52

L’esprit de Muad’Dib est plus que des mots, plus que la lettre de la Loi établie en son nom. Muad’Dib doit rester cet outrage intérieur contre la complaisance du puissant, contre les charlatans et les fanatiques dogmatiques. C’est cet outrage intérieur qui doit dire son mot car Muad’Dib nous a enseigné une chose entre toutes : que les humains ne peuvent survivre que dans une fraternité de justice sociale.

La Convention Fedaykin.


Leto était assis, appuyé contre le mur de la hutte, les yeux fixés sur Sabiha, regardant se dérouler les fils de sa vision. Elle venait de préparer le café et, à présent, accroupie devant lui, elle remuait son repas du soir. C’était un gruau qui exhalait l’épice. Ses doigts agitaient vivement la cuiller et le liquide indigo marquait les parois du bol. Elle venait d’incorporer le concentré, toute à sa tâche, son mince visage penché sur le bol. La membrane grossière qui ne réussissait pas à transformer la hutte en tente-distille avait été raccommodée avec des bouts de tissu plus mince, et son ombre, projetée par la lampe du réchaud et celle du luminaire à huile, dansait sur ce halo gris.

La lampe à huile d’épice intriguait Leto. Les gens de Shuloch se montraient particulièrement prodigues d’huile d’épice. Par exemple cette lampe qui éclairait la hutte, au lieu et place d’un brilleur. Ils gardaient des esclaves captifs entre leurs murs selon les plus anciennes traditions Fremen. Et pourtant ils utilisaient des chenilles et des ornithoptères. En eux, le moderne et l’ancien se mêlaient sans se fondre.

Sabiha poussa le bol de gruau devant lui et éteignit le réchaud.

Leto n’esquissa pas un geste.

« Je serai punie si tu ne manges pas ça », dit-elle.

Il la regarda en songeant : Si je la tue, je briserai une vision. Et si je lui révèle les plans de Muriz, j’en briserai une autre. Si j’attends ici mon père, ce fil de vision deviendra une corde puissante.

Son esprit tria les fils. Certains étaient d’une douceur qui le fascinait. Un avenir où apparaissait Sabiha était d’une réalité trompeuse au sein de sa vision presciente. Il menaçait de bloquer tous les autres jusqu’à ce que Leto l’ait suivi jusqu’aux agonies finales qu’il recelait.

« Pourquoi me regardes-tu ainsi ? » demanda Sabiha.

Il ne répondit pas.

Elle poussa le bol un peu plus près de lui.

La gorge sèche, il essaya d’avaler. L’impulsion de tuer Sabiha continuait de monter en lui. Il s’aperçut qu’il en tremblait. Il serait si facile de briser la vision et de libérer la sauvagerie !

« C’est Muriz qui a ordonné ça », dit-elle en touchant le bol.

Oui, Muriz l’avait ordonné. La superstition envahissait tout. Muriz voulait une vision qu’il puisse déchiffrer. Il était pareil au sauvage du passé demandant au sorcier de jeter les osselets pour lui et d’y lire l’avenir. Muriz avait pris le distille de son prisonnier à titre de « simple précaution ». La raillerie visait Namri et Sabiha. Seuls les imbéciles laissent échapper leur prisonnier.

Muriz avait quand même un problème émotionnel particulièrement grave : la Rivière d’Esprit. L’eau de son prisonnier coulait dans ses propres veines. Muriz était en quête d’un signe qui lui permettrait de brandir une menace de mort sur Leto.

Tel père, tel fils, songea Leto.

« L’épice ne fera que te donner des visions, dit Sabiha. Les longs silences l’inquiétaient. J’ai eu souvent des visions, pendant l’orgie. Elles n’ont aucun sens. »

C’est ça ! pensa-t-il soudain, et son corps se figea dans une totale immobilité qui laissa sa peau froide et visqueuse. L’enseignement Bene Gesserit investit sa conscience. Il n’y eut d’abord qu’un point lumineux qui devint une clarté éblouissante, celle de la vision, répandue sur Sabiha et tous les autres Bannis. L’ancien enseignement Bene Gesserit était explicite.

