Telle est l’erreur du pouvoir : il ne s’exerce, en définitive, que dans un absolu, un univers limité. Mais la grande leçon de notre univers relativiste est que les choses changent. Tout pouvoir doit toujours affronter un pouvoir plus grand. Paul Muad’Dib enseigna cette leçon aux Sardaukar dans les plaines d’Arrakeen. Ses descendants ont encore à l’apprendre pour leur compte.
Le premier suppliant de l’audience du matin était un troubadour kadeshien, un pèlerin du Hajj qui s’était fait vider sa bourse par des mercenaires de la cité. Immobile sur les dalles vert d’eau, il ne semblait pas mendier une faveur.
Deux trônes identiques avaient été mis en place sur la plate-forme qui dominait la salle de ses sept degrés. C’étaient les trônes de la mère et de la fille, mais Jessica remarqua qu’Alia était placée à sa droite, ce qui correspondait à la position masculine.
Jessica admirait l’air décidé du troubadour. Il était bien évident que les gens de Javid ne l’avaient admis que pour cette qualité. Ils escomptaient que le troubadour distrairait les courtisans présents. C’était la seule forme de paiement qu’il pouvait assurer, puisqu’il n’avait plus d’argent.
Selon le rapport du Prêtre-Avocat qui plaidait à présent le cas, le Kadeshien n’avait plus que son vêtement et la balisette qu’il portait sur l’épaule, maintenue par une lanière de cuir.
« Il déclare qu’on lui a fait absorber un breuvage sombre, disait l’Avocat, réprimant difficilement un sourire. Qu’il n’en déplaise à Votre Sainteté, cette boisson l’aurait maintenu éveillé mais hors d’état de rien faire tandis qu’on lui prenait sa bourse. »
Jessica observa le troubadour tandis que l’Avocat continuait de bourdonner son plaidoyer pétri de fausse soumission, la bouche pleine de fausses morales. Le Kadeshien était grand, il atteignait près de deux mètres. Il avait un regard inquisiteur où elle lut de l’intelligence et de l’humour. Suivant la mode de sa planète, il portait ses cheveux blond doré longs jusqu’aux épaules. La robe grise du Hajj ne pouvait dissimuler la virilité de son corps élancé, de sa poitrine puissante. Il répondait au nom de Tagir Mohandis et il était le descendant d’ingénieurs marchands ; il était fier de lui et de ses ancêtres.
Alia interrompit le plaidoyer d’un simple geste et déclara sans détourner la tête : « Dame Jessica, pour honorer son retour parmi nous, va rendre ce premier jugement ! »
« Merci, ma fille », dit Jessica, mettant l’accent sur son ascendance afin que chacun entendît. Ma fille ! Ainsi donc, ce Tagir Mohandis faisait partie de leur plan… Ou bien n’était-il qu’une dupe innocente ? Ce jugement marquait l’ouverture des hostilités contre elle, se dit Jessica. L’attitude d’Alia le confirmait clairement.
« Sais-tu bien jouer de cet instrument ? » demanda-t-elle en désignant la balisette à neuf cordes du troubadour.
« Aussi bien que le grand Gurney Halleck lui-même ! »
Tagir Mohandis s’était exprimé d’une voix forte, à l’intention de toute l’audience et il y eut quelques mouvements révélateurs parmi les courtisans.
« Tu es en quête de l’argent nécessaire à ton voyage, dit Jessica. Où te conduira-t-il ? »
« Jusqu’à Salusa Secundus, à la cour de Farad’n, dit-il. J’ai entendu dire qu’il recherchait des ménestrels et troubadours, qu’il encourage les arts et qu’il édifie une manière de renaissance et de nouvelle culture autour de lui. »
Jessica se retint de regarder Alia. Ils savaient tous, bien sûr, ce que Mohandis demanderait. Mais cette comédie lui plaisait. La croyaient-ils incapable de parer le coup ?
