1. « Un coup de tonnerre »

Témoignage de Bill Smith.


Mon téléphone se mit à sonner tout juste avant une heure du matin, le 10 décembre.

Je pourrais très bien en rester là, dire simplement que mon téléphone se mit à sonner, mais cela ne traduirait guère l’ampleur véritable de l’événement.

J’ai dépensé un jour sept cents dollars dans un réveil. Ce n’était pas un réveil quand je l’ai acheté et c’était devenu beaucoup plus, une fois l’objet passé entre mes mains. Le cœur de la chose était une sirène d’alerte aérienne en provenance d’un surplus de la Seconde Guerre mondiale. J’y avais ajouté quelques bricoles par-ci par-là et, au terme de l’opération, l’engin pouvait constituer un dangereux rival au séisme de San Francisco comme méthode pour vous sortir du lit.

Ultérieurement, je décidai de raccorder mon second téléphone à cet engin d’apocalypse.

J’avais pris une seconde ligne le jour où je m’étais surpris à sursauter chaque fois que sonnait la première. Six personnes seulement au bureau connaissaient mon nouveau numéro, ce qui résolut radicalement deux problèmes : je cessai de sursauter aux sonneries de téléphone, et je ne fus plus jamais réveillé par quelqu’un venu sonner à ma porte pour m’annoncer que l’alarme avait été déclenchée, qu’on m’avait appelé et que faute de réponse de ma part on en avait envoyé un autre à ma place.

Je fais partie de ces gens qui dorment comme des souches. Depuis toujours ; ma mère devait me faire tomber du lit pour m’expédier à l’école. Même dans l’aéronavale, quand tout le monde à bord passait des nuits blanches à songer à la perspective du pont d’envol le lendemain, moi je pouvais passer la nuit à scier des bûches jusqu’à ce que le commandant vienne en personne me secouer les puces.

Et puis, il faut dire aussi que je bois pas mal.

Vous savez ce que c’est : au début, c’est uniquement lors des soirées ; puis on passe à deux verres à la fin de la journée. Après le divorce, je me suis mis à boire tout seul parce que, pour la première fois de mon existence, j’avais du mal à trouver le sommeil. Et tout en sachant très bien que c’en est un des symptômes, j’étais quand même à des lieues de l’alcoolisme.

Mais bientôt le pli était pris : j’arrivais en retard au bureau et je compris alors que j’avais tout intérêt à rectifier le tir avant que quelqu’un au-dessus de moi n’en prenne l’initiative à ma place. Tom Stanley me recommandait d’aller consulter, quant à moi je constatais que mon réveil marchait toujours aussi bien. On trouve toujours moyen de résoudre ses problèmes pour peu qu’on ait pris le temps de les examiner pour voir ce qu’on peut y faire.

Par exemple, quand j’ai découvert que trois matins de suite je m’étais rendormi après avoir coupé mon nouveau réveil, je suis allé installer son interrupteur dans la cuisine tout en le connectant à la cafetière électrique. Une fois que vous avez ouvert l’œil et que le café est sur le feu, il est trop tard pour vous rendormir.

Ça les a bien tous fait rigoler au bureau. Tout le monde trouvait ça très malin. Bon, d’accord, peut-être que les rats qui trottent dans les labyrinthes sont malins eux aussi. Et peut-être que vous êtes parfaitement adaptés, vous, pas un pignon qui grince, pas un ressort qui soit trop bandé et si c’est le cas, je ne veux pas en entendre parler. Allez le dire à votre analyste.

Donc, mon téléphone sonna.

Je m’assis sur mon lit, regardai autour de moi, découvris qu’il faisait encore nuit et sus aussitôt que c’était mal barré pour une nouvelle journée de routine au bureau. Puis je saisis le combiné avant que la sonnerie ne décolle le papier peint des murs.

Je suppose qu’il me fallut un certain temps pour le porter à l’oreille. Il y avait eu quelques verres pas bien longtemps auparavant et je ne suis pas au mieux de ma forme au saut du lit, même pour un appel d’urgence. J’entendis un silence sifflant puis une voix hésitante : « Monsieur Smith ? » c’était la standardiste du bureau, une femme que je ne connaissais pas.

« Ouais, vous l’avez.

— Ne quittez pas. Je vous passe M. Petcher. »

Puis même le sifflement disparut et je me retrouvai dans cette version XXe siècle du purgatoire, condamné à rester « pendu au téléphone » sans avoir eu la moindre occasion de protester.