« Les langages s’édifient en reflétant les spécialisations d’un mode de vie. Chaque spécialisation peut être reconnue par ses mots, par ses postulats et par la structure de ses phrases. Cherchez les pauses. Les spécialisations représentent des lieux où la vie s’interrompt, où le mouvement est contenu et gelé. » Il vit alors que Sabiha était de son plein droit une source de vision et que chaque humain avait le même pouvoir. Pourtant, elle méprisait les visions de l’orgie du sietch. Elles provoquaient l’inquiétude, donc il fallait les rejeter, les oublier délibérément. Son peuple priait Shai-Hulud parce que le ver dominait bien des visions. Ils priaient pour que la rosée naisse au seuil du désert parce que leurs vies dépendaient de l’humidité. Pourtant, ils se vautraient dans l’abondance d’épice et leurraient les truites des sables vers les qanats ouverts. Sabiha le nourrissait de visions prescientes avec une insensibilité tranquille, et pourtant, dans ses mots, il percevait les signaux de l’illumination : elle dépendait d’absolus, elle cherchait des limites finies, tout cela parce qu’elle ne pouvait maîtriser les rigueurs de décisions terribles qui concernaient sa propre chair. Elle s’accrochait à sa vision borgne de l’univers, qui l’enfermait et paralysait le temps, parce que les alternatives la terrifiaient.

Par contraste, Leto vit le pur mouvement qu’il était. Il était une membrane reliant d’infinies dimensions et, parce qu’il voyait ces dimensions, il pouvait prendre ces terribles décisions.

Comme mon père l’a fait.

« Tu dois manger ça ! » s’exclama Sabiha, irritée.

Leto, maintenant, découvrait la structure complète des visions et savait quel fil il devait suivre. Ma peau n’est pas la mienne. Il se leva, serrant sa robe autour de lui. Ce contact était étrange parce que le distille n’était plus là pour protéger son corps. Ses pieds étaient nus sur le tapis d’épice et il sentait crisser le sable sous ses orteils.

« Que fais-tu ? » demanda Sabiha.

« Je sors. On ne respire plus, ici. »

« Tu ne peux pas t’enfuir. Il y a un ver dans chaque canyon. Si tu dépasses le qanat, ils sentiront ton humidité. Ils ne ressemblent pas à ceux du désert. La captivité les a rendus plus sensibles. Et puis… (elle jubilait soudain) tu n’as plus de distille. »

« Alors, pourquoi t’inquiéter ? » demanda-t-il, curieux de savoir s’il pouvait encore provoquer une vraie réaction de sa part.

« Parce que tu n’as pas mangé. »

« Et que tu seras punie ? »

« Oui. »

« Mais je suis déjà saturé d’épice. Chaque instant est une vision. (De son pied nu, il montra le bol.) Verse-le dans le sable. Qui le saura ? »

« Ils nous surveillent. »

Secouant la tête, conscient de cette nouvelle liberté qui l’enveloppait, il la rejeta hors de ses visions. Il était inutile de tuer ce pauvre pion. Elle dansait sur d’autres musiques sans même connaître le pas, croyant encore qu’elle pourrait partager le pouvoir qui attirait les pirates affamés de Shuloch et de Jacurutu. Leto s’avança jusqu’à la porte, posa la main sur le sceau.

« Quand Muriz arrivera, dit-elle, il sera furieux…»

« Muriz est un marchand de vide, dit Leto. Ma tante a pris tout ce qu’il contenait. »

Elle se leva. « Je t’accompagne. »

Elle n’a pas oublié la façon dont je lui ai échappé, pensa-t-il. Elle connaît maintenant la fragilité de son empire sur moi. Et ses visions s’agitent en elle. Mais ces visions, elle ne les écouterait pas. Il lui suffisait de penser : comment pourrait-il tromper un ver prisonnier d’un canyon étroit ? Comment pourrait-il affronter le Tanzerouft sans distille ni Fremkit ?

« Je dois être seul pour consulter mes visions, dit Leto. Tu demeureras ici. »

« Où vas-tu aller ? »

« Jusqu’au qanat. »

« La nuit, les truites arrivent par bancs entiers. »

« Elles ne m’attaqueront pas. »

« Quelquefois, dit-elle, le ver descend tout près de l’eau. Si jamais tu franchis le qanat…» Elle se tut. Elle avait essayé d’imprégner ses mots de menace.

« Comment pourrais-je chevaucher un ver sans hameçons ? » dit-il, se demandant si elle pouvait encore récupérer certains fragments de ses visions.