« Voudrais-tu jouer pour payer ton passage ? demanda-t-elle. Mes conditions sont à la manière Fremen. Si ta musique me plaît, je pourrai te garder ici pour apaiser mes soucis ; si elle offense mes oreilles, je pourrai t’envoyer gagner l’argent de ton voyage dans le désert… Mais si je juge que ta façon de jouer puisse convenir à Farad’n, qu’on dit un ennemi des Atréides, je t’enverrai à lui avec ma bénédiction. Veux-tu jouer selon ces conditions, Tagir Mohandis ? »
Le troubadour rejeta la tête en arrière et partit d’un immense rire rauque. Ses cheveux blonds voletèrent tandis qu’il prenait sa balisette en main et l’accordait habilement, indiquant par-là qu’il acceptait le marché.
La foule voulut se rapprocher, mais elle fut maintenue à distance par les courtisans et les gardes.
Mohandis pinça une note, éveillant et soutenant le chant grave des cordes sises sur le côté de la balisette, averti de leur vibration qui forçait l’attention. Puis il chanta, d’une voix mélodieuse de ténor. Il était évident qu’il improvisait, mais le ton était si juste que Jessica tomba sous le charme avant de se concentrer sur les paroles :
« Tu dis pleurer Caladan et ses mers
Où les Atréides autrefois régnèrent
Sans rémission.
Mais les exilés sont en terres étrangères !
Tu dis qu’en des heures amères, des hommes rudes
Ont vendu tes rêves de Shai-Hulud
Pour nourritures fades.
Et les exilés vivent en terres étrangères !
Tu fis pousser Arrakis infirme
Et rendis silencieux le passage du ver
Et tu conclus ton temps
Tandis qu’exilés vivent en terres étrangères.
Alia ! Toi qu’on nomme Coan-Teen,
L’esprit invisible qui chemine
Jusqu’au moment de…»
« Assez ! cria Alia. Elle se dressa à demi. Je vais te faire…»
« Alia ! » Jessica s’était exprimée avec suffisamment de force, ajustant sa voix afin d’éviter l’affrontement tout en captivant l’attention de l’audience. C’était là un usage émérite de la Voix et tous ceux qui l’avaient entendue ne pouvaient que reconnaître une puissance parfaitement contrôlée dans cette démonstration. Alia s’était rencognée dans son trône et Jessica remarqua qu’elle ne montrait pas le moindre signe de contrariété.
Cela également était prévu, se dit-elle. Très intéressant…
« Ce premier jugement m’appartient », rappela Jessica.
« Très bien », acquiesça Alia d’une voix presque inaudible.
« Voici un présent qui conviendrait à Farad’n, dit Jessica. Sa langue a le tranchant du krys. La saignée que cette langue pourrait administrer ferait du bien à notre cour, mais je préférerais qu’il la réserve à la Maison de Corrino. »
Une vague légère de rires parcourut la salle. Alia souffla violemment :
« Savez-vous de quoi il m’a traitée ? »
« Mais de rien, ma fille. Il n’a fait que rapporter ce qu’il a entendu comme tant d’autres dans les rues. On vous a surnommée la Coan-Teen…»
« L’esprit-femelle de la mort qui marche sans pieds », grinça Alia.
« Si vous écartez ceux dont les rapports sont exacts, remarqua Jessica d’une voix douce, il ne vous restera que ceux qui savent ce que vous voulez entendre. Pour moi, il n’est rien de plus toxique que de croupir dans la puanteur de ses propres reflets. »
Elle put entendre les exclamations étouffées de ceux qui étaient proches de l’estrade.
Elle concentra son attention sur Mohandis. Celui-ci demeurait silencieux, indifférent. Il semblait que n’importe quel jugement lui serait absolument étranger. C’était là, songea Jessica, le type d’homme que son Duc aurait aimé avoir à ses côtés en des temps difficiles : confiant en son propre jugement, mais acceptant ce qui en résultait, même la mort, sans maudire son destin. Pourquoi avait-il donc choisi d’agir ainsi ?
« Pourquoi as-tu chanté de telles paroles ? » demanda Jessica.
Il leva la tête pour mieux se faire entendre.
« J’ai entendu dire que les Atréides étaient gens d’honneur et qu’ils avaient l’esprit ouvert. Je voulais les mettre à l’épreuve et ainsi, peut-être, demeurer ici à votre service, ce qui me donnerait le temps de retrouver mes voleurs et de disposer d’eux à ma manière. »
« Il ose nous mettre à l’épreuve ! » marmonna Alia.
