11

J’entends le vent souffler sur le désert et je vois les lunes de la nuit d’hiver cingler dans le vide comme de grands vaisseaux. A elles, je fais serment : je serai déterminé et je ferai un art du gouvernement ; j’équilibrerai l’héritage du passé et je serai le magasin idéal des souvenirs préservés. Je serai connu pour ma bonté plutôt que pour mon savoir. Mon visage illuminera les couloirs du temps aussi longtemps qu’existeront les humains.

Le Serment de Leto,

d’après Harq al-Ada.


Alia Atréides n’était encore qu’une très jeune enfant quand elle s’était mise pour la première fois en transe prana-bindu durant quatre heures, afin d’essayer de consolider sa personnalité propre contre l’assaut de toutes ces autres. Elle connaissait le problème. On ne pouvait échapper au Mélange dans un sietch. Il se trouvait partout : dans les aliments, dans l’eau, dans l’air qu’elle respirait et même dans les draps entre lesquels elle pleurait la nuit. Très tôt, elle avait été familiarisée avec la coutume de l’orgie du sietch au cours de laquelle la tribu buvait l’eau-de-mort du ver.

Durant l’orgie, les Fremen libéraient les pressions accumulées de leurs mémoires génétiques tout en les reniant. Ainsi, Alia avait vu ses compagnons possédés pour un moment.

Pour elle, elle ne pouvait rien libérer, rien renier. Elle avait acquis pleine conscience bien avant de naître. Et, avec la conscience, la connaissance cataclysmique des circonstances : prisonnière dans la matrice du contact inévitable des personas de tous ses ancêtres et de ces entités que le tau d’épice avait transmises par-delà la mort jusqu’en Dame Jessica. Avant sa naissance, Alia détenait la moindre parcelle de la connaissance requise chez une Révérende Mère du Bene Gesserit, plus, bien plus au travers de tous ces autres.

Sachant cela, elle admettait une terrible réalité. L’Abomination. La totalité de cette connaissance l’affaiblissait. Les pré-nés ne pouvaient échapper. Pourtant, elle avait lutté contre les plus redoutables de ses ancêtres, remportant pour un temps une victoire à la Pyrrhus qui avait tenu durant l’enfance. Elle avait développé une personnalité propre qui n’était nullement immunisée contre les intrusions violentes de tous ceux qui vivaient le reflet de leurs vies à travers la sienne.

Ainsi serai-je un jour, songeait-elle. Et cette pensée était glaçante. S’infiltrer, se dissimuler dans la vie d’un enfant qu’elle aurait conçu, s’immiscer dans sa conscience, s’y agripper pour lui ajouter sa part d’expérience.

La peur avait dominé son enfance, puis sa puberté. Elle l’avait combattue seule, sans jamais demander d’aide. Qui aurait pu comprendre ce dont elle avait besoin ? Certainement pas sa mère, qui jamais ne s’écarterait du spectre inébranlable du jugement Bene Gesserit : le pré-né est l’Abomination.

Il y avait eu cette nuit où son frère s’était rendu seul au désert pour y chercher la mort, s’offrant à Shai-Hulud ainsi que devaient le faire les Fremen aveugles. Dans le même mois, Alia avait épousé le maître d’armes de Paul, Duncan Idaho, le mentat ressuscité d’entre les morts par les arts Tleilaxu. Alors, sa mère avait regagné Caladan et elle avait eu légalement la charge des enfants jumeaux de Paul.

Et la Régence.

Les pressions de sa charge avaient eu raison des peurs anciennes et elle s’était ouverte totalement aux vies qui étaient en elle, à leurs conseils, elle s’était plongée dans la transe d’épice en quête de visions qui sauraient la guider.

La crise survint par un jour comme tant d’autres, durant le printemps du mois de Laab. La matinée était claire, un vent froid venu du pôle soufflait sur le Donjon de Paul. Alia était encore vêtue de jaune, la couleur de deuil du soleil stérile. De plus en plus fréquemment, ces dernières semaines, elle s’était fermée à la voix intérieure de sa mère qui dénigrait les préparatifs des Journées Saintes dont le Temple serait le centre.

