Le postulat selon lequel les humains vivent dans un univers fondamentalement impermanent, s’il est considéré comme un précepte opératoire, exige que l’intellect devienne un instrument d’équilibration totalement conscient. Mais l’intellect ne peut réagir de la sorte sans impliquer l’organisme entier. Un tel organisme pourrait être décelé à son comportement ardent et tendu vers une fin. Ainsi en est-il avec une société considérée comme un organisme. Mais nous affrontons ici une vieille inertie. Les sociétés sont mues par des impulsions anciennes, réactionnelles. Elles demandent la permanence. Toute tentative pour révéler l’univers de l’impermanence éveille des schèmes de rejet, de peur, de colère et de désespoir. Comment, dès lors, expliquer l’acceptation de la prescience ? Simplement ainsi : celui qui livre ses visions prescientes, parce qu’il évoque un futur absolu (permanent), peut être accueilli avec allégresse par l’humanité même quand il prédit les plus funestes événements.
« C’est comme si je me battais dans l’obscurité », dit Alia.
Elle arpentait furieusement la Chambre du Conseil, allant sans cesse des hautes draperies argentées qui adoucissaient le soleil du matin aux fenêtres d’Orient jusqu’aux divans qui avaient été rassemblés sous les grands panneaux décoratifs, à l’autre extrémité de la salle. Sans cesse, elle foulait de ses sandales les rêches tapis de fibre d’épice, les lattes du parquet, puis les dalles de grenat, et les tapis, à nouveau. Enfin, elle s’arrêta devant Irulan et Idaho, qui étaient assis face à face sur les divans tendus de fourrure de baleine grise.
Idaho n’était revenu qu’à regret du Sietch Tabr. Alia avait dû lui adresser un ordre péremptoire. Plus que jamais l’enlèvement de Jessica était nécessaire, mais pourtant, il fallait attendre. Elle avait besoin des pouvoirs mentat de Duncan.
« Tous ces faits dérivent du même schéma, dit-elle. Ils sentent le complot en profondeur. »
« Peut-être pas », suggéra Irulan, mais, dans le même temps, elle adressait un regard perplexe à Duncan.
Alia eut une brève expression de mépris. Comment Irulan pouvait-elle se montrer si naïve ? A moins que… Elle eut un regard perçant et interrogateur à l’adresse de la Princesse. Irulan portait une simple robe aba noire qui allait parfaitement avec les ombres qui hantaient l’indigo de ses yeux. Ses cheveux blonds étaient ramenés en un chignon serré sur la nuque, accentuant la maigreur de son visage, durci par toutes ces années d’Arrakis. Elle conservait un peu de l’attitude hautaine qui lui avait été enseignée à la cour de son père et, souvent, Alia se surprenait à songer que ce maintien orgueilleux pouvait dissimuler des pensées de conspiration.
Idaho paradait nonchalamment en uniforme noir et vert de la Garde de la Maison des Atréides, sans insignes. Ce que réprouvaient en secret la plupart des gardes d’Alia, tout spécialement ses amazones, qui arboraient fièrement l’insigne de leur fonction. La présence même de ce ghola-maître d’armes et mentat leur déplaisait d’autant plus qu’il était l’époux de leur maîtresse.
« Ainsi, les tribus souhaitent que Dame Jessica soit réintégrée dans le Conseil de Régence, dit Idaho. Comment cela peut-il…»
« Leur demande est unanime ! s’écria Alia tout en désignant la feuille de papier d’épice gaufré posée sur le divan à côté d’Irulan. Farad’n est une chose, mais ceci… ceci sent à plein nez la manœuvre ! »
« Qu’en pense Stilgar ? » demanda Irulan.
« Ce papier porte sa signature ! »
« Mais s’il…»
« Comment pourrait-il renier la mère de son dieu ? » lança Alia, méprisante.
