L’hypothèse selon laquelle le fonctionnement d’un système peut être amélioré par une intervention brutale sur ses éléments conscients traduit une dangereuse ignorance. Cette attitude fut trop souvent celle des esprits qui se qualifient des épithètes de « scientifiques » et de « technologues ».
Il court la nuit, cousin, dit Ghanima. Il court. Vous ne l’avez jamais vu courir ? »
« Non », dit Farad’n.
Il se trouvait avec Ghanima dans l’antichambre de la petite salle d’audience du Donjon, où Leto leur avait demandé d’attendre. Tyekanik se tenait à l’écart, gêné par la présence de Dame Jessica qui avait un air lointain, comme si son esprit s’était retiré en un autre lieu. Il ne s’était pas écoulé plus d’une heure depuis le déjeuner du matin mais, déjà, certaines choses étaient en cours. La Guilde avait été convoquée et des messages avaient été adressés à la CHOM et au Landsraad.
Pour Farad’n, il était difficile de comprendre les Atréides. Dame Jessica l’avait certes prévenu, mais, confronté à la réalité, il était perplexe. Ils semblaient encore attachés à l’idée des fiançailles avec Ghanima, alors même que la plupart des raisons politiques en avaient disparu. Leto monterait sur le trône, cela ne faisait guère de doute. Bien sûr, il conviendrait de lui ôter son étrange peau vivante, mais cela viendrait en son temps…
« Il court pour se fatiguer, reprit Ghanima. Il est la personnification de Kralizec. Il n’est pas de vent qui puisse le rattraper. Il est comme un mirage au sommet de chaque dune. Je l’ai vu. Il court. Et quand il est épuisé, il revient poser sa tête sur mes genoux et il me supplie : “Demande à notre mère qui est en nous de me trouver un moyen de mourir.” »
Farad’n la regarda attentivement. Dans la semaine qui avait suivi les incidents de la plaza, des rythmes nouveaux étaient apparus dans le Donjon, des allées et venues mystérieuses. Tyekanik, dont on avait requis les conseils militaires, faisait état de combats violents au-delà du Mur du Bouclier.
« Je ne comprends pas, dit Farad’n. Trouver un moyen de mourir ? »
« Il m’a demandé de vous y préparer », dit Ghanima. Ce n’était pas la première fois qu’elle était frappée par cette curieuse naïveté du Prince de Corrino. Était-ce là le fait de Jessica ou bien quelque chose d’inné ?
« Mais à quoi ? » demanda Farad’n.
« Il n’est plus humain. Hier, vous avez demandé à quel moment il se déciderait à abandonner sa peau vivante ? Mais jamais. Elle fait partie de lui autant qu’il fait partie d’elle, désormais. Leto estime qu’il lui reste peut-être quatre mille années à vivre avant que la métamorphose ne le détruise. »
La gorge sèche, Farad’n essaya de parler.
« Vous comprenez pourquoi il court la nuit, maintenant ? » demanda Ghanima.
« Mais il vivra si longtemps en étant…»
« Il court parce que le souvenir de l’humain qu’il a été est tellement vivant en lui. Songez à toutes ces vies intérieures, cousin. Non… Vous ne pouvez l’imaginer parce que vous ne l’avez pas vécu. Mais moi, je sais. Je peux imaginer sa souffrance. Il donne plus que n’importe lequel d’entre nous. Notre père lui-même est allé au désert pour échapper à cela. C’est par peur qu’Alia est devenue une Abomination. Notre grand-mère ne fait que ressentir l’enfance d’une telle vie, et pourtant elle doit user de tous les artifices du Bene Gesserit pour le supporter, ce qui est du reste le but de l’éducation de toute Révérende Mère. Mais Leto !… Il est seul et jamais son cas ne se reproduira ! »
Farad’n demeura abasourdi : Empereur pour quatre mille ans.
« Jessica sait, continua Ghanima en regardant sa grand-mère. Il le lui a dit la nuit dernière. Il se considère comme le premier véritable grand planificateur de l’histoire humaine. »
« Et… quel est son plan ? »
« Le Sentier d’Or. Il vous l’exposera plus tard. »
« Et il a un rôle pour moi dans ce… plan ? »
« Vous serez mon compagnon, dit Ghanima. C’est lui, désormais, qui assume le programme génétique des Sœurs. Je suis certaine que ma grand-mère vous a entretenu du rêve du Bene Gesserit : un Révérend mâle aux pouvoirs surhumains. Il…»
« Vous voulez dire que nous devrons seulement…»
« Pas seulement ! (Elle lui prit le bras et le serra avec une familiarité affectueuse.) Il aura des tâches importantes pour chacun de nous. Je veux dire : lorsque nous ne ferons pas des enfants. »
« Ma foi, vous êtes encore bien jeune », remarqua Farad’n en libérant son bras.