« Lorsque tu reviendras, mangeras-tu ? » Elle s’était à nouveau accroupie devant le bol et remuait le brouet indigo.

« Chaque chose en son temps », dit-il, sachant qu’elle ne pouvait avoir conscience de l’usage discret qu’il faisait de la Voix, de l’instillation de ses propres désirs dans ses décisions à elle.

« Muriz viendra pour vérifier si tu as bien eu une vision », le prévint-elle.

« Je traiterai Muriz à ma manière », dit-il, et il nota à quel point les gestes de Sabiha se faisaient lents et lourds. Il menait Sabiha là où tendait naturellement le mode de vie Fremen. Les Fremen étaient un peuple d’une extraordinaire énergie au lever du soleil mais, souvent, ils étaient gagnés par une léthargie et une mélancolie profondes lorsque tombait la nuit. Déjà, Sabiha voulait s’abîmer dans le sommeil et dans les rêves.

Seul, il sortit dans la nuit.

Le ciel était empli d’étoiles et la butte se détachait nettement sur ce fond scintillant. Cheminant silencieusement sous les palmes, Leto s’approcha du qanat. Il s’accroupit sur la berge et, longtemps, écouta le perpétuel sifflement du sable dans le canyon. D’après le bruit, le ver, là-bas, était petit. C’était sans doute pour cette raison qu’il avait été choisi. Un petit ver serait plus facile à transporter. Il réfléchit à la capture. Les chasseurs l’assommeraient avec de l’eau pulvérisée. C’était la méthode traditionnelle des Fremen pour capturer le ver destiné à l’orgie de la transformation. Mais ce ver ne serait pas tué par immersion. Il se retrouverait à bord d’un transport de la Guilde, en route vers un acheteur plein d’espoir qui ne tarderait pas à découvrir que son désert était trop humide. Rares étaient les étrangers qui avaient conscience du degré de sécheresse que la truite des sables avait entretenu sur Arrakis. Qu’elle avait entretenu. Car même ici, dans le Tanzerouft, le vent portait souvent une humidité telle que jamais un ver n’en avait connu de pareille, sauf en mourant dans une citerne Fremen.

Derrière lui, dans la hutte, il entendit Sabiha s’agiter. Elle était inquiète, harcelée par ses propres visions réprimées. Il se demanda ce que pourrait être une vie hors de la vision, avec elle. Ils partageraient chaque instant tel qu’il se présenterait, pour ce qu’il serait. Cette perspective l’attirait plus que n’avait fait aucune vision issue de l’épice. Il y avait là une certaine pureté dans cette possibilité d’affronter un avenir inconnu.

« Un baiser dans le sietch en vaut deux dans la cité. »

Tout était dans cette vieille maxime Fremen. Le sietch traditionnel conservait à la fois la sauvagerie et la tendresse. Il y en avait des traces chez les gens de Jacurutu/Shuloch, mais des traces seulement. Et Leto éprouva soudain du chagrin en pensant à ce qui avait été perdu.

Lentement, si lentement que la connaissance fut en lui avant même qu’il eût décelé ses origines, Leto sut que des créatures, nombreuses, avaient surgi autour de lui.

Les truites des sables.

Le moment de passer d’une vision à l’autre approchait. Le mouvement des truites des sables était comme intérieur à son corps. Durant des générations, les Fremen avaient vécu à proximité de ces étranges créatures. Ils savaient qu’un peu d’eau pouvait être l’appât qui les attirerait à portée de la main. Bien des Fremen, près de mourir de soif, avaient risqué quelques précieuses gouttes d’eau à ce jeu, pour le sirop vert et douceâtre que sécrétait la truite et qui pouvait leur procurer un apport d’énergie. Mais les truites faisaient surtout la joie des enfants qui les capturaient pour le Huanui. Et par jeu.

Leto frissonna en songeant à ce que ce jeu signifiait pour lui désormais.

L’une des créatures rampa près de son pied nu. Elle hésita, puis reprit sa progression, attirée par l’énorme quantité d’eau retenue dans le qanat.

Durant un instant, pourtant, Leto avait senti la réalité de sa terrible décision. Le gant de la truite. C’était un jeu d’enfant. Si l’on tenait une truite dans sa main, en la lissant doucement sur sa peau, elle se transformait en un gant vivant. Elle était attirée par les traces de sang présentes dans les capillaires, mais quelque substance présente dans l’eau du sang la repoussait. Tôt ou tard, elle tombait dans le sable, et on la jetait dans un panier de fibre d’épice. L’épice la calmait jusqu’à ce qu’on la place dans le distille de mort.

