18. « Le Twonky »

Témoignage de Bill Smith.


Je me précipitai donc hors du hangar, alertai le F.B.I. et la C.I.A., ainsi que tous les journaux. Le gouverneur convoqua sur-le-champ la garde nationale et le Président, le Congrès en session extraordinaire. Tous les groupes d’experts mirent leurs meilleurs cerveaux sur le problème. On me cuisina interminablement, chacun voulant savoir exactement ce qu’avait dit Louise Ball et ce qu’elle avait fait chaque fois que je l’avais vue.

Et si vous croyez un seul mot de tout ça, c’est que vous êtes encore plus bête que moi.

Non, ce que j’ai fait, c’est m’arrêter dans un bar boire un verre (ou plusieurs) puis appeler Tom Stanley. Il était endormi, mais se dit prêt à m’écouter. Je pris la voiture jusqu’à son hôtel, montai dans sa chambre, m’assis avec lui et lui narrai toute l’histoire. Je lui répétai ce que Louise m’avait dit et fus surpris de constater à quel point cela prenait un autre sens à la lumière de mon expérience dans le hangar. Je lui racontai ce qui m’était arrivé, ce que j’avais vu et entendu, comment je m’en étais sorti, comme l’avait promis Louise, avec une jambe horriblement douloureuse et un début de grippe carabinée, à force d’être resté couché deux heures sur le béton froid.

« Elle m’a dit qu’elle venait d’ailleurs, Tom, c’est ce qu’elle m’a dit. Un endroit où tout le monde meurt. Quelque part très loin d’ici, dans l’espace – ou le temps. Je la croyais folle. Mais elle ne me connaissait pas ! Je venais de passer la nuit avec elle et elle m’a dit : “Smith, vous ne me connaissez pas !” et je sais qu’elle ne plaisantais pas. Elle ne m’avait pas encore rencontré.

« Et ce truc…, ce paralyseur. Je n’ai guère eu le temps de regarder à l’intérieur et ils l’ont remporté avec eux, mais ça ne ressemblait à rien de ce que je connaisse. Et ce truc m’a assommé, mais je pouvais encore respirer sans problème alors même que j’étais incapable ne fût-ce que de bouger les yeux. Je pouvais juste regarder tout droit. J’ai cru que c’étaient des Russes, je ne sais pas… J’ai cru qu’ils allaient me liquider. Mais tu vois, ils ne pouvaient pas me tuer ou alors, c’est que Louise les en empêchait, enfin je ne sais pas…»

Ma voix mourut. Je ne sais pas depuis combien de temps j’étais lancé sur ce ton, mais Tom m’avait écouté calmement.

« Alors, qui était-ce ? » demanda-t-il enfin. « D’où venait-elle ?

— Je l’ignore. Mais tu ne comprends pas ? Il faut qu’on trouve. »

Il y eut un très long silence. Tom évitait mon regard.

« Ces montres, Tom. Hein ? Il leur est quand même arrivé quelque chose qui les a fait soit repartir à l’envers, soit retarder de quarante-cinq minutes. Quarante-cinq minutes, Tom. »

Il leva les yeux puis les rabaissa.

« Et la bande ? Ce pilote qui disait qu’ils étaient tous morts et carbonisés. Morts et carbonisés. Pourquoi dirait-il une chose pareille ? Tom, tu vas peut-être me demander ce que j’ai pu boire ? »

Il me regarda de nouveau.

« Quelque chose comme ça, oui.

— Mais qu’est-ce que je peux faire pour te convaincre ? »

Il ouvrit les mains.

« Bill… j’ai envie de te croire… non, attends. » Il hocha la tête. « C’est faux. Je n’ai pas envie de te croire. T’aurais envie, toi ? Je veux dire, c’est une histoire de dingue, Bill. De dingue. Mais je veux bien te croire si tu me montres quelque chose.

— Quoi ? »

Haussement d’épaules. « À toi de savoir, non ? N’importe quoi. N’importe quoi de concret. Qu’on ait quelque chose à se mettre sous la dent. Sinon, même si je répugne à le dire… je serai obligé de croire que cette fille t’a fait craquer. J’ignore pour quelle raison. Mais, pourquoi tu ne rentrerais pas plutôt faire un bon somme ? Peut-être qu’il te viendra une idée. »

Merde, c’est que la situation devenait embarrassante. Et je crois même, par bien des côtés, pire que tout ce qui devait suivre.

Il n’y avait aucune raison au monde pour que Tom dût me croire sur parole avec une histoire aussi ridicule que celle-ci. Et pourtant, si j’avais un ami au monde, c’était bien lui. Si j’étais incapable de le convaincre, qui allais-je persuader ?