À vrai dire, ça m’était égal : au contraire, ça me donnait l’occasion de me réveiller. Je bâillai, me grattai, chaussai mes lunettes et lorgnai l’organigramme collé au mur au-dessus de ma table de nuit. Voilà, il était là, C. Gordon Petcher, juste en dessous du président et de la mention « Équipe d’intervention/Personne à prévenir dans tous les cas d’accident catastrophique ». Le roulement est changé tous les jeudis à l’issue de la journée de travail. Le seul nom à apparaître sur tous les tableaux de roulement est celui de Roger Ryan, le président. Quoi qu’il arrive, quelle que soit l’heure du jour, Ryan est le premier à l’apprendre.

Mon propre nom apparaissait un peu plus bas sur la liste, en regard de l’intitulé : « Officier de Permanence Aviation/R.D.E. » suivi de mon numéro de radio-signal et de mon second numéro de téléphone personnel ; au fait, la mention R.D.E., ce n’est pas un titre universitaire, ça veut simplement dire : Responsable De l’Enquête.

C. Gordon Petcher était le plus récent des cinq membres du National Transportation Safety Board – le Conseil national sur la sécurité des transports. À ce titre, il était naturellement un rien suspect. Ceux d’entre nous engagés pour leurs talents d’experts s’interrogent toujours sur la valeur des nouveaux membres du Conseil appelés à remplir un mandat de cinq ans. Chacun doit traverser une période d’essai au cours de laquelle on décide si l’on pourra lui faire confiance ou bien alors devoir le subir.

« Désolé de vous avoir fait attendre, Bill.

— Ce n’est rien, Gordy. » Il voulait qu’on l’appelle Gordy.

« J’étais en train de discuter avec Roger. Il vient de nous en arriver un sérieux en Californie. Vu l’heure tardive et l’ampleur de la catastrophe, on a décidé de ne pas attendre d’avoir des places sur les vols réguliers. Le Jetstar n’attend plus que l’équipe d’intervention soit réunie. J’espère qu’il sera en mesure de décoller dans moins d’une heure. Si vous…

— Quelle ampleur, Gordy ? Chicago ? Les Everglades ? San Diego ? »

On aurait presque cru qu’il s’excusait. C’est des choses qui arrivent. À force d’annoncer des nouvelles franchement mauvaises, on finit par avoir tendance à s’en sentir responsable.

« Ça pourrait bien être plus gros que les Canaries. »

Une partie de moi-même détestait ce type qui me parlait dans le style télégraphique des agences de presse pendant que le reste essayait de digérer l’annonce d’un accident plus gros que Ténériffe.

Le profane pourrait s’imaginer que nous évoquons des lieux géographiques lorsque nous mentionnons de la sorte Chicago, Paris, les Everglades et ainsi de suite. Pas du tout. Chicago, c’est un DC-10 qui perd un réacteur au décollage. Aucun survivant. Les Everglades : l’amerrissage en catastrophe d’un L-1011 dans les marais pendant que l’équipage essayait de réparer un projecteur avant. Quelques rescapés. San Diego : un bon gros PSA 727 qui était allé emplafonner un Cessna chez les Indiens – ces niveaux de basse altitude qui grouillent de Navajos, Cherokees et autres Piper Cubs. Quant aux Canaries…

En 1978, à l’aéroport de Ténériffe, Canaries, l’impensable s’était produit : un Boeing 747 avait entamé son décollage à pleine charge, réservoirs pleins, alors qu’un autre 747 occupait encore le devant de la piste, dissimulé par l’épais brouillard. Les deux appareils étaient entrés en collision et avaient brûlé au sol – deux vulgaires autobus bondés à l’heure de pointe et non plus deux superbes machines volantes, prodiges d’aérodynamique et de technologie.

C’était – ou ça avait été, jusqu’à ce coup de téléphone – la plus grande catastrophe de toute l’histoire de l’aviation.

« Où, en Californie, Gordy ?

— Oakland. À l’est d’Oakland, dans les collines.

— Quels appareils ?

— Un 747 de la Pan Am et un DC-10 de United.

— Collision en vol ?