À présent, Leto écoutait les truites tomber dans l’eau du qanat et il percevait les remous des poissons prédateurs qui se précipitaient sur elles pour les dévorer. L’eau avait le pouvoir d’assouplir les truites, de les rendre molles. Les enfants Fremen apprenaient cela très tôt. Une goutte de salive suffisait à provoquer la sécrétion du sirop. Leto prêtait l’oreille à tous les sons qui venaient du qanat. Ils étaient provoqués par une migration de truites attirées par l’eau libre mais, dans le qanat, les créatures étaient impuissantes face aux poissons.

Pourtant, sans cesse, elles affluaient et plongeaient.

Il enfouit sa main droite dans le sable jusqu’à ce que ses doigts rencontrent le cuir d’une truite. Elle était aussi grosse qu’il l’avait souhaité. Elle ne tenta pas de lui échapper, adhérant avec avidité à sa chair. De sa main libre, il palpa la créature ; elle avait à peu près la forme d’un diamant : ni tête, ni extrémités. Pas d’yeux, et pourtant elle savait trouver l’eau sans se tromper. Les truites pouvaient se souder l’une à l’autre par leurs cils rudimentaires jusqu’à ne former qu’un seul et vaste organisme-sac emprisonnant l’eau, isolant ainsi le « poison » de ce géant que la truite deviendrait plus tard : Shai-Hulud.

Dans sa main, la truite se tortilla, s’allongea, se déforma. Dans le même instant, il eut l’impression qu’une contrepartie de la vision qu’il avait choisie s’allongeait, se déformait. Ce fil, pas celui-ci, pensa-t-il. Il sentit que la truite se faisait de plus en plus mince, recouvrant rapidement sa main. Jamais aucune truite n’avait rencontré de main comme celle-là, dont chaque cellule était saturée d’épice. Et jamais aucun humain n’avait vécu et pensé dans de telles conditions. Leto réajusta délicatement l’équilibre de ses enzymes, se fondant sur la certitude lumineuse qu’il avait acquise dans la transe d’épice. La connaissance issue de ces vies sans nombre qui se mêlaient en lui, lui donnait l’assurance avec laquelle il décidait d’ajustements précis, repoussant la mort par surdose qui le menaçait s’il relâchait sa vigilance, fût-ce le temps d’un battement de cœur. Et, dans le même temps, il se mêlait à la truite de sable, il se nourrissait d’elle, elle le nourrissait, l’enseignait. La vision de la transe lui fournissait une jauge, et il s’y conformait exactement.

Il sentit que la truite des sables se faisait de plus en plus mince, s’étendant sur toute sa main, atteignant son avant-bras. Il en découvrit une autre, qu’il plaça sur la première. En se rencontrant, les deux créatures s’agitèrent frénétiquement. Leurs cils se soudèrent et elles ne firent plus qu’une membrane unique qui l’enveloppait jusqu’au coude. La double-truite était désormais le gant vivant du jeu d’enfants, mais sa texture était plus fine, sa sensibilité plus grande. Leto s’en était fait un symbiote dermique. Il bougea son bras et toucha le sable de l’extrémité de son gant vivant. Il éprouva le contact distinct et net de chaque grain. Il n’y avait plus de truites des sables. Ce qui enveloppait sa main était quelque chose de plus résistant, de plus dur. Sa main rencontra une troisième truite qui se colla aux deux autres et s’adapta aussitôt à son nouveau rôle. La nouvelle peau de cuir doux gagna l’épaule de Leto.

Pour empêcher tout rejet, par un terrible effort de concentration, il réussit à unir son corps à cette peau nouvelle. Il ne laissa pas dériver la moindre parcelle de son attention vers les conséquences terrifiantes de ce qu’il accomplissait en cet instant. Seuls importaient les impératifs de la vision de la transe. Seul le Sentier d’Or pouvait naître de cette épreuve.

Il rejeta sa robe et resta étendu sur le sable, nu, son bras ganté étendu sur le passage des truites migrantes. Il se rappelait qu’avec Ghanima ils avaient capturé une truite et qu’ils l’avaient frottée sur le sable jusqu’à ce qu’elle se contracte en un ver-enfant, un tube rigide dont l’intérieur était imprégné de sirop vert. Il suffisait de mordre une extrémité et d’aspirer avant que la plaie se referme pour recueillir les quelques gouttes de nectar.