Idaho leva les yeux sur elle et songea : Elle va trop loin avec Irulan ! A nouveau, il se demanda pourquoi Alia l’avait rappelé ici alors qu’elle savait qu’il devait absolument être présent au Sietch Tabr pour mener à bien l’enlèvement de Jessica. Se pouvait-il qu’elle ait eu vent du message que lui avait adressé le Prêcheur ? A cette pensée, quelque chose pesa au creux de sa poitrine. Comment ce mendiant mystique pouvait-il donc connaître le signal secret dont Paul Atréides s’était toujours servi pour convoquer son maître d’armes ? Duncan bouillait d’impatience : il fallait mettre un terme à cette réunion inutile et recommencer à chercher une réponse à cette question.
« Il ne fait aucun doute que le Prêcheur a quitté cette planète, reprit Alia. La Guilde n’oserait pas nous tromper. Je vais le faire…»
« Prudence ! » dit Irulan.
« Oui, prudence, intervint Duncan. La moitié de la population de ce monde considère qu’il est… (Il haussa les épaules.) ton frère. »
Il espérait que son ton restait suffisamment désinvolte. Mais comment cet homme connaissait-il le signal ?
« Mais s’il est un messager, ou un espion de…»
« Il n’a eu aucun contact avec la CHOM ou la Maison de Corrino, dit Irulan. Nous pouvons être certains que…»
« Nous ne pouvons être certains de rien ! » Alia, à présent, n’essayait plus de voiler son mépris. Elle tourna le dos à la Princesse pour faire face à Idaho. Il savait pourquoi il se retrouvait ici ! Pourquoi ne réagissait-il pas comme elle l’avait escompté ? Il était dans la Chambre du Conseil à cause d’Irulan. Jamais nul n’oublierait l’histoire qui avait amené une Princesse de la Maison de Corrino sous la bannière Atréides. Lorsque l’allégeance changeait une fois, elle pouvait changer encore. Les pouvoirs mentat de Duncan devaient lui révéler les failles du comportement d’Irulan, ses plus subtiles déviations.
Idaho parut s’éveiller. Son regard se posa sur la Princesse. Il y avait des moments où il ne pouvait supporter les obligations rigides imposées à ses dons de mentat. Il savait ce qu’Alia pensait. Et Irulan le savait aussi, sans doute. Mais cette épouse-Princesse de Paul Muad’Dib avait surmonté les décisions qui avaient fait d’elle l’inférieure de Chani, la concubine royale. On ne pouvait douter de sa dévotion aux jumeaux. Elle avait renoncé à sa famille et au Bene Gesserit en se consacrant aux Atréides.
« Ma mère fait partie de ce complot ! insista Alia. Pour quelle autre raison les Sœurs l’auraient-elles envoyée ici en ce moment ? »
« Ce n’est pas l’hystérie qui nous aidera beaucoup », dit Duncan.
Comme il l’avait espéré, Alia se détourna brusquement de lui. Il préférait ne pas avoir à regarder ce visage qu’il avait tant aimé et qui était maintenant déformé par une possession étrangère.
« Ma foi, dit Irulan, on ne peut absolument se fier à la Guilde…»
« La Guilde ! » ricana Alia.
« Nous ne pouvons écarter l’hostilité de la Guilde ou du Bene Gesserit, dit Idaho, mais il nous faut leur assigner une catégorie particulière, celle de combattants passifs. La Guilde s’en tiendra à son principe de base : Ne jamais Gouverner. Ils sont une excroissance parasite, et ils le savent. Ils ne feront jamais rien qui risque de tuer l’organisme qui les fait vivre. »
« Il se pourrait qu’ils se fassent une autre idée que nous de cet organisme, insinua Irulan. Et elle avait ce ton paresseux qui se rapprochait le plus chez elle de l’ironie et qui signifiait présentement : « Tu as oublié un point, mentat. »
Alia parut décontenancée. Elle ne s’était pas attendue à l’intervention d’Irulan sur ce sujet. Une conspiratrice ne saurait souhaiter que l’on examine un tel point de vue.
« Sans doute, admit Duncan, mais la Guilde n’affrontera pas directement la Maison des Atréides. D’un autre côté, les Sœurs risqueraient une cassure politique…»
« Si elles bougent, il leur faudra trouver une couverture, un groupe ou une personnalité qu’elles puissent désavouer, dit Irulan. Le Bene Gesserit n’a pas traversé tous ces siècles sans connaître la valeur de l’effacement. Les Sœurs préfèrent se trouver derrière le trône plutôt que de s’y asseoir. »
L’effacement ? pensa Alia. Était-ce donc là le choix qu’avait fait Irulan ?
