Témoignage de Louise Baltimore.
Raconte tout, qu’il m’a dit :
Parfait, mais par où commencer ? L’ordre des événements n’est, au mieux, qu’une fiction bien pratique. Vues sous un autre angle, les choses se sont produites de manière très différente. J’entends d’ici l’univers se fiche de moi, de mes vaines tentatives pour envisager un début. Et pourtant, même nous, pauvres bestioles mutantes hautement évoluées descendues de la dix-septième dimension, nous ne sommes en fin de compte que des singes du temps, collés à lui et vivant dans un éternel présent. Peu importe le nombre de nœuds que je puisse faire à ma ligne de vie, je continue de la descendre selon la bonne vieille méthode : dans une seule et même direction, seconde après seconde, même si elles sont subjectives.
Vue dans cette perspective, l’histoire commence ainsi :
Je fus réveillée en sursaut par l’alarme silencieuse qui m’ébranlait le crâne et refuserait de s’arrêter tant que je resterais allongée. Je m’assis.
Mes matins étaient devenus à la fois meilleurs et pires qu’avant. Meilleurs parce qu’il ne m’en reste plus tant que ça et que j’en apprécie d’autant mieux chaque nouveau. Pires parce que ça devenait dur de sortir du lit.
Ça aurait été plus facile si je m’étais laissée aller à dormir branchée. Mais on commence par là et avant de s’en apercevoir, on se retrouve branché à tout un tas de trucs qu’on n’avait pas cherchés. Raison de mon abstention. À la place, j’ai posé la console du revitaliseur tout à l’autre bout de ma chambre, histoire de me forcer à accomplir cette longue marche chaque matin.
Dix mètres.
Cette fois, j’ai parcouru les deux derniers sur les mains et les genoux. Et c’est assise par terre que j’ai branché le tube de circulation dans ma prise ombilicale.
Ça vaut presque le déplacement : j’avais eu jusque-là l’impression de m’être ratatinée à l’intérieur de ma seconde peau. Et puis la coco a atteint mon cœur et alors là, j’ai quasiment explosé. Je pouvais sentir le picotement descendre le long de mes membres. La gadoue qui me tient lieu de sang était en train de se faire remplacer par un truc composé pour moitié de flurocarbones et pour moitié de gnôle. Je vous garantis que ça vous décrasse les boyaux de la tête.
Je lançai : « Écoute, connard…»
Et le Grand Ordinateur répondit : « Ouais, quoi encore ? »
Pas de flagornerie servo-maniérée, avec moi. En choisissant mon code d’accès, j’avais désiré avoir l’impression de discuter avec quelque chose d’aussi mal luné que moi. Tous les gens de ma connaissance aiment à entendre le G.O. leur parler soit comme une réceptionniste soit avec la voix de baryton d’un Jéhovah sur grand écran. Pas moi. Il me plaît que le G.O. donne tout juste l’air de me supporter.
« Pourquoi que tu m’as sortie du lit ? Tu me dois encore trois heures de sommeil.
— Un problème est apparu lors d’une opération en cours. Comme tu es chef des opérations de l’équipe d’escamotage, quelqu’un à la Porte a eu l’idée stupide d’imaginer que tu pourrais les aider à régler ça. Nul doute qu’il avait tort, à en juger par…
— La ferme. C’est grave ?
— Terrible.
— Quand est-ce que… je dispose de combien de temps ?
— Au sens philosophique ou pratique de la question ? Tu n’as pas le temps. Tu aurais déjà dû y être depuis une demi-heure. »
S’il avait dit un quart d’heure, je crois bien que j’y serais arrivée.
J’enfilai une paire de pseudo-jeans XXe. Un arrêt dans la salle de bains, juste le temps de me décrasser les dents, de me choisir des cheveux (blonds, ce coup-ci) et de voir si j’avais les yeux en face des trous. Disons cinq secondes pour les dents et les cheveux, six devant le miroir. C’était une extravagante perte de temps, mais j’adore les miroirs. Ils mentent d’une manière si attrayante, de nos jours. Jolie petite tricheuse, va ! Je m’adressai un sourire. C’était bien la dernière fois de la journée sans doute que j’en aurais l’occasion.
Puis je fus dehors, bousculant au passage mon Sherman qui en renversa le plateau du petit déjeuner.
Je dévalai l’entrée pieds nus à toute vitesse, dégringolai par le tube et me précipitai vers le trottoir roulant que je pris également au pas de charge, bousculant au passage les drones les moins réveillés. Parvenue enfin aux capsules, je m’engouffrai dans le premier tube libre, composai le code de la porte, me rencognai dans le capitonnage du siège en prenant une profonde inspiration. La capsule nous propulsa au-dessus de la cité, comme un bouchon, direction le terrain central.
Plus vite : je ne peux pas. Je me relaxai, regardant sans trop les voir les édifices qui glissaient au-dessous de moi. Ce n’est pas avant cet instant qu’il me revint que c’était aujourd’hui le jour. Un de mes messages devait m’attendre à la poste.
Je consultai ma Bulova pour dames et fronçai les sourcils : il me restait encore plusieurs heures avant de pouvoir ouvrir la capsule temporelle. Ce qui signifiait qu’elle avait peu de chances de porter sur la présente crise, quelle que soit celle-ci. Rares sont avec la Porte les crises à ne pas être résolues dans les deux ou trois heures.
Ce qui signifiait donc que je pouvais m’attendre à une nouvelle crise avant la fin de la journée.
Il y a des jours, je me demande pourquoi je me lève.
Acquise par les champs ralentisseurs, ma capsule se posa. Sitôt décapsulée, je me précipitai à l’intérieur du complexe de la Porte et descendis le corridor menant au p.c. des opérations. Les gnomes étaient assis, baignés par la lumière bleu et vert de leurs consoles. L’ensemble occupait une gigantesque galerie en fer à cheval qui dominait le niveau inférieur. Le centre d’opérations était entièrement vitré pour l’isoler des bruits de l’activité se déroulant en dessous.
Dieu, ce que je peux détester les gnomes. Chaque fois que j’entre au centre des opérations, je peux sentir leur odeur de putréfaction. C’est absurde, bien entendu : ce que je sens, c’est l’odeur de ma propre peur. Encore un an peut-être, et moi aussi je serai rivée derrière une console. Intégrée à la console. Vidée de tous mes boyaux pour ne conserver de mon corps que le masque. Je suis déjà à vingt pour cent de l’ersatz. Eux le sont à plus de quatre-vingts pour cent.