La conscience intérieure de Jessica s’était estompée, jusqu’à disparaître sur une dernière requête impersonnelle : Alia ferait mieux de travailler sur la Loi Atréides. De nouvelles vies exigèrent alors leur moment de conscience et Alia comprit qu’elle avait ouvert un puits sans fond. Des visages se rassemblaient comme une nuée de sauterelles. L’un d’eux s’imposa, devint plus net. Presque une bête : le vieux Baron Harkonnen. Bouleversée, elle s’était mise à hurler sous cet affreux assaut et, pour un temps, le silence s’était rétabli.

Ce matin-là, comme à l’accoutumée, Alia fit quelques pas dans le jardin-terrasse avant de prendre son petit déjeuner. Encore une fois, elle tenta de triompher dans cette bataille intérieure en maintenant la totalité de sa conscience dans l’admonition de Choda aux Zensunni :

« Qui abandonne l’échelle peut tomber vers le haut ! »

Mais elle était distraite par l’éclat du jour sur les falaises du Mur du Bouclier. Des tapis élastiques d’herbe grasse s’étaient développés dans les sentiers du jardin. Ils étaient couverts de l’humidité prise à la nuit, des millions de gouttes de la rosée. Une multitude de reflets sur le passage d’Alia.

Cette multitude l’étourdit. Chacun de ses reflets portait l’empreinte d’un visage de la multitude intérieure.

Elle s’efforça de concentrer ses pensées sur ce que l’herbe impliquait. Le foisonnement de la rosée lui apprenait à quel point la transformation écologique d’Arrakis était avancée. Le climat, sous ces latitudes nordiques, se réchauffait. Le gaz carbonique, dans l’air, était en augmentation. Elle se souvint d’un nombre impressionnant d’hectares qui seraient ensemencés l’an prochain – et il fallait mille mètres cubes d’eau pour irriguer un hectare…

En dépit de tous ses efforts pour ramener ses pensées vers les choses du réel, elle ne pouvait échapper à tous ces autres qui tournaient en elle comme autant de squales. Elle porta la main à ses tempes en fermant les yeux.

La veille, les gardiens du temple lui avaient amené un prisonnier à juger, à l’heure du crépuscule, un certain Essas Paymon, un petit homme au teint sombre qui prétendait travailler pour une maison mineure, les Nebiros, spécialisée en objets religieux et articles de décoration. En fait, Paymon était connu comme espion de la CHOM. Sa mission était d’évaluer la récolte annuelle d’épice. Alia était sur le point de l’envoyer aux oubliettes lorsqu’il avait protesté bruyamment contre « l’injustice des Atréides ». Ces simples mots étaient suffisants pour qu’il meure sous le tripode de pendaison, mais son audace avait intrigué Alia. Depuis le Trône du Jugement, elle s’était adressée à lui avec une sévérité particulière, espérant l’effrayer afin qu’il lui révèle plus que ce qu’il avait dit aux inquisiteurs.

« Pourquoi nos récoltes d’épice sont-elles si intéressantes aux yeux du Combinat des Honnêtes Marchands ? Si tu nous le dis, tu seras peut-être gracié. »

« Je ne fais que ramasser ce que demande le marché. J’ignore ce que l’on peut faire de ma moisson. »

« Et c’est pour ce profit mesquin que tu entraves nos plans royaux ? »

« La royauté n’a jamais estimé que nous pouvions avoir nos propres plans », riposta Paymon.

Fascinée par son arrogance désespérée, Alia lui demanda : « Essas Paymon, travaillerais-tu pour moi ? »

Il eut un sourire grimaçant.

« Vous étiez sur le point de m’oblitérer sans remords. Aurais-je donc une valeur nouvelle pour que vous me proposiez ce marché ? »

« Une valeur simple et pratique. Tu as de l’audace et tu veux servir le plus offrant. Je puis offrir plus que quiconque dans tout l’Empire. »

Il lança alors une somme considérable pour ses services, mais Alia lui répondit par un rire et fit une contre-proposition qu’elle jugeait plus raisonnable et qui dépassait certainement de loin ce qu’avait jamais pu gagner Essas Paymon. Elle ajouta : « Et, bien sûr, j’ajoute en prime ta vie qui, je le présume, est pour toi d’une inestimable valeur. »

« Marché conclu ! » lança Paymon. Sur un geste d’Alia, il se retira, précédé du Maître des Audiences, Ziarenko Javid.