La situation semblait exiger une décision immédiate ; je la pris donc : je m’achetai une bouteille, regagnai ma chambre et me pris une cuite.

Le lendemain, je repris l’affaire, élément par élément.

La bande du C.V.R. :

« Je pense que ce problème a été réglé à la satisfaction générale », avait dit Gordy lors de la réunion du soir. « L’analyse faite par Carole des paroles prononcées par DeLisle me semble se tenir. Elle a fait rechercher dans son dossier. Il a eu un congé de maladie il y a cinq ans. Certains indices sembleraient indiquer une instabilité émotionnelle. J’ignore pourquoi vous tenez tant à chercher de ce côté, Bill ; c’est une fausse piste. »

Le consensus était de s’abstenir de diffuser ce message avec le reste de la transcription de l’enregistreur de conversation. Il serait inclus dans le rapport officiel, mais ce dernier ne serait pas terminé avant un an et, d’ici là, tout le monde s’en ficherait.

Deuxième reprise, les toquantes toquées :

« Ça n’a jamais existé », dit derrière sa tasse de café l’agent spécial Freddie Powers dans les locaux du F.B.I. à Oakland.

« Comment ça ? On l’a bien vu, quand même. Et le docteur aussi.

— Il n’en a plus souvenance et moi non plus. »

Il détourna furtivement les yeux, comme si l’on était dans un mauvais film d’espionnage.

« Écoutez, Smith. J’ai un pote à San Mateo qui travaille sur des puces de circuits intégrés, comme celles que contiennent ces montres. Il leur a tout fait subir : les brûler, leur injecter du mille volts, tout ce qu’on peut imaginer. Et tout ce qu’il a jamais obtenu jusqu’à présent, c’est des montres arrêtées. S’il était parvenu à reproduire le phénomène, j’étais décidé à le mentionner dans le rapport. Mais il est trop tard à présent. Mon rapport est déjà classé et, de toute manière, il ne tient déjà pas debout – et là-bas, on n’aime pas, mais alors pas du tout, les dossiers contenant des trucs bizarres et pas résolus.

— Je vous croyais homme à savoir apprécier les cas difficiles.

— Faut pas déconner, mon vieux. Je serais prêt à me remuer le cul pour un truc important, d’accord. Mais ça, c’est de la couille. Rien qu’une petite connerie qui risque juste de nous faire passer pour une paire de glands.

— Je pensais vraiment que vous seriez prêt à faire les pieds au mur pour résoudre cette affaire. Je ne vous aurais jamais cru capable de dissimuler la vérité. »

Il se pencha un peu plus vers moi.

« En parlant de mur… un conseil d’ami, Bill : vous en êtes bien près vous-même. Et d’un mur capitonné. J’ai entendu des choses… vous savez comment c’est… il paraîtrait en haut lieu qu’on n’aime pas trop vous voir remonter ce 747 ; on dit que ça coûte trop cher et que ça ne nous apprendra rien. Peut-être que vous devriez prendre des vacances, aller un peu vous mettre au régime sec avant que quelqu’un d’autre le décide pour vous. »


Toquantes toquées, deuxième partie :

Donc, nous avons un paquet de montres en retard de quarante-cinq minutes.

Bon, et alors ?


Quatrième reprise – et le challenger jaillit de l’angle du ring, titubant, ensanglanté :

Douze douzaines d’estomacs remplis de poulet aérien, contre cinq de bœuf et un de fromage blanc.

C’était à l’évidence soit une erreur dans les manifestes de la PanAm – qui montraient une répétition équilibrée des plats de bœuf et de poulet – soit une anomalie statistique sans rapport avec la catastrophe.

J’abandonnai cette reprise avant qu’elle ait vraiment débuté, aux points. L’important, c’était que je tienne debout, en attendant de pouvoir asséner mon dernier coup.


Mais entre-temps, j’en étais réduit à deux maigres possibilités. Je rentrai à Washington pour la fin de la semaine et, dès le lundi, j’entamai la tournée des agences de presse.

Il ne s’agissait pas de leur fourguer une histoire ; la conférence de presse du premier soir m’en avait démontré la futilité. En fait, je pris bien soin au contraire de demander à mes quelques amis journalistes de garder sur tout ceci la plus grande discrétion. Je leur demandai de me transmettre des clichés et des bandes vidéo de la première conférence de presse à Oakland.

Je pus avoir Louise trois fois – deux en photo et une sur bande. Aucun des clichés n’était très bon, mais je fis agrandir le meilleur et le filai au F.B.I. où j’avais encore quelques amis qui me devaient bien une faveur.

