur les voies à suivre.
Tout le monde s’accorda pour estimer que l’ordinateur de Fremont – c’était là que se trouvait le C.C.R.[9] d’Oakland – devrait être examiné par une équipe d’experts. Tom avait déjà quelques noms en tête. Sinon, c’était essentiellement affaire de confirmer des choses déjà faites et de redire à tout le monde de continuer dans la même voie. Bien des aspects pratiques d’une enquête exigent beaucoup de temps.
Cela fait, la réunion aurait pu s’éterniser encore dix heures. C’est le propre à toute réunion si on laisse faire. Mais dans le stade préliminaire de l’enquête, j’ai toujours considéré que c’était brasser du vent. Ultérieurement, quelques rencontres plus longues se révéleraient nécessaires, mais quand je vis à ma montre que celle-ci durait déjà depuis deux heures d’horloge, j’y coupai court en demandant à tous ceux qui ne travaillaient pas effectivement dans le hangar de sortir pour aller prendre un peu de repos.
Certains n’apprécièrent pas, mais ils n’avaient guère le choix : C’était mon enquête. Peut-être que sur le papier, c’était celle de C. Gordon Petcher mais sur le terrain, c’était moi qui menais le bal. Et à propos de ce bon vieux Gordy…
Briley vint à moi comme tout le monde sortait en traînant les pieds, l’air d’avoir de mauvaises nouvelles. Je le mis à l’aise :
« Je suis déjà au courant. Gordy a raté le vol du soir. Il se pointera demain matin. J’ai entendu qu’il avait tenu une conférence de presse à Washington.
— C’est ce qu’on m’a dit.
— Ça a dû être du joli. Je n’ai pas encore eu l’occasion de lui parler alors je me demande ce qu’il a bien pu leur raconter…
— … Qu’on avait la situation bien en main, je suppose. Comme vous allez devoir le faire d’ici une vingtaine de minutes. »
Je grognai, mais je m’y étais déjà résigné. On avait promis aux journalistes une conférence. Dans mon idée, ça allait se résumer à une simple occasion de gâcher de la pellicule. Ils auraient quelques images de moi pour illustrer leur journal du soir. Je n’avais certainement pas grand-chose à leur raconter.
J’ai horreur de l’inefficacité. Il faudra que vous cherchiez un bon bout de temps avant d’en trouver un meilleur exemple qu’une conférence de presse.
Ce dédoublement d’efforts a déjà de quoi vous faire pleurer de rage. Est-ce vraiment nécessaire que le Rince-L’Œil vespéral de Kaukakee (Illinois) se croit obligé d’envoyer un cadreur couvrir une catastrophe aérienne en Californie ?
Et ce n’est pas seulement la télévision – même si chacune des principales chaînes des sept États voisins avaient installé une caméra. Tous les journaux étaient là, eux aussi. Et des reporters venus des Indes, d’Angleterre et du Japon, et pour autant que je sache, de Bali, des Maldives et du Kamputchea. Il y avait les envoyés spéciaux et les chroniqueurs. Il devait bien y en avoir une centaine rien que pour les revues d’aviation. Il y avait des scientifiques de toutes les universités de l’État. Il y avait les auteurs spécialisés dans le livre-document vite torché et les concepteurs publicitaires dont le boulot est de harceler les Patty Hearst, les Gary Gilmore ou quiconque captive durant quelques jours l’attention du pays, et de leur coller sur le dos un nègre-écrivain-scénariste chargé de pondre du livre d’élevage ou du téléfilm juteux. Ce sont des conditionneurs du désastre. D’ici deux mois, on pourrait voir le résultat de leurs efforts : « Les dernières secondes du vol 35 » et « Collision ! » et « Mont Diablo » et « Le Crash des Jumbos ».
Je me demandais qui ils allaient prendre pour jouer le rôle de Bill Smith.
J’aurais été aux anges si leur unique désir avait été d’aller patauger devant l’épave en pleine nuit, de la boue jusqu’aux genoux, le micro en main et l’air solennel. Mais non, ils avaient envie de me parler, à moi, et tout ce que j’aurais bien voulu savoir c’était : pourquoi ? Je n’avais strictement rien à leur raconter. Ils le savaient aussi bien que moi, mais il leur fallait tout de même leur cirque.
Je me retrouvai donc devant une forêt de micros, clignant des yeux sous le feu des projecteurs, et maudissant C. Gordon Petcher à qui aurait dû revenir ce boulot. S’il n’était même plus bon à ça, à quoi était-il bon ?
Je commençai par la formule habituelle selon laquelle il n’y aurait aucune déclaration sur les parties de l’enquête encore en cours. Puis je leur offris ce que je savais – et qu’ils savaient déjà tous. Ce n’était que la sèche litanie de l’origine des appareils, leur destination, l’heure de la collision et l’endroit où ils s’étaient écrasés. Je leur dis combien de passagers et de membres d’équipage s’étaient trouvés à bord de chacun des appareils (en définitive, nous étions parvenus au chiffre de 637 en tout), qu’il y avait à terre dix disparus, probablement morts, et dix blessés – tous atteints par des débris du DC-10. Jusqu’à nouvel ordre, les noms des victimes ne seraient pas rendus publics… Bref, vous complétez vous-mêmes. Vous avez pu déjà l’entendre au journal du soir. On n’avait pas encore pu déterminer les causes de la catastrophe.