Qu’ils aillent se faire foutre.
J’eus droit à quelques regards de mépris. Les ambulants, ils ne les portent pas non plus dans leur cœur.
Il y avait du neuf derrière la console du contrôleur des opérations. C’était Lawrence Calcutta-Benarès. Hier encore, il avait un siège d’adjoint et cinq ans plutôt, il était mon chef de groupe. À quoi bon lui demander des nouvelles de Marybeth Metz. Vole le temps…
Non, je lui dis : « Qu’est-ce qui se passe ?
— Nous avons eu l’indice qu’il y a un twonky qui se développerait », me répondit-il avec sa grammaire déplorable. Un twonky, c’est un objet anachronique quelconque laissé derrière nous au cours d’une opération d’escamotage, mais peu à peu les gens s’étaient mis à utiliser le terme pour embrasser l’ensemble de la situation paradoxale que ledit objet tendait à engendrer.
« Désolé de t’avoir réveillée, poursuivit-il. Mais on a pensé qu’il valait mieux te prévenir. » Une honte de voir un bon chef d’équipe dégénérer ainsi en ramolli du ciboulot : J’avais depuis belle lurette pris en main la situation et lui restait planté là, à essayer bêtement de lier conversation.
« Peu après l’alerte au twonky, l’une de tes filles a perdu son paralyseur dans l’avion…
— Lawrence, est-ce que tu comptes passer trois jours à me distiller ton histoire goutte à goutte ou est-ce que tu veux bien tout me dire et tâcher de me laisser enfin y faire quelque chose ? » Et cesse un peu de gâtifier, vieux sac à merde.
Ça, je n’avais pas besoin de le dire à haute voix. Il avait pigé. Je vis son prétendu visage se figer. Le pauvre type voulait simplement bavarder. Il croyait encore être mon ami. Eh bien, compte là-dessus. C’était son premier jour de contact direct avec les ambulants et il était plus que temps pour lui de découvrir l’état de mes sentiments naturels. Je n’ai pas accepté ce boulot pour gagner le prix de camaraderie.
Il redevint service-service, ce qui correspondait exactement à mes désirs.
« L’escamotage a lieu au-dessus de l’Arizona en 1955. Un Lockheed Constellation. Il lui reste encore une vingtaine de minutes, temps local, avant de perdre une bonne partie de son aile droite. Toute l’équipe est encore à bord. Ils sont en train de rechercher l’arme tout en essayant simultanément d’achever l’escamotage. Les indications des scanneurs sont imprécises. On ne peut pas encore dire si tu la retrouveras. Ça se pourrait. » Un instant, je songeai aux inévitables blagues politiques de circonstance que pouvait entraîner la perte de l’aile droite en Arizona puis j’écartai ces divagations de mon esprit : « Alors, passe-moi la passerelle. J’y retourne. »
Il ne discuta pas ; il aurait pu. Cela constitue une infraction à la sécurité temporelle d’expédier un individu qui ne remplace pas quelqu’un d’autre. Mais je crois bien qu’il n’aurait même pas tiqué si j’étais descendue là-bas pour m’y acheter un bout de terrain. En tout cas, il transmit l’ordre. L’un de ses sous-fifres scorbutiques tripota ses boutons et bientôt la passerelle s’ouvrit révélant en dessous l’aire de réception. Je fonçai et débouchai dans la salle, dix mètres au-dessus d’un concert de hurlements, de cris et de jurons émis par les passagers déjà arrivés de l’an 1955. Ce devait être ceux de première. Il y a dans leurs cris un accent d’indignation bien particulier. Ils avaient payé un supplément et maintenant : ça ? Je peux te dire que mon député va m’entendre, Cecily, ça oui.
Je marquai le pas à l’extrémité de la passerelle, là où elle touchait l’étroite bande de planches qui délimite la partie contemporaine de la Porte. Je le fais toujours. J’ai franchi ce foutu machin peut-être un millier de fois, mais ce n’est pas le genre de chose qu’on accomplit à la légère. Là-bas, au-dessous de moi, quelqu’un était en train d’exiger de parler à l’hôtesse. Sans blague. Vraiment.
Le pauvre gars s’imaginait qu’il avait des problèmes.
Au XXe siècle, les gens avaient coutume de sauter des avions simplement munis d’une voiture en soie pliée dans un sac attaché sur leur dos. On appelait cette voiture un parachute et son rôle était – en théorie – de ralentir la chute de son porteur. Les gens pratiquaient ça par plaisir. Une distraction qu’ils baptisaient saut en chute libre. Terme on ne peut mieux choisi.
Chercher à comprendre comment un ndividu qui pouvait espérer vivre soixante-dix ans pouvait s’amuser à prendre ce genre de risque – avec un corps que la médecine de l’époque ne pouvait qu’imparfaitement voire pas du tout réparer –, comprendre comment, néanmoins, ils étaient capables d’accomplir ce premier pas hors de la porte de la carlingue, voilà qui m’aida quelque peu à franchir moi-même la Porte. Non pas que j’eusse jamais compris pourquoi ces gens-là sautaient : les vingtièmes n’ont pas plus de cervelle qu’une truie, c’est bien connu. Mais même eux, ils n’y prenaient pas particulièrement plaisir. Ce qu’ils faisaient en réalité, c’était sublimer la peur universelle du vide en la transférant dans une autre partie du cerveau : celle qui rit. Le rire traduit la suppression d’un mécanisme de défense. Ils supprimaient tellement bien leur peur du vide qu’ils en étaient parvenus à se persuader que sauter d’un avion c’est le pied.
Avec tout ça, je reste convaincue que même les plus expérimentés d’entre eux devaient quand même hésiter sur le seuil. Ils l’avaient peut-être fait si souvent qu’ils ne le remarquaient même plus, mais c’était quand même toujours là.
Idem pour moi. Aucun observateur n’aurait pu me voir ralentir le pas à l’approche de l’extrémité de la passerelle pour franchir la Porte. Mais cet instant de terreur qui vous prend au ventre, il était bien là.