Moins d’une heure plus tard, comme Alia s’apprêtait à quitter la Salle des Jugements, Javid surgit et lui rapporta que l’on avait entendu Paymon marmonner les paroles fatidiques de la Bible Catholique Orange : « Maleficos non patietis vivere. »

« Point ne souffriras que vive une sorcière », traduisit Alia. C’était donc ainsi qu’il montrait sa gratitude ! Il était de ceux qui complotait contre sa vie ! Dans un instant de rage tel qu’elle n’en avait jamais connu, elle ordonna l’exécution immédiate de Paymon et fit envoyer son corps au Temple : son eau, à tout le moins, serait de quelque valeur dans les coffres du clergé.

Cette nuit-là, elle fut hantée par le visage de Paymon.

Elle essaya tous les stratagèmes pour chasser son image obsédante, récitant le Bu Ji du Livre de Kreos des Fremen : « Il n’arrive rien ! Il n’arrive rien ! » Mais Paymon ne la quitta pas tout au long de cette nuit harassante, jusqu’à ce matin étincelant, où son visage avait rejoint tous les autres, dans les reflets de la rosée.

Une femme de la garde apparut derrière une haie de mimosa et lui annonça que le petit déjeuner était servi. Alia soupira. Elle n’avait guère le choix entre deux enfers : le tumulte dans son esprit ou le tumulte autour d’elle. Toutes ces voix étaient les mêmes, absurdes mais tellement insistantes dans leurs exigences, bruits de sablier qu’elle eût aimé éteindre sur le fil de son couteau.

Indifférente à la femme, Alia porta son regard vers le Mur du Bouclier. Sur le territoire préservé de son domaine, un bahada avait laissé une vaste moraine, un immense éventail de détritus, un delta de sable et de rochers que la lumière du matin soulignait. Pour un regard profane, songea Alia, cela pouvait être le lit desséché d’un grand fleuve, alors qu’en réalité c’était en ce lieu précis que son frère avait percé le Mur avec les atomiques des Atréides, ouvrant ainsi un passage aux vers géants montés par ses Fremen, une voie vers la victoire sur son prédécesseur, l’Empereur Shaddam IV. A présent, de l’autre côté du Mur du Bouclier, un large qanat empli d’eau constituait l’unique rempart contre les incursions des vers. Ils ne franchiraient pas l’eau : elle les empoisonnait.

Est-ce donc une barrière de ce genre qui s’est érigée dans mon esprit ? se demanda Alia.

Et cette seule pensée accrut son malaise, cette sensation inquiétante d’être séparée de la réalité.

Les vers des sables ! les vers des sables !

Une collection d’images apparut dans son souvenir : le puissant Shai-Hulud, démiurge des Fremen, animal-fléau des profondeurs désertiques et source de l’inestimable richesse de l’épice. Il était si difficile, songea Alia, de se représenter l’évolution du redoutable ver à partir de cette chose timide, plate et tannée qu’étaient les truites des sables. Elles ressemblaient à la multitude bêlant dans sa conscience. Les truites, lorsqu’elles s’assemblaient, serrées les unes contre les autres, s’appuyant sur la plate-forme rocheuse d’Arrakis, formaient des citernes vivantes ; elles retenaient l’eau de sorte que leur vecteur, le ver des sables, puisse vivre. L’analogie était évidente : certains de ces autres qui hantaient son esprit recelaient des forces redoutables qui pouvaient la détruire.

La femme de sa garde appelait à nouveau et, cette fois, il y avait une note d’impatience dans sa voix.

Alia se retourna, irritée, et lui fit signe de se retirer.

La femme disparut, claquant rageusement la porte de la terrasse derrière elle.

Ce fut comme un signal : toutes ces vies qu’Alia avait réussi à repousser jusqu’alors déferlèrent en un atroce mascaret. Chacune portait un visage qui s’imposait au centre même de sa vision. Et tous ces visages formaient un nuage, et ils étaient tous différents. Certains avaient la peau calleuse, d’autres étaient vérolés, ou encore envahis d’ombres fuligineuses. Leurs bouches étaient comme autant de losanges visqueux. Leur multitude formait un courant puissant, une irrésistible marée de vies dans laquelle elle devait plonger, se laisser flotter.