Des questions ?
Eh bien, mon dieu, ne criez pas tous à la fois.
« M. Smith, est-il vrai que tous les membres de l’équipe de basket ont été tués ? »
Première nouvelle. C’était la première fois que j’entendais parler d’une équipe de basket. Il apparut en effet qu’une équipe universitaire s’était trouvée à bord du 747. Je dis au journaliste que s’ils étaient à bord, ils étaient certainement morts puisqu’il n’y avait eu, je le répète, aucun survivant. Combien de temps allais-je devoir le répéter ?
« Et le sénateur Gray ?
— Était-il à bord d’un des appareils ?
— C’est notre information.
— Je ne peux ni le confirmer ni l’infirmer. S’il était à bord, il est mort.
— Je parle de Mme le sénateur Eleanor Gray.
— Okay. Ce n’est pas mon rayon. La liste des victimes sera diffusée sitôt les identités confirmées. Question suivante. »
Ils me posèrent des questions sur le contrôle au sol et sur une éventuelle erreur de pilotage. Rien à déclarer. Ils voulaient en savoir plus sur les transpondeurs de bord. Rien à déclarer. Avez-vous parlé avec un nommé Donald Janz ? Rien à déclarer. Y a-t-il eu une défaillance d’ordinateur ? Nous l’ignorons. Rien à déclarer. Je ne saurais dire. L’enquête est en cours. Les recherches continuent. Pas à ma connaissance. L’enquête se poursuit.
Ce qu’ils étaient arrivés à faire, c’était à me transformer en l’un de ces visqueux personnages officiels qu’on voit au journal ou à « l’Heure de vérité » et qui ne s’engageraient pas à affirmer si oui ou non on est en décembre. Ils m’exaspèrent tout autant que vous et j’apprécie modérément qu’on me réduise à singer leur comportement. Mais vous savez, quand à une question de Mike Wallace, son interlocuteur lui répond : « C’est encore en discussion », ou autre formule du même acabit, il ne dissimule rien du tout. Il ne peut tout simplement pas parler. Ce serait déplacé. De même, toute déclaration publique de ma part lors de cette conférence était susceptible de porter préjudice à des innocents.
On tourna donc ainsi en rond bien gentiment pendant presque une heure.
Un seul détail mérite d’être retenu de cette conférence. L’événement intervint vers la fin, quand la plupart des organismes sérieux avaient renoncé et que ne restaient plus en piste que les fondus. Les gars de la télé, quant à eux, avaient commencé de plier bagage sitôt mises en boîte cinq minutes de prises.
Le type se leva et je voyais d’ici qu’il se prenait pour Ralph Nader.
« Monsieur Smith, je représente ici l’Association des passagers des lignes aériennes. »
C’était trop beau pour résister :
« L’APLA ? Alors c’est vous qui en faites tout APLA ? »
Rigolade générale. En fait, je crois être à l’origine de leur changement de raison sociale.
Il posa sa question, cramoisi, question que j’écartai aussitôt. Il y en avait sûrement quelques autres dans la salle que je pouvais me permettre d’insulter sans crainte de représailles. Je regardai partout, espérant repérer le type du National Enquirer[10].
Ce que j’eus à sa place, ce fut un très digne gentleman aux cheveux blancs, un rien corpulent, la mise légèrement démodée. Il avait la coiffure en désordre, mais c’était bien le seul détail où il ne fût pas tiré à quatre épingles. Dans cette assistance, il détonnait.
« Monsieur Smith, je suis Arnold Mayer. Ma question n’a rien à voir avec la surcharge des ordinateurs ou la négligence des aiguilleurs du ciel.
— Vous m’en voyez soulagé.
— J’en doute. J’aimerais savoir quels faits inhabituels vous seraient apparus, arrivé à ce stade de votre enquête.
— J’ai peur de ne pas pouvoir faire de déclaration au sujet de…» Je m’arrêtai, songeant soudain à toutes ces montres. Non pas que je fusse disposé à leur en parler.
« C’est à peu près ce que j’ai pu entendre de plus vague comme question, monsieur Mayer. »
Le vieux bonhomme m’adressa un sourire désabusé, inclinant vivement la tête. J’avais déjà décidé que ce serait la dernière question de la soirée et je me demandais si je parviendrais à conclure de manière susceptible à ne pas me faire passer pour un salaud.
« Si vous pouviez être un peu plus précis », lui soufflai-je.
Nouveau haussement d’épaules de sa part.
« Si je savais comment décrire les faits, ils n’auraient rien d’inhabituel. Avez-vous découvert un quelconque détail bizarre en rapport avec l’accident ? Y a-t-il eu des observations inexpliquées ? Y a-t-il eu un indice quelconque suggérant que cet accident ait pu avoir pour cause quelque chose de moins évident qu’une défaillance d’ordinateur ?