— Oui. Et les deux appareils à pleine charge. Je n’ai pas encore de chiffres définitifs…

— Ne vous inquiétez pas pour ça. Je crois que j’ai tout ce qu’il me faut pour l’instant. Je vous retrouve à l’aéroport d’ici, mettons…

— Je prendrai un vol du matin à Dulles. M. Ryan m’a suggéré de rester ici quelques heures encore pour coordonner tout le côté relations publiques de l’affaire pendant que…

— Bien sûr, bien sûr. D’accord. On se revoit vers midi. »


J’étais dehors moins de sept minutes après avoir raccroché. Dans cet intervalle, j’avais eu le temps de me raser, de m’habiller, boucler ma valise, boire une tasse de café et manger des œufs brouillés accompagnés d’une saucisse. Je n’étais pas peu fier de constater que je n’étais encore jamais allé aussi vite – même avant le divorce.

Tout le secret réside dans la préparation, la judicieuse instauration d’habitudes dont on ne doit plus jamais varier. Planifier ses moindres faits et gestes, en faire le maximum à l’avance. Résultat : en cas d’alerte, vous êtes paré.

Ainsi, je pris ma douche dans la salle de bains du rez-de-chaussée et non dans celle attenante à la chambre parce que ça m’obligeait à traverser la cuisine où je pus au passage appuyer sur le bouton du four à micro-ondes (préprogrammé) et mettre en route la cafetière électrique – deux appareils régulièrement chargés la veille au soir, que je sois sobre ou saoul. À peine sorti de la douche, le rasoir électrique en main, je mangeai debout tout en me rasant puis remontai au premier jeter le rasoir dans la valise déjà garnie avec sous-vêtements, chemises, pantalons et trousse de toilette. C’est à ce moment-là seulement que je devais prendre mes premières décisions de la journée, en fonction de ma destination. J’ai déjà été expédié sans préavis dans le désert de Mojave ou sur l’Erebus dans l’Antarctique. Manifestement, on emporte dans chaque cas des vêtements différents. Le grand poncho jaune était déjà là ; toujours s’équiper pour la pluie sur le lieu d’une catastrophe aérienne. Dans les collines d’Oakland en plein mois de décembre, je ne prenais pas un gros risque.

Boucler et verrouiller la valise, ramasser la pile de papiers sur le bureau et les fourrer dans la petite mallette contenant tous les articles que je garde toujours sous la main en cas d’alerte : appareil photo, stock de pellicules, calepin, loupe, lampe torche et piles neuves, magnéto, cassettes, calculette, boussole. Puis retour au bas de l’escalier, se verser une seconde tasse de café et tout trimbaler au garage par la porte de communication (laissée ouverte la veille), appuyer au passage avec le coude sur le bouton du portail basculant, refermer la porte du pied, balancer valise et mallette dans le coffre (ouvert), sauter dans la voiture, reculer, appuyer sur le bouton de la télécommande du portail tout en surveillant du coin de l’œil qu’il se referme bien.

Mis à part le choix de quelques articles de lingerie, tout cela était automatique. Je n’eus pas à refaire fonctionner mes méninges avant d’avoir pénétré dans Connecticut Avenue, direction plein sud. La maison restait close en permanence. Parce que je la laissais comme ça. Dieu merci, je n’avais pas de chien. N’importe comment, Sam Horowitz, mon voisin, garderait l’œil sur les lieux dès qu’il aurait appris la catastrophe dans le Washington Post du lendemain.

L’un dans l’autre, j’avais l’impression de m’être assez bien adapté à la vie de célibataire.


J’habite en banlieue, à Kensington, Maryland. La maison est bien trop grande pour moi, depuis le divorce, et elle me ruine en chauffage, mais je suis apparemment incapable de la quitter. J’aurais pu emménager en ville, mais je déteste la vie en appartement.

J’empruntai le périphérique vers National. À cette heure de la nuit, Connecticut Avenue est pratiquement déserte, mais les feux vous ralentissent. Vous pourriez croire que le Responsable de l’Enquête d’une Équipe d’intervention du Conseil National sur la Sécurité des Transports Aériens dépêché vers le plus grand désastre de l’histoire de l’aviation disposerait d’un gyrophare rouge à poser sur le toit de sa voiture et pourrait brûler les feux de signalisation. C’est triste à dire mais la police de Washington aurait vu ça d’un fort mauvais œil.

La majeure partie de l’équipe vivait en Virginie et serait à l’aéroport avant moi, quel que soit mon itinéraire. Mais l’avion ne décollerait pas sans moi.