Les truites avaient recouvert son corps, à présent. Il percevait l’écho de la pulsion de son sang contre la membrane vivante. Une d’elles entreprit de couvrir son visage, mais il la repoussa énergiquement et la truite s’étira jusqu’à former un mince tube. C’était maintenant une créature plus longue que le ver-enfant. Elle restait flexible. Leto mordit l’extrémité et un mince filet de nectar jaillit dans sa bouche. Une énergie nouvelle se développa en lui. Jamais l’expérience ne s’était autant prolongée, de mémoire de Fremen. Une excitation étrange se répandit dans tout son corps. Il dut lutter un long moment pour repousser à nouveau la membrane jusqu’à ce qu’elle forme un bourrelet dur encerclant ses maxillaires et remontant jusqu’à son front mais laissant ses oreilles découvertes.

A présent, il devait éprouver la vision.

Il se leva et retourna vers la hutte, prenant conscience que ses pieds se déplaçaient trop vite pour qu’il puisse garder l’équilibre, et il roula dans le sable. Il se redressa d’un bond et s’éleva à plus de deux mètres du sable. Lorsqu’il retomba et essaya de marcher, ses mouvements furent encore trop rapides.

Arrête ! pensa-t-il. Il s’abîma dans la relaxation prana-bindu, rassemblant ses sens dans la fontaine de la conscience. Il vit alors nettement les rides intérieures du maintenant perpétuel par lequel il faisait l’expérience du Temps et il se laissa emporter par la tiède ivresse de la vision. La membrane fonctionnait exactement comme la vision l’avait prédit.

Ma peau n’est pas la mienne.

Mais il devrait entraîner ses muscles à la nouvelle ampleur de ses mouvements. Une fois encore, il voulut marcher et tomba, roulant dans le sable. Il s’assit. Le bourrelet vivant, sous sa mâchoire, se déploya vers sa bouche. Il le mordit et le jus sucré de la truite coula sur sa langue. Sous la pression de sa main, la membrane s’enroula vers le bas.

Il s’était écoulé suffisamment de temps pour que l’union avec son corps soit réalisée. Il s’étendit à plat ventre et se mit à ramper, frottant la membrane vivante sur le sable. Il percevait chaque grain, mais aucun ne mordait sa chair. En quelques mouvements de natation, il eut franchi bientôt cinquante mètres de sable. L’effet de friction lui procura une sensation de tiédeur. La membrane, à présent, n’essayait plus de recouvrir son nez et sa bouche. Maintenant, il devait faire un pas de plus, un pas majeur vers son Sentier d’Or. En rampant, il était arrivé, au-delà du qanat, dans le canyon où le ver était prisonnier. Il l’entendait siffler, se tourner vers lui, attiré par ses mouvements dans le sable.

Leto se mit sur pied avec l’intention de l’attendre debout, immobile, mais son mouvement le projeta à plus de vingt mètres vers l’intérieur du canyon. Avec un terrible effort, il parvint à maîtriser ses réactions, s’assit sur les fesses et se redressa. Là-bas, droit devant lui, sous la clarté des étoiles, le sable bouillonnait en un monstrueux mascaret. Le sable s’ouvrit à deux longueurs de corps de Leto. Des dents de cristal scintillèrent dans la faible lumière. Une caverne vivante béa et il discerna dans ses profondeurs une pâle flamme. Le souffle lourd de l’épice passa sur lui. Mais le ver ne bougeait plus. Il restait là, immobile, tandis que la Première Lune, lentement, se levait sur la butte. Sa clarté dessina chacune des dents de la créature, soulignant la danse lumineuse des feux chimiques, loin dans ses entrailles.

La peur était si profondément enracinée en tout Fremen que Leto se trouva déchiré entre sa volonté de faire front et un désir violent de fuite. Mais sa vision lui imposa l’immobilité. Il était fasciné par cet instant qui se prolongeait. Personne ne s’était jamais trouvé aussi près de la gueule d’un ver et n’avait survécu. Doucement, il déplaça son pied droit, rencontra une ride de sable et réagissant trop vivement, fut projeté vers la gueule du ver. Il se retrouva à genoux.