Une semaine plus tard, j’avais ma réponse. La photo n’avait rien donné. Ses empreintes sur le verre à cocktail que j’avais pu mettre de côté n’étaient au sommier d’aucune agence fédérale. Un listage des fichiers informatiques révéla plusieurs douzaines de Louise Ball, mais aucune n’était la bonne.

Pour peu que vous viviez assez longtemps à Washington, vous pouvez vous faire quantité de relations. J’en avais une à la C.I.A. Je lui donnai la photo. Il ne me promit rien, mais deux semaines plus tard, il me la restituait. En me rappelant bien que nous ne nous étions jamais rencontrés, qu’il ne m’avait jamais rendu service – mais que ça n’avait franchement pas d’importance puisque de toute manière il n’avait rien trouvé.


Au bout d’un mois, je commençais à devenir impopulaire au Q.G. d’Oakland. Même Tom essayait de m’éviter. Je savais que Gordy me considérait comme un boulet. Personne pour l’instant n’avait mis en cause ma responsabilité pour diriger l’enquête, mais certains commençaient à râler.

C’était déjà mal passé quand j’avais traîné les pieds pour laisser partir les corps. Dans le meilleur des cas, ça prend déjà un bout de temps pour les restituer aux familles. Dans l’état de la situation, je ne voulais rien relâcher qui fût en rapport avec l’enquête. Tom me persuada finalement que je devais les laisser partir.

Il y avait encore eu des haussements de sourcils quand j’avais décidé de reconstruire le 747. Tant qu’à faire, j’aurais bien procédé de la même manière avec le DC-10, mais même dans mon état présent, je vis bien qu’il ne fallait pas pousser. Toutefois je tins ferme sur mes positions. Le N.T.S.B. reconnaît formellement l’utilité de la reconstruction d’épaves pour éclaircir certains cas de collisions aériennes ; le seul problème était que personne d’autre ne convenait de son utilité dans le cas présent.

Mon rappel à Washington intervint dans le courant de janvier.


Je m’éveillai dans un lit puant, avec le soleil qui brillait au travers de rideaux jaunis. Je n’avais pas la plus petite idée de l’endroit où j’étais. Je me levai, découvris que je ne portais qu’un slip. L’odeur venait de moi ; je me rendis compte que je ne m’étais pas lavé depuis un bout de temps. Je me frottai le menton et sentis une barbe de plusieurs jours.

Je regardai par la fenêtre et vis que j’étais au premier étage d’un hôtel sur Q Street. En face se trouvait un salon de massage familier. Il y avait un peu de neige dans les caniveaux.

Je me rappelai en gros la réunion. Tout le monde au Conseil avait fait de son mieux pour ne pas avoir l’air fâché. Tout ce qu’ils désiraient vraiment, avaient-ils dit, c’était une explication, et c’était la seule chose que je ne pouvais pas leur fournir.

Et puis après ? J’allais de toute façon me faire virer, je le voyais bien, alors, que pouvais-je bien perdre à essayer ?

Je leur parlai pendant près d’une demi-heure. J’essayai de m’imaginer dans la peau d’un flic à la barre des témoins, de m’exprimer avec la même élocution précise et dénuée d’émotion, de faire de mon mieux pour ne pas passer pour un dingue. Rien n’y fit ; même moi, je me sentais l’air d’un dingue.

Ça, ils ont été sympas, je le reconnais volontiers. Je devais avoir l’air inoffensif, abattu – un ivrogne qui avait craqué sous la pression. Ne me manquait plus qu’un bilboquet dans la main pour parachever le tableau.

C’était presque comme si j’avais contemplé tout cela de l’extérieur.

Cette sensation persista même après que j’eus rejoint le bar. Je me contemplai froidement en train de m’enfiler les premiers verres puis je finis par réintégrer mon corps pour le découvrir en nage et pris de tremblements. Malgré tout, ça faisait du bien d’être de retour. Un moment, je crois que j’étais vraiment devenu fou. J’étais capable de faire n’importe quoi.

Ce que j’avais fait, apparemment, ç’avait été de boire pendant deux ou trois jours d’affilée et finir par échouer dans cet asile de nuit de Q Street. Comme un chien qui renifle ses propres dégueulis, j’avais su où retourner.

Mon pantalon était plié sur une chaise. Je sortis mon portefeuille. Il y avait deux billets de vingt.

Quelqu’un frappa à la porte. J’enfilai le pantalon et allai ouvrir.

C’était une fille du salon de massage. J’étais allé avec elle une ou deux fois. Je cherchai son nom et le retrouvai sans peine :

« Salut, Gloria. Comment tu sais que j’étais là ?

— C’est moi qui t’ai monté, hier soir. Tu n’avais pas l’air en état de rentrer chez toi.