— Sans pour autant cautionner en aucune façon l’hypothèse de la surcharge d’ordinateur, je peux vous affirmer que non, il n’y a rien eu d’inexplicable jusqu’à présent. » C’est vrai, ça. Oh ! le menteur de gentil fonctionnaire ! « Bien sûr, chaque accident est unique et…
— … Pourtant, ils ont tous des traits communs. Il y a des choses que vous vous attendez à trouver et d’autres non. J’ai entendu dire, par exemple, que l’enregistreur de conversations dans le poste de pilotage – le C.V.R., comme vous l’appelez – contenait quelque chose qui sortait légèrement de l’ordinaire. »
Ainsi donc, il y avait eu une fuite. Je ne peux pas dire que j’étais surpris. Ça se produit toujours. Ce qui m’étonnait, en revanche, c’est que la fuite soit parvenue à l’oreille de ce vieux bonhomme et non des gens de C.B.S. ou de Time magazine.
« Je ne peux faire aucune déclaration tant que la bande du C.V.R. n’aura pas été traitée et analysée. Puisque vous semblez être tellement au courant des procédures, vous savez que cela va prendre aux alentours de deux semaines. En suite de quoi les passages intéressants en seront rendus publics et vous pourrez tout à loisir vous faire une opinion personnelle. »
Il remit ça, avant que je n’aie eu le temps de lever la séance.
« D’accord, mais y a-t-il eu autre chose de bizarre ? Un détail qui en soi pourrait n’avoir rien de significatif. Une incohérence quelconque dans la séquence des événements. Quelque objet inexplicable trouvé parmi les décombres. Et plus particulièrement, tout ce qui pourrait avoir un rapport ou un autre avec le temps. »
Une fois encore, je songeai aux montres, mais je fus distrait par une quinte de toux subite d’un spectateur dans l’assistance, quelque part dans le fond de la salle. C’était une femme et elle me tournait le dos. Quelqu’un lui tenait le bras, penché vers elle, apparemment inquiet de la voir s’étouffer, comme elle s’étranglait, pliée en deux. De la main, elle lui faisait signe de s’écarter.
« Je ne vois toujours pas où vous voulez en venir.
— Je peux difficilement être plus explicite sans risquer de passer pour un imbécile », me répondit-il, désabusé. « Je suis simplement à la recherche de l’inexplicable. En général, je le trouve.
— Pas ici, en tout cas. D’ici quelques jours, ou quelques semaines, je serai en mesure de vous dire très exactement ce qui s’est produit la nuit dernière. Sans le moindre doute, il y a…»
La femme dans le fond s’était enfin redressée et c’était elle. Celle qui ne voulait pas me donner du café dans le hangar et s’était plus qu’amplement rattrapée quelques heures plus tard. Elle s’apprêtait à quitter la salle.
« Il n’y a rien d’inexplicable dans mon boulot, monsieur Mayer. Et ceci met un terme à cette conférence de presse, mesdames et messieurs, merci. »
Je quittai l’estrade et me dirigeai en hâte vers le fond de la salle.
Elle n’était pas dans le couloir à l’extérieur. Je le pris jusqu’au premier tournant pour jeter un œil. Quelques journalistes s’éloignaient d’un pas traînant, mais elle n’était pas parmi eux. À l’extrémité du corridor se trouvait la porte débouchant sur la zone publique de l’aérogare. Inutile de la chercher au-delà.
« Après quoi cours-tu avec tant d’empressement ? »
Je me retournai vers Tom. Il avait l’air aussi fatigué que moi. On resta planté là, dans l’angle du corridor, pendant que les reporters nous dépassaient – parmi eux, Mayer, qui m’adressa comme un clin d’œil.
« Je l’ai encore vue. Je la croyais partie par là.
— Qui ? Oh ! Ta femme mystérieuse. Tu crois qu’une tasse de café répandue sur les genoux suffit comme présentation ?
— Merde, je ne sais pas. Je voulais simplement lui parler.
— Bien sûr. » Il hocha la tête, incrédule. « Je ne sais pas comment tu fais pour tenir le coup. Je suis à demi mort et toi, tu ne penses qu’à courir.
— Ce n’est pas ça. C’est simplement…» Je me rendis compte que je ne savais tout simplement pas pourquoi j’avais envie de lui parler. Mais j’en avais envie. J’envisageai d’appeler United, voir si je pourrais retrouver sa trace puis décidai de remettre ça à demain.
« Ce sera tout pour aujourd’hui, patron ? » demanda Tom.
Je regardai ma montre : « Fichtre oui. L’équipe de nuit a reçu ses instructions ?
— Oui. Tu veux qu’on aille bouffer un morceau ?
— Non merci. Je vais regagner directement ce motel dont j’ai vaguement entendu parler il y a bien sept ou huit jours. Voir si j’arrive à retrouver mon lit.
— Deux contre un que tu ne dors pas seul. »