Je déteste l’aéroport National. C’est un véritable affront à toutes les règles du N.S.T.B. Il y a quelques années, lorsque tomba la nouvelle qu’un Air Florida avait percuté le pont de la 14eme Rue, deux ou trois parmi nous émirent l’espoir (mais sans pour autant le crier sur les toits) qu’on pourrait bien en fin de compte parvenir à le faire boucler. Les événements en décidèrent autrement, mais je garde toujours bon espoir.

Tel qu’il était, National restait bigrement trop pratique. Pour la majorité des Washingtoniens, Dulles International pouvait aussi bien être dans le Dakota. Quant à Baltimore…

Même le Conseil a basé ses appareils à National. Nous en avons plusieurs, le plus gros étant un Lockheed Jetstar qui peut nous déposer n’importe où sur le territoire métropolitain des États-Unis sans escale. Normalement, nous empruntons les vols commerciaux, mais ce n’est pas toujours possible. Cette fois, il était beaucoup trop tôt dans la matinée pour qu’on pût trouver suffisamment de places libres vers l’ouest. Il y avait également la possibilité – si l’accident était vraiment aussi important que le disait Gordy – qu’une seconde équipe nous emboîte le pas, sitôt levé le soleil. Il allait peut-être bien falloir agir comme si l’on se trouvait devant deux accidents.

Excepté George Sheppard, tout le monde était déjà là lorsque j’embarquai à bord du Jetstar. Tom Stanley avait été en contact avec Gordy Petcher. Pendant que je rangeais mon barda, Tom m’affranchit sur les détails que Petcher soit avait ignorés, soit n’avait pu se résoudre à me révéler durant notre conversation téléphonique.

Pas un survivant. Aucune des deux compagnies ne nous avait encore fourni de bilan exact, mais il se chiffrait très certainement à plus de six cents morts.

La collision s’était produite à cinq mille pieds – un peu plus de quinze cents mètres. Le DC-10 était pratiquement tombé comme une pierre. Le 747 avait plané encore un peu, mais le résultat final était le même. L’épave du Douglas ne se trouvait pas très loin d’un grand axe routier ; la police locale et les pompiers étaient déjà sur les lieux. Le Boeing de la Pan Am était quelque part dans les collines. Des équipes de sauveteurs avaient déjà rejoint l’épave, mais la seule information était qu’il n’y avait aucun survivant.

Roger Keane, responsable des enquêtes sur le terrain à Los Angeles, était encore dans l’avion qui se dirigeait vers la baie ; il n’allait pas tarder à se poser. Roger avait été en contact avec les services des shérifs des comtés de Contra Costa et d’Alameda pour les informer des procédures à engager sur les lieux de l’écrasement.

« Qui mène la danse au LAX[3] ? demandai-je.

— Un certain Kevin Briley, me dit Tom. Je ne le connais pas. Et toi ?

— J’ai dû lui serrer la main une fois. Je me sentirai mieux une fois Roger Keane sur le site.

— D’après Briley, il aurait reçu l’ordre de prendre le prochain vol pour Oakland et de nous retrouver là-bas. Il sera à L.A. un peu plus longtemps, si tu veux lui parler. »

Je consultai ma montre.

« Dans une minute. Où est George ?

— Je ne sais pas. On l’a bien prévenu. On l’a rappelé chez lui il y a encore cinq minutes et ça ne répond pas. »

George Sheppard était notre spécialiste météo. On pouvait décoller sans lui vu que sa présence sur les lieux n’était pas absolument indispensable.

Et moi j’étais prêt à partir. Mieux : je brûlais de partir, comme un pur-sang ombrageux et piaffant derrière le guichet de départ. Je pouvais sentir monter la tension – autour de moi comme dans tout le pays. L’intérieur du Jet-star était sombre et calme, mais de Washington à Los Angeles et Seattle et bientôt dans le monde entier, des forces se rassemblaient qui allaient sous peu déclencher un foutu bordel de cirque électronique, le plus grand qu’on ait jamais vu. La nation dormait encore, mais les lignes téléphoniques, les câbles coaxiaux et les satellites géosynchrones bourdonnaient déjà en transmettant la nouvelle. Un millier de chroniqueurs et de reporters se voyaient tirés du lit et réservaient leur vol pour Oakland. Une centaine d’organismes gouvernementaux allaient se voir impliqués avant que l’affaire soit close. Des gouvernements étrangers dépêcheraient des représentants. Depuis Boeing et McDonnell-Douglas jusqu’au fabricant du plus minuscule rivet de voilure, tout le monde se sentirait à cran, chacun à se demander si ce n’était pas de son usine que serait sortie la pièce défaillante ou l’instruction fatale – et tous désireux d’apprendre la mauvaise nouvelle à sa source. Le temps que le soleil se lève sur la Californie, un milliard de personnes allaient réclamer des réponses : Comment est-ce arrivé ? À qui la faute ? Que faire à l’avenir ?

