Témoignage de Bill Smith.
Il y avait deux flics à la réception quand je traversai le hall. Ils discutaient avec le directeur. Je n’y fis pas outre mesure attention jusqu’au moment où, sortant sur le trottoir, j’en aperçus deux autres, deux voitures de police et un camion de la fourrière en train d’embarquer la berlinette italienne de Louise.
Je m’apprêtais à leur demander que diable il se passait lorsque quelque chose me fit m’arrêter. À la place, je m’enquis des événements auprès d’un badaud.
« Le flic disait qu’elle a été volée.
— Volée ?
— C’est ce qu’il a dit. Ça doit être un gosse qu’a fait ça. Je vous demande : qui d’autre serait assez con pour piquer une bagnole pareille ? Je parie qu’il y en a pas plus de six ou sept dans tout le pays. »
Je sortis de l’ascenseur et me ruai dans le couloir vers ma chambre. J’étais en train de sortir ma clé lorsqu’un drôle de bruit se fit entendre. Je regardai à gauche et à droite, mais sans pouvoir en localiser la source.
Comme on n’était pas loin des pistes de l’aéroport, je n’y fis plus attention. J’avais ma clé et je commençai à l’introduire dans la serrure.
Du moins, c’est ce que je voulus faire.
Car la porte s’était soudain creusée vers l’intérieur, comme si elle avait été en caoutchouc.
Je faillis tomber à la renverse ; tendant la main, je me rattrapai au mur qui s’était également mis à se déformer. Puis lentement, il reprit sa position première.
Je restai planté là, en nage. Je reculai d’un pas, étudiai la porte et le mur. Pas une fissure dans la peinture. Je passai la main sur le panneau de la porte puis son encadrement : aucun voile, aucune fente, aucune esquille.
Seigneur. J’avais déjà pris de mauvaises cuites, mais jamais rien de semblable. Je me passai les mains sur le visage, et déverrouillai la porte.
Pendant une seconde, la chambre me parut bizarre : À l’extrémité de la pièce se trouvaient des portes-fenêtres coulissantes donnant sur un balcon pas plus large qu’un cercueil. Elles étaient fermées et pourtant les rideaux étaient agités comme par une tempête. Et je ne sentais pas le moindre souffle de vent. Enfin, tout dans la pièce semblait recouvert d’une couche de glace.
Glace n’est peut-être pas le terme adéquat. C’était plutôt comme du givre. Ou du sucre glace.
Je clignai des yeux et tout avait disparu. Les rideaux frémissaient à peine et l’aspect des murs et du lit défait ne présentait rien d’anormal.
Elle était partie.
Je fis tout ce qui me vint à l’esprit. Ça ne la fit pas revenir.
La porte-fenêtre était verrouillée de l’intérieur. Je l’ouvris, montai sur le balcon et regardai partout, incapable de voir comment elle aurait pu s’échapper du troisième étage. Il n’y avait ni corde, ni draps noués, ni rien de semblable.
Je ne m’étais quand même pas éclipsé si longtemps. Je suppose qu’elle aurait pu descendre par un ascenseur pendant que je montais par l’autre ou bien encore emprunter l’escalier, mais il y avait un détail qui me faisait douter de ça : ses vêtements étaient encore dans la chambre. Et tous. Des escarpins marron au soutien-gorge en coton.
Son sac avait disparu, toutefois. Se pouvait-il qu’elle y eût dissimulé des vêtements ?
Les seules autres traces de son passage dans la pièce étaient les draps tachés et les cendriers débordants de mégots.
Je restai près d’une heure dans la chambre, à essayer de faire coller tout ça :
Une voiture volée. Une nuit interminable. Et mémorable. L’histoire incroyable d’un pays où tout le monde mourait. Un enfant mort ou mort-né ou héroïnomane.
Ah oui, et deux autres indices encore : dans la poubelle de la salle de bains, je découvris un inhalateur Vicks et un paquet vide de cachets pour parfumer l’haleine. Je reniflai l’inhalateur et regrettai aussitôt. J’ignore ce qu’il avait contenu, mais je n’ai aucune envie de le savoir.
Allez, mets donc tout ça au compte de l’expérience, me dis-je. Seulement, je n’étais guère avancé. On est censé apprendre quelque chose de l’expérience ; et tout ce que j’avais, c’était des questions.