La traversée de la Porte est à chaque fois différente. Le passage est instantané, mais on a largement le temps de devenir fou : c’est une forme de simultanéité où je deviens – un temps trop bref pour être mesuré, mais trop long pour être supportable – toute chose qui a jamais été : je me rencontre moi-même à l’intérieur de la Porte. Je me crée, puis je crée l’univers pour émerger de ma propre création ; je retombe dans le passé jusqu’au commencement de l’univers pour rebondir ensuite vers un autre temps ; ce temps qui se trouve être le passé enterré soudain ressuscité, réanimé pour moi et pour l’équipe d’escamotage.
Je pourrais consacrer un million de phrases à décrire l’expérience que constitue le passage à travers la Porte sans approcher encore la réalité.
Dans le même temps, ce qui s’est produit, c’est que je l’ai passée. Tout simplement. Un pied dans le futur disparu, l’autre dans le passé recomposé (avec le cul entre les deux : une fesse au pays de l’équipe des Brooklyn Dodgers et l’autre dans les Derniers Âges – ou si vous préférez, la tête dans les années 50 et le cul dans la cité de demain).
Ces deux pieds qui sont les miens étaient reliés par des jambes. Pourtant, ils étaient séparés par quelques millions de kilomètres dans l’espace et des dizaines de millions d’années dans le temps.
L’un de ces pieds n’était pas même le mien, d’ailleurs, mais il ne l’est pas plus ici que là-bas.
Je dirai donc plus sobrement que j’ai franchi le seuil. Entendez par là que j’ai traversé une terrible épreuve à laquelle j’avais fini par m’accoutumer au point de me convaincre moi-même que c’était pure routine.
Je franchis la Porte.
J’émergeai dans les toilettes d’un Lockheed Constellation en 1955 et dus aussitôt m’accroupir comme deux des membres de l’équipe d’escamotage propulsaient une femme hurlante au-dessus de mon crâne. Le cri fut coupé net lorsque sa tête franchit la Porte. Il s’achèverait dans un avenir lointain et d’ici là, il aurait eu le temps de s’étrangler. La situation allait tout bonnement passer totalement au-dessus de la pauvre choute. Bienvenue ! Vos descendants sont fiers de vous accueillir en Utopie !
Je sortis des toilettes au moment où deux autres escamoteurs traînaient vers la porte un gros type en costume gris tout chiffonné. Il se débattait faiblement ; sans doute légèrement engourdi par le paralyseur. Il ne fallait pas longtemps pour s’apercevoir que quelque chose ne tournait pas rond dans cette opération. Première chose, les passagers se rebellaient.
Bien sûr, on s’attend toujours à quelques manifestations d’hystérie. Aucun escamotage ne peut se dérouler sans un certain nombre de cris et sans le relâchement involontaire de quelques décilitres d’urine. Si je me faisais escamoter, sans doute que je pisserais moi aussi dans mon froc.
Mais ce qui me frappa surtout, c’est que la phase bordélique de l’opération était survenue plus tôt que prévu. Il restait encore bien trop de blaireaux encore conscients contre une simple poignée d’escamoteurs.
Facile de distinguer les uns des autres : les filles de l’équipe étaient habillées en hôtesse. Et en 1955, sur cette compagnie, ça signifiait petite toque mutine, jupe arrivant à mi-mollet et chaussures à talons hauts à l’équilibre précaire.
Elles s’étaient mis aussi du rouge à lèvres rouge sang. On aurait dit des vampires.
1955. Il fallait bien que je les croie sur parole. Quand vous y êtes retourné aussi souvent que moi, les modes finissent par se mélanger. Elles ont toutes l’air bizarre. Mais je n’avais aucune raison de douter de la date. Dehors, là-bas sur Terre, les voitures arboraient fièrement leurs ailerons. Chuck Berry enregistrait Maybellene, Phil Silvers et Ed Sullivan occupaient les vidéocrans – qu’à l’époque on appelait des postes de télévision – et c’est cette année-là que Nashua allait remporter le grand prix de Preakness et que les Brooklyn Dodgers allaient remporter les World Series[4] . J’aurais pu être une jeune femme riche en 1955, pour peu que j’aie trouvé un moyen de prendre des paris. Le titre du journal de demain, tenez : Un Constellation s’écrase dans le désert de l’Arizona…
On parie ?
Mais ce petit bout de 1955 n’était pas un coin de tout repos. Même sans le chaos qu’était devenue l’opération d’escamotage, cet appareil n’avait plus des masses de temps de vol devant lui.
Je secouai la tête pour m’éclaircir les idées. Des fois, ça marche. Je suis toujours un peu dans les vapes juste après avoir passé la Porte. Je me forçai à me concentrer sur ce qu’il fallait faire à cette seconde précise, puis à la suivante et la suivante encore…
Jane Birmingham redescendait l’allée centrale. Je la pris par le bras. Tout était en train de partir à vau-l’eau autour d’elle et je suppose que la dernière chose dont elle pût avoir besoin, c’était que le patron se pointe pour lui tirer les basques.
« C’est le bordel, là-bas. » Elle indiquait le rideau séparant les premières de la classe touriste. J’entendais des cris et des bruits de lutte.
« On s’est trouvés pris de court en arrivant sur eux, continuait d’expliquer Jane. Pinky s’est aperçue de la disparition de son arme peu après le départ. On a essayé calmement de la localiser ; peine perdue. J’ai dû commencer l’escamotage sans attendre. J’ai laissé Pinky chercher pendant qu’on commençait à entasser les autres vers l’avant. » Elle détourna les yeux puis ramena son regard sur moi. « Je sais bien que j’aurais pas dû faire ça, mais…»
Je balayai l’objection. « On réglera ça plus tard.
— À partir de là, je ne sais pas pourquoi, tout s’est mis à déconner… Le manque de temps, peut-être. Et puis, on était tous à cran. Mais quand on a commencé à les effacer au paralyseur, une bagarre a éclaté. Karen était H.S. Une espèce de gros salaud lui était passé…
— T’inquiète pas. Balance-la avec les blaireaux. »
Il n’y avait pas moyen de dire avec certitude ce qui avait provoqué la bagarre. J’avais déjà participé à des escamotages où les blaireaux perdent les pédales. C’est une expérience plutôt surréelle que de pointer une arme sur un vingtième et de lui dire ce qu’on veut lui voir faire. Les vingtièmes ont pour certains l’esprit de survie pas plus développé qu’un pied de brocoli. Ils avanceront droit sur la gueule de votre canon. Ils ne croient pas à l’éventualité de leur mort – surtout chez les plus jeunes.