Le ver n’avait toujours pas bougé.

Il ne sentait que la présence de la truite des sables et n’attaquerait pas ce vecteur de sa propre espèce. Le ver pouvait attaquer un autre ver sur son territoire, il pouvait se précipiter sur les gisements d’épice. Seule une barrière d’eau était à même de l’arrêter. Et la truite des sables, qui isolait l’eau, était une telle barrière.

A titre d’expérience, Leto tendit la main vers la gueule terrifiante. Le ver battit en retraite d’un bon mètre.

Reprenant confiance, Leto se détourna du ver et se mit en devoir d’enseigner à ses muscles l’art d’employer leur nouvelle puissance. Lentement, il retourna vers le qanat. Le ver demeurait immobile. Quand Leto eut franchi la frontière de l’eau, il bondit de joie et se retrouva dix mètres plus loin, riant et roulant dans le sable.

La lumière jaillit. Sabiha venait d’ouvrir le sceau d’humidité de la hutte. Sa silhouette apparaissait sur le fond lumineux, jaune et mauve, de la lampe à huile.

Sans cesser de rire, Leto refit le chemin en sens inverse, bondit par-dessus le qanat, revint se planter devant le ver, puis se tourna et fit face à Sabiha en ouvrant les bras.

« Regarde ! Le ver est à ma merci ! »

Immobile, silencieuse, elle ne pouvait détacher ses yeux de lui. Une fois encore, il s’élança sur le sable, une fois encore, il frôla le ver. Puis, il s’avança dans le canyon. Il s’habituait à sa nouvelle peau. Il découvrit bientôt qu’il pouvait courir en sollicitant à peine ses muscles, presque sans effort. Au premier effort véritable, il volait littéralement et le vent crépitant brûlait la partie exposée de son visage. Au bout du canyon, il ne s’arrêta pas. Il fit un saut de plus de quinze mètres de haut et ses mains agrippèrent le rocher. Il se mit à grimper comme un insecte, ses doigts changés en grappins, et surgit bientôt sur la crête qui dominait le Tanzerouft.

Devant lui s’étendait le désert et ses ondes argentées sous la lune.

Sa joie folle commençait à s’estomper.

Il s’accroupit, conscient de l’extraordinaire légèreté de son corps. Une fine pellicule de sueur s’était formée sur son visage. Un distille l’aurait aussitôt absorbée et dirigée vers le tissu de transfert qui en aurait extrait les éléments salins. Comme il se détendait, la sueur, soudain, disparut, absorbée par la membrane vivante plus vite que ne l’eût fait un distille. Pensif, il attira un peu de la membrane entre ses lèvres, mordit et absorba le nectar.

Sa bouche demeurait à l’air libre. Avec sa sensibilité Fremen, il ressentait le gaspillage d’humidité que représentait chaque expiration. Il prit alors une partie de la membrane et l’appliqua sur sa bouche, l’obligeant à laisser ses narines à découvert. Il adopta la respiration du désert, inspirant par le nez, expirant par la bouche. La membrane forma une petite bulle sur ses lèvres mais demeura en place. Il n’y eut bientôt plus d’humidité sur ses lèvres et ses narines demeuraient libres. L’adaptation se poursuivait.

Un orni glissa dans le ciel entre Leto et la lune, fit un virage et se posa, ailes déployées sur la butte, à moins de cent mètres sur sa gauche. Leto l’observa un instant avant de regarder vers le canyon dans la direction d’où il était venu. Là-bas, par-delà le qanat, il distinguait un ballet de lumières, une multitude. Il entendit des appels, décela l’écho de la panique. Deux hommes étaient descendus de l’orni et, maintenant, ils couraient vers lui. Le clair de lune faisait briller leurs armes.

Le mashad, songea Leto. Et c’était là une triste pensée. C’était le grand bond vers le Sentier d’Or. Il avait revêtu le vivant distille d’une membrane faite de truites des sables, une chose dont la valeur était inestimable sur Arrakis… aussi longtemps que l’on n’en comprenait pas le prix réel. Je ne suis plus humain. La légende de cette nuit ne fera que croître et embellir jusqu’à ce qu’elle ne soit plus reconnaissable par ses acteurs mêmes. Mais elle deviendra la vérité, cette légende.