Je décidai de ne rien dire à la police à son sujet – du moins tant que je n’aurais pas eu l’occasion de la revoir et de lui parler. Peut-être avait-elle besoin d’aide. Je ne la croyais pas dangereuse.
Je dus appeler un taxi pour regagner l’aérogare. Sitôt arrivé, je me dirigeai vers les guichets de United et passai derrière – c’était là que Sarah Harker avait son bureau.
Elle avait l’air d’avoir dormi à peu près autant que moi. Il y a peut-être des boulots pires que les relations avec le personnel et le public d’une compagnie aérienne qui vient de perdre un appareil, mais j’ignore lesquels.
« Salut Sarah ! J’aimerais mettre la main sur Louise Ball, si ce n’est pas trop te demander.
— Pas de problème. Que fait-elle, et dans quelle ville ?
— Elle travaille ici. Ou elle y travaillait hier. À la délivrance des billets. »
Sarah hocha la tête, dubitative, puis attrapa un cahier qu’elle se mit à feuilleter.
« Non. À moins d’avoir été engagée hier après cinq heures du soir. Je connais tout mon monde, Bill. Ça pourrait être une supplétive. Laisse-moi regarder. »
Elle regarda et ne trouva rien. Elle introduisit le nom dans son terminal et obtint la confirmation qu’aucune personne répondant au nom de Louise Ball ne travaillait pour United.
Il était temps d’appeler le F.B.I. Une cinglée inoffensive obsédée par sa fille morte était une chose ; une personne non autorisée furetant sur les lieux d’une enquête en se faisant passer pour ce qu’elle n’était pas, c’en était une autre.
J’étais même entré dans une cabine et j’avais composé les premiers chiffres du numéro que m’avait donné Freddie Powers… lorsque je raccrochai. Louise avait dit qu’elle serait de retour ce soir. J’attendrais et lui donnerais une chance de s’expliquer.
Puis me rappelant que j’avais quand même quelque chose à dire à Freddie Powers, je réintégrai la cabine. Je pus le joindre à la morgue temporaire.
« Alors, ces montres ? Vous avez du nouveau ?
— Une chose, me répondit-il. Vous vous rappelez les numériques qui marchaient à l’envers ? Eh bien, elles sont reparties dans le bon sens.
— Vous avez mis quelqu’un dessus ?
— Ouaip.
— Qu’est-ce qu’il en a dit ?
— Qu’un truc pareil était impossible. »
Je réfléchis à ça.
« Combien de personnes les ont effectivement vues ? Je veux dire, pendant qu’elles marchaient à l’envers. »
Il y eut un silence. « Vous et moi, Stanley, et puis ce toubib, là, Brindle. Peut-être une ou deux personnes encore, ceux qui ont aidé à dévêtir les corps… mais je ne pense pas. C’est lui qui l’a remarqué le premier.
— Avez-vous des films, des bandes vidéo du phénomène, quoi que ce soit ?
— Non, rien du tout. Tout ce qu’on a, c’est notre témoignage à nous trois. »
Nouvelle pause. « Je ne suis pas certain que Brindle serait prêt à en jurer.
— Pourquoi s’attarder là-dessus ? On aura toujours celles qui avancent de trois quarts d’heure.
— Effectivement.
— Avec les montres numériques, tout ce qu’on a, c’est le fait que Tom, vous et moi l’ayons vu…»
Il y eut une longue pause. Je supposai qu’il pesait la situation, l’état de sa carrière et l’influence qu’une telle histoire pourrait avoir sur son avancement au sein du Bureau – où l’on a toujours apprécié les choses claires et nettes.
« Je l’ai vu », dit-il avec lenteur, « mais ça ne signifie pas que je juge ça important.
— Parfait. Alors vous gardez ça sous le coude jusqu’à nouvel ordre, d’accord ? Je déciderai moi-même si c’est important.
— C’est tout vu, Bill. »
Et une anomalie de réglée, une.
Le reste de la journée se passa comme ça : plutôt bien, sauf que je passai mon temps à regarder par-dessus mon épaule, m’attendant toujours à voir Louise me tomber sur le paletot.
Mais non.
On commença avec Norman Tyson, de la boîte qui avait construit les ordinateurs du contrôle de trafic aérien.
Sa position était que l’équipement de sa firme n’était pas en cause car il avait travaillé au-delà de la capacité pour laquelle il avait été conçu. Je laissai Tom le cuisiner, espérant voir apparaître une faille dans son armure de certitude. Ils se savaient vulnérables, mais ils savaient également que le fond de l’affaire pouvait fort bien être l’incapacité de la F.A.A. à remplacer un matériel obsolescent.