« Exactement la position que je définis pour la Guilde », souligna Duncan. Il trouvait un certain soulagement dans le jeu de la discussion et de l’explication. Cela détournait son esprit d’autres problèmes.
Alia s’approcha des fenêtres illuminées par le soleil. Elle connaissait la tache aveugle de Duncan. C’était celle de tous les mentats. Ils devaient se prononcer. Ce qui développait en eux une tendance à dépendre d’absolus, à tracer des limites définies. Ils en étaient avertis car cela faisait partie de leur éducation. Pourtant, ils continuaient d’agir à l’intérieur de paramètres définis, se limitant d’eux-mêmes.
Je n’aurais pas dû le rappeler du Sietch Tabr, se dit Alia. Il aurait mieux valu livrer Irulan à Javid pour qu’il la soumette à la question…
Au centre de son crâne, une voix gronda : « Exactement ! »
Taisez-vous ! Taisez-vous ! supplia-t-elle. Elle devinait une faute dangereuse, en cet instant, sans pouvoir en définir la forme. Elle avait seulement conscience du péril. Idaho devait l’aider à sortir de cette passe. C’était un mentat. Les mentats étaient nécessaires, depuis que les ordinateurs humains avaient remplacé les appareils mécaniques que le Jihad Butlérien avait détruits. Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’homme semblable ! Mais Alia aurait tant aimé disposer d’une machine obéissante. Une machine affranchie des limitations d’Idaho, dont jamais elle n’aurait à se méfier.
« Une ruse dans une ruse qui cache une ruse, dit la voix paresseuse de la Princesse. Nous connaissons tous la forme ordinaire de l’attaque contre le pouvoir. Je ne puis en vouloir à Alia de ses soupçons. Bien sûr, elle soupçonne n’importe qui – nous y compris. Mais, pour l’heure, il faut ne pas en tenir compte. Ce qui demeure l’arène première des motivations est notre premier souci. Quelle est la source de danger la plus fertile pour la Régence ? »
« La CHOM », déclara Duncan, et il avait le ton neutre du mentat.
Alia eut un sourire dur. La Compagnie Universelle ! Le Combinat des Honnêtes Ober Marchands ! Mais la Maison des Atréides était majoritaire de la CHOM avec cinquante et un pour cent des actions. La Prêtrise de Muad’Dib possédait une autre part de cinq pour cent, ce qui impliquait le consentement pratique des Grandes Maisons au contrôle de Dune sur le précieux Mélange. Ce n’était pas sans raison que l’épice était souvent appelée « la monnaie secrète ». Privés du Mélange, les Navigateurs de la Guilde Spatiale étaient paralysés. C’était le Mélange qui suscitait cette « transe de navigation » qui leur permettait de « voir » le sentier transluminique que devait suivre le vaisseau. Sans le Mélange et le développement du système immunitaire humain qu’il assurait, les plus riches verraient leur espérance de vie divisée par quatre. Même la classe moyenne de l’Imperium absorbait le Mélange en petite quantité, mais au moins une fois par jour, au cours d’un repas.
Alia, pourtant, avait su lire la sincérité du mentat dans les paroles de Duncan ; c’était un son particulier qu’elle avait guetté avec angoisse.
La CHOM. La grande Compagnie était bien plus que la Maison des Atréides, bien plus que Dune, que la Prêtrise ou le Mélange. Elle était le vinencre, la fourrure de baleine, la shigavrille, les artefacts et les jeux ixiens, le commerce entre les gens, entre les lieux, Le Hajj, ces produits qui venaient de la technologie semi-légale du Tleilax. C’était aussi les drogues à accoutumance et les techniques médicales, les transports (la Guilde) et tout l’hyper-complexe commercial d’un empire qui embrassait des milliers de mondes connus, plus quelques autres qui vivaient sur les franges, tolérés pour services rendus. Lorsque Duncan Idaho disait CHOM, il évoquait un ferment permanent, un nœud d’intrigues, un réseau de forces dans lequel un changement de la douzième décimale des intérêts versés pouvait amener la chute du propriétaire d’une planète.