Et puis il y a leurs drôles d’idées politiques : ils sont souvent obsédés par l’explication qu’ils « méritent », les choses dont on leur est « redevable », le traitement décent auquel ils ont « droit ».
Très très bizarre. Moi, je ferais tout ce que me dirait un interlocuteur armé, et s’il vous plaît avec ça, et je vous en prie, et merci encore. Et je te le liquide à la première occasion.
« Combien d’encore réveillés, là-bas ?
— Quand on est partis… vingt peut-être.
— Mettez-les-moi au boulot, et vite. Où est Pinky ?
— Elle est en train de défoncer les sièges en classe touriste. »
Je retournai à l’arrière avec elle. Les choses s’étaient quelque peu tassées. Il y avait peut-être une douzaine de passagers encore éveillés et quarante ou cinquante qui ronflaient dans des positions plus ou moins confortables.
Lilly Rangoon et une autre nana dont le nom m’échappait faisaient face aux passagers encore conscients, tassés dans le fond de la cabine. Les deux filles les tenaient en respect, chacune dans une travée, le paralyseur tenu à deux mains et appuyé sur le dossier d’un siège.
« Okay, tout le monde », beugla Lilly d’une voix de sergent à l’exercice. « J’aimerais bien que vous me fermiez vos grandes gueules. Vous vous calmez, et vous écoutez ! Eh, toi, tête de nœud, tu la boucles ou je te botte le train. C’est votre femme, monsieur ? Vous avez deux secondes pour lui clouer le bec avant que je vous dégage tous les deux. Une… c’est déjà mieux.
« Bon. Ces gens ne sont pas blessés. Ils sont en vie. Examinez-les et vous verrez qu’ils respirent. Ils peuvent même nous entendre. Mais je peux aussi bien tuer avec cette arme et je vous garantis que je ne me priverai pas de dégommer le premier fils de pute qui s’avise de faire des siennes.
« Vous êtes en danger, en grand danger.
« Vous allez tous mourir si vous ne faites pas très exactement ce que je vous dis.
« Que chacun de vous attrape son plus proche voisin inconscient et le traîne vers l’avant de l’appareil. Une fois là, l’hôtesse vous indiquera la marche à suivre. Vous n’avez pas une minute à perdre. Si vous traînez trop, je vous montrerai ce que je peux faire avec cette arme. »
À grand renfort d’injures et d’obscénités, elle parvint à les faire bouger. C’est l’un des traits principaux que l’on étudie lorsqu’on bûche sur une culture : les mots susceptibles de choquer un max. Au XXe siècle, ce sont essentiellement les termes évoquant la sexualité et les excréments.
L’autre possibilité du paralyseur évoquée par Lilly, c’était de fonctionner un peu à la manière d’un aiguillon de bouvier – mais à distance : douloureux, mais non incapacitant. Les meilleurs résultats sont obtenus en visant les zones sensibles et délicates situées entre les jambes – et mieux encore, en visant par-derrière. Lilly en titilla deux de la sorte et ils eurent l’air de piger très très vite (pour des vingtièmes).
Mais tout cela, je le percevais en arrière-plan, vu que j’étais présentement occupée d’abord à lacérer les premières rangées de sièges de la classe touriste. De l’autre côté de l’allée centrale, Pinky faisait la même chose. Je ne crois même pas qu’elle se rendait compte qu’elle pleurait. Elle bossait avec régularité, comme une monomaniaque.
Elle était lucide : elle faisait son boulot.
Mais elle avait surtout les chocottes. Je lui criai : « T’es sûre qu’il est dans l’avion ?
— Sûre. Je l’ai encore vu dans mon sac après l’embarquement. »
Elle était bien obligée de le croire vu qu’il n’y aurait plus rien à faire si jamais elle l’avait oublié au sol, dans la ville, quelle qu’elle soit, d’où avait décollé l’appareil. Mais elle avait probablement raison. Mes équipiers craquent rarement au cours d’une opération, pas même si la situation est devenue désespérée. Si elle disait qu’elle l’avait vu après être montée à bord, c’est qu’elle l’avait vu. Ce qui signifiait qu’on pouvait le récupérer.
Pendant qu’on cherchait, nos blaireaux encore conscients s’évertuaient à traîner les inconscients vers l’avant de l’avion. Une fois arrivés là, ils se voyaient demander de balancer leur fardeau à travers la Porte puis de retourner en chercher un autre. Le pli fut très vite pris. Ils râlaient et soufflaient, mais il n’y a quasiment rien de plus robuste qu’un vingtième. Ils bousillent leur corps : ils boivent, ils fument, ne font pas d’exercice, se laissent engraisser et se croient épuisés après avoir léché un timbre-poste, mais ils ont des muscles de cheval de trait – et une cervelle à l’avenant. Surprenants, les exploits physiques dont ils sont capables, pourvu qu’on les pousse un peu.
Tenez : un des types qui faisait sa part de boulot, eh bien, j’aurais juré qu’il avait dans les cinquante ans.
Seigneur ! Cinquante !
L’appareil fut bientôt vidé. Dès qu’un passager avait traîné son dernier corps devant la Porte, hop, on le balançait aussi. Ne restaient plus que les membres de l’équipe d’escamotage. Cette fois, on avait même expédié l’équipage. C’est vraiment une solution qu’on n’aime pas et en général on fait tout pour l’éviter. C’était l’une de mes filles qui était à présent aux commandes. Si elle n’accomplissait pas scrupuleusement tous les gestes qu’aurait dû faire le pilote, l’appareil s’écraserait à des kilomètres du bon endroit. Enfin, cet avion-ci était sur pilotage automatique et le resterait jusqu’à l’explosion du moteur. On serait bientôt au point où même le pilote n’aurait rien pu faire pour changer quelque chose, une fois que l’aile se serait détachée (si vous pouvez vous dépatouiller avec la concordance des temps).
Ce qui était ma veine. Il me reste toujours un moyen dans le cas où l’équipage s’aperçoit de notre manœuvre avant la fin, mais je répugne franchement à l’employer.