« Pourquoi pas ? » demanda Jessica.
Elle sourit au troubadour pour lui signifier son assentiment. Il n’était venu dans cette salle que pour une autre aventure, un autre voyage dans son univers. Jessica éprouvait l’envie de l’attacher à son propre entourage, mais la réaction d’Alia ne présageait que le mal pour le brave Mohandis. Et puis, il y avait tous ces signes qui indiquaient nettement que c’était bien la conduite que l’on attendait de Dame Jessica, qu’elle prenne à son service un beau et brave troubadour, tout comme elle avait pris Gurney Halleck. Non, il valait mieux que Mohandis fût autorisé à poursuivre sa route, même si la pensée d’un tel présent entre les mains de Farad’n était ulcérante.
« Qu’on l’envoie à Farad’n, dit Jessica. Veillez à ce qu’il reçoive l’argent de son passage et que sa langue aille donc tirer le sang de la Maison de Corrino. Nous verrons bien comment il survivra. »
Alia regarda fixement le sol avant d’esquisser un sourire tardif.
« Que la sagesse de Dame Jessica décide », déclara-t-elle et, d’un geste, elle ordonna à Mohandis de se retirer.
Cela ne s’est pas passé comme elle le désirait, pensa Jessica, mais certains détails de l’attitude d’Alia lui annonçaient une épreuve plus décisive.
On amenait un nouveau suppliant.
Observant la réaction de sa fille, Jessica fut assaillie par les premiers doutes. Elle aurait besoin des enseignements de la leçon des jumeaux. Alia pouvait être l’Abomination, mais elle était une pré-née. Elle pouvait connaître sa mère aussi bien qu’elle se connaissait. Et elle ne pouvait méjuger de ses réactions dans cette affaire du troubadour. Pourquoi a-t-elle donc monté cette confrontation ? se demanda Jessica. Pour faire diversion ?
Elle n’avait plus le temps de réfléchir. Le second suppliant attendait, au bas des deux trônes, son Avocat près de lui.
C’était un Fremen, un vieil homme qui portait les marques d’un natif du désert sur son visage. Il n’était pas de très haute taille, mais son corps sec et nerveux et la longue dishdasha d’ordinaire portée sur un distille lui conféraient une certaine majesté. La robe s’accordait à son visage long et étroit, à son nez d’aigle et au regard intense de ses yeux bleus d’ibad. Il ne portait pas de distille et ne semblait pas être à son aise ainsi. La Salle d’Audience immense devait ressembler pour lui à l’air libre qui vole la précieuse humidité de la chair. Il avait rejeté à demi son capuchon et Jessica put voir qu’il portait le chignon keffiya d’un Naib.
« Je suis Ghadhean al-Fali, dit-il en posant un pied sur la première marche pour marquer son rang. J’appartenais aux commandos de la mort de Muad’Dib et je suis ici pour un sujet qui concerne le désert. »
Alia ne se trahit que par un infime tressaillement. Le nom d’al-Fali figurait au bas de la requête présentée par les tribus pour la réintégration de Jessica au sein du Conseil.
Un sujet qui concerne le désert ! pensa Jessica.
Ghadhean al-Fali avait parlé avant même que son Avocat ait entamé sa plaidoirie. Par cette simple phrase Fremen, il venait de notifier à chacun qu’il allait s’ouvrir d’une affaire qui concernait Dune tout entière et qu’il parlait nanti de l’autorité d’un Fedaykin qui avait risqué sa vie aux côtés de Paul Muad’Dib. Jessica doutait qu’il se fût annoncé ainsi auprès de Javid ou de l’Avocat Général. Ce qui lui fut confirmé aussitôt : un membre de la Prêtrise accourait du fond de la salle, brandissant le chiffon noir de l’intercession.