Et c’était moi le type chargé de fournir ces réponses. De toutes les fibres de mon corps, je brûlais de prendre l’air, d’être arrivé sur les lieux, de commencer mon enquête.

J’étais à deux doigts d’ordonner le décollage quand arriva un appel de George, m’épargnant une décision qu’il aurait sans doute mal prise. Il avait des ennuis de voiture. Il avait bien appelé un taxi, mais nous suggérait plutôt de décoller sans l’attendre, il tâcherait de nous rejoindre plus tard. Avec un soupir de soulagement, je dis au pilote de nous arracher d’ici.


Quelle est l’ambiance, quand on se dirige vers les lieux d’une catastrophe aérienne majeure ? En gros, plutôt calme. Au cours de la première heure, je passai quelques appels à Los Angeles, m’entretenant brièvement avec Kevin Briley. J’appris ainsi que Roger Keane avait pris un hélicoptère et se trouvait certainement déjà arrivé sur le site du DC-10. Briley était lui-même sur le point de partir pour s’envoler vers Oakland où il me rejoindrait à l’aéroport. Je lui dis de s’occuper de la sécurité.

Puis d’autres à leur tour appelèrent, qui Seattle, qui Oakland, Schenectady, Denver ou Los Angeles. Chacun des membres du groupe d’intervention allait former sa propre équipe pour examiner sous tel ou tel aspect bien précis l’accident et chacun tenait à s’entourer des gars les mieux qualifiés. En général, ce n’était pas un problème. Le téléphone arabe marche vite avec un cas de cette ampleur : pratiquement tous les gens appelés étaient au courant ; certains étaient déjà en route. Ces gars-là, on les connaissait, on pouvait leur faire confiance.

Mais tout cela ne prit guère de temps. Après cette première heure, on se retrouvait seul dans le ciel avec quatre heures encore à tirer jusqu’à Oakland. Alors, que fait-on dans ce cas-là ?

Avez-vous la moindre idée de la quantité de paperasse qu’exige une enquête sur un accident ? Chacun de nous se trouvait avec une demi-douzaine de rapports en instance. Il y avait des rapports à lire et des rapports à rédiger plus d’interminables listes à consulter. Ma mallette était déjà bourrée de travail en cours. J’en abattis une partie pendant une heure environ.

Je finis par ne plus rien comprendre à ce que je lisais. Je bâillai, m’étirai et regardai autour de moi. La moitié de l’équipe roupillait. Une idée qui me parut judicieuse. Il était 4 h 30 du matin, fuseau oriental – trois heures plus tôt sur la côte ouest et aucun d’entre nous n’allait probablement dormir avant minuit largement passé.

De l’autre côté de la travée centrale se trouvait Jerry Bannister, le responsable de l’étude des structures. C’est l’aîné de la bande : un grand bonhomme avec une tête énorme et une épaisse tignasse grise ; un ingénieur en aéronautique qui avait bossé chez Douglas sur la chaîne de montage des DC-3 parce que l’armée n’avait pas voulu de lui. Il est sourd d’une oreille et porte un appareil acoustique dans l’autre. À le voir, vous diriez que c’est la plus grosse erreur que l’armée ait jamais faite. Je serais prêt, quand on voudra, à l’envoyer affronter un peloton de soldats allemands, même avec sa soixantaine. Avec son visage taillé à coups de serpe et cette paire de battoirs géants, on le verrait plus à l’aise dans un atelier de montage. Difficile de l’imaginer derrière une planche à dessin ou bien en train de peaufiner une maquette de soufflerie, mais tel est bien pourtant son domaine. Après la guerre, il s’est contraint à faire l’université. Il a travaillé sur le DC-6 et le DC-8 parmi bien d’autres. (Il était profondément endormi, la tête renversée, la bouche ouverte. Ce mec est quasiment insensible ; rien ne peut l’ébranler. Qui plus est, il collectionne les timbres. Un vrai dingue de philatélie ; une fois qu’il est parti là-dessus, plus moyen de l’arrêter.)