— T’as eu sans doute raison. »

Elle s’assit au bord du lit pendant que je mettais ma chemise. Gloria était une grande mulâtresse décharnée, aux yeux las et aux cheveux blonds. Elle était en short de gym et collant noir. Je me demandai si elle avait traversé la rue dans cette tenue.

« Combien je te dois pour la chambre ?

— J’ai pris l’argent dans ta poche. Y a des filles qui trouvaient que j’aurais dû tout prendre, mais moi, j’mange pas de ce pain-là.

— C’est tout à ton honneur », et je le pensais. À cet instant, j’étais incapable de me rappeler depuis quand quelqu’un avait pu me rendre un service.

« Gloria, veux-tu m’épouser ? »

D’un doigt, elle me fit chut, puis elle gloussa :

« Je t’ai déjà dit que j’étais mariée. »

Je laçai mes chaussures, sortis mon portefeuille et lui glissai dans la main un billet de vingt dollars. Elle ne fit pas de chichi mais hocha simplement la tête.

« T’as envie ? T’avais l’air moins chaud, hier soir.

— Tu veux dire que je pouvais pas bander ? Non, je passe. Plus tard, peut-être.

— Hier, tu m’as dit que t’avais perdu ton boulot.

— C’est vrai.

— Et t’étais sacrément pinté. C’est à cause de ça ?

— Non, Gloria. Je me pinte parce que j’ai été pourchassé par des revenants de la quatrième dimension. »

Elle rit et se claqua le genou.

« Ça va. Compris ! » fit-elle.


Impossible de me rappeler où j’avais laissé la voiture. Pas de doute que la police m’en informerait d’ici quelques jours. Je rentrai en taxi à Kensington. La maison était glaciale. Je fis ronfler la chaudière, pris un long bain brûlant, me rasai, mangeai un bol de céréales et le temps d’aller me coucher, il faisait bon et chaud.

Je m’assis au bord du lit et me demandai : et maintenant ? Je doutais fort de jamais retrouver un autre boulot dans l’aviation et je ne savais rien faire d’autre. Je n’étais pas prêt à mourir. Me pinter à mort ne semblait pas une idée si géniale, quoique peut-être, demain matin…

Le téléphone sonna.

« Je suis bien chez Bill Smith, du Conseil de la Sécurité des transports ?

— Ex, oui.

— C’est ce que j’ai appris. J’ai parlé avec quelques-uns de vos anciens associés. Ils essaient de rester discrets, mais j’ai cru comprendre que vous aviez une sacrée histoire. Un truc concernant un ovni qui aurait provoqué la collision de ces deux avions, le mois dernier en Californie. On pourrait se voir à un moment ou à un autre demain. Comme audience, je vous garantis autre chose que le New York Times.

— Vous êtes journaliste ?

— Je ne vous l’ai pas dit ? Je suis Jenning Green, du National Enquirer. Tout ce que je vous demande, c’est une demi-heure de votre temps. On pourrait arranger votre coup, je rédigerai votre truc, vous inquiétez pas pour ça. Si c’est bon, il y a une chance d’en tirer un bouquin et alors là, qui sait ? Le cinéma est très branché sur ce genre de trucs, en ce moment, et…»

Je raccrochai. Je n’étais même pas en colère. Mais je ne voyais pas l’intérêt de caser mon histoire entre le dernier remède contre le cancer et les affaires de cœur de Jackie, Burt et des trois « Drôles de dames ».

Seulement, ce coup de téléphone m’avait remis en mémoire quelque chose… Je dus chercher un certain temps, mais je trouvai bientôt quoi. J’appelai American Airlines, parce que c’était la première compagnie dans l’annuaire qui pût me conduire là où je voulais aller.

Cinq heures après, j’étais dans le vol des lève-tôt pour Los Angeles.


Je louai une voiture au LAX et mis le cap sur Santa Barbara. Je n’avais pas appelé avant pour voir s’il était chez lui parce que je n’avais pas envie de reconnaître moi-même ce que je faisais, ni d’admettre la minceur de ma motivation.

Arnold Mayer habitait dans un sacré coin. Je savais où le trouver parce que quelques jours après m’avoir interrogé lors de la conférence de presse, il m’avait envoyé une carte avec son adresse et son numéro de téléphone. C’était au moment où je pensais encore parvenir à me faire entendre. À présent, je n’avais plus que lui. Il avait désiré savoir à l’époque si j’avais relevé quelque chose d’anormal et j’étais tout prêt désormais à lui en rebattre les oreilles.

Je passai devant chez lui plusieurs fois avant de me décider à m’arrêter. C’était dans la campagne, au milieu d’un hectare de broussailles. Il y avait une grande antenne – ça m’avait tout l’air d’une installation de radio-amateur – une rangée de collecteurs solaires et, posée devant la maison, une fort coûteuse antenne de réception de satellites dont la vaste parabole était dirigée vers le ciel matinal.