« Non, murmura-t-elle. Non… non… non…»

Elle défaillit, sur le point de tomber. Ses ultimes forces lui permirent de gagner un banc proche. Elle essaya de s’asseoir, mais le poids de son corps l’entraîna. Elle demeura étendue sur le plastacier froid, protestant faiblement.

La marée continuait de monter en elle.

Son esprit était accordé sur le signal le plus ténu, elle était avertie du danger mais attentive à chaque clameur. Toutes ces voix exigeaient son attention totale en une cacophonie de : « Moi ! Moi ! Moi ! » Mais elle savait que si jamais elle venait à leur obéir, à écouter l’une de ces suppliques, elle serait perdue. En choisissant un visage parmi cette multitude, en acceptant les mots que criait sa bouche, elle deviendrait prisonnière de cet égocentrisme qui, avec elle, vivait son existence.

« C’est la prescience qui te vaut cela », murmura une voix.

Elle porta les mains à ses oreilles. Je ne suis pas presciente ! La transe ne m’apporte rien !

La voix insista :

« Mais cela réussirait, si l’on t’aidait. »

« Non ! Non ! » gémit-elle.

D’autres voix s’insinuaient dans son esprit.

« Moi, Agamemnon, ton ancêtre, j’exige audience ! »

« Non, non…»

Ses mains pressaient ses tempes. La douleur fusa dans sa chair.

Une voix coassante de dément s’éleva. « Qu’est devenu Ovide ? Évident. C’est John Bartlett ibid ! »

Les noms n’avaient pas de sens dans l’état où elle se trouvait. Elle voulait hurler pour les repousser, pour faire taire toutes les autres voix, mais elle ne savait plus où était sa propre voix.

Sur l’ordre des maîtres-serviteurs, la femme de la garde était revenue sur la terrasse. Depuis la haie de mimosas, elle aperçut Alia étendue sur le banc et dit à une compagne : « Ahh, elle se repose. As-tu remarqué qu’elle n’avait pas dormi cette nuit ? Le zaha du matin lui fera du bien. »

Alia ne pouvait l’entendre. Des voix aiguës piaillaient en elle : « Nous sommes de vieux oiseaux moqueurs ! Hurrah ! » Les échos se heurtèrent dans sa tête et elle songea : Je perds l’esprit ! Je vais devenir folle !

Ses pieds esquissèrent quelques faibles mouvements. Si seulement, elle parvenait à retrouver l’usage de son corps, elle pourrait fuir. Il le fallait, sinon cette marée qui montait en elle l’emporterait dans le silence, contaminant son âme à tout jamais. Mais ses membres refusaient de lui obéir. Les forces colossales de l’univers impérial pouvaient se plier au moindre de ses caprices, mais son propre corps était sourd à ses ordres.

Elle perçut un rire profond, puis une voix de basse grondante : « D’un certain point de vue, mon enfant, chaque incident de la création représente une catastrophe. » À nouveau, ce rire qui semblait se moquer par avance du ton solennel de la voix. « Ma chère enfant, je t’aiderai, mais tu dois m’aider en retour. »

Claquant des dents, faiblement, par-dessus la clameur qui s’enflait, Alia voulut demander : « Qui… qui…»

Un visage se dessina à la surface de sa conscience. Un visage souriant et tellement adipeux qu’il aurait pu être celui d’un bébé, n’eût été la vivacité du regard. Alia tenta de le rejeter, mais elle ne réussit qu’à découvrir le corps auquel appartenait ce visage porcin, un corps énorme, bouffi, enveloppé dans une robe qui révélait, par quelques subtils renflements, que cet amas de graisse avait exigé le soutien de suspendeurs gravifiques.

« Tu vois, reprit la voix de basse, je suis ton grand-père maternel. Tu me connais. J’étais le Baron Vladimir Harkonnen. »

« Vous êtes… vous êtes mort ! »

« Mais bien sûr, ma chère ! La plupart de ceux qui sont là en toi sont morts. Mais aucun ne désire vraiment t’aider. Ils ne te comprennent pas. »

« Allez-vous-en ! supplia-t-elle. Je vous en prie !…»

« Mais tu as besoin d’aide, ma petite-fille ! » protesta le Baron.