Et l’agence repasserait la balle au Congrès qui n’avait pas attribué les crédits. Dès lors, la culpabilité serait déjà suffisamment diluée, mais il nous était toujours possible d’aller encore plus loin en faisant porter le chapeau à l’électorat qui avait amené au Congrès de tels représentants.
Je savais que le Conseil était intouchable. Du moins, sur le papier. Les rapports et les recommandations, on en avait par tombereaux. On les avait mis en garde au sujet des vieux ordinateurs. On leur avait dit qu’il faudrait les remplacer.
Mais le leur avait-on dit suffisamment fort ?
Qui pouvait en décider ? L’époque était aux restrictions budgétaires. Quoique, à y repenser, je n’avais souvenance d’aucune époque où l’on n’avait pas réclamé une diminution des dépenses de l’État tandis que les victimes des restrictions budgétaires y voyaient immanquablement la pire des erreurs de jugement de la part de Washington. Et personne n’avait dit que les ordinateurs seraient bon marché : on parlait d’une somme d’un demi-milliard de dollars. Allez, regarde ça du bon côté. Je parierais qu’on va les avoir, à présent.
Peu après le déjeuner, je reçus un appel du docteur Harlan Prentice, le médecin légiste qui dirigeait l’équipe d’autopsie. Il voulait absolument que je passe, mais il y a des corvées que je tâche d’éviter après manger et celle-ci en faisait partie.
« C’est au sujet du contenu des estomacs », me dit-il tout de go. « Je suppose que vous savez que le pourcentage d’identification des victimes risque d’être peu élevé.
— Je suis allé à la morgue, docteur. J’ai vu les grands sacs.
— Oui ; bon. Avec le 747, nous avons pu examiner soixante-treize fragments de corps pourvus d’un estomac. J’ai là sous les yeux un menu de ce vol avec, au choix : crêpe au poulet, entrecôte Bercy et assiette diététique, pour la classe touriste. Je n’ai pas encore vu le menu des premières. »
Je déglutis péniblement. J’avais le goût de mon steak dans la bouche. Bon, je veux bien être endurci, mais vraiment, les toubibs sont incroyables.
« Où voulez-vous en venir, docteur ?
— Ils ont tous pris du poulet. »
J’en restai baba un moment.
« Plutôt improbable, non ? » Il attendait toujours une réaction de ma part.
La colère me vint soudain. Je n’avais rien contre lui personnellement, mais pourquoi diantre cette affaire ne voulait-elle pas suivre un cours normal, raisonnable ?
« Improbable, concédai-je. Pas impossible.
— C’est tirer un peu sur la corde de la probabilité. J’ai encore une centaine d’estomacs à examiner et jusqu’à présent…
— Et le prochain pourrait vous offrir de l’entrecôte.
— Ou de l’assiette diététique…» termina-t-il avec obligeance.
Puis je compris :
« Ils ont dû s’emmêler les pinceaux à New York. Ils ont embarqué trop de portions de poulet et personne ne s’en est aperçu avant le décollage. Si bien que tous ceux qui avaient un peu faim ont pris le plat de poulet ; pour peu qu’ils aient atterri, la PanAm aurait entendu quelque chose.
— Et les premières ? »
Et merde pour les premières. « Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est qu’il y a toujours une explication raisonnable. » Je déglutis de nouveau, me demandant ce que je pouvais bien savoir. « Je vais demander à quelqu’un de vérifier auprès de l’intendance de la PanAm, à New York. Ils tireront ça au clair. »
Et je lui raccrochai au nez.
Puis je restai là, à réfléchir à tout ça, en sachant que j’allais avoir besoin au dessert d’un Alka-Seltzer. J’avais apparemment une prédisposition à enterrer les problèmes pour prétendre ensuite faire comme s’ils n’étaient pas là. Le fait est que c’étaient de sacrés putains de problèmes : soixante-treize estomacs remplis de poulet aérien. Des montres en avance de quarante-cinq minutes. Des montres qui marchaient à l’envers quand je les regardais et qui repartaient à l’endroit dès que j’avais le dos tourné. Une mystificatrice aux beaux yeux, habillée en employée de compagnie aérienne.
Plus une voix et une bande : Ils sont tous morts. Morts et carbonisés.