Il n’avait pas trop l’air de se préoccuper des éventuelles réactions de ses voisins – pourquoi faire, d’ailleurs, quand la dernière maison que j’avais vue était quinze cents mètres plus bas sur la route. Les mauvaises herbes avaient reconquis sa cour, il y avait des objets épars çà et là – comme le fuselage d’un vieux F-86 de l’Air Force, avec un réacteur rouillé déposé à côté. Il y avait aussi des carcasses de voitures, de vieux postes de télé et un vaste amoncellement d’équipements électroniques divers, depuis d’antiques ordinateurs UNIVAC jusqu’aux entrailles d’un magnétoscope tout à fait récent.

On pourrait croire que je suis en train de décrire l’arrière-cour de quelque métayer de Georgie et il y avait certainement un peu de ça. Mais toute cette ferraille, c’était de la ferraille de technique de pointe, et la bâtisse qui se dressait au milieu de ce capharnaüm était de solide brique rouge, avec deux étages et des antennes qui jaillissaient du moindre pignon, de la moindre corniche.

Le sol de l’allée était fissuré et la porte d’entrée avait depuis longtemps perdu son vernis. Pourtant, tout cela donnait néanmoins une impression de solidité. Je me dis qu’il ne devait tout simplement pas se soucier de l’aspect extérieur des choses.

Je respirai un bon coup et pressai la sonnette. Quelque part à l’intérieur, j’entendis jouer les cinq petites notes de la ritournelle débile de Rencontres du Troisième Type. J’espérais que c’était une blague.

Je ne m’étais pas attendu à le voir d’une telle taille. Il avait paru plus petit vu de mon podium le soir de la conférence. Son crâne luisant était presque entièrement dégarni. Les quelques cheveux qui lui restaient étaient d’un blanc immaculé. Il ne ressemblait pas du tout à Einstein, mais je ne pus m’empêcher de penser à lui.

Il portait une chemise jaune ornée du fameux petit crocodile et un pantalon de travail maculé de peinture.

« Bill Smith », dit-il avec un sourire sympathique. Il me posa avec légèreté la main sur l’épaule et s’écarta pour me faire entrer, geste d’intimité que je n’étais pas certain d’apprécier. Il referma la porte et se tourna vers moi.

« Je vous attendais. »

« C’est intéressant parce qu’il y a quelques heures encore, j’ignorais que je viendrais ici.

— Mais où ailleurs auriez-vous pu aller ? J’ai appris ce qui vous est arrivé. J’en suis désolé bien que je ne puisse pas dire que j’en sois surpris.

— Que savez-vous ?

— Fort peu de choses. Sinon que vous vous êtes comporté de manière erratique. Mes sources m’ont procuré des informations fragmentaires, mais néanmoins des plus fascinantes – rien que des rumeurs, à vrai dire. J’avais espéré que vous pourriez venir en discuter avec moi. Et vous voici.

— Je ne suis pas sûr de savoir pourquoi. »

Il m’examina puis hocha la tête.

« Eh bien, pourquoi ne pas y réfléchir quelques instants dans mon bureau. J’ai quelque chose sur le feu dans l’autre pièce et ça ne peut attendre. »

J’allais protester, mais il était déjà parti.


Son « bureau » était curieux. J’adorai.

L’un des murs était presque entièrement vitré. Il ouvrait sur une vallée. Tout au loin passait une autoroute. Un peu plus près, il y avait une espèce de verger. Et tout près, c’était son arrière-cour – pas fondamentalement différente de celle de devant. Un peu au-delà, je voyais également un vaste potager, visiblement entretenu avec amour.

Les autres murs étaient recouverts de rayonnages, tous remplis à craquer. Au milieu des livres, des bandes d’ordinateur, des disquettes, des disques, des manuscrits épars, des magazines et des revues. Il y avait bien du mobilier, mais pour m’asseoir sur l’une quelconque des chaises, j’aurais d’abord dû déplacer une pile de papiers.

Il possédait un superbe vieux bureau en bois patiné. Posé dessus, un super terminal d’ordinateur, et derrière, une installation stéréo montée à partir de composants de laboratoire. Les haut-parleurs étaient assez gros pour pulvériser le Carnegie Hall.

C’était un véritable musée du bric-à-brac. Il y avait des oiseaux empaillés sous des cloches en verre, un astrolabe en cuivre, un globe à faire pâlir d’envie Nero Wolfe. Et aussi un chromatographe en phase gazeuse, les entrailles ouvertes, entouré d’outils, un phono à cylindres, entassées dans un coin trois I.B.M. Selectric qui prenaient la poussière, une Xerox géante qui s’étendait par une porte ouverte jusque dans l’autre pièce et une boule de cristal qui ne serait pas passée au travers d’un hula-hoop. Posées çà et là sur des tables, se trouvaient diverses pièces de verrerie de laboratoire.