Il semble si exceptionnel, pensa-t-elle, contemplant l’image du Baron derrière ses paupières closes.

« Moi, je veux t’aider, reprit-il. Ceux qui sont ici ne se battent que pour s’emparer de ta conscience. Chacun d’eux essaiera de te dominer totalement. Mais moi… je ne te demande qu’un petit coin. »

Une fois encore, la clameur des voix s’enfla. Une fois encore, la marée menaça de submerger Alia et elle entendit l’appel strident de sa mère. Elle n’est pas morte, se dit-elle.

« Silence ! » fit le Baron.

La volonté d’Alia vint renforcer cet ordre, se diffusant à toute sa conscience. Le silence revint alors comme une vague d’eau fraîche. Les martèlements de son cœur, peu à peu, retrouvèrent un rythme normal, redevinrent des battements.

Doucement, la voix du Baron demanda : « Tu vois ? Ensemble, nous sommes invincibles. Tu m’aideras et je t’aiderai. »

« Que… que voulez-vous ? »

Une expression songeuse apparut sur la face énorme du Baron.

« Ahh… ma petite-fille chérie… Je ne souhaite que quelques plaisirs très simples. Je veux seulement être en contact avec tes sens, parfois, pour un bref instant. Nul n’aura jamais à le savoir. Tu me donneras un tout petit peu de ta vie. Par exemple, lorsque tu seras entre les bras de ton amant. N’est-ce pas là un prix bien modeste ?

« Ou-oui », admit-elle.

« Bien, bien ! gloussa le Baron. En échange, petite-fille chérie, je puis te rendre service de bien des façons. Je peux t’offrir mes conseils, t’apporter l’aide de mon expérience. Tu seras invincible, tant extérieurement qu’intérieurement. Tu balaieras toute opposition. L’Histoire oubliera ton frère pour n’adorer que ton nom. L’avenir t’appartiendra. »

« Vous… empêcherez… les autres… de me dominer ? »

« Ils ne peuvent pas nous résister ! Isolés, nous risquons de perdre, mais, ensemble, nous tenons le pouvoir. Je puis te le prouver. Écoute. »

Et le Baron se tut. Il effaça son image, retira sa présence. Et nulle mémoire, nul visage, nulle voix étrangère ne se manifesta.

Alia eut un soupir tremblant.

Et ce soupir seul ouvrit la voie à une pensée qui pénétra sa conscience comme si elle en était une émanation. Derrière, pourtant, elle devina des voix qui se taisaient.

Le vieux Baron était mauvais. Il a tué ton père. Il a voulu vous tuer, toi et Paul. Il a essayé et a échoué.

La voix du Baron se fit entendre sans que son visage apparût : « Bien sûr que je t’aurais tuée. N’étais-tu pas un obstacle sur mon chemin ? Mais il n’y a plus de conflit. C’est toi qui as gagné, mon enfant. Tu es la vérité nouvelle. »

Elle acquiesça. Sa joue effleura la surface rude du banc. Les paroles du Baron étaient sensées. Un précepte Bene Gesserit venait à l’appui de ses arguments : « Le but d’un conflit est de changer la nature de la vérité. »

Oui, songea-t-elle, c’était ainsi que les Sœurs verraient cela.

« Exactement ! exulta le Baron. Et je suis mort tandis que tu es vivante. Je n’ai qu’une très fragile existence. Je ne suis qu’un support-mémoire réfugié en toi. Tu m’as en ton pouvoir, entièrement. Et je te demande si peu contre la valeur des avis que je puis te donner. »

« Que me conseillez-vous donc de faire, maintenant ? » demanda-t-elle.

« Tu t’inquiètes à propos du jugement que tu as rendu la nuit dernière. Tu te demandes si les propos de Paymon t’ont été rapportés sincèrement. Peut-être Javid a-t-il vu en Paymon une menace dirigée contre sa position ?… N’est-ce pas là le doute qui t’est venu ? »

« Ou-oui…»

« Et ce doute se fonde sur une observation minutieuse, n’est-ce pas ? Javid fait montre d’une attitude de plus en plus intime envers ta personne. Duncan lui-même n’a pas été sans remarquer cela, non ? »

« Vous le savez. »

« Très bien. En ce cas, fais de Javid ton amant et…»

« Non ! »