On pouvait faire venir un homme de mon Commando Très Spécial (j’emploie ici la tournure du XXe siècle : le mot « homme » inclut « femme », c’est du moins ce que dit mon Strunk & White). Un homme avec une bombe dans la tête pour être sûr que n’en subsistera même pas une dent pour permettre son identification. Un homme prêt à s’écraser au sol avec l’appareil.
Ai-je entendu quelqu’un parler de la boîte noire ? Ah ! oui. L’enregistreur de conversations. Tout le monde en effet se met à parler beaucoup dans la cabine sitôt que se pose un problème. Mais pour ça, nous disposons d’une parade élégante : en aval du temps, on l’a déjà préparée, on l’a mise en œuvre sitôt que s’est manifesté l’équipage en cabine et sitôt qu’on a eu l’assurance qu’il allait falloir l’employer. Une solution élégante, disais-je. Déroutante – et pas qu’un peu – mais élégante :
Avec nos sondes temporelles, nous pouvons regarder n’importe où, n’importe quand (enfin, presque). C’est d’ailleurs comme ça qu’on a pu savoir qu’un avion allait s’écraser. Nous avons épluché la presse et trouvé des comptes rendus de la catastrophe. Ça pourrait être chouette d’aller jeter un œil sur place, voir comment s’est déroulée l’opération. Malheureusement, nous ne pouvons pas observer directement un lieu ou une époque où nous sommes déjà allés – ou même, où nous irons (le voyage dans le temps met à rude épreuve la concordance d’iceux). Donc, impossible pour nous de savoir à l’avance que nous avons dû escamoter le pilote. Mais on pouvait toujours vérifier plus avant (enfin, après), au moment de l’enquête (vous voyez ce que je veux dire, au sujet de la concordance des temps ? Tout cela était en train de se passer maintenant – en redescendant dans le temps, dans l’avenir : en aval, ils étaient en train de sonder les événements quelques jours plus tard, dans le futur de 1955 : mon propre futur, à cet instant).
Lors de cette enquête, la bande de l’enregistreur de conversations serait écoutée. Et donc, nous pourrions toujours faire un repiquage de cet enregistrement, le placer sur un magnéto muni d’un dispositif d’autodestruction comme dans Mission : Impossible et laisser le tout dans le poste de pilotage pour que cette bande se trouve enregistrée par le magnéto originel.
Paradoxe !
À cause de ce que nous faisions en ce moment même – ou de ce que nous avions déjà fait – ces mots ne seraient jamais prononcés par l’homme dont tout le monde allait entendre la voix : ils auraient été/auront été/seront/avaient été simplement repiqués sur l’enregistrement lui-même, lequel n’avait jamais été effectué, justement à cause ce que nous étions en train de faire ou avions déjà fait.
Examinez soigneusement cette séquence et vous vous rendrez compte que les histoires de cause et d’effet, ça devient franchement de la rigolade. Autant foutre à la poubelle toute théorie rationnelle de l’univers.
Bon. Personnellement, il y a belle lurette que j’ai foutu à la poubelle toutes mes théories rationnelles. Vous pouvez vous raccrocher à ce qui vous plaît.
Mes efforts pour retrouver le paralyseur perdu ne donnaient rien. Je levai les yeux, vis qu’il ne restait plus que nous et gueulai :
« Eh, vous les zombis ! » Ayant attiré leur attention, je poursuivis : « Tout le monde continue de chercher. Mettez-moi ce zinc sens dessus dessous. Tâchez de vous remuer jusqu’à ce que les légumes commencent à arriver et ne vous arrêtez pas pour autant. Je remonte voir ce que je peux faire en aval. »
Je fonçai vers l’avant de l’appareil et… traversai.
Pour atterrir sur le cul au pied de la salle de triage.
Je vis instantanément ce qui s’était passé et me mis à gueuler comme un putois. Ça ne me rapporta pas grand-chose. Sitôt franchie la Porte, tous les blaireaux gueulaient comme des putois.
À l’extrémité ultérieure de la Porte, se trouve en ensemble complexe de rampes capitonnées et sans friction, destinées à recueillir des gens soit inconscients, soit dingues de terreur, pour leur faire dégager le passage en vitesse avant l’arrivée des autres survivants.
De temps en temps, il y a bien quelques os cassés dans l’opération, mais rarement des os importants. C’est une question de minutes. On n’a pas le temps de faire des chichis.
Le système est toutefois conçu pour trier les blaireaux du personnel d’escamotage : les blaireaux, direction la salle de préparation puis les casiers du frigo, les escamoteurs, direction un repos bien mérité. À cet effet, nous sommes tous munis d’une balise radio en opération. Le triage repère son signal. Je savais où était restée la mienne : au vestiaire.
Bon. J’avais donc une occasion de voir comment ça se passait pour les autres. J’aurais pu vivre sans.
Impossible de se raccrocher à quoi que ce soit (d’où le qualificatif : sans friction). Je glissai le long d’une série de goulottes pour atterrir enfin sur une surface horizontale recouverte d’une feuille de plastique qui me collait à la peau.
Tout cela trop vite pour que je saisisse l’enchaînement des événements. À un moment donné, des mains mécaniques m’avaient proprement déculottée et je m’étais retrouvée emballée dans un cocon serré de plastique transparent. J’étais dans une camisole, les bras le long du corps, les pieds joints.
C’est dans cet attirail que je fus propulsée sous une lumière bleue. C’était déjà effrayant pour moi, et encore, moi je savais ce qui se passait. Mon corps était étudié sous toutes les coutures, du squelette à la peau. Le processus prenait en tout deux secondes. Je me retrouvai cataloguée jusqu’à la quatre-vingtième décimale en suite de quoi le Grand Ordinateur entreprit d’éplucher son fichier de légumes, pour voir celui qui correspondrait le mieux. Ça prit environ une picoseconde. À des kilomètres de là, un tiroir de morgue allait s’ouvrir là-bas dans les casiers à légumes. Mon double endormi se verrait alors expédié vers la salle de préparation – subissant une accélération de vingt g en début et en fin de parcours. Vingt g, c’est pas rien, assez en tout cas pour provoquer très rapidement de sérieux dommages cérébraux, mais c’est vraiment s’inquiéter pour pas grand-chose : en comparaison d’un de nos légumes, la première carotte bouillie est un foudre d’intelligence.