Alia revint vers la Princesse et Duncan.
« A propos de la CHOM, vous avez une inquiétude précise ? »
« Certaines Maisons continuent de spéculer activement sur le stockage de l’épice », dit Irulan.
Alia se frappa nerveusement les cuisses avant de désigner la feuille de papier d’épice, à quelques centimètres d’Irulan.
« Cette exigence ne vous intrigue donc pas, venant ainsi…»
« Très bien ! éclata Duncan. Finissons-en. Que me dissimules-tu ? Tu ne peux quand même pas garder des informations secrètes et exiger de moi que je fonctionne comme…»
« Récemment, dit Alia, le commerce des hommes s’est développé de façon très significative dans quatre spécialités particulières. » Dans le même instant, elle se demandait si cette information serait tellement neuve pour Duncan et Irulan.
« Quelles spécialités ? » demanda Irulan.
« Maîtres d’armes, Mentats “tordus” du Tleilax, Médecins conditionnés de l’école Suk et trésoriers comptables… plus particulièrement ces derniers. Pourquoi une telle demande de vagues employés aux écritures en ce moment ? »
La question visait Duncan.
Raisonnement mental ! se dit-il, et c’était un ordre qu’il s’adressait car cela valait mieux que d’affronter ce qu’Alia était devenue. Il se concentra sur ses paroles, les soumit au filtre de son esprit. Des maîtres d’armes ? Jadis il avait porté ce titre. Les maîtres d’armes étaient, certes, bien plus que des spécialistes du combat : ils pouvaient réparer les boucliers énergétiques, dresser des plans de campagnes militaires, organiser l’intendance des armées, improviser des armes… Les mentats « tordus » ? Il semblait évident que les Tleilaxu avaient décidé de poursuivre cette duperie. En tant que mentat, Duncan était au fait de la fragilité de cette prétention tleilaxu. Les Maisons Majeures qui faisaient l’acquisition de tels mentats espéraient les contrôler totalement. C’était impossible ! Même Piter de Vries, qui avait servi les Harkonnens pendant leur guerre contre la Maison Atréides avait réussi à maintenir l’essentiel de sa dignité, allant jusqu’à préférer la mort à l’abandon de son intégrité. Des docteurs Suk ? Leur conditionnement était censé garantir leur loyauté envers leurs patients propriétaires. Ils étaient devenus très coûteux. Un accroissement de la demande impliquerait des échanges de fonds très importants.
Idaho compara ces facteurs à l’augmentation du marché des trésoriers comptables.
« Computation première, dit-il, indiquant ainsi qu’il avait l’assurance soigneusement pesée de parler d’un fait induit. Un accroissement de richesse a récemment été enregistré chez les Maisons Mineures. Certaines s’apprêtent à acquérir discrètement le statut de Maison Majeure. Cet accroissement financier ne peut provenir que de modifications spécifiques dans les alignements politiques. »
« Et nous en venons au Landsraad », dit Alia, exprimant sa propre conviction.
« La prochaine réunion du Landsraad aura lieu dans deux années standard », lui rappela Irulan.
« Mais les marchandages politiques ne s’interrompent jamais, dit Alia. Et je suis bien certaine (elle désigna une fois encore le document posé près d’Irulan) que certains signataires de ces tribus appartiennent à ces Maisons Mineures qui ont quitté leur alignement. »
« Peut-être », dit Irulan.
« Le Landsraad… Quelle meilleure couverture pour le Bene Gesserit ? Et quel meilleur agent pour les Sœurs que ma propre mère ? (Alia se planta devant Idaho.) Eh bien ? »
Pourquoi ne pas raisonner en mentat ? se demanda-t-il. Il discernait le grand soupçon d’Alia, maintenant. Après tout, il avait été le garde personnel de Dame Jessica durant bien des années.
« Duncan ? » insista Alia.