Il regarda vers le bas de la butte. Le désert, estima-t-il, était bien à deux cents mètres en dessous. Le clair de lune révélait des saillies et des anfractuosités sur la pente raide, mais aucun cheminement possible. Il se redressa, prit une inspiration profonde, lança un dernier regard vers les hommes qui approchaient, puis s’avança jusqu’au bord de la falaise et s’élança dans l’espace. Trente mètres plus bas, ses jambes repliées rencontrèrent une étroite saillie. Ses nouveaux muscles absorbèrent le choc et il rebondit sur le côté vers une autre saillie. Il s’accrocha brièvement des deux mains, lâcha prise, tomba de vingt mètres, se rattrapa une fois encore et, une fois encore tomba, rebondit, agrippa une saillie, tomba plus bas. Il franchit les quarante derniers mètres d’un seul saut, se reçut en position accroupie et roula au flanc d’une dune dans un jaillissement de sable et de poussière. Il se redressa dans le creux et bondit aussitôt vers la crête suivante. Des cris rauques lui parvenaient du sommet de la butte mais il ne se retourna pas, se concentrant sur sa progression, bondissant d’une crête à l’autre.

Il s’habituait à sa nouvelle force et il y puisait à présent une sorte de joie sensuelle qu’il n’avait pas prévue à l’instant où il s’était élancé du haut de la butte. Il défiait le Tanzerouft comme nul ne l’avait jamais fait dans ce ballet au-dessus du désert.

Quand il jugea que l’équipage de l’orni avait surmonté le choc et que la poursuite allait s’organiser, il plongea vers le flanc obscur d’une dune et s’y enfonça. Pour sa force nouvelle, le sable était comme un liquide épais. Mais il progressait trop vite et la température s’élevait dangereusement. Il émergea de l’autre côté de la dune et s’aperçut que la membrane avait réussi à recouvrir ses narines. Il l’écarta et perçut la pulsation de sa nouvelle peau sur tout son corps tandis qu’elle absorbait sa transpiration.

Il fit un tube de la membrane et aspira le sirop sucré tout en contemplant le ciel étoilé. Il avait dû parcourir environ quinze kilomètres depuis Shuloch. La silhouette d’un orni apparut sur le fond des étoiles, puis un autre, et un autre encore. Il entendit le chuintement de leurs ailes et le doux sifflement de leurs tuyères.

Il attendit tout en absorbant le nectar de la truite. La Première Lune descendit vers l’horizon, la Seconde Lune lui succéda.

Une heure avant l’aube, il rampa hors du sable et gagna la crête. Il examina le ciel. Il n’y avait pas un chasseur en vue. A présent, il le savait, il suivait un chemin sans retour. Devant lui l’attendait ce piège de l’Espace et du Temps qui avait été conçu pour être une leçon que ni lui ni l’humanité n’oublieraient jamais.

Il prit la direction du nord-est et parcourut encore une cinquantaine de kilomètres avant de s’enfouir dans le sable. Le jour allait venir. Il ménagea un trou minuscule en surface, auquel il était relié par un tube confectionné dans la membrane. La membrane apprenait à vivre avec lui tout comme il apprenait à vivre avec elle. Il essayait de ne pas penser aux autres transformations qu’elle opérait dans sa chair.

Demain, se dit-il, j’attaquerai Gara Rulen. Je briserai leur qanat et je répandrai son eau dans le sable. Ensuite, j’irai à la Passe du Vent, à la Vieille Faille, puis à Harg. D’ici à un mois, la transformation écologique aura reculé d’une génération. Cela nous donnera assez d’espace pour développer le nouveau programme.

On accuserait les tribus rebelles, bien sûr. Certains se souviendraient de Jacurutu. Alia aurait du travail… Quant à Ghanima… En silence, pour lui-même, Leto formula les mots qui réveilleraient sa mémoire. Mais cela viendrait plus tard… s’ils survivaient à ce terrible mélange des fils de la causalité.

Le Sentier d’Or l’appelait. C’était comme une présence physique au milieu du désert. En ouvrant les yeux, il parvenait presque à le voir. A présent, il le définissait ainsi : tout comme les animaux se déplacent sur la terre car leur existence dépend de ce déplacement, l’âme de l’humanité, bloquée depuis des éons de temps, avait besoin d’un chemin sur lequel progresser.

Il pensa alors à son père et se dit : « Bientôt, nous discuterons d’homme à homme, et une seule vision en émergera. »

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