« Ne commettez plus jamais cette erreur », dit Ghanima, et sa voix était soudain de glace.
Jessica s’approcha d’eux en compagnie de Tyekanik.
« Tyek m’apprend que les combats se sont étendus aux autres planètes, dit-elle. Le Temple Central de Biarek serait assiégé. »
Farad’n jugea qu’elle restait plutôt calme en présence d’une telle information. Durant la nuit, il avait examiné les divers rapports avec Tyekanik. C’était une véritable rébellion qui se propageait dans tout l’Empire. Bien sûr, on pourrait la réprimer, mais Leto devrait redresser et restaurer un Empire bien affaibli.
« Voici Stilgar, dit Ghanima. Ils l’attendaient. » Et, une fois encore, elle prit le bras de Farad’n.
Le vieux Naib avait fait son entrée par la porte la plus éloignée, escorté de deux compagnons qui avaient fait partie des Commandos de la Mort dans les jours lointains du désert. Les trois hommes avaient revêtu la robe noire de cérémonie gansée de blanc et leurs cheveux étaient maintenus par des lanières jaunes en signe de deuil. Ils marchaient à pas lents et l’attention de Stilgar demeurait fixée sur Jessica. Arrivé à sa hauteur, il s’arrêta et inclina la tête, l’air méfiant.
« La mort de Duncan Idaho continue de vous préoccuper », dit Jessica. L’attitude de son vieil ami lui déplaisait.
« Révérende Mère…», dit-il.
Il en sera donc ainsi ! pensa-t-elle. Selon le code Fremen, avec tout le cérémonial et ce sang difficile à effacer.
« A nos yeux, dit-elle, vous n’avez fait que remplir le rôle que Duncan vous avait assigné. Ce n’était pas la première fois qu’un homme donnait sa vie aux Atréides. Pourquoi le font-ils, Stil ? Plus d’une fois, vous vous y êtes préparé. Pourquoi ? Est-ce donc parce que vous savez que les Atréides rendent plus encore que ce qu’on leur a donné ? »
« Je suis heureux que vous ne cherchiez pas d’excuse à la vengeance, dit Stilgar. Mais il est des sujets dont je dois débattre avec votre petit-fils. Des sujets qui peuvent nous séparer à jamais. »
« Est-ce que tu veux dire que le Sietch Tabr ne lui rendra pas hommage ? » demanda Ghanima.
« Je veux dire que je réserve mon jugement, dit Stilgar avec un regard froid. Je n’aime pas ce que sont devenues mes Fremen. Nous retournerons à nos anciennes coutumes. Sans vous, s’il le faut. »
« Pour un temps, peut-être, dit Ghanima. Mais le désert se meurt, Stil. Que ferez-vous quand il n’y aura plus de vers, plus de désert ? »
« Je ne le crois pas ! »
« Dans moins de cent ans, poursuivit Ghanima, il y aura moins de cinquante vers, et encore, ce seront des vers malades qui ne survivront que dans une réserve. Leur épice sera réservé à la Guilde Spatiale et à quel prix… (Elle secoua la tête.) J’ai vu les calculs de Leto. Il a visité toute la planète. Il sait. »
« Encore une nouvelle ruse pour que les Fremen demeurent vos vassaux ? »
« Est-ce que tu as jamais été mon vassal ? » demanda Ghanima.
Stilgar fronça les sourcils. Quoi qu’il fasse ou dise, ces jumeaux retournaient toujours la faute contre lui !
« La nuit dernière, grommela Stilgar, il m’a parlé de ce Sentier d’Or… Je n’aime pas ça. »
« C’est bizarre, dit Ghanima en regardant sa grand-mère. Il semble que la plus grande partie de l’Empire lui soit favorable. »
« Nous serons tous détruits », marmonna Stilgar.
« Mais tout le monde attend l’Age d’Or, dit Ghanima. N’est-ce pas vrai, grand-mère ? »
« Tout le monde », acquiesça Jessica.
