13. « As Time Goes By »[11]

Je ne sais rien de plus déprimant que de se retrouver seul au milieu d’une foule en train d’écouter des cantiques de Noël.

Je traînai les pieds dans le terminal de l’aérogare, l’impression d’avoir quatre-vingt-dix ans. Il était autour de 9 h 30. À peu près l’heure de trois-quatre verres au bar du motel et ensuite, au dodo.

Je ne croyais guère au pari de Tom. Même s’il avait vu juste, je n’étais pas sûr de savoir que faire de ma bonne fortune vu mon présent état. Le seul truc qui m’énerve chez Tom, c’est sa manie de croire que je mène une vie de garçon débridée.

Merde, à Kensington (Maryland) ?

Je ne dis pas qu’il ne me soit pas arrivé de louer une garçonnière en ville. Washington a de tout temps été une pépinière de jeunes et jolies fonctionnaires du gouvernement. Quantité d’entre elles sont toutes prêtes à venir au lit avec vous contre un ou deux verres et trois tours de danse. Puis elles se réveillent le lendemain, vous font en partant une bise sur la joue, et vous ne les revoyez plus jamais. Vite fait, bien fait. Et sans fil à la patte. Je sais de quoi je parle : j’ai essayé plusieurs fois, peu après mon divorce.

Certes, ça constituait là un fort agréable exercice nocturne, mais je me sentais toujours un peu dégueulasse, après. J’avais envie de connaître la fille, j’avais envie – pour employer un terme déprécié – d’une relation. Sans pousser jusqu’au mariage. Je ne suis pas à ce point vieux jeu. Mais je trouvais qu’on devrait parvenir à se connaître.

Tiens, ça aurait bien fait marrer ma femme.

Je fréquentais certain salon de massage sur Q Street. Je n’y allais pas plus d’une fois toutes les deux ou trois semaines ; mes besoins sexuels n’étaient, semblait-il, plus ceux de jadis. Ce que j’appréciais, c’était le climat de sérieux de l’établissement. Du rapide et de l’efficace et même si j’avais des remords à la sortie, ça valait toujours mieux que les passes d’une nuit.

Telle était la vie de garçon libre et débridée que ce bon époux de Stanley semblait se complaire à m’imaginer. Et voilà ce qui était arrivé à l’intrépide jeune pilote de chasse, trop jeune pour la Corée et rangé des cadres à l’époque du Viêt-Nam mais qui en avait suffisamment bavé avec la Grande muette pour avoir de quoi en écrire des manuels. Finalement, sans bien savoir comment, il avait échoué derrière un bureau. Puis, durant un bon bout de temps, il s’était saoulé et, couchait avec les putes.

Dans cette disposition d’esprit, c’est tout juste si je savais où j’allais. Gardant les yeux fixés sur la pointe de mes chaussures, je pris un escalier roulant qui descendait et une paire d’escarpins marron l’empruntèrent avec moi. Mon regard remonta des bas à la jupe puis rapidement jusqu’à son visage.

« On n’arrête pas de se rentrer dedans, non ? » me dit-elle avec un sourire.


J’étais encore en train de la dévisager lorsqu’il y eut une secousse. J’avais une main sur la rampe en caoutchouc ; de l’autre, je lui saisis le bras. Dans un éclair de panique, je songeai : un tremblement de terre ! Puis je regardai autour de nous et me rendis compte que l’escalator avait simplement stoppé.

« Autant peut-être faire les présentations, dit-elle. D’ici qu’on reste coincés des heures. »

Et je ris. « Vous avez l’avantage sur moi : vous connaissez mon nom, mais je n’ai jamais eu le temps de vous demander le vôtre.