« Il faut enquêter minutieusement sur toute législation consultative qui serait en préparation pour la prochaine session du Landsraad. Ils pourraient s’opposer sur une base légale au veto de la Régence sur certaines catégories de législation – plus précisément à propos des réajustements de taxations et de la direction des cartels. Il en existe d’autres, mais…»
« Ce genre de pari ne serait guère pragmatique de leur part, s’ils adoptaient une telle position », dit Irulan.
« Je suis d’accord, fit Alia. Les Sardaukar n’ont plus de crocs et il nous reste encore nos légions Fremen. »
« Prudence, Alia, dit Idaho. Nos ennemis ne souhaiteraient rien de mieux que de nous faire apparaître monstrueux. Quel que soit le nombre de légions dont on dispose, le pouvoir, en définitive, s’appuie sur la souffrance populaire dans un empire aussi dispersé que celui-ci. »
« La souffrance populaire ? » s’étonna Irulan.
« Tu veux dire la souffrance des Grandes Maisons », dit Alia.
« Combien de Grandes Maisons allons-nous affronter avec cette nouvelle alliance ? demanda Idaho. L’argent s’amasse en des lieux bien étranges ! »
« Les franges ? » demanda Irulan.
Il haussa les épaules. On ne pouvait répondre à une telle question. Chacun d’eux se doutait bien qu’un jour viendrait où le Tleilax ou les apprentis technologues des franges de l’Empire réussiraient à annuler l’Effet Holtzmann. Ce jour-là, les boucliers deviendraient inutiles. L’équilibre précaire qui maintenait les féodalités planétaires serait rompu.
Alia repoussa cette possibilité.
« Nous ferons avec ce que nous avons. Et ce que nous avons, c’est la conviction du directorat de la CHOM que nous pouvons détruire l’épice s’ils nous y forcent. Ils ne courront pas un tel risque. »
« Et nous voici revenus à la CHOM », remarqua Irulan.
« A moins, dit Idaho, que quelqu’un ne soit parvenu à reproduire le cycle truite-ver des sables sur une autre planète. (Il posa un regard méditatif sur Irulan, que cette hypothèse semblait exciter.) Salusa Secundus ? »
« Mes contacts y sont encore sûrs. Non, pas Salusa…»
« Je maintiens donc ma réponse, dit Alia. Nous ferons avec ce que nous avons. »
A moi de jouer, songea-t-il. Et il demanda : « Pourquoi m’avoir arraché à un travail important ? Tu aurais pu en arriver là par toi-même. »
« Tu n’as pas à employer un tel ton avec moi ! »
Les yeux de Duncan s’agrandirent. Durant un bref instant, il avait entraperçu l’étranger sur les traits d’Alia, et ç’avait été une vision troublante. Il regarda Irulan, mais elle semblait ne rien avoir vu – à moins qu’elle jouât l’indifférence.
« Je n’ai pas besoin de sermons élémentaires ! » ajouta Alia, et il y avait encore la trace d’une fureur étrangère dans sa voix.
Duncan parvint à sourire tristement, mais il éprouvait tout à coup une douleur sourde au creux de la poitrine.
« Lorsque nous abordons le problème du pouvoir, dit Irulan de son ton nonchalant, nous ne nous éloignons jamais vraiment de la richesse et de tous ses masques. Paul était une mutation sociale et nous ne devons pas oublier qu’il a modifié l’ancien équilibre de cette richesse. »
« De telles mutations ne sont pas irréversibles, dit Alia en se détournant, comme si elle n’avait pas déjà révélé sa terrifiante différence. Où que soit la richesse dans cet empire, ils le savent. »
« Ils savent aussi, dit Irulan, qu’il existe trois personnes pour perpétuer cette mutation : les jumeaux et…» Elle désigna Alia.
Sont-elles folles, toutes les deux ? se demanda Duncan.
« Ils vont tenter de m’assassiner ! » lança Alia.