Derrière lui, son crâne chauve luisant dans le cône de lumière de la veilleuse, se trouvait Craig Haubner, mon spécialiste des systèmes. Il allait passer le reste du vol à compléter l’une après l’autre les pages jaunes de ses formulaires légaux, avant de sauter hors de l’avion pour se précipiter sur le site de la catastrophe et passer toute la journée et une bonne partie de la nuit à fouiner et farfouiller parmi les débris et retourner enfin au Q.G. provisoire, toujours aussi alerter impeccable et débordant d’énergie. Il était impossible d’aimer Haubner – mal à l’aise avec les gens, par moments il donnait même l’impression de ne pas être humain – mais nous le respections tous. Sa capacité à dire exactement ce qui s’était passé au simple examen d’un bout de câble calciné ou de tubulure tordue est aux limites de la magie.

Et puis, il y avait Eli Siebel, éveillé lui aussi, qui fouinait parmi les pochettes d’allumettes, serviettes en papier, enveloppes déchirées et autres bouts de papier froissés qu’il se plaît à baptiser ses notes de travail. Je n’ai jamais eu à me plaindre de lui, même si je grince des dents chaque fois que je le vois à l’œuvre. De tout ce chaos, il parvient à dégager un travail excellent. Il est obèse, allergique à pratiquement tout et c’est le seul parmi nous à ne pas avoir son brevet de pilote, mais c’est un type enjoué, aimé des secrétaires au bureau, et compétent dans son domaine – qui est celui des systèmes de propulsion.

Occupant les sièges derrière moi, il y avait Tom Stanley, les pieds dépassant dans l’allée centrale et le reste de son individu cherchant tant bien que mal à se caser de manière confortable. À vingt-sept ans, c’est le cadet de l’équipe. Il n’avait pas fait son service – je suppose qu’il aurait été insoumis s’il avait été en âge de partir au Viêt Nam – et son seul boulot en rapport avec l’aviation avant de travailler pour le Conseil avait été celui de contrôleur de trafic aérien. Il était d’une famille très aisée. Comme de juste, il avait commencé par Harvard avant de passer au MIT et son papa avait tout payé jusqu’au dernier sou. Il vit dans une maison qui vaut cinq fois le prix que je pourrais tirer de la mienne. L’un dans l’autre, j’aurais du mal à imaginer une biographie plus apte à susciter l’hostilité de vieux pros comme Jerry Craig ou… moi-même. Et c’est assez le sentiment partagé par Haubner et Bannister. Eli Siebel le tolère tout juste. Et Levitsky nous tolère plus ou moins tous autant que nous sommes.

Mais je m’entends plutôt bien avec Tom. S’il existait une fonction de chef enquêteur adjoint au N.T.S.B. (ce qui n’est pas le cas), je crois que je choisirais Tom Stanley pour occuper le poste. Le fait est que je discute pas mal avec lui.

Le secret tient sans doute à son amour de l’aviation. Il vole pratiquement depuis l’âge de huit ans et j’aime tellement voler moi-même que je ne peux pas lui en vouloir d’avoir eu l’argent pour réaliser ce rêve. Je possède un superbe vieux biplan Stearman qui engloutit une trop grande part de mon salaire et que je n’aurai sans doute jamais fini de payer. Tom, lui, est le propriétaire d’un Spitfire en état concours. Et il me laisse le piloter. Que voulez-vous dire contre un type pareil ?