— C’est Louise Ba…» Elle se couvrit la bouche et toussa. Une cigarette se consumait dans son autre main. « Louise Ball. » Elle me regarda avec un sourire hésitant comme pour savoir si ça me convenait qu’elle s’appelle Louise Ball. Eh bien, je ne rencontre plus guère de Louise, ces derniers temps, mais c’était toujours mieux que les Luci, les Lori ou les autres gentils noms dont les mamans aiment gratifier leurs filles de nos jours…

Je lui rendis son sourire et cette fois le sien devint éclatant. Vous auriez pu allumer des bougies avec. Je me rendis compte que je la tenais toujours par le coude ; je la relâchai.

« Vous n’êtes pas parente avec la fameuse rouquine ? »

Elle me regarda, ahurie, et je crus avoir trahi mon âge avec cette référence à I Love Lucy. C’est plus tard seulement que m’apparut étrange qu’ait pu lui échapper cette référence à « I Love Lucy ». Avec un nom comme le sien, les petits malins dans mon genre devaient lui avoir fait cent fois le coup.

« Aucune relation. J’espère que je ne vous ai pas trop embarrassé. Je fais toujours des trucs dans ce genre. »

Je croyais toujours qu’on parlait de Lucille Dali puis compris qu’elle évoquait le café qu’elle m’avait répandu dessus. Ça me semblait une bagatelle en comparaison du privilège de partager avec elle cette marche d’escalier mécanique.

« Ne vous inquiétez pas pour ça. »

Comme les gens en dessous de nous, nous entreprîmes à notre tour de descendre les marches d’une hauteur inhabituelle.

J’envisageai pour les écarter plusieurs façons d’engager la conversation. Elle m’attirait comme aucune femme ne m’avait attiré depuis longtemps. J’avais envie de passer la nuit à danser avec elle, de l’enlever dans mes bras, de rire avec elle, pleurer avec elle, de lui tenir une conversation gaie, brillante, pleine d’esprit. D’accord, je n’aurais pas non plus refusé de coucher avec elle. Mais pour arriver à tout ça, il fallait que je commence par l’enchanter, la fasciner par mon esprit, lui offrir quelques-unes de ces répliques sublimes que les vedettes de l’écran savent si bien envoyer dans les comédies un peu dingues.

« Vous habitez par ici ? » Introduction brillante numéro 192. J’en ai un million à votre service.

« Mm-mmm. À Menlo Park.

— Je ne connais pas le coin. Je ne suis venu ici qu’une ou deux fois et je n’ai pratiquement jamais quitté l’aéroport. » Vous me ferez visiter la ville ? Mais je ne pouvais pas me résoudre à lui demander ça. Nous avions fini par nous trouver un petit havre de calme au milieu du fleuve déferlant de l’humanité. Il fallait presque se parler en criant.

« C’est de l’autre côté de la baie de San Francisco. Sur la péninsule. Je prends le métro pour travailler.

— Le BART ? »

À nouveau, cette même pause ; l’air interdit, comme si des bandes d’ordinateur se dévidaient sous son crâne et puis, bingo :

« Ah oui, bien sûr, le Bay Area Rapid Transit[12] »

Un silence embarrassant commençait à s’instaurer entre nous. J’avais le sombre pressentiment qu’elle m’échapperait bientôt à moins que Cary Grant ne vole à mon secours avec une réplique bien tournée.

« Alors vous devez bien connaître l’est de la baie.

— Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Je me demandais si vous connaîtriez un bon restaurant. Les seuls que je connaisse sont autour de l’aéroport.

— Je me suis laissé dire qu’il y en a des sympas du côté de Jack London Square. »

Elle était plantée là, à me sourire. J’hésitai encore – sans blaguer, je suis toujours emprunté avec les gens dont je viens de faire la connaissance, sauf dans le cadre du boulot. Mais elle n’était manifestement pas pressée d’aller où que ce soit, alors tant pis :

« Dans ce cas, voulez-vous dîner avec moi ?

— J’ai bien cru que vous ne vous décideriez jamais. »


Son sourire était meilleur que des amphés et pire que de l’héroïne. Je veux dire, bon, je me sentais comme si j’avais été piétiné par un éléphant et voilà que tout à coup on était ensemble, et c’était exactement comme d’avoir de nouveau vingt ans et de s’éveiller à l’instant d’une bonne nuit de sommeil.