« Mes Dames ! N’écoutez pas cet homme ! lança-t-il. Il est venu ici sous une fausse…»
A l’instant où elle vit le Prêtre, Jessica entrevit le geste d’Alia, à la limite de son champ visuel. Dans l’ancien langage de bataille des Atréides, la main de sa fille faisait le geste : « Allez ! » Sans chercher à savoir à qui ce signal pouvait s’adresser, elle réagit instinctivement. Elle se jeta violemment sur la gauche, entraînant le trône avec elle. Elle tomba et elle roula loin du trône à la seconde où il s’écrasait. Elle se redressa et perçut le claquement net d’un pistolet maula… Puis un autre. Elle courait déjà. Quelque chose frappa sa manche droite. Elle plongea dans la foule des courtisans et suppliants rassemblés sous le dais. D’un bref regard, elle constata qu’Alia n’avait pas fait un mouvement.
Au sein de la foule, elle s’arrêta. Elle vit que Ghadhean al-Fali s’était jeté de l’autre côté du dais, mais son Avocat était resté là où il se trouvait.
Tout s’était déroulé avec la rapidité d’une embuscade, mais ceux qui se trouvaient dans la Salle savaient à quoi des réflexes entraînés auraient conduit quelqu’un pris par surprise. Alia, de même que l’Avocat, était demeurée figée sur place.
L’attention de Jessica fut attirée par un remous au centre de la salle. Elle se fraya un chemin dans la foule et vit alors quatre suppliants qui s’étaient emparés du Prêtre. Le chiffon noir de l’intercession était tombé à ses pieds, révélant le pistolet maula.
Al-Fali devança Jessica, s’arrêta et regarda successivement le pistolet et le Prêtre. Avec un cri de rage, il leva la main gauche, les doigts rigides, et frappa en achag. Les doigts de pierre atteignirent la gorge du Prêtre et il s’effondra. Sans même un regard en arrière, le vieux Naib se tourna vers le dais, une expression de fureur sur le visage.
« Dalal-il’an-nubuwwa ! lança-t-il, plaçant les paumes de ses mains sur son front, puis les abaissant. Le Qadis as-Salaf ne permettra pas que je sois réduit au silence ! Si je ne terrasse pas ceux qui interfèrent, d’autres le feront ! »
Il pense que c’était lui qui était visé ! se dit Jessica. Ses yeux se portèrent sur sa manche et elle enfila un doigt dans le trou laissé par la fléchette maula. Empoisonnée, sans doute.
Les suppliants avaient lâché le Prêtre. Le larynx écrasé, il était agité d’ultimes convulsions. Jessica désigna deux courtisans effrayés qui se trouvaient à sa gauche : « Je veux que cet homme soit sauvé et soumis à la question. S’il meurt, vous mourrez aussi ! » Les deux courtisans hésitèrent, regardant désespérément vers le dais, et elle fit usage de la Voix : « Allez ! »
Ils obéirent.
Jessica se porta au côté d’al-Fali :
« Ne soyez pas stupide, Naib ! C’était à moi qu’ils en voulaient, pas à vous ! »
Quelques-uns parmi ceux qui les entouraient, l’entendirent. Il y eut un silence stupéfait. Al-Fali leva les yeux sur le dais, sur le trône renversé et brisé, et sur Alia, toujours immobile. La compréhension se fit jour sur ses traits, si clairement qu’un novice pouvait la lire.
« Fedaykin », dit Jessica, lui rappelant le vieil attachement qu’il avait avec sa famille, « nous qui avons connu le feu, savons nous tenir dos à dos. »
« Ayez confiance en moi, Ma Dame », dit-il, comprenant aussitôt.
Il y eut un cri étouffé. Jessica pivota, et al-Fali, accompagnant son mouvement, demeura rivé à son dos. Une femme Fremen, vêtue dans le style excentrique de la cité, se redressait. Le Prêtre gisait à ses pieds et les deux courtisans étaient invisibles. La femme n’accorda pas le moindre regard à Jessica. D’une voix aiguë, elle entonna l’ancienne lamentation de son peuple, l’appel aux servants des distilles de mort à l’heure où l’eau d’un corps doit être recueillie dans la citerne tribale. C’était un appel incongru dans la bouche d’une femme ainsi vêtue. Mais Jessica sentait la marque des usages de jadis aussi sûrement qu’elle voyait l’image vaine de la cité dans cette créature qui venait de tuer le Prêtre pour assurer son silence.