Tom allait diriger deux sous-groupes dans l’enquête : le contrôle du trafic aérien et les opérations. L’autre personne destinée à porter deux chapeaux était en ce moment même endormie à l’arrière de la cabine. C’était Carole Levitsky, chargée des facteurs humains et des témoignages. Elle n’était avec nous que depuis six mois. Ça allait être sa seconde catastrophe aérienne. Venue de la recherche en psychologie et dotée d’une certaine expérience en médecine légale – en particulier sur les facteurs d’agression en milieu industriel –, elle était plus ou moins parvenue à nous convaincre, nous autres les techniciens purs et durs. Je la soupçonnais de connaître bien mieux que nous nos propres ressorts cachés ; elle avait une façon de vous regarder qui vous amenait immanquablement à penser : « Mais qu’est-ce que j’ai bien voulu dire ? » Le seul point chez elle à nous laisser quelque peu nerveux était le soupçon persistant qu’elle devait passer plus de temps à étudier les effets du stress sur nous que sur les pilotes et les aiguilleurs du ciel impliqués dans les accidents supposés être l’objet de nos enquêtes. Comme je l’ai déjà mentionné, il est des détails personnels que j’aime autant ne pas révéler à un(e) psychologue ; quant au reste de notre équipe, il offre un terrain fertile à l’étude du syndrome du stress professionnel.

Carole est une petite brune aux cheveux courts et au visage assez quelconque. Elle travaille bien avec l’écrasante majorité de mâles qui composent les équipes d’enquête.

Trois membres du groupe manquaient à l’appel. George Sheppard, qui devrait voir si la météo n’avait pas été un facteur déterminant dans l’accident. Puis Ed Parrish qui normalement n’avait pas à venir en personne sur les lieux d’un accident puisque son domaine était l’étude des registres de maintenance et des carnets d’entretien des appareils. Il allait se rendre à Seattle et Los Angeles où étaient assemblées les carlingues puis visiterait les ateliers d’entretien de la PanAm et de United pour éplucher les montagnes de papier qu’on remplit à chaque intervention sur un appareil commercial. Absent de même, Victor Thomkins qui s’occupait quant à lui des labos de Washington où seraient analysées les bandes de l’Enregistreur de Conversations en Cabine et de l’Enregistreur de Données de Vol.

C’était une bonne équipe. La seule absence criante était celle de C. Gordon Petcher qui aurait vraiment dû se trouver à bord avec nous. Non pas que sa présence fût indispensable ; c’était moi le responsable, qu’il fût présent ou non. La phase d’enquête sur le terrain était de mon ressort. Mais ça faisait toujours mieux d’avoir sous la main un membre du Conseil pour s’occuper de la presse. Je me demandais pourquoi il avait choisi d’attendre jusqu’au matin pour gagner la côte.

Mais je ne m’interrogeai pas longtemps : à peine m’étais-je adossé contre mon siège que je m’endormis.


À ma descente de l’appareil, les yeux vitreux, je fus assailli par les projecteurs de la télé. Ils étaient au pied de la passerelle, avec des équipes venues pour certaines d’aussi loin que Portland ou Santa Barbara. Tous ces brillants jeunes hommes et jeunes femmes brandissaient vers nous leur micro tout en nous posant des questions stupides.

C’est devenu un rituel. La danse macabre de notre siècle. Les journaux télévisés ne sont rien sans images et peu importe ce qu’elles représentent pourvu qu’il y ait quelque chose pour illustrer le commentaire. Dans cette optique, une catastrophe aérienne leur pose un problème particulier : tout ce qu’ils auraient à se mettre sous la dent pour les prochains bulletins, ce serait quelques vues indistinctes prises de nuit sur le site de la catastrophe – rien d’autre que des débris tordus, peut-être, avec un peu de chance, un bout d’aile intacte ou une queue – quelques vues aériennes de bandes de terrain défoncé, guère évocatrices, et quantité de prises de gens débarqués de Washington pour trier dans tout ça. Dans le tas, n’importe quel chef monteur de journal télévisé sélectionnerait les prises montrant des individus et c’est la raison pour laquelle nous nous retrouvions à traîner la patte de l’avion à l’hélicoptère, avec une cohorte de caméras devant, de caméras derrière, arborant tous un sourire artificiel et gardant la bouche cousue.

Je montai dans l’hélico sans même noter à qui il appartenait. À l’intérieur, il y avait un homme qui me tendait la main. Je la regardai puis la serrai sans grand enthousiasme.

« Monsieur Smith ? Je suis Kevin Briley. Roger Keane a dit que je devais vous conduire au site du mont Diablo sitôt que vous seriez arrivé.