C’est à peu près à ce moment que se pointa C. Gordon Petcher. Je le rabattis sur mes différents responsables de groupes pour qu’ils le mettent au parfum. Pour l’heure, il ne m’était d’aucune utilité. Le salop était indisponible quand le reste d’entre nous pataugeait dans la vase et la gadoue ; et maintenant, il était là pour s’attribuer tout le crédit de nos découvertes. Il pouvait au moins se charger des conférences de presse.
Nous en eûmes d’ailleurs une autre, légèrement plus informative, après la réunion du soir. Gordy voulait donner aux médias quelque chose à se mettre sous la dent, aussi Tom, Eli et moi, nous établîmes une brève liste des points dont nous étions sûrs – non sans avertir Gordy de les faire systématiquement précéder de mentions telles que : « Certains indices donnent à penser que…» ou « Nous cherchons actuellement à savoir si…» ou « La possibilité est apparue que…»
Pour ça, il savait s’y prendre, le salop. Je le lui concède bien volontiers. Il était bien meilleur que moi. Il s’y entendait pour répondre à côté, éviter le risque de diffamation et biaiser. La seule chose qui me chagrinait chez lui était sa tendance à chercher les gros titres, mais, cette fois, il sut s’en abstenir. Les journalistes semblèrent satisfaits de ce qu’ils avaient eu et peu à peu, la salle commença de se vider.
Bientôt, je restai seul dans le vaste salon de conférence de presse. Marrant comme une telle pièce peut paraître vide.
Elle n’avait pas vraiment dit où on devait se retrouver.
À l’hôtel, selon moi. Elle serait à l’hôtel où elle y laisserait un message.
Il n’y avait pas de message à la réception.
Je montai chez moi. La femme de chambre avait ramassé les effets de Louise et les avait rangés dans la penderie. J’étais soulagé d’avoir ses vêtements. Sans eux, j’aurais commencé à me demander si elle avait vraiment existé.
J’avais eu une heure de sommeil cette nuit et à peu près quatre heures la nuit d’avant. J’avais dormi deux heures en tout dans l’avion vers la Californie. Je me sentais sale comme pas un, et je n’avais pas la moindre envie de dormir. Je fis un moment les cent pas dans ma chambre puis descendis au bar, mais ça me déprima. Je pris ma voiture et retournai à l’aéroport, puis sur le terrain, jusque devant les vastes portes du hangar qui contenait les débris des deux Jumbo.
Il y avait une porte de taille normale sur le côté. Elle était munie d’une fenêtre grillagée. Je tapai au panneau, puis collai le visage contre la vitre pour regarder à l’intérieur.
« Eh, qu’est-ce que vous faites ici ? »
Le gardien était à l’extérieur et se dirigeait vers moi. Je me retournai lentement – je n’avais pas envie de le rendre nerveux, comme ça, en pleine obscurité. C’était sans doute un flic à la retraite. Il avait sur l’épaule l’insigne d’une quelconque société de gardiennage et sur la hanche un P 38.
Je sortis ma carte d’identité et la lui montrai. Il l’examina, me scruta le visage, puis se détendit.
« Je vous ai vu à la télé, l’autre soir.
— Comment se fait-il que vous soyez ici ? »
Haussement d’épaules.
« La compagnie me paie pour surveiller ce hangar. D’habitude, c’est des vrais avions qu’ils mettent là-dedans, vous savez. Ils veulent pas d’embrouilles. Marrant, ce soir j’ai même un collègue pour me tenir compagnie. Il est de l’autre côté, à l’autre porte. Incroyable, non ?
— Comment ça ? »
Il jeta un œil par le carreau.
« Je veux dire qu’il reste pas grand-chose à piquer.
— Non, effectivement, je suppose.
— C’est vraiment affreux, non ?
— Ouais, c’est affreux. » Je pointai le doigt sur le gros cadenas. « Vous avez la clé de ça ?
— Pour sûr. Voulez entrer ?
— Ouais. Vous pouvez appeler votre employeur si vous voulez, mais je peux déjà vous dire ce qu’il répondra : laissez-le faire ce qu’il veut. Tant que je n’ai pas rédigé mon rapport, ces avions sont à moi. »
Il me jaugea du regard puis acquiesça.
« Je suppose que vous avez raison. Quoique… je me demande bien ce que vous pourriez en faire. »
Il déverrouilla la porte, me laissa entrer puis la referma derrière moi en me disant de frapper à nouveau quand je voudrais sortir.