D’un autre côté, je pressentais un risque d’accoutumance et pour sûr, voilà qui me désorientait bougrement. Nous étions déjà en train de traverser sous le crachin le parc de stationnement, et moi qui bavardais et bavardais comme un malade – quand je me souvins d’avoir moi-même une voiture qui m’attendait devant chez Hertz. Je lui en parlai et elle leva les yeux vers le ciel. La pluie s’était mise à tomber plus fort.

« Pourquoi ne pas prendre la mienne, après tout ? Je pourrai toujours venir vous redéposer plus tard. »

Ça me parut une bonne idée – jusqu’à ce que je découvre sa voiture.

C’était une sacré putain de voiture. Je la regardai, puis je regardai la fille. Elle me souriait avec candeur, aussi je reportai mon attention sur la tire.

Je ne sais même pas ce que c’était au juste, à part qu’elle était italienne, qu’elle donnait l’impression d’avoir été construite dans vingt ou trente ans d’ici, qu’elle devait faire dans les soixante-cinq centimètres de haut et bien dix mètres de long et que même arrêtée, elle avait l’air de faire du cent soixante. J’estimai qu’elle devait valoir dans les soixante soixante-dix bâtons.

Bon, d’accord. C’est la bagnole de son petit ami. Ou alors elle a de juteux revenus annexes. Peut-être qu’elle vient de perdre un oncle richissime ou bien ses parents avaient du fric. Il était impossible qu’elle ait pu se payer un tel engin avec son salaire d’employée de guichet d’aérogare.

Franchement, je commençais à avoir des doutes sur son compte. Tout un tas de petits détails qui collaient mal. Par exemple : avec cette tire dans son garage, elle prenait le « métro », pour aller bosser ?

Et puis, disons les choses carrément : avec un visage et un châssis comme ça, elle avait envie de sortir avec un type comme moi ?

Je commençai à craindre d’être tombé sur une groupie des catastrophes. Ça existe, bien que le genre tende à être masculin. Mais quand ce sont des femelles, elles peuvent être des plus bizarres. Soudain me revint le souvenir de ce matin, dans le hangar, quand elle avait pris ses jambes à son cou devant moi. Elle était en train d’examiner attentivement les sacs-poubelles pleins de débris. Est-ce qu’elle prenait son pied avec ça ?

Là-bas, dans l’aérogare, elle m’avait paru un rêve impossible. Aussi, quand j’avais fini par comprendre qu’elle essayait de m’aider, qu’elle désirait vraiment dîner avec moi et faisait son possible pour m’amener à l’inviter, je ne m’étais pas interrogé sur ma bonne fortune. Mais que recherchait-elle réellement chez moi ? Je doutais que ce fût ma bonne mine ou ma conversation.

Je me casai comme je pus dans le siège du passager et elle manœuvra pour sortir. Sous le capot, la tornade transalpine grondait comme un gros chat. Le bolide rejoignit en ronronnant la queue de voitures au péage de sortie. Elle me regarda.

« C’était vraiment si moche que ça, aujourd’hui ? »

Parfait. Nous y voilà. Plus qu’à déballer mon film d’horreur pour la dame.

« Terrible.

— Alors, on laisse tomber. Interdit ce soir d’évoquer les catastrophes. On ne parlera même pas d’avions. »

Donc il y avait une autre théorie derrière tout ça. Je n’arrivais pas à cerner d’où elle pouvait sortir. Comme nous approchions la barrière de péage, je l’étudiai de nouveau à la lueur bleutée des lampadaires. Un autre détail me chiffonnait depuis le début.