Idaho resta silencieux, perplexe pris dans le tourbillon de sa réflexion mentat. Assassiner Alia ? Pourquoi ? Ils pouvaient la discréditer plus aisément. Ils pouvaient la couper facilement de la masse Fremen et la réduire aux abois selon leur bon vouloir. Mais les jumeaux… Duncan savait qu’il ne disposait pas du calme mentat qui convenait à une telle évaluation. Il lui faudrait être aussi précis que possible. Dans le même temps, il n’ignorait pas que la pensée précise contenait des absolus inassimilés. La nature n’était pas précise. L’univers, ramené à son échelle, n’était pas précis : il était vague, flou, saturé de variations et de mouvements inattendus. L’humanité considérée comme un tout devait être incluse en tant que phénomène naturel dans cette computation. Tout ce processus d’analyse précise représentait une partition, retranchée du courant incessant de l’univers. Il lui fallait parvenir à ce courant, l’observer en mouvement.
« Nous avions raison de nous concentrer sur la CHOM et le Landsraad, dit Irulan. Et la suggestion de Duncan nous offre une première ligne d’enquête pour…
« L’argent considéré comme une traduction de l’énergie ne peut être séparé de l’énergie qu’il exprime, dit Alia. Nous le savons tous. Mais il nous faut répondre à trois questions spécifiques : Quand ? Avec quelles armes ? Où ? »
Les jumeaux… Les jumeaux ! pensa Idaho. C’est eux qui sont en danger et non Alia !
« Qui et comment, cela ne vous préoccupe pas ? » demanda Irulan.
« Si la maison de Corrino, la CHOM ou tout autre groupe emploie des instruments humains sur cette planète, dit Alia, nous avons plus de soixante pour cent de chances de les découvrir avant qu’ils passent à l’action. L’instant et le lieu de cette action sont notre levier. Comment ? Cela revient à demander avec quelles armes, non ? »
Pourquoi ne le voient-elles pas comme moi ? songea Duncan.
« Très bien, dit Irulan. Quand ? »
« Quand notre attention sera fixée sur quelqu’un d’autre », dit Alia.
« Lors de la Convocation, remarqua Irulan, l’attention était fixée sur votre mère et il n’y a pas eu de tentative. »
« Le lieu ne convenait pas. »
Mais que fait-elle donc ? se demanda Duncan.
« Où donc, en ce cas ? » insista Irulan.
« Ici même, dans le Donjon, dit Alia. C’est l’endroit où je me sens le plus en sûreté. »
« Avec quelles armes ? »
« Des armes conventionnelles. Ce qu’un Fremen peut avoir sur lui : un krys empoisonné, un pistolet maula, un…»
« Ils n’ont pas essayé de chercheur-tueur depuis fort longtemps. »
« Impossible dans la foule. Et il leur faut la foule. »
« Une arme biologique ? » demanda Irulan.
« Un agent infectieux ? » Alia ne put dissimuler son incrédulité : comment Irulan pouvait-elle seulement imaginer qu’un agent infectieux pût venir à bout des barrières immunologiques des Atréides ?
« Je pensais plutôt à quelque animal, dit Irulan. Un petit animal domestique dressé à mordre une victime désignée. C’est la morsure qui serait empoisonnée. »
« Les furets de la Maison le dépisteraient. »
« Mais s’il s’agissait de l’un d’eux ? »
« C’est impossible. Les furets repousseraient un étranger, ils le tueraient. Vous le savez bien. »
« J’examinais seulement certaines possibilités dans l’espoir de…»
« Je vais alerter mes gardes », dit Alia.
A l’instant où elle prononçait le mot gardes, Duncan porta la main à ses yeux tleilaxu, essayant de lutter contre la force qui déferlait soudain en lui. C’était le Rhajia, le mouvement de l’Infini tel que la Vie l’exprime, le calice latent de l’immersion totale en perception mentat qui attendait à l’affût en chaque mentat. La perception de Duncan se déploya comme un filet à travers l’univers, retomba, dessinant les formes prises dans ses mailles. Il vit les jumeaux accroupis dans les ténèbres et des griffes géantes qui fauchaient l’air autour d’eux.
« Non », murmura-t-il.
« Qu’y a-t-il ? » Alia le regardait avec surprise, comme si elle ne s’était pas attendue à le voir encore là, auprès d’elle.
Il écarta les mains de ses yeux.