Le seul coin de mur nu était au-dessus de la cheminée – nu au sens où il était dépourvu de rayonnages. Il y avait quelques trophées accrochés au manteau et des photos et diplômes encadrés occupaient les centimètres carrés disponibles.

J’en contemplais un depuis un petit moment quand je m’aperçus que c’était un Prix Nobel. J’avais toujours cru que le prix était en fait une médaille, mais peut-être l’avait-il fourrée dans un coin. C’était un parchemin très orné, décerné en physique et daté de 1960. J’étais étonné de n’avoir pas reconnu son nom, mais il faut dire qu’ils filent ces trucs chaque année à quatre ou cinq types dont le plus souvent on n’a jamais entendu parler et dont on ignore totalement quels travaux ont motivé cette récompense. Malgré tout, j’étais impressionné.

Il y avait une photo de Mayer en compagnie du président Einsenhower. Dédicacée : « Amitiés, Ike. » Il y avait un portrait de groupe : Mayer, Linus Pauling, Oppenheimer et Edward Teller. Il y avait un cliché d’un Mayer beaucoup plus jeune, serrant les mains de Monsieur Relativité soi-même : Albert Einstein. J’avais eu raison : Mayer ne lui ressemblait pas du tout.

« Je l’avoue », dit-il dans mon dos. « Je suis un vrai raton laveur : j’engrange et je suis apparemment incapable de rien jeter. Autrefois, je le faisais et puis, quelques années plus tard, j’essayais toujours de retrouver les choses et elles n’étaient plus là. »

Il était revenu en hâte, s’essuyant les mains à un torchon. Il paraissait nerveux. Je me demandai pourquoi jusqu’à ce qu’il eût mis la main sur une assiette avec un sandwich à moitié fini et un verre de vin vide avec une tache rouge au fond. Il continua de s’agiter de la sorte à travers toute la pièce, sans le moins du monde entamer la pagaille mais se sentant apparemment obligé de faire du nettoyage.

« J’ai une jeune femme qui vient une fois la semaine, s’excusa-t-il. Elle contient mes excès. S’assure que la typhoïde ne met pas un pied dans la place. » Il ramassa une chemise sale et une chaussette rouge solitaire.

« Docteur Mayer, je ne…

— Vous pourriez vous demander comment elle distingue ce qui est excès de ce qui n’en est pas », poursuivit-il en se dirigeant vers la porte. Je l’entendis laisser tomber les débris quelque part – il avait haussé le ton pour que je l’entende. « Ce n’est pas une tâche facile, mais je crois l’avoir bien éduquée. Elle n’ira pas déranger une expérience en cours. Elle s’en tient aux reliefs de nourriture et aux taches de café. » Il était de retour, continuant désespérément de fureter et d’inspecter les lieux.

« Docteur Mayer, ne vous gênez pas pour moi. Je sais à quoi peut ressembler un laboratoire.

— Vous ne me croirez peut-être pas, mais je sais exactement où tout se trouve.

— Je n’en ai jamais douté. »

Il me lorgna, pour la première fois depuis son retour dans la pièce, et parut quelque peu se détendre. Dieu sait que la dernière chose à laquelle je me sois attendu, c’était bien de devoir, moi, le rassurer.

« Appelez-moi Arnold, je vous en prie. Je ne suis pas pour qu’on me donne du “docteur“. »


Il parvint au bout du compte à m’installer dans un confortable fauteuil de cuir rouge, face à son bureau, un verre de Glenlivet pur malt posé sur la table à côté de moi.

Je levai mon verre et bus du bout des lèvres ; il me paraissait sage d’y aller mollo.

« Vous ne vous mouchez pas du pied », dis-je en indiquant la bouteille de whisky.

Il haussa les épaules : « Quelques brevets lucratifs ; des investissements judicieux : de quoi permettre à un vieil imbécile de donner libre cours à ses folles théories.

« Votre domaine en physique, c’est la recherche fondamentale ou appliquée ? »

Il rit, me regarda de biais puis se carra sur sa chaise. J’avais la nette impression qu’il se foutait de moi ; il savait que j’étais venu pour lui raconter une histoire et que je n’arrivais pas à me décider à la sortir.