C’étaient ses habits. Ils n’avaient rien d’anormal. Ils lui allaient bien. Simplement, ils étaient démodés. Elle avait repassé ses vêtements de ville et je n’avais rien vu de tel depuis au moins dix ans. Sans me targuer d’être une autorité en matière de mode, même moi j’arrivais à voir qu’ils ne collaient pas ensemble. La jupe n’allait pas avec le corsage. Elle était trop courte et le tissu du corsage était assez fin pour que je voie qu’elle portait un soutien-gorge.

J’en étais là de mes réflexions perplexes lorsqu’elle paya son ticket de parcage en déversant une poignée de pièces dans les mains du guichetier pour le laisser se servir lui-même. Je me rappelle avoir eu une attitude identique à l’aéroport de Calcutta.

Puis elle lança son bolide vorace et fuselé sur la bretelle d’accès et nous fit décoller sans attendre l’autorisation de la tour. On se serait cru dans une de ces pubs télévisées où ils veulent absolument vous prouver que leur véhicule est plus destiné aux lignes aériennes qu’aux simples nationales. On gagna l’autoroute sans un arrêt et là, elle mit vraiment le paquet : elle se faufilait entre les voitures, en profitant de trous dans la circulation invisibles pour moi, exactement comme si les autres véhicules n’étaient que des obstacles immobiles.

Après le premier accès de terreur, je cessai de chercher du pied une pédale de frein absente et me renfonçai dans mon siège pour admirer la performance.

Putain, cette fille savait piloter.


Elle m’emmena à Jack London Square. J’en avais entendu parler, mais n’avais jamais visité le coin. Ça avait l’air du piège à touristes, mais enfin je ne suis pas un gastronome.

Elle se gara et je desserrai mes doigts agrippés aux flancs du baquet ; je parvins à m’extraire de l’habitacle, tout surpris d’être encore capable de respirer et surtout d’avoir la vie sauve. Elle me regarda comme si elle ne voyait pas ce qui pouvait clocher. Je me sentis soudain terriblement vieux. Je décidai qu’en fin de compte elle n’était peut-être pas allée si vite que ça, que c’était moi qui virais au fossile. Je conduisais moi aussi certainement aussi vite durant ma période hot-rod. Et je ne parle pas des chaleurs qu’on se faisait dans l’aéronavale…

Elle nous conduisit dans un restaurant nommé Chez Antoine qui était bien évidemment bondé. Naturellement, on n’avait pas réservé. Le maître d’hôtel m’annonça trois quarts d’heure d’attente. Je mis la main à mon portefeuille, pensant pouvoir lui graisser un peu la patte lorsqu’un miracle se produisit : il posa l’œil sur Louise.

Je suppose que l’idée de la voir faire le pied de grue dans le hall lui parut insupportable. Je ne l’avais vue rien faire de spécial – hypnose, peut-être ? En tout cas, il y eut soudain une table libre près de la verrière donnant sur le bord de mer.

Il y avait quantité de bateaux amarrés, ballottés par la houle et trempés par la pluie. C’était superbe. Je commandai un double scotch avec de la glace et elle décida de prendre la même chose. Ça me plut. Je n’ai jamais compris pourquoi les gens veulent absolument boire des trucs qui sentent le bonbon, avec des ombrelles en papier fichées dessus.

Le menu était en français. Et vous savez quoi ? Elle le parlait comme une autochtone. Aussi la laissai-je commander, en espérant simplement qu’elle n’allait pas me coller des escargots, des huîtres ou autres horreurs.

Nos apéritifs nous arrivèrent avec une célérité proche de celle de la lumière. Je pouvais voir dans l’œil du garçon que Louise avait fait une nouvelle conquête.

Quelqu’un se mit à jouer du piano. Louise marqua une pause et je lui vis encore ce regard. Elle consultait ses banques de mémoire, mais ce coup-ci, elle n’eut pas à chercher loin :

« As Time Goes Bye[13] », fit-elle.

— Tu l’as dit, mon p’tit, et je levai mon verre.

Elle éclusa le sien cul sec. J’ai dû faire un drôle d’air.

« J’en avais besoin », expliqua-t-elle.