Je déambulai un moment sans la moindre idée de ce que je cherchais. Tout ce que j’avais, c’était le souvenir de cette première fois où je l’avais vue : ici, dans cette espèce de grange immense, et elle était en train d’y chercher quelque chose.
Je m’arrêtai près de l’arbre énorme d’une turbine General Electric. Toutes ses pales avaient été brisées net, mais la chaleur de l’incendie ne l’avait pas touchée. En comparaison des températures pour lesquelles cet arbre de transmission avait été conçu, l’écrasement et l’incendie n’étaient rien du tout.
Je me dirigeai vers l’endroit où s’étaient trouvés les sacs de débris. C’étaient ces sacs qu’elle avait examinés. Je le voyais bien à présent : je l’avais interpellée, elle m’avait regardé, et elle avait détalé.
Les sacs avaient disparu. À leur place se trouvait une série de tables pliantes couvertes d’un empilement de métal tordu. Je longeai ces rangées interminables, parfois reconnaissant quelque chose, la plupart du temps n’ayant pas la moindre idée de ce que je contemplais. Il y a beaucoup de métal dans un avion.
Plus loin se trouvaient les tables avec les restes des bagages. Des valises réduites en morceaux pas plus grands que la main. Des amoncellements de vêtements lacérés et brûlés. Appareils photo écrasés, skis brisés, blocs de plastique fondus qui avaient été des calculettes. Même une bouteille de parfum intacte.
Une lueur rouge attira mon œil. Elle était très faible, enterrée sous un empilement de débris. Je tendis la main et c’est une épave non identifiable qui chût au sol avec bruit.
Première impression : un jouet d’enfant. Un pistolet à rayon. Le boîtier en plastique était à demi fondu, noirci sur les bords et fendu en deux. C’est par la fissure que filtrait la lueur rouge.
Comme tant d’autres choses dans cette affaire, ce jouet ne rimait à rien. Ce rouge m’avait tout l’air d’être de la lumière cohérente ; de la lumière laser. Et je n’avais jamais entendu parler d’un jouet d’enfant utilisant un laser.
J’avais dans la poche un couteau suisse. Je sortis la lame la plus longue et l’insérai dans la fissure. Je la fis jouer et la coque de plastique s’ouvrit en deux. Je contemplai longuement les entrailles de l’objet. Je ne savais fichtre pas ce que c’était, mais ce n’était certainement pas un jouet.
Okay. Enfin, j’avais quelque chose de concret. Ça me rendait plus triste que je ne pourrais l’exprimer de l’avoir trouvé, mais enfin, je l’avais. C’était une espèce d’arme. Elle provenait du coin qui avait tellement intéressé Louise hier matin. Au mieux, je pouvais supposer qu’elle était au courant de sa présence et qu’elle l’avait recherchée. Il était temps d’appeler les services spéciaux. Les armes échappaient à ma juridiction.
Il y avait un téléphone contre le mur à six ou sept mètres de là. J’allais appeler, j’en avais la ferme intention, mais la lumière rouge était encore dissimulée derrière quelque chose, peut-être un circuit imprimé. J’essayai de le soulever avec mon canif. Je voulais savoir ce qui produisait cette lumière.
J’étais par terre sur le dos. Impossible de bouger. J’avais très froid et l’occiput douloureux.
Il y avait eu un éclair, un drôle de bruit – d’abord très bas, pour grimper ensuite jusqu’aux ultra-sons, en ébranlant tout l’édifice. Et soudain, j’avais perdu tout tonus musculaire.
Je m’étais évanoui, mais je n’étais pas certain que ce fût à cause de l’arme. Je crois plutôt que je m’étais assommé en donnant de la tête contre l’arête de la table puis en heurtant le sol.
J’avais mal aux yeux, aussi. Je ne pouvais pas les bouger. Pas même cligner des paupières. Je les sentais s’assécher.
Un instant, je crus que j’étais mort, que c’était à ça que la mort ressemblait. Puis je découvris que je respirais toujours. Je pouvais sentir sous moi le froid contact du sol en ciment, le froid de l’air au-dessus de moi, et sentir ma poitrine qui s’élevait et s’abaissait. Je pouvais apercevoir le treillis de la charpente métallique du toit et deux lampes pâlottes. Tel était tout mon univers.
Je pensai : nuque brisée. Tétraplégique. Cathéter et poumon d’acier et sac à fèces et fini la vie sexuelle.