Je savais le processus rapide, mais je n’y avais jamais assisté. Pas plus de quelques secondes après que j’eus franchi la Porte, je me retrouvai étendue sur une paillasse. Le légume arriva cinq secondes plus tard et fut déposé sur la paillasse contiguë. J’étais toujours tâtée et sondée par mes bras mécaniques. Quand arriverait l’équipe humaine de préparation, tout serait prêt.
Le cocon de plastique était perméable. Je pouvais respirer au travers, mais pas question de parler. Je restai donc là à poireauter. Je pouvais tout juste tourner la tête pour apercevoir le légume. La ressemblance était excellente : mon double légumineux. Évidemment, sa jambe gauche était vraie et pas la mienne. Je me demandais comment le G.O. allait se tirer de ça.
Je sus.
Une jambe artificielle arriva par un convoyeur au plafond et fut déposée près du légume endormi. Voilà qui allait certainement signifier quelque chose pour l’équipe humaine, laquelle à mon humble avis commençait à se faire sérieusement attendre.
Mais elle arriva en fin de compte, ce qui me fournit l’occasion – bien malgré moi – de comprendre pourquoi les blaireaux sont aussi nerveux après être passés à la préparation.
Ils étaient cinq. Dont un que je connaissais vaguement. Il me regarda sans me voir.
Ils me tâtèrent et me retournèrent. Interrogèrent le terminal de l’ordinateur, se consultèrent en hâte et décidèrent apparemment de refiler à d’autres le problème de la jambe artificielle. Tout ce qu’ils étaient censés faire était de rendre le légume assez ressemblant pour confondre les inspecteurs du F.B.I. de 1955. Je n’étais pour eux qu’un morceau de viande emballé comme un steak surgelé dans un supermarché.
L’équipe travaillait avec une sacrée efficacité : personne ne marchait sur les pieds du voisin, chacun avait ce qu’il lui fallait sous la main. Littéralement : ils n’avaient qu’à tendre le bras à l’aveuglette, c’était là.
Et c’étaient des rapides. Ils tranchèrent la viande du légume et la dégagèrent d’un coup de pied à peine avait-elle touché le sol. Entre-temps, un autre lui arrachait toutes les dents pour leur substituer une nouvelle denture exactement semblable à la mienne. On raccorda la jambe artificielle, on fit sur le corps de mon double quelques estafilades ici et là, aux endroits où ma seconde peau présentait des cicatrices. On lui décolla la peau du visage afin de la remodeler de l’intérieur, avant de refermer le tout et d’appliquer les générateurs de forcement : les plaies se refermèrent sans laisser de marque.
Mais il y en avait d’autres, en revanche, qu’il lui fallait porter. Le seul moyen de créer ces marques était de passer le légume sous un champ de temps comprimé. Aussi, quand tout le monde eut terminé, le légume fut-il branché sur les gros réservoirs de fluide nutritif ; on connecta urètre et anus aux tuyaux de vidange et tout le monde s’écarta.
La même lueur bleue que celle de la Porte entoura le légume. Il se mit à respirer si vite que sa poitrine en devint floue. Ongles et cheveux poussaient à vue d’œil. Le corps consommait les fluides nutritifs à une telle vitesse qu’il fallait une pompe à haut débit et il émettait de l’urine en un flot puisant qui jaillissait dans le réservoir posé par terre. En l’espace de dix secondes, il avait vieilli de six mois. Les plaies avaient cicatrisé normalement.
Là-dessus, ils lui enfilèrent mon jean, lui introduisirent un tuyau dans la bouche et s’apprêtaient à le gaver de nourriture menu-classe-touriste prédigérée lorsqu’une des filles regarda mon visage.
Je veux dire qu’elle me regarda vraiment. Elle m’avait déjà plusieurs fois examinée sans réellement me voir.
Ses yeux s’agrandirent.
Dès qu’elle fût parvenue à faire saisir à ses collègues qui ils étaient en train de dupliquer, toute l’équipe se mit à m’aider à me dégager de mon cocon de plastique.
Là-dessus, j’avoue que les événements deviennent légèrement flous.
Je me revois en train de regarder ce visage assoupi si exactement semblable au mien. Puis on m’arrache du légume, j’ai une épaisse barre d’aluminium entre les mains et une entaille dans la paume de ma seconde peau, du pouce à l’index – j’avais arraché la barre de l’un des appareils d’examen.
Et j’avais en tout cas fait une belle purée de légume.
Je regrette. Sincèrement. La chose portait mon jean et depuis je ne suis jamais parvenue à ôter toutes ces taches de sang.
Le chef de l’équipe de maquillage me raccompagna jusqu’à la porte.
Il ne cessait de s’excuser et je persistais à l’ignorer. Si quelqu’un était fautif dans l’affaire, c’était d’abord moi, mais je n’avais pas envie de le reconnaître devant lui. Pour moi, les excuses, c’est comme de se brancher sur un équipement de survie : un vice dangereux capable de vous bouffer l’existence pour peu que vous y cédiez. Intérieurement, je me flanquais une bonne raclée pour cette gaffe digne d’un bleu : avoir oublié ma balise dans les vestiaires. Extérieurement, je crois, j’étais au boulot, et les excuses du bonhomme ne faisaient que m’entraver.
J’avais perdu cinq bonnes minutes dans ce cirque. Je ne saurais jamais si ces minutes représentaient pour Pinky la marge entre la vie et la mort.
Je perdis encore quinze secondes rien qu’à franchir la Porte.
Aucune procédure n’avait été prévue pour ça. Toute l’opération du triage des blaireaux visait à empêcher qui que ce soit de repasser facilement. Mais avec quelques menaces de mort sincèrement et calmement assénées, je pus passer sans trop de mal. Je fonçai vers le centre d’opérations, dis à Lawrence de mettre tout le personnel disponible à la recherche du paralyseur de Pinky dans la ville d’où avait décollé son vol – j’appris qu’il s’agissait de Houston –, lui fis rouvrir la passerelle et… retraversai la Porte.
C’était un vrai carnage.
Ils avaient pratiquement examiné tous les recoins possibles dans la carlingue et ils n’y étaient pas allés de main morte. Dans l’allée centrale, on s’enfonçait jusqu’aux genoux dans le capitonnage. La moquette était arrachée. Le contenu de l’office répandu du nez à la queue. Les petites bouteilles d’apéritif craquaient sous les pieds.
Pour arranger les choses, les légumes maquillés commencèrent à débouler.