Je fis signe au garçon et, ça ne rata pas, il avait les yeux sur Louise. Une partie de son charme magique avait dû déteindre sur moi car il fut là très vite, avec un second verre.

« Ça m’en a tout l’air. » J’en avais bien besoin d’un, moi aussi, mais je sirotai le sien. Elle était assise légèrement de biais, un bras passé sur le dossier, les jambes allongées sous le côté de la table. Elle paraissait totalement détendue et plus belle que jamais. Elle pencha légèrement la tête.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien. Rien du tout. Ne vous fâchez pas, mais il faut absolument que je vous le dise. Vous êtes très belle et je fais mon possible pour ne pas vous déshabiller du regard. »

Un petit sourire creusa ses fossettes et elle accepta le compliment d’un hochement de tête un rien désabusé.

« J’ai du mal à croire à ma bonne fortune. » Le sourire s’évanouit quelque peu : « Je ne sais pas comment je dois prendre ça.

— Je veux dire, je sais que tout le monde peut voir ce que je vois en vous, mais j’ai du mal à comprendre ce que vous pouvez me trouver. »

Elle se redressa légèrement et son sourire s’effaça encore plus. À vrai dire, c’était presque une grimace renfrognée, à présent.

« Au risque de sembler vous avoir pris en pitié, vous paraissiez seul et déprimé. Vous donniez l’impression d’avoir besoin d’un ami. Eh bien, moi aussi. Et je n’en ai aucun. J’avais envie d’oublier tout ce que j’ai vu aujourd’hui et j’ai pensé que ça ne vous ferait pas de mal non plus, à vous. Mais si vous…

— Attendez, je suis désolé d’avoir dit…

— Non, laissez-moi terminer. Je ne vous fais aucune faveur. Et je ne cherche pas à vous extorquer quelque chose. Je ne suis pas une journaliste. Je ne suis pas une malade des catastrophes. Ne parlez pas de moi comme de votre “bonne fortune“. Je suis moi, et si j’ai accepté votre invitation, c’est parce que j’ai été impressionnée par votre façon, durant la conférence de presse, de faire apparemment tout votre possible pour démasquer les erreurs commises par les gens pour qui je travaille et alors j’ai pensé que ça me plairait peut-être bien de faire votre connaissance. »

Elle me jaugea de pied en cap, le regard clinique.

« Bien sûr, j’ai pu me tromper. »

Je n’avais, jusqu’à cet instant, pas imaginé qu’elle pût être une journaliste. Je ne le pensais toujours pas. Je n’allais quand même pas passer des heures à m’interroger là-dessus, d’autant que je pouvais constater à présent que j’étais sur le point de ruiner quelque chose de superbe avec mes bêtes soupçons.

« Je regrette d’avoir dit ça.

— Eh bien, c’est dit, c’est dit. » Elle soupira et détourna les yeux. « Peut-être que j’ai été un peu dure avec vous.

— Je l’ai bien cherché.

— Ça a été une dure journée. » Elle contempla son second verre. Elle l’éclusa. Je fis de même, espérant que mon opinion quant à sa capacité à ingurgiter les boissons fortes n’était pas erronée. Ça ne serait pas drôle si en plus elle avait le vin triste.

Elle demanda : « Quel âge avez-vous ?

— On peut dire que vous êtes directe, vous.

— Ça gagne du temps.

— Quarante-quatre.

— Bon Dieu ! Vous aviez peur que je sois trop jeune pour vous ? C’est cela qui vous a fait hésiter ?

— En partie.

— J’en ai trente-trois. Ça vous rassure ?

— Ouais. Je vous en aurais donné vingt-six. »

Ce n’était pas tout à fait vrai. La première fois que je l’avais vue, elle m’avait paru beaucoup plus jeune et plus tard, je l’avais crue un peu plus âgée. Vingt-six, ça faisait une moyenne.

« Je voudrais pouvoir effacer les deux dernières minutes et repartir à zéro avec vous.