« Un peu des deux, ces derniers temps. J’ai toujours été un bricoleur, mais j’ai assis ma réputation grâce à la physique pure, les mathématiques. Un “physicien”, de nos jours, c’est en général plus un ingénieur qu’un scientifique au sens où je l’entends. Et alors que je n’ai jamais eu peur de me salir les mains, je me suis lassé des applications militaires. Ça ne m’intéresse aucunement de construire un laser plus puissant ou une bombe à fusion plus petite. Si vous n’aviez pas déjà suffisamment de problèmes, j’estimerais de mon devoir de vous avertir de m’éviter. Je suis considéré comme un homme très peu sûr par les services de sécurité. Être vu en ma présence suffit à vous faire virer de n’importe quel poste gouvernemental.

— Ça n’est plus mon problème.

— Certes. Quoi qu’il en soit… ils voulaient me faire travailler sur un nouvel accélérateur de particules encore plus puissant. J’ai refusé. Je pensais sans cesse à Newton, à Roentgen…, des hommes comme ça. Des hommes dont la réflexion était à l’origine des accélérateurs de particules d’un gigawatt.

— Vous n’estimez pas que ces accélérateurs sont des outils de recherche valables ?

— Tout au contraire. Je suis à l’affût du moindre résultat. Il se pourrait fort bien que la percée théorique que j’attends provienne de Batavia, ou de Stanford. Mais je ne le pense pas vraiment. Je crois qu’elle viendra de l’endroit le plus inattendu, comme tant d’autres découvertes. Quelque chose d’aussi simple que Wilhelm Roentgen exposant par accident une plaque photographique et découvrant ainsi les rayons X.

— Alors, que cherchez-vous au juste ? Quel est votre domaine de recherche privilégié ?

— La nature du temps », puis il se pencha en avant. « Et maintenant que vous avez pu juger de mon sérieux, je pense que c’est à votre tour. »

Je pris une nouvelle gorgée de whisky et commençai mon récit.


Cela prit le plus clair de la matinée. Je lui fis un compte rendu fort détaillé – beaucoup plus que je n’avais pu ou voulu le faire devant le Conseil.

Il posa peu de questions, mais prit quantité de notes. Quelques minutes après le début de mon récit, il me demanda s’il pouvait m’enregistrer. Je lui dis que je m’en fichais. Comme il ne toucha à rien, je supposai qu’il n’avait pas attendu mon autorisation.

À l’heure du déjeuner, il me conduisit dans la cuisine. Je parlai, pendant qu’il préparait une salade et des sandwiches froids. On mangea ; je parlais toujours.

Enfin, j’en eus terminé. Je regardai mon verre de whisky et vis qu’il était encore à moitié plein. Je dois dire que je n’en fus pas peu fier.

Pour être honnête, je m’étais attendu à un accueil sans critique. Le peu que je savais de Mayer, je l’avais appris des quelques commentaires que Roger Keane et Kevin Briley avaient fait à la suite de la conférence de presse et qui le cataloguaient en gros comme « le toqué de service » qu’on voyait se pointer lors de toutes les catastrophes aériennes ou autres désastres, sur tout le territoire de la Californie et la plus grande partie de l’Ouest. Je m’étais donc attendu à être reçu d’une oreille sympathique, aussi prête à avaler mes « preuves » qu’un étudiant en astrologie les petites cuillers d’Uri Geller.

Et que fit Mayer à votre avis ?

Il me cuisina sans répit deux heures durant. Le salop pouvait postuler à la fonction de procureur général de Californie, il aurait ma voix.

Il m’attaqua de front, de dos, de côté. Il me fit croquer le paralyseur que Louise m’avait pris. Il éplucha tout ce qui paraissait contradictoire et n’ayons pas peur des mots, ça recouvrait la majeure partie de cette improbable histoire. Il voulut voir des preuves matérielles. Je les avais apportées et les déposai devant lui. Les vêtements de Louise, le verre qu’elle avait tenu, une photo des empreintes digitales relevées dessus, dix agrandissements pleins de grain de son visage pris sous divers angles, des photocopies des rapports d’autopsie, une montre que j’avais pu dérober et qui retardait toujours des mêmes quarante-cinq minutes car j’avais pris soin de la remonter régulièrement, un inhalateur Vicks et un paquet vide de pastilles rafraîchissantes.

Il renifla l’inhalateur et fronça le nez. L’odeur était ténue, mais elle restait putride. Il tâta l’étoffe de la jupe de Louise, frotta ses sous-vêtements abandonnés du bout d’une gomme à crayon.

« On pourrait effectuer quelques tests sur ce tissu », dit-il enfin. « Quoique je doute qu’il nous révèle quoi que ce soit. Dites-moi, Bill, verriez-vous une objection à répéter toute cette histoire sous hypnose ? »

Je ris. « Je ferais n’importe quoi, Arnold, mais je doute que ça vous avance. J’ai déjà essayé : je suis réfractaire à l’hypnose. »


« À trois, vous vous réveillerez, totalement reposé. Un, deux, trois. »

Je me relevai. Je me sentais en hyper-forme. Naturellement, ça ne les avait guère avancés, j’avais simplement répété mon histoire comme la fois précédente…

Putain de merde.