On avait déjà tellement perdu de temps qu’il fallut se dépêcher pour les placer. On put en asseoir et en attacher quelques-uns, mais la majorité, on se contenta de les balancer purement et simplement. On avait mis nos portapaks à la puissance maxi et on était tous gonflés à bloc : au lieu de la mixture habituelle de sang enrichi, de vitamines et d’adrénaline, on marchait avec un cocktail dingue à base d’hyperdrénaline, méthédrine, essence d’hystérie, T.N.T. et concentré de sirop Typhon. On te chopait ces demi-cadavres et on te les envoyait valdinguer comme de vulgaires sacs de patates. Je me sentais capable de déchirer des tôles rien qu’à la force des sourcils.
Les trois quarts des légumes étaient passés par le traitement dont j’avais récemment pu avoir la primeur. Ils ressemblaient très exactement aux gens qu’ils remplaçaient : histoire de gagner du temps, le dernier quart arriva prémutilé. La plupart étaient hideusement carbonisés. Certains fumaient encore…
On est censé trouver répugnante l’odeur de la chair humaine calcinée. À vrai dire, c’est faux. Ça sent même drôlement bon.
La plupart des légumes respiraient encore. Ils avaient passé en moyenne une trentaine d’années stockés dans leur bac ; maintenus en vie par des machines, leur tonus musculaire régulièrement entretenu par des appareils automatiques. En théorie, ils n’avaient même pas assez de cervelle pour respirer tout seul mais le fait est qu’ils étaient trop bêtes pour arrêter. La majorité d’entre eux respirerait encore au moment de l’impact.
Les faire passer tous ne prit pas trop de temps. L’opération achevée, il nous restait encore trois minutes et quarante secondes. Je renvoyai l’un de nous dans l’avenir voir si quelqu’un avait localisé le paralyseur à Houston. Le reste de l’équipe continuait de le chercher à bord. Le messager revint, porteur de mauvaises nouvelles et là, comme prévu, nous n’avions plus que deux minutes vingt secondes devant nous.
Pinky s’était calmée – si l’on peut dire. Elle ne pleurait plus. Je crois qu’elle était paralysée de terreur. J’allai trouver Lilly Rangoon, notre chef de groupe, et la pris à part.
« Je ne connais pas très bien Pinky. Qu’est-ce qu’elle a sur elle, côté twonkies ?
— Rien. Elle est vierge. » Lilly détourna le regard.
C’est une rareté. Ce dont on parlait, c’était des trucs comme les prothèses, œil, jambe, rein artificiels et autres implants médicaux trop en avance pour la science de 1955. Pinky était une fille en excellente santé. Rien qu’à ce seul titre, ce serait une grande perte pour l’équipe.
En même temps, son absence d’anachronismes médicaux ne rendait que plus facile la tâche : dans le cas contraire, c’était en effet à Lilly qu’eût incombé la mission de débrancher tous ces articles afin qu’on les remporte avec nous.
« Trente secondes, lança quelqu’un.
— Il y a une minute de battement, dis-je. Il faudra qu’on y aille au signal. Toi, tu restes juste le temps de lui ôter sa seconde peau et…
— Ferme un peu ta grande gueule ! Je connais mon boulot. À présent, tu décarres de mon avion. »
Personne ne me parle sur ce ton. Personne. Je la regardai droit dans les yeux. Si les regards pouvaient congeler, je serais devenue un Eskimo unijambiste.
« D’accord. On se revoit dans cinquante mille ans. »
Je me hâtai de regagner l’avant, où tout le monde était resté à traîner devant la Porte. Personne n’avait envie de repartir. Moi la dernière. Il eût été bien plus facile de faire le chemin inverse.
Je me retournai et vis Pinky tendre à Lilly quelque chose de flasque. Je savais qu’il s’agissait de Pinky – qui d’autre, à part elle ? – pourtant, ça ne lui ressemblait pas.
L’objet flasque était sa seconde peau. Fini l’hôtesse sexy : sans son déguisement, Pinky n’était plus qu’une petite fille nue, terrorisée.
Lilly lui adressa un salut qu’elle n’eut pas le courage de lui rendre et sprinta vers moi.
« Commencez à traverser. Ou moi, je commence à vous botter le cul. »
On m’obéit. Je me retournai vers Lilly :
« Quel âge avait-elle ?
— Pinky ? Douze ans. »
Ce n’est pas moi qui ai pondu le règlement. Je ne dis pas ça pour me disculper. Je pense que c’est un bon règlement. Si on ne l’avait pas, je l’édicterais moi-même.
On ne laisse aucun objet derrière soi. Toute négligence est punie de mort. Ou vous revenez avec le truc ou vous restez avec.
On ne pouvait pas toujours s’en sortir de la même manière qu’avec Pinky – ça, c’était la solution la meilleure. Rendue possible parce que la violence du choc et de l’incendie qui le suivrait ne permettrait pas d’escompter récupérer plus de cinquante pour cent des corps sous une forme ou sous une autre. S’ils ramassaient dix cadavres identifiables, ce serait un miracle ; alors, une fille qui n’aurait pas dû être là, ça passerait toujours inaperçu.
Malgré tout, le dernier geste de Lilly avant de quitter l’appareil avait été de s’emparer d’un légume, à peu près de la carrure de Pinky, pour le réexpédier dans l’avenir. L’équilibre est critique.
La pire éventualité ? S’il avait fallu ramener avec nous Pinky pour des raisons temporelles, Lilly l’aurait collée au mur pour l’abattre. Et ce serait sans doute suicidée ensuite. J’ai déjà eu un chef d’équipe qui l’a fait.
Personne n’a jamais dit que c’était un boulot facile.
Cette fois ; je pris la bonne sortie. Je n’avais toujours pas mon bruiteur, mais le p.c. opérations était au courant à présent et ils savaient que plus personne en dehors de notre équipe ne traverserait la Porte jusqu’à ce qu’ils la referment pour de bon. Ce qu’ils s’apprêtaient d’ailleurs à faire.
Tout le monde se retrouva sur les coussins de la zone de récupération. Des toubibs attendaient, prêts à intervenir, comme autant de pompiers alignés au bord d’une piste d’atterrissage. Par signes de la main, tout le monde indiqua que ça allait bien – excepté une des filles qui réclama une civière.