— Je veux bien. » Elle alluma une nouvelle cigarette au mégot de la précédente. C’était la seule chose qui me déplaisait chez elle – mais on ne peut pas tout avoir.

« Vous aviez raison à mon sujet. » Ce n’était pas aussi dur à avouer que je l’aurais cru. « Je suis seul et déprimé. Ou je l’étais. Il a suffi que vous arriviez pour que je me sente tout de suite beaucoup mieux.

— Même avec du café sur les genoux ?

— Je veux dire plus tard, sur l’escalier mécanique. »

Elle se pencha et m’effleura la main.

« Je sais ce que vous voulez dire. J’ai horreur des aérogares dans les villes inconnues. On s’y sent tellement anonyme. Tous ces gens…

— Surtout à cette période de l’année.

— Je sais. Ils ont tous l’air renfrogné. Ça va tout de suite mieux, une fois passé les guichets de sortie. Les gens sont plus heureux dehors, quand ils retrouvent ceux qui sont venus les chercher. Mais je déteste travailler au terminal principal. Tout le monde est trop pressé, et il y a toujours des problèmes d’ordinateur. Les réservations qui se perdent… enfin, vous connaissez…»

Là, je sentis comme un frisson. Et si c’était après tout une journaliste ?

« Quand ils m’ont retirée du guichet pour m’envoyer au hangar, j’ai presque été soulagée, vous vous rendez compte ? Je veux dire, après avoir eu l’assurance qu’il n’y aurait plus de cadavres, là-bas. »

Je ne dis rien. Si elle voulait du récit d’horreur, c’était le moment de m’en demander.

« Mais on ne devait pas parler boutique… Hormis que j’aimerais bien savoir comment un homme de quarante-quatre ans seulement se trouve avoir un visage aussi triste…

— J’y travaille par petites touches, depuis des années. Mais je ne vais pas vous raconter ça. »

Ce fut donc très exactement notre sujet de conversation : ma vie, mes épreuves. J’essayai bien de m’arrêter, mais sans succès. Je parvins à ne pas être trop mélo, Dieu merci, et à partir d’un certain point et d’un certain nombre de verres, je suis incapable de me rappeler précisément ce que j’ai dit au juste sinon que, j’en suis sûr, ça n’avait pas trait aux détails de mon travail. Au moins nous en sommes-nous tenus à ce point de notre accord. En gros, je lui narrai les conséquences de mon boulot sur ma vie : ce qu’il était advenu de mon mariage ; mes brusques réveils avec la peur de tomber et ce rêve où je progresse dans un long tunnel sombre plein de lumières clignotantes.


L’alcool ne nous fit pas de mal ; le temps que notre dîner arrive, nous avions déjà bu chacun pas mal de verres et je me sentais plus relaxé et détendu que jamais. On éprouve une merveilleuse sensation de soulagement à parler ainsi de choses trop longtemps retenues.

Mais quand arriva le premier plat, je redescendis suffisamment sur terre pour réaliser que le mot conversation n’était en l’occurrence guère adéquat : sa part de dialogue avait essentiellement consisté à prêter une oreille complaisante et émettre une ou deux fois un commentaire de sympathie.

« Et vous donc, est-ce que votre boulot vous plaît ? »

Ma question la fit rire. Nos yeux se croisèrent et je ne lus dans les siens nul reproche. « Écoutez, je suis désolé d’avoir déballé tout ça.

— Taisez-vous et mangez. Ça ne me gêne pas d’écouter. Je vous l’ai dit, j’ai pensé que vous m’aviez l’air d’avoir besoin d’un ami.

— Vous avez dit que vous aussi. Je n’ai pas très bien joué mon rôle, jusqu’à présent.

— Vous aviez bien plus besoin de parler que moi. Je suis flattée que vous m’ayez choisie pour ça. Je dois avoir un visage honnête, ou quelque chose…

— Ou quelque chose. »

J’avais presque oublié quel effet ça faisait de se sentir à l’aise et je lui en étais reconnaissant. Alors, je lui demandai de me parler d’elle et elle m’en dit un peu plus pendant que nous mangions.