Pourquoi s’être donné cette peine ? se demanda Jessica. Il suffisait d’attendre qu’il meure d’asphyxie.
Ç’avait été là un geste de désespoir, le signe d’une peur profonde.
Alia se pencha en avant, le regard brillant, vigilant. Une femme élancée, portant les tresses nouées qui étaient l’insigne de la garde personnelle d’Alia dépassa Jessica, se pencha brièvement sur le corps du Prêtre puis, se redressant, annonça : « Il est mort. »
« Qu’on l’enlève ! ordonna Alia. Puis, faisant signe aux gardes qui se trouvaient en bas : Redressez le siège de Dame Jessica ! »
Tu vas donc essayer de sauver la face ! pensa Jessica. Alia pensait-elle vraiment que quelqu’un avait été dupe ? Al-Fali avait évoqué le Qadis as-Salaf, appelant sur lui la protection des saints pères de la mythologie Fremen. Mais ce n’était pas une organisation surnaturelle qui avait introduit le pistolet maula dans ce lieu où aucune arme n’était tolérée. La seule explication était un complot de Javid et de ses gens, et l’impavidité d’Alia quant à sa propre existence ne plaidait pas pour son innocence.
Le vieux Naib se pencha sur l’épaule de Jessica.
« Acceptez mes excuses, Ma Dame. Nous, gens du désert, nous venons à vous car vous êtes notre ultime espoir. Nous comprenons maintenant que vous avez encore besoin de nous. »
« Le matricide ne sied pas à ma fille. »
« Les tribus entendront parler de cela », promit al-Fali.
« Mais si je suis votre dernier espoir, demanda Jessica, pourquoi ne pas m’avoir approchée à la Convocation du Sietch Tabr ? »
« Stilgar ne l’aurait point permis. »
Ahhh, se dit-elle, c’est vrai… La règle des Naibs ! A Tabr, la parole de Stilgar fait loi.
On avait redressé le trône. Alia fit signe à sa mère et déclara :
« Que tous aient connaissance de la mort de ce Prêtre qui nous a trahis. Ceux qui me défient meurent. (Elle posa son regard sur al-Fali.) Mes remerciements, Naib. »
« C’était une erreur, grommela al-Fali. Il regarda Jessica : Vous aviez raison. Ma colère nous a ôté quelqu’un que nous aurions dû interroger. »
« Souvenez-vous de ces deux courtisans et de cette femme en robe bariolée, Fedaykin, murmura Jessica. Je veux qu’ils soient soumis à la question. »
« Ce sera fait. »
« Si nous sortons d’ici vivants. Venez… Il faut jouer nos rôles. »
« Comme vous voudrez, Ma Dame. »
Ensemble, ils revinrent vers le dais. Jessica regagna sa place auprès d’Alia et al-Fali reprit la position du suppliant.
« Avançons », dit Alia.
« Un instant, ma fille. (Jessica leva le bras, montrant du doigt sa manche trouée.) Cette agression était dirigée contre moi. Le projectile a failli m’atteindre alors même que je tombais. Vous remarquerez tous que le pistolet maula ne se trouve plus ici. (Elle tendit le doigt.) Qui l’a pris ? »
Il n’y eut pas de réponse.
« Peut-être pourrait-on le chercher », suggéra Jessica.
« Absurde ! s’exclama Alia. C’était moi qui étais…»
Jessica se tourna à demi vers sa fille, leva la main gauche.
« Quelqu’un, dans cette salle, a ce pistolet. Ne crains-tu pas…»
« C’est l’une de mes gardes qui l’a récupéré ! »
« Alors qu’elle me l’amène », dit Jessica.
« Elle l’a déjà emporté. »
« Comme c’est pratique. »
« Que voulez-vous dire ? »
Jessica se permit un sourire grinçant.
« Ce que je veux dire ? Je veux dire que deux de tes gens avaient mission de sauver ce prêtre-traître. Je les ai prévenus que s’il venait à mourir, ils mourraient aussi. Ils mourront. »
« Je l’interdis ! »
Jessica se contenta de hausser les épaules.