« Tu te soucies de Duncan ? Mais ton époux est un mystique-mentat. Les actes de la chair ne peuvent le toucher ni le blesser. N’as-tu jamais senti à quel point il est distant de toi ? »

« M-mais il est…»

« La part mentat de Duncan comprendrait cela, dût-il même connaître un jour le procédé que tu auras employé pour détruire Javid…»

« Le détruire…»

« Certainement ! On peut utiliser des outils dangereux, mais il faut les rejeter dès qu’ils deviennent trop dangereux. »

« Mais alors… Pourquoi devrais-je… Je veux dire…»

« Ahh… Charmante ignorante ! A cause de la valeur contenue dans la leçon. »

« Je ne comprends pas. »

« Les valeurs, ma chère petite-fille, ne sont acceptées qu’à raison de leur succès. L’obéissance de Javid doit être inconditionnelle, son acceptation de ton autorité absolue, et son…»

« La morale de cette leçon échappe à ma…»

« Ne sois pas stupide, petite-fille ! La morale doit toujours être fondée sur l’efficacité pratique. Rends à César et toutes ces absurdités… Une victoire est sans objet si elle ne reflète pas tes désirs les plus profonds. N’est-il pas vrai que tu as éprouvé de l’admiration pour la virilité de Javid ? »

Alia hésita. Cet aveu lui était haïssable, mais elle y était contrainte, nue devant le voyeur qui était en elle.

« Oui. »

« Bien ! » Et ce simple mot éclatait de jovialité dans son esprit. « Maintenant, nous commençons à nous comprendre. Lorsqu’il sera à ta merci, dans ton lit, quand il sera convaincu que tu es son bien, pose-lui la question à propos de Paymon. Fais-le en plaisantant, comme si tu désirais en rire avec lui. Et quand il aura admis sa traîtrise, tu lui planteras un krys entre les côtes. Ahh… un flot de sang apporterait tant à ta satis…»

« Non ! souffla Alia, l’horreur desséchant tout à coup sa bouche. Non !… Non !…»

« Alors, je le ferai pour toi, s’il le faut. Tu l’admets. Si tu rassembles ces conditions, je suis prêt à assumer temporairement ton rôle…»

« Non ! »

« Ta peur est tellement transparente, ma chère petite-fille. Ma domination de tes sens ne saurait être que temporaire. Il en est d’autres, par ailleurs, qui pourraient prendre ta place avec une perfection telle que… Mais tu sais cela. Avec moi… Bah… Les gens décèleraient aussitôt ma présence. Tu connais la loi des Fremen en ce qui concerne les possédés. Ils te supprimeraient sur l’heure. Oui, même toi. Et tu sais bien que je ne souhaite nullement cela. Je supprimerai Javid pour toi et, quand ce sera fait, je me retirerai. Tu n’auras qu’à…

« Est-ce de bon conseil ? »

« Tu te débarrasseras d’un outil dangereux. Et, mon enfant, tu scelleras en même temps nos relations de travail, des relations qui ne peuvent que t’enseigner de bonnes leçons en vue des jugements futurs que tu serais conduite à…»

« M’enseigner des leçons ? »

« Naturellement ! »

Alia plaça les mains sur ses paupières, essayant désespérément de réfléchir, sachant que la moindre de ses pensées pouvait être lue par celui qui était en elle, que d’autres pensées pouvaient émaner de cet esprit étranger, qu’elle risquait de les accepter comme siennes.

« Tu te tourmentes sans raison, ronronna le Baron. Ce Paymon, d’ailleurs, était…»

« Je me suis trompée ! J’étais lasse et j’ai agi trop vite. J’aurais dû chercher à appuyer…»

« Tu as agi sagement. Tes jugements ne peuvent être fondés sur des abstractions aussi stupides que cette notion d’égalité chère aux Atréides. C’est cela qui t’a ôté le sommeil, et non la mort de Paymon. Ta décision était bonne. Paymon n’était qu’un outil dangereux. Tu as voulu maintenir l’ordre dans ta société. Voilà une bonne justification pour un jugement, qui n’a rien à voir avec cette absurde histoire de justice ! La justice dans l’égalité n’existe nulle part. Tenter de parvenir à ce faux équilibre, c’est menacer une société ! »

Alia ressentit du plaisir à ce plaidoyer pour la sentence qu’elle avait rendue contre Paymon, mais le concept amoral que recouvrait l’argument du Baron la choquait.