Son père avait beaucoup d’argent. Elle avait un diplôme des beaux-arts glané dans quelque université, là-bas dans l’Est. Elle ne s’était jamais imaginée devoir un jour gagner sa vie. Elle avait épousé le type qu’il fallait, mais qui s’était révélé pas si comme il faut que ça. Elle l’avait plaqué et tentait de se débrouiller seule. Elle avait fait une fausse couche.

Je devinai que sa carrière artistique avait dû être un échec. Elle avait ressenti un choc en découvrant la difficulté de gagner sa vie, mais elle ne voulait pas retourner auprès de son père. Il continuait de lui envoyer des cadeaux qu’elle n’avait pas la force de caractère de refuser – comme la voiture, dehors.

Elle me raconta toute cette histoire avec une grande aisance ; elle avait terminé avant le dessert. Chaque fois que je lui demandais un détail, elle l’avait, tout prêt. C’était fascinant, sans aucun doute ; d’autant qu’à mi-chemin de son récit, je m’aperçus que je n’en croyais pas un mot.

Et vous savez quoi ? Je m’en foutais totalement.

Dans l’intervalle, j’avais atteint un certain état qui, tout en étant loin de l’ivresse, n’en était pas moins fort agréable. Elle me suivait verre pour verre et, pour autant que je puisse en juger, demeurait parfaitement sobre.

« Vous volez ? »

Elle me regarda, surprise, puis soupçonneuse.

« Qu’entendez-vous par là ?

— Je ne sais pas. Je pensais que vous saviez piloter.

— J’ai piloté de petits avions.

— C’est ce que je pensais. »

Elle toucha à peine à son dessert. À y repenser, elle n’avait pratiquement touché à rien, bien que la cuisine fût excellente. Et elle fumait sans arrêt. Elle avait déjà liquidé un paquet et entamé un second.

Je commençai à songer au retour à l’aéroport en sa compagnie, à bord de sa bombe roulante. Et je me demandais pourquoi elle m’avait menti. Ne me demandez pas comment je savais qu’elle avait menti ; je le savais.

« Vous pouvez me ramener chez moi ?

— Je ne sais pas si quelqu’un peut le faire, Bill. Je vais toujours essayer. »


Elle le fit très bien. Peut-être s’était-elle aperçue de ma terreur à l’aller car elle ralentit considérablement l’allure.

Puis elle me déposa devant mon hôtel, comme si j’étais la copine de collège qu’on ramène devant le dortoir. Ça me faisait un peu drôle, mais je compris que je ne devais pas insister trop lourdement. D’ailleurs, j’escomptais la revoir le lendemain.

Je gagnai ma chambre, tout baigné encore d’une lumineuse tiédeur qui dura jusqu’à ce que j’aie refermé la porte derrière moi. Et puis, je me retrouvai une fois encore dans cette chambre d’hôtel étrangère, loin de chez moi, et seul. J’eus envie d’un verre, réalisai que c’était la pire chose à faire dans mon état, mais en eus envie quand même. Je composai le numéro de service à l’étage et puis, dans un rare accès de volonté, raccrochai avant qu’on réponde. J’ouvris les rideaux et contemplai les lumières. Je m’assis près de la fenêtre.

Je suis sûr que je me serais endormi dans ce fauteuil quand une vingtaine de minutes plus tard, on toqua à ma porte. Je faillis ne pas répondre ; ce devait être Tom ou l’un des enquêteurs avec encore un problème que je ne me sentais pas de taille à résoudre.

Mais je me rendis quand même à la porte et lorsque je l’ouvris, Louise était là, avec un sac en papier et deux verres, essayant de prendre un air enjoué, mais sans grand succès.

« J’ai pensé que vous aimeriez peut-être boire le coup de l’étrier…» et elle fondit en larmes.

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