Tout discours Fremen suppose une grande concision et un sens précis de l’expression. Tout discours Fremen est dominé par l’illusion des absolus. Ses hypothèses forment un terrain fertile pour les religions absolutistes. De plus, les Fremen sont des moralisateurs nés. A la terrifiante instabilité de toute chose, ils opposent des assertions institutionnalisées. Ils disent : « Nous savons qu’il n’existe nul summum de la connaissance possible, que c’est le fait de Dieu. Mais ce que les hommes peuvent apprendre, ils peuvent le contenir. » De cette approche aiguisée de l’univers, ils ont tiré une croyance fantastique dans les présages, les signes et dans leur propre destinée. Ceci est une des origines de leur légende de Krazilec, la guerre aux confins de l’univers.
« Il est en lieu sûr, dit Namri en souriant à Gurney Halleck depuis l’angle opposé de la grande pièce carrée dallée de pierre. Vous pouvez rapporter cela à vos amis. »
« Où donc se trouve ce lieu sûr ? » demanda Halleck.
Il n’aimait pas le ton de Namri et les ordres de Jessica lui pesaient. Maudite sorcière ! Ses explications n’avaient pas le moindre sens à l’exception d’un avertissement. Elle l’avait prévenu de ce qui pourrait arriver si Leto échouait à maîtriser ses terribles vies-mémoires.
« C’est un lieu sûr, répondit Namri. C’est tout ce que je suis autorisé à vous révéler. »
« Comment l’avez-vous appris ? »
« J’ai reçu un distrans. Sabiha est avec lui. »
« Sabiha ! Elle l’a laissé…»
« Pas cette fois. »
« Vous allez le tuer ? »
« Ceci ne me concerne plus. »
Halleck eut une grimace. Un distrans ! Quel pouvait être le rayon d’action de ces satanées chauves-souris ? Bien souvent il les avait rencontrées voletant au-dessus du désert, portant des messages secrets superposés à leurs cris. Mais jusqu’où pouvaient-elles donc voler sur cette infernale planète ?
« Je dois le rencontrer », dit-il.
« C’est interdit. »
Halleck prit une profonde inspiration pour recouvrer son calme. Il avait passé deux jours et deux nuits dans l’attente de rapports. Avec ce nouveau matin, il lui semblait que son rôle se dissolvait autour de lui, le laissant nu. Il n’avait jamais vraiment aimé commander. Ceux qui commandaient passaient leur temps à attendre tandis que les autres accomplissaient les choses dangereuses et intéressantes.
« Et pourquoi est-ce interdit ? » demanda-t-il. Les contrebandiers qui avaient aménagé ce sietch avaient laissé de trop nombreuses questions dans l’ombre et il ne voulait pas se retrouver dans la même situation avec Namri.
« Certains pensent que vous en avez trop vu ici-même. »
Halleck décela la menace et s’efforça au calme du combattant aguerri, la main à proximité de son couteau mais non posée sur lui. Il souhaita soudain la présence d’un bouclier, mais les boucliers avaient été proscrits à cause de leur effet sur les vers et de leur vulnérabilité devant les charges statiques des tempêtes.
« Ce secret ne faisait pas partie de notre accord », dit-il enfin.
« Si je l’avais tué, cela aurait-il fait partie de notre accord ? »
A nouveau, Halleck perçut l’influence sournoise de forces invisibles contre lesquelles Dame Jessica ne l’avait nullement prévenu. Elle et son maudit plan ! Peut-être était-il judicieux de ne pas se fier à la Bene Gesserit… Presque aussitôt, il se jugea déloyal. Elle lui avait exposé le problème et il avait pleinement accepté son plan, prévoyant que, plus tard et comme tous les plans, il nécessiterait quelques modifications. Il ne s’agissait pas de n’importe quelle sœur du Bene Gesserit mais de Dame Jessica des Atréides, qui avait toujours été son amie, son soutien. Sans elle, il ne l’ignorait pas, il aurait été à la dérive dans un univers plus dangereux encore que celui-ci.
« Vous ne pouvez répondre à ma question », dit Namri.
« Vous ne deviez le tuer que s’il donnait la preuve qu’il était possédé, dit lentement Halleck. Qu’il était une Abomination. »
Namri leva le poing près de son oreille droite.
« Votre Dame savait que nous avions le moyen de l’éprouver. Elle a eu la sagesse de laisser le jugement entre mes seules mains. »
Halleck plissa les lèvres de frustration.
« Vous avez entendu les mots que m’a adressés la Révérende Mère, reprit Namri. Nous autres, Fremen, nous comprenons de telles femmes, mais vous, les étrangers, vous ne les comprendrez jamais. Les femmes Fremen, souvent, envoient leur fils à la mort. »
Halleck s’adressa à lui d’un ton roide : « Êtes-vous en train de me dire que vous l’avez tué ? »
« Non, il vit. Il est… en lieu sûr. Et il continue de recevoir l’épice. »
« Mais je dois l’escorter jusqu’à sa grand-mère s’il y survit. »
Namri se contenta de hausser les épaules.