Mais le tableau ne collait pas avec une nuque brisée. Je pouvais sentir mes jambes. L’une était légèrement repliée en dessous de moi, et elle était bien partie pour s’engourdir. Je savais que quand je pourrais bouger de nouveau – si je devais jamais rebouger – ce serait bonjour les aiguilles et les fourmis.
Je ne me rappelle plus grand-chose des minutes qui suivirent. J’étais mort de trouille, ça ne me gêne pas de l’admettre. Quelque chose s’était produit que je ne comprenais pas. Tout ce que je pouvais faire, c’était rester étendu là. Je ne pouvais même pas regarder ailleurs qu’au plafond.
Puis je découvris que je pouvais faire autre chose : je pouvais entendre.
C’était très faible, mais comme c’était le seul bruit dans le hangar, je l’entendis. J’estimai qu’il s’agissait de deux personnes qui essayaient de marcher le plus discrètement possible. Je ne les aurais jamais entendues si je n’avais pas écouté aussi attentivement.
Au bout d’un long moment, je décidai qu’ils devaient être trois. Plus tard encore, j’eus la certitude qu’ils étaient quatre. Surprenant tout ce qu’on peut entendre quand on n’a rien d’autre à faire.
J’attendis. Le premier allait sous peu être tout près et c’est à ce moment que se déciderait mon sort.
Effectivement. J’en vis un apparaître dans mon champ visuel. Il me regardait. Il se tourna et siffla doucement. J’entendis les autres converger. Ils firent cercle autour de moi et me regardèrent. Ils portaient comme une combinaison de plongée, tout en caoutchouc noir, qui recouvrait tout le corps sauf le visage.
« Qui est-ce ? » demanda l’un d’eux.
« À ton avis ? »
Je connaissais cette voix.
Bon, elle avait bien dit qu’on se reverrait ce soir.
Ils discutèrent de savoir si j’étais vivant ou non. Puis s’éloignèrent hors de portée de voix ; du moins, même si je devinais qu’ils parlaient de moi à voix basse, j’étais incapable de saisir leurs paroles. J’avais l’impression que certains mots n’étaient pas anglais.
Ils vinrent jeter un nouveau coup d’œil d’un peu plus près. Cette fois, je devinai quelques mots çà et là :
«… court-circuit… »
« Faisceau paralyseur… pas focalisé… »
« Sacrée veine… cadavre. »
« Mais qu’est-ce qu’ils font là à cette heure-ci ? » C’était Louise.
«… récupère le paralyseur ? »
«… la Porte revient dans cinq minutes… Tirons-nous en vitesse. »
« Sûr qu’il transpire un max. »
Là, ça ne me surprit pas. Même si je ne comptais plus transpirer longtemps. Je savais que j’étais un homme mort. J’avais mis le pied dans un truc que je n’étais pas censé connaître, une histoire d’arme paralysante. Comme je ne pouvais pas bouger les yeux, je n’avais guère pu les observer, mais j’avais le souvenir de vagues formes accrochées à leur ceinture et tout dans leur comportement évoquait le mot commando. Ils n’étaient pas ici pour s’amuser.
Donc, ils allaient sûrement me liquider.
En gros. La seule chose que je ne saisissais pas – du moins au sens tactique – c’était la raison pour laquelle Louise s’était, avant cet instant, aussi souvent montrée à moi. Avait-elle plus ou moins cherché à requérir mon aide ? Je me rappelai ses efforts pour me retenir d’aller travailler aujourd’hui. D’accord ; elle avait donc essayé de m’empêcher d’être ici pendant qu’ils procédaient à leurs recherches… sauf que moi, il y a moins d’une heure encore, j’ignorais que je serais ici. Normalement, je n’aurais jamais dû me trouver dans ce hangar à cette heure-ci.
Quelqu’un chez eux avait fait une grosse boulette, j’ignorais laquelle, mais j’étais sûr que la solution la plus simple à leur problème actuel était de m’éliminer.
Je n’en crus pas mes oreilles quand je les entendis s’éloigner.
Puis Louise fut de retour. Elle apparut si vite dans mon champ visuel que, n’eussé-je été paralysé, j’aurais bondi à trente centimètres du sol. Je sentais mon cœur cogner, les gouttes de sueur ruisseler sur les côtés de mon visage.
« Smith, dit-elle. Vous ne me connaissez pas. Je ne peux pas vous dire qui je suis. Mais ça va aller mieux. »