« Vous l’avez fait », dis-je, abasourdi. « Vous m’avez eu. »

Je m’adressais à l’une des deux autres personnes dans le bureau, le docteur Leggio qu’Arnold avait appelé après mon accord pour la séance d’hypnose. C’était un médecin.

« Je me souviens de tout », dis-je encore un peu ahuri. « J’ai vraiment marché à fond…»

Leggio rit : « C’est la seule manière pour que ça marche, monsieur Smith. Vous êtes un bon sujet. Votre mémoire est excellente. »

Je regardai Mayer.

« Et j’ai bien raconté strictement la même chose, n’est-ce pas ? »

Il opina, de mauvaise grâce.

« Nous avons obtenu plus de détails…, mais effectivement, vous n’avez jamais hésité. »

Les cinq notes de la sonnette retentirent encore. Leggio me serrait la main comme il s’apprêtait à partir, ainsi que l’autre personne à qui je n’avais d’ailleurs pas adressé la parole car elle était arrivée en pleine séance et Leggio ne m’avait à aucun moment demandé de lui parler. Elle s’appelait Frances Schrader et elle possédait un doctorat en biochimie ainsi qu’un bon coup de crayon. Bon sang, les docteurs devenaient si nombreux dans le coin qu’ils se marchaient presque sur les pieds.

Leggio et Schrader sortirent, remplacés par un nouveau type, trimbalant tout un lourd équipement. Pendant qu’il le déballait et l’installait, Arnold fit les présentations. Il s’appelait Phil Karakov et c’était un spécialiste du polygraphe.

Je soupirai, me rassis et me laissai brancher sur la machine.


« Impossible de déceler la moindre faille dans son récit », conclut enfin Karakov.

Mayer semblait écouter d’une oreille distraite. Je me sentais soulagé d’avoir réussi l’épreuve du détecteur de mensonges aussi bien que l’examen sous hypnose, et pendant ce temps-là, mon Mayer contemplait par la fenêtre le crépuscule au-dessus des vergers.

« Merci, Phil, dit-il, je vous tiendrai au courant. »

Karakov remballa son équipement et sortit. Mayer continua de contempler le paysage. Puis il prit le croquis que Frances Schrader avait crayonné, l’examina et me le passa.

Il était très bon. Leggio m’avait fait me souvenir de détails que j’avais été incapable de me rappeler la fois d’avant. Schrader avait travaillé pendant que je la surveillais par-dessus son épaule, rectifiant et complétant les détails à mesure que Leggio me pressait de plonger plus profond dans mon esprit. Il y avait deux vues du paralyseur, l’une nettement meilleure que l’autre. La première montrait ce que j’avais vu de l’extérieur. La seconde présentait les entrailles de la machine que je n’avais entrevues qu’une seconde avant de me faire buter.

Mayer semblait finalement disposé à dire quelque chose quand la sonnette à musique retentit de nouveau. Il fronça les sourcils, se leva, et gagna la porte d’entrée. Il était bientôt de retour.

« Personne, dit-il. Ça n’est jamais arrivé…»

Nouvelle sonnerie. Il eut l’air d’avoir avalé de travers, mais retourna néanmoins à la porte. Cette fois, il fut parti plus longtemps. Pendant son absence, le sacré bidule retentit trois fois encore.

« J’ai regardé partout, il doit y avoir un défaut de fonctionnement. Je l’ai débranchée, comme ça, elle ne devrait plus…»

Ça sonne encore. Il était à deux doigts de dire des choses peu aimables quand son phonographe à cylindre se mit à jouer. Une espèce de chansonnette écossaise qui grattait comme tous les diables. Pendant qu’on regardait l’appareil éberlués, sa chaîne se mit en marche à tout berzingue, déversant des flots de Wagner. Comme il se ruait pour l’arrêter, la photocopieuse se mit à tourner, crachant du papier à travers toute la pièce. Je m’aperçus que son terminal d’ordinateur s’était également allumé. Toutes les lumières de la maison baissèrent pour se rallumer violemment.

Entre-temps, je m’étais levé. Je n’aurais pas été étonné outre mesure si un peloton d’autos miniatures avaient surgi de la cuisine, talonnées par un aspirateur. Steve Spielberg, reviens, tu nous manques !

Puis toutes les glaces du mur de Mayer se pulvérisèrent, projetant des débris de verre dans tout son potager.

Загрузка...