Halleck comprit qu’il n’obtiendrait aucune autre réponse. Par Dieu ! Jamais il ne pourrait rejoindre Jessica avec tant de questions restées sans réponses ! Il secoua la tête.
« Pourquoi mettre en question ce que tu ne peux changer ? demanda Namri. Tu es bien payé. »
Halleck fronça les sourcils. Ces Fremen ! Ils pensaient que tous les étrangers ne vivaient que pour l’argent ! Mais Namri avait bien autre chose en tête qu’un préjugé Fremen. D’autres forces s’exerçaient ici. Leur présence était évidente pour celui qui avait été formé dans l’art de l’observation par une Bene Gesserit. Tout cela sentait la ruse dans la ruse dans la ruse…
Employant brusquement une forme familière et insultante, Halleck déclara : « Dame Jessica sera courroucée. Elle va lancer ses cohortes sur…»
« Zanadiq ! jura Namri. Commissionnaire ! Tu n’appartiens pas au Mohalata ! C’est avec plaisir que je prendrai possession de ton eau pour le Peuple Noble ! »
La main de Halleck se posa enfin sur le manche de son couteau tandis qu’il préparait sa manche gauche qui dissimulait une petite surprise pour ses agresseurs.
« Je ne vois aucune eau répandue ici, se dit-il. Peut-être êtes-vous aveuglé par votre orgueil. »
« Tu es encore en vie parce que je voulais que tu apprennes avant de mourir que ta Dame Jessica n’enverra aucune cohorte contre qui que ce soit… Il ne faut pas que tu passes tranquillement dans le Huanui, canaille d’outre-monde. Je suis du Peuple Noble, et toi…»
« Et moi, dit Halleck d’une voix douce, je ne suis que le serviteur des Atréides. Oui, nous sommes ces canailles qui ont levé le joug des Harkonnens de vos cous puants. »
Namri eut une grimace qui révéla ses dents.
« Ta Dame est prisonnière sur Salusa Secundus. Les notes que tu as reçues venaient de sa fille ! »
Par un effort extrême, Gurney Halleck réussit à conserver une voix égale.
« Aucune importance. Alia…»
Namri tira son krys.
« Que sais-tu de la Matrice du Paradis ? Je suis son serviteur, espèce de putain mâle. En prenant ton eau, j’accomplis sa volonté ! »
Et il se rua au travers de la pièce en une charge téméraire.
Halleck, sans se laisser abuser par cette imprudence simulée, leva brusquement le bras gauche et déploya la pièce de tissu armure qu’il avait cousue là et dans laquelle le couteau de Namri vint se prendre. Dans le même mouvement, Halleck jeta le pli du vêtement sur la tête de son adversaire, et son couteau, plongeant sous l’étoffe et la transperçant, visait droit au visage. Comme le corps du Fremen rencontrait le sien et que la pointe du couteau s’enfonçait, il sentit le choc de l’armure dissimulée sous la robe. Le Fremen émit un cri de fureur, fit un brusque pas en arrière et s’effondra. Il resta immobile, étendu, et ses yeux grand ouverts braqués sur Halleck étincelèrent puis se ternirent, tandis que le sang s’écoulait de sa bouche.
Halleck laissa échapper un soupir entre ses lèvres serrées. Comment cet idiot de Namri avait-il pu penser que personne ne remarquerait la présence d’une armure sous sa robe ? Il replia lentement sa manche piégée, essuya soigneusement son couteau et le glissa dans son étui tout en s’adressant au mort :
« Comment crois-tu que l’on nous a entraînés, nous, les serviteurs des Atréides ? »
Il inspira et pensa : Eh bien, maintenant : de qui suis-je la feinte ? Les paroles de Namri avaient eu l’accent de la vérité. Jessica était prisonnière des Corrinos et Alia demeurait libre d’exécuter ses plans. Jessica elle-même l’avait mis en garde contre Alia mais jamais elle n’avait prévu de tomber aux mains des Corrinos. Pourtant, il lui fallait obéir aux ordres. Tout d’abord, il était nécessaire de quitter ces lieux. Par chance, un Fremen avec sa robe et son distille ressemblait fort à n’importe quel autre. Rapidement, il repoussa le corps de Namri dans un coin de la salle, jeta des coussins dessus et fit glisser un tapis pour essayer d’absorber le sang. Ensuite, il mit en place le masque et les tubes de son distille tout comme s’il se préparait à une sortie dans le désert, rabattit le capuchon de sa robe et s’engagea dans le long corridor.
Il adopta une démarche souple, songeant : l’innocent va sans méfiance. Il se sentait curieusement libre, comme s’il s’éloignait du danger au lieu de s’en approcher.
Je n’ai jamais vraiment aimé son plan pour le garçon, pensa-t-il. Et je le lui dirai si je la vois. Car, si Namri avait dit la vérité, c’était l’hypothèse la plus dangereuse qui se réalisait. Si Alia capturait le garçon, il ne vivrait pas longtemps. Bien sûr, il y avait toujours Stilgar. Un bon Fremen, avec les superstitions d’un bon Fremen.
Jessica le lui avait expliqué : Le vernis de civilisation qui recouvre la vraie nature de Stilgar est très mince. Et voici comment on peut le faire disparaître…