« Tout le monde attend cet Empire Pharaonique que Leto va leur donner, dit Ghanima. Tout le monde attend une paix prolifique aux moissons abondantes, un commerce fructueux, l’égalité pour tous hormis le Maître d’Or. »
« Ce sera la mort de tous les Fremen ! »
« Comment peux-tu dire cela ? Comment peux-tu prétendre que nous n’aurons jamais besoin de soldats et d’hommes pour lutter à l’occasion contre le mécontentement et la rébellion ? C’est toi, Stil, ainsi que tes hommes et les braves compagnons de Tyek qui seront désignés pour cela. »
Stilgar regarda le Sardaukar et une étrange lueur de compréhension passa entre les deux hommes.
« Et Leto contrôlera l’épice », dit Jessica.
« Il le contrôlera absolument », insista Ghanima.
Farad’n, avec la perception nouvelle que Jessica lui avait enseignée, écoutait ces paroles comme autant de répliques d’une comédie depuis longtemps préparée par Ghanima et sa grand-mère.
« Et la paix, reprit Ghanima, durera, longtemps, longtemps. Le souvenir de la guerre sera presque oublié. Leto guidera l’humanité dans ce jardin pour quatre mille années au moins. »
Tyekanik jeta un regard perplexe à Farad’n, puis s’éclaircit la gorge.
« Oui, Tyek ? » fit le Prince.
« J’aimerais vous parler en privé, Mon Prince. »
Farad’n sourit. Il connaissait déjà la question qui venait de surgir dans l’esprit militaire de Tyekanik, et il savait qu’il n’était pas le seul à l’avoir devinée.
« Je ne vendrai pas les Sardaukar », dit-il.
« Ce sera inutile », dit Ghanima.
« Vous écoutez cette enfant ? » demanda le vieux Sardaukar. Il était outré. Le vieux Naib des Fremen comprenait les problèmes que posait tout ce complot, mais, parmi les autres, il n’y en avait pas un seul qui comprît la situation !
Ghanima eut un sourire dur : « Dites-lui, Farad’n. »
Farad’n soupira. Il était si facile d’oublier l’étrangeté de cette enfant qui n’en était pas une. Il pouvait imaginer une vie entière à ses côtés, et les secrets qui continueraient de peser même dans leurs instants d’intimité. Cette perspective n’était pas totalement agréable, mais il commençait à en accepter l’inéluctabilité. Le contrôle absolu des ressources déclinantes de l’épice ! L’épice sans lequel tout s’arrêterait dans cet univers…
« Plus tard, Tyek », dit-il.
« Mais…»
« J’ai dit plus tard ! » Pour la première fois, il venait de se servir de la Voix contre Tyekanik. Le Sardaukar cligna des yeux, stupéfait, et demeura silencieux.
Un mince sourire effleura les lèvres de Jessica.
« Dans le même souffle, il parle de paix et de guerre, marmonna Stilgar. L’Âge d’Or ! »
« Il guidera les humains hors du culte de la mort vers l’air libre de l’exubérance de la vie ! dit Ghanima. Il parle de mort parce que c’est nécessaire, Stil. C’est une tension par laquelle les humains savent qu’ils sont vivants. Lorsque cet Empire s’effondrera… Oh, oui, il s’effondrera… Car tu crois que Kralizec est là, mais il n’est pas encore venu. Et lorsqu’il viendra, les humains auront renouvelé le souvenir de ce qu’est la vie. Ce souvenir persistera aussi longtemps qu’il y aura un seul être humain vivant. Une fois encore, nous passerons dans le creuset, Stil. Et nous en sortirons. Nous nous relevons toujours de nos propres cendres. Toujours. »
En entendant ces paroles, Farad’n comprit ce que Ghanima avait voulu dire en lui parlant de la course de Leto. Il ne sera pas humain.
Stilgar n’était pas encore convaincu. « Plus de vers », grommela-t-il.
« Mais les vers reviendront. Tous seront morts avant deux cents ans, mais ils reviendront. »
« Comment…», commença Stilgar, puis il s’interrompit.
Farad’n sentit la révélation qui baignait son esprit. Il sut ce que Ghanima allait dire avant même qu’elle ait ouvert la bouche.
« La Guilde survivra difficilement durant les années maigres, mais elle survivra, grâce à ses réserves et aux nôtres. Mais, après Kralizec, ce sera l’abondance. Les vers reviendront lorsque mon frère s’enfoncera dans le sable. »