« Ces vêtements que la Maison de Corrino a envoyés ? Ont-ils été donnés aux jumeaux ? »
« Bien sûr, dit Irulan. Ils sont absolument sans danger. »
« Nul ne s’attaquera aux jumeaux dans le Sietch Tabr, dit Alia. Pas avec les gardes de Stilgar aux alentours. »
Idaho la regarda. Il ne disposait d’aucun élément susceptible d’étayer un argument issu de la computation mentat, mais il savait. Il savait. Ce qu’il venait de vivre était très proche du pouvoir visionnaire de Paul. Jamais Irulan ni Alia n’ajouteraient foi à cette révélation, venant de lui.
« J’aimerais alerter les autorités portuaires, dit-il, afin qu’elles interdisent l’importation d’animaux étrangers. »
« Tu ne peux prendre l’hypothèse d’Irulan au sérieux ! » s’exclama Alia.
« Pourquoi courir le moindre risque ? »
« Adresse-toi aux contrebandiers, alors… Je préfère me fier aux furets. »
Il secoua la tête. Que pourraient les furets de la Maison contre des griffes comme celles qu’il avait vues ? Mais Alia avait raison, cependant. Quelques pots-de-vin aux bons endroits, un navigateur de la Guilde consentant, et tout lieu du Quart Vide pouvait devenir un port. La Guilde refuserait certes de figurer en première ligne lors d’une attaque directe contre la Maison des Atréides, mais si le prix offert était assez élevé… Ma foi, il conviendrait de considérer la Guilde comme une espèce de barrière géologique qui rendait une attaque difficile mais non impossible. Ils pourraient toujours faire valoir qu’ils n’étaient qu’une « agence de transport ». Comment pourraient-ils savoir quel usage serait fait de telle ou telle cargaison ?
Alia intervint dans le silence. Elle eut un geste purement Fremen : le poing levé, le pouce horizontal. Ce qui signifiait : « Je libère le Conflit Typhon. » À l’évidence, elle se considérait comme l’unique cible logique des assassins et, par son geste, elle se dressait contre un univers empli de menaces encore informulées, elle déclarait qu’elle lancerait le vent mortel contre quiconque oserait l’attaquer.
Duncan Idaho était conscient de la vanité de toute protestation de sa part tout en comprenant qu’Alia n’avait plus de soupçons à son égard. Il allait regagner le Sietch Tabr et elle espérait qu’il exécuterait parfaitement l’enlèvement de Dame Jessica. La colère l’effleura et il s’arracha au divan, pensant : Si seulement Alia était la cible ! Si seulement les assassins pouvaient la frapper ! Une fraction de seconde, sa main se posa sur le manche de son arme… mais il n’avait pas le cœur de le faire. Il eût mieux valu pourtant qu’elle meure en martyre plutôt que d’être déconsidérée et traquée vers un tombeau de sable.
« Oui, dit Alia, croyant déchiffrer le souci sur le visage de son époux, il vaut mieux que tu regagnes rapidement le Sietch. » Et elle songea : Quelle folie que d’avoir soupçonné Duncan ! C’est à moi qu’il appartient, et non à Jessica !
Elle dut s’avouer qu’elle avait été bouleversée par cette revendication des tribus. Comme Duncan quittait la salle, elle agita la main.
Lui s’éloignait avec un sentiment de désespoir. Non seulement Alia était aveuglée par cette possession, mais à chaque crise elle se montrait plus folle. D’ores et déjà, elle avait franchi la limite dangereuse : elle était condamnée. Mais que pouvait-on encore faire pour les jumeaux ? Qui pouvait-il espérer convaincre ? Stilgar ? Mais Stilgar pouvait-il faire plus que ce qu’il faisait déjà ?
Et Dame Jessica ? songea Duncan.
Oui, il lui fallait envisager cette possibilité. Mais il se pouvait que Dame Jessica, elle aussi, fût engagée dans un complot avec ses Sœurs. Il ne conservait guère d’illusions quant à cette concubine Atréides. Elle pouvait exécuter n’importe quel ordre de ses Bene Gesserits. Elle irait même jusqu’à se retourner contre ses petits-enfants.