« La justice dans l’égalité était pour les Atréides… commença-t-elle. Était…

Elle baissa les mains, mais ses paupières demeuraient closes.

« Tous les juges de ton clergé devraient être mis en garde contre cette erreur, dit le Baron. Les décisions doivent être pesées selon le pouvoir qu’elles ont de maintenir une société ordonnée. Bien des civilisations du passé ont sombré sur les écueils de la justice et de l’égalité. Une telle sottise détruit les hiérarchies naturelles qui sont plus importantes. Un individu n’a de sens que par les relations qu’il entretient avec l’ensemble de la société. Si cette société n’est pas logiquement organisée en strates, nul ne pourra y trouver sa place, de la plus élevée à la plus humble. Allons, allons, petite-fille ! Tu dois être la figure de proue de ton peuple. Ton devoir est de maintenir l’ordre ! »

« Tout ce que Paul a fait était…»

« Ton frère est mort ! Il a échoué ! »

« Tout comme vous ! »

« C’est vrai… Mais, dans mon cas, ce fut un accident échappant à mes desseins. Allons, il faut nous occuper de ce Javid ainsi que je te l’ai dit. »

Cette pensée fit refluer un peu de chaleur dans le corps d’Alia.

« Je dois réfléchir, dit-elle rapidement. Et elle songea : Pour cela, il suffit de remettre Javid à sa place. Inutile de le tuer. Et cet idiot pourrait aussi bien se trahir… dans mon lit…

« A qui parlez-vous, Ma Dame ? »

Un instant troublée, Alia crut à une nouvelle intrusion d’une des voix de la multitude intérieure. Mais celle-ci lui était familière. Elle ouvrit les yeux. Ziarenka Valefor, chef des Amazones de sa garde, se tenait auprès du banc, une expression inquiète sur le visage.

« Je parlais à mes voix intérieures », dit Alia en se redressant.

Elle se sentait mieux, soudain, soulagée par le silence désormais revenu en elle.

« Vos voix intérieures, Ma Dame », répéta Ziarenka. Il y eut une lueur dans ses yeux bleus de Fremen. Chacun savait qu’Alia la Sainte disposait de ressources inaccessibles à tout autre.

« Conduis Javid dans mes appartements, dit Alia. Je dois discuter avec lui d’un problème sérieux. »

« Dans vos appartements, Ma Dame ? »

« Oui, dans ma chambre. »

« Il en sera fait selon vos ordres, Ma Dame. »

Ziarenka s’apprêta à se retirer.

« Un instant, ajouta Alia. Maître Idaho est-il parti déjà pour le Sietch Tabr ? »

« Oui, Ma Dame. Il a pris le départ avant l’aube selon vos instructions. Désirez-vous que l’on envoie…»

« Non, je me chargerai de cela moi-même. Et… Zia… Personne ne doit savoir que j’ai convoqué Javid. Charge-toi de cela. C’est une affaire importante. »

Ziarenka porta la main au krys suspendu à sa poitrine.

« Ma Dame, y a-t-il une menace contre…»

« Oui, il y a une menace, et il se pourrait que Javid en soit la source. »

« Ma Dame, peut-être ne devrais-je pas…»

« Zia ! Me crois-tu incapable de me charger de lui ? »

Un sourire féroce se dessina sur les lèvres de Ziarenka.

« Pardonnez-moi, Ma Dame : je le conduis immédiatement à vos appartements mais… avec la permission de Ma Dame, je monterai la garde devant sa porte. »

« Toi seule, alors », dit Alia.

« Oui, Ma Dame. J’y vais de ce pas. »

Tandis que Ziarenka s’éloignait, Alia hochait la tête. Ainsi, ses gardes n’aimaient pas Javid. Un autre mauvais point à son encontre. Mais il gardait encore une certaine valeur, et même une grande valeur. Il était la clé de Jacurutu. Et, avec Jacurutu…

« Peut-être avez-vous raison, Baron », murmura Alia.

« Tu vois bien ! exulta la voix au centre de son esprit. Ahh ! J’aurai plaisir à te rendre ce service, mon enfant, et ce n’est qu’un début…»

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