— Ça va, Briley. » Je devais crier pour couvrir le fracas du rotor : « Un : dorénavant, ici, c’est moi le patron, pas Keane. Deux : j’ai dit que je voulais qu’on applique les consignes de sécurité, ce qui dans mon esprit signifiait écarter de nos jambes les journaleux jusqu’à ce qu’on ait quelque chose à leur dire. Vous vous êtes démerdé comme un manche. Donc trois : vous restez ici. Je ne sais pas qui dirige cet aéroport, mais je veux que vous alliez lui dire deux mots ; ensuite, vous allez me contacter Sarah Hacker, chez United, et quelqu’un de la PanAm à New York pour leur dire ce qu’il vous faut, à savoir un lieu de réunion quelconque dans le bâtiment de l’aérogare, un bout de hangar quelque part pour y entreposer ce qui restera des deux appareils et pour terminer un coin où caser ces vautours, que je ne les aie plus au cul ! Et puis, tant que vous y serez, tâchez de nous trouver quelques chambres d’hôtel, de louer une ou deux voitures… merde, Briley, voyez ça avec Sarah Hacker. Elle saura ce qu’il faut faire. Elle connaît la chanson.

— Pas moi, monsieur Smith. » Briley réussissait à avoir l’air à la fois hargneux et chagriné. « Qu’est-ce qu’il faut que je raconte aux journalistes ? Ils veulent savoir quand ils peuvent espérer une conférence de presse.

— Annoncez-la pour midi aujourd’hui. Je doute fort qu’il y en ait une à cette heure-là, mais dites-leur toujours. Et vous savez quoi ? Attendez-vous à les entendre quand elle sera retardée. » Je le lorgnai en rigolant et il parvint à me rendre un sourire las avant de hausser les épaules. Lui, il était parti pour me détester ; peut-être. Peut-être aussi s’en tirerait-il parfaitement, pour le seul plaisir de me faire bisquer. Peu importait. Il descendit et l’on referma la porte coulissante. Presque aussitôt le pilote nous fit décoller. Je regardai autour de moi. C’était un bon vieux Huey de l’armée piloté par un militaire. Des appareils extra, même s’ils ont tendance à être remplis de courants d’air. Le pilote portait des galons de sergent. Je lui demandai quel était l’écart entre les deux épaves.

« Environ vingt milles, monsieur, me répondit-il.

— Vous savez sur quel site se trouve Roger Keane ? C’est le type de…

— Je le connais, monsieur. Je viens juste de le déposer au mont Diablo. Il m’a dit que je devais vous y conduire aussi.

— Parfait. Comment est le terrain ?

— Boueux. Il a arrêté de pleuvoir il y a une demi-heure à peu près. Les camions ont un mal fou à y grimper, il n’y a que des pistes coupe-feu, là-haut. »


Quand je m’aperçus que le DC-10 n’était pas trop à l’écart de notre itinéraire vers l’épave du 747, je demandai au sergent de faire un détour pour le survoler. Ça n’était pas dur à trouver : le DC-10 avait touché le sol à huit cents mètres environ au nord de l’Interstate 580, non loin de Livermore. Apparemment en rase campagne, on voyait clignoter des centaines de gyrophares rouge et bleu. Quelques flammes étaient encore visibles, mais le kérosène avait déjà entièrement brûlé et avec le sol détrempé ça n’allait pas être un problème. Tous les points lumineux étaient plus ou moins centrés autour d’une zone sombre, circulaire.

Évidemment, je savais à quoi m’attendre, mais, quelque part au fond de moi, je reste toujours surpris, je me pose toujours la même stupide question : j’étais venu examiner le site d’écrasement d’un avion, mais où diable était-il donc, cet avion ?

Le pilote nous fit descendre en surveillant du coin de l’œil avec nervosité le ballet de myriades de lumières des autres appareils qui volaient, se posaient et décollaient dans les parages. Et pourtant, toujours pas trace de l’avion. Il y avait des projecteurs, en dessous. Tout ce qu’ils dévoilaient, c’était le sol labouré et jonché d’un éparpillement indistinct de confettis, objets informes dont aucun apparemment n’était plus gros qu’un enjoliveur de roue ou une portière de voiture.

Le spectacle me mit mal à l’aise. En partie, à cause de l’aspect inaccoutumé du site ; en général, l’empreinte au sol forme un long sillage au long duquel on peut retrouver quelques fragments reconnaissables – certains même d’assez bonne taille : nacelles de réacteurs, morceaux d’aile, portions de fuselage. L’impact laissé au sol par le vol United 35 ressemblait fort à celui d’une balle sur une glace épaisse : un cratère étoilé.

Le vol 35 s’était littéralement écrabouillé au sol.

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