Il est de tradition de rester simplement allongé cinq ou dix minutes. Nos portapaks étaient automatiquement revenus à la normale sitôt repassé la Porte. Si bien que notre accès de frénésie hystérique se dissipa rapidement. Derrière réapparaissait l’épuisement tant physique que mental qu’avait masqué la drogue.
Mais il fallait que je me lève.
« L’heure de la récompense », dis-je tout en m’emparant de l’arme de Lilly avant de me diriger vers la salle de contrôle. « Une heure plein pot. Réglez-vous les filles.
— À tout à l’heure en réa, Louise ! » cria l’une d’elles, en tournant le cadran du portapak attaché à son poignet.
« Vous direz à ma chère maman que je suis morte avec le sourire », lança une autre.
Je courus vers le centre d’opérations retrouver Lawrence. Il épluchait la liste de contrôle préalable à la coupure de la Porte.
« Une de mes filles est encore à bord de cet avion. Je veux que tu me gardes cette Porte bloquée dessus jusqu’à ce qu’il ait effectivement percuté le sol du désert.
— Hors de question, Louise.
— Une de mes filles est encore à bord, Larry. Qu’elle parvienne à récupérer son arme et elle peut encore revenir ici.
— Est-ce que tu te rends compte des problèmes que nous avons déjà à maintenir la Porte accordée sur un appareil en vol horizontal et régulier ? Est-ce que tu as la moindre idée de l’accroissement exponentiel de leur complexité dès lors que cet avion se met à tourner et basculer en dégringolant ? C’est impossible. »
Il y a trois positions sur un paralyseur. La première endort. La seconde provoque une décharge douloureuse. Je repoussai délibérément le curseur de l’arme de Lilly jusqu’au dernier cran. Puis posai le canon contre sa tempe.
« Une de mes filles est encore à bord de cet avion, Larry. Je ne le redirai pas une quatrième fois. »
Il réussit à deux reprises à refaire coïncider la Porte avec l’avion, la première fois pendant deux secondes. La seconde presque cinq. Pinky ne reparut pas.
Et puis merde. Il fallait bien que j’essaie.
Assise par terre à côté de sa console, j’ai regardé Larry superviser la manœuvre de coupure de l’alimentation : Je lui demandai s’il avait des sèches et il me lança un paquet de Lucky Strike verte. J’en allumai trois.
Quand il eut terminé, je retournai l’arme et la lui offris, canon en avant.
« Pour moi ? » Il la prit, la soupesa.
« Tu peux en faire ce que tu veux. »
Il me la braqua sur le front. Je tirai une nouvelle bouffée et attendis. Du bout du canon, il écarta les cheveux de mes yeux puis me relança l’arme.
« Ce n’est pas ton problème, pour l’instant ?
— Non, franchement non.
— Alors, ça m’ôterait tout le plaisir. » Il croisa les bras et se radossa. Enfin, pas vraiment : il n’avait pas exactement une chaise ; il était plus ou moins encastré dedans.
Ses yeux s’allumèrent :
« J’attendrai que pour toi, ça baigne ; et la prochaine fois que je te vois sourire, tu y as droit. »
Le vicelard. Eh bien, j’ai souri, mais il n’a pas réclamé le pistolet.
« Larry, je suis désolée. »
Il me regarda. Nous avions été amants un certain temps, avant qu’il soit trop délabré pour se mouvoir tout seul. Il connaissait mon opinion à l’égard des excuses.
« Ça va. C’est aussi de ma faute. Les esprits ont tendance à s’échauffer lors d’une opération.
— Non, pas possible.
— Oublié ?
— Jusqu’à la prochaine fois.
— Bien sûr. »
Je le regardai et ressentis un profond regret pour ce qui avait été naguère. Non, disons les choses brutalement : pour ce que j’allais devenir un jour. Un jour très prochain.
Larry avait décidé d’assumer totalement son statut de gnome. La plupart de ses semblables derrière les autres consoles ressemblaient à n’importe qui, hormis les épaisses tresses de câbles qui leur sortaient du dos. Ces câbles couraient sous leur chaise et s’enfonçaient dans le plancher pour aller se raccorder aux centaines de volumineuses machines installées au sous-sol.
Larry n’avait vu aucun intérêt à vivre au bout d’une laisse. S’il était incapable de quitter le bâtiment, à quoi bon dans ce cas des jambes factices ? Aussi, la chaise de Larry faisait-elle partie intégrante de Larry. Elle n’avait pas de dossier. Disons qu’il avait poussé dessus, plante posée devant sa console. Bizarre pièce d’échecs.
Au-dessus de la taille, il ressemblait à un être humain normal. Je savais que c’était en grande partie une illusion. Même du temps où je l’avais connu, il n’avait plus qu’un bras à lui. Et la seule fois où j’avais pu voir son visage sans masque, c’était vraiment n’importe quoi : plus de nez, les lèvres bouffées, une seule oreille. J’ignorais quelle maladie il avait eue. Ça ne se demande pas. J’ignorais quelles parties de son corps étaient réellement organiques. Guère plus que le cerveau, sans doute. Ça non plus, ça ne se demande pas.
Personne à part moi, mon médecin et Sherman ne sait lesquels de mes organes et de mes membres sont réellement les miens et je suis très contente de laisser les choses telles quelles. Ça doit m’importer, sinon je ne vivrais pas sous le masque de cette seconde peau, à jouer les sosies d’une vedette de cinéma de l’an 2034. C’est vrai : le moi que tout le monde connaît est calqué, jusqu’à la dernière tache de rousseur, sur une reine de beauté escamotée lors d’un attentat terroriste.
Assise là en compagnie de Lany, lors d’un de mes rares moments de calme, je compris brusquement que lorsque je serai devenue incapable de supporter mes prothèses, je n’aurai plus qu’à le copier. Alors adieu le temps des mensonges de la séduction. L’heure serait venue de me voir enfin telle que je suis, de voir ce que nous représentons tous en réalité, ici, au sein de cet avenir radieux :
Les Derniers Âges.
Je me levai et quittai lentement le centre de contrôle. Je trouvai quelques vêtements, m’habillai, et pris un petit déjeuner au distributeur dans les vestiaires de l’équipe d’escamotage, assise, méditative. Je me rendis compte que la journée ne faisait que commencer.
Jusqu’à présent, elle avait été tout ce qu’il y a de plus typique.