Alia désigna al-Fali : « Nous avons ici un brave Fedaykin. Notre discussion peut attendre. »
« Elle peut attendre éternellement », dit Jessica, employant le langage Chakobsa afin que ses paroles prennent un double sens pour Alia, qu’elles lui disent qu’aucun argument ne pouvait s’opposer à sa sentence de mort.
« Nous verrons ! dit Alia. Elle se tourna de nouveau vers al-Fali. Pourquoi es-tu ici, Ghadhean al-Fali ? »
« Pour voir la mère de Muad’Dib, dit le Naib. Ce qui reste des Fedaykin, de cette poignée de frères qui a servi son fils, tous se sont unis et ont rassemblé leurs pauvres ressources afin que je puisse acheter mon passage aux gardiens avaricieux qui protègent les Atréides des réalités d’Arrakis. »
« Ce que les Fedaykin requièrent, commença Alia, il leur suffit de…»
« C’est moi qu’il est venu voir, coupa Jessica. De quoi avez-vous désespérément besoin, Fedaykin ? »
« Je parle au nom des Atréides ici, dit Alia. Qu’est-ce…»
« Silence, Abomination meurtrière ! cria Jessica. Tu as tenté de me faire tuer, ma fille ! Je le dis pour que tous l’entendent. Tu ne peux faire tuer tous ceux qui se trouvent dans cette salle pour leur imposer silence, comme tu l’as fait pour ce prêtre. Oui, le coup que lui a porté le Naib aurait pu le tuer, mais on aurait pu le sauver. Et l’interroger ! Ton seul souci était de le faire taire ! Proteste tant que tu voudras : ta culpabilité est inscrite dans chacun de tes actes ! »
Alia demeura dans un silence glacé, le visage blême. Jessica épia le jeu complexe des émotions sur le visage de sa fille. Puis elle surprit un mouvement affreusement familier de ses mains, une réaction inconsciente qui, autrefois, avait été la marque d’un ennemi mortel des Atréides. Les doigts d’Alia pianotaient selon un rythme précis : deux fois le petit doigts, trois fois l’index, deux fois l’annulaire, une fois le petit doigt, deux fois l’annulaire… et la même chose à nouveau.
Le vieux Baron !
Alia suivit le regard de sa mère, sa main s’immobilisa. Lorsque ses yeux rencontrèrent à nouveau ceux de Jessica, elle y lut la terrible révélation. Un sourire méchant apparut sur ses lèvres.
« C’est ainsi que vous vous vengez de nous », murmura Jessica.
« Êtes-vous devenue folle, mère ? » demanda Alia.
« Je préférerais cela », dit Jessica. Et elle songea : Elle sait que je vais confirmer cela aux Sœurs. Elle le sait. Elle peut même se douter que je vais le révéler aux Fremen et la faire soumettre au Jugement de Possession. Elle ne peut me laisser sortir vivante d’ici.
« Notre courageux Fedaykin attend pendant que nous discutons », dit Alia.
Jessica reporta son attention sur le vieux Naib. Elle reprit tout son contrôle et demanda : « Ainsi, tu es venu me voir, Ghadhean ? »
« Oui, Ma Dame. Nous, gens du désert, nous assistons à de terribles événements. Les Petits Faiseurs sortent du sable ainsi qu’il avait été dit dans les anciennes prophéties. On ne peut plus trouver Shai-Hulud que dans les profondeurs du Quart Vide. Nous avons abandonné notre ami, le désert ! »
Jessica jeta un coup d’œil à Alia qui lui fit signe de poursuivre. Elle observa la foule et lut la même inquiétude sur tous les visages. L’importance de la lutte entre la mère et la fille n’avait pas échappé à l’assistance qui se demandait pourquoi l’audience se poursuivait.
« Ghadhean, que signifie cette histoire à propos des Petits Faiseurs et de la rareté des vers des sables ? »
« Mère de l’Humidité, répondit-il en lui donnant son ancien titre Fremen, nous avons été prévenus de cela dans le Kitab al-Ibar. Nous t’implorons. Fais que l’on n’oublie pas qu’au jour de la mort de Muad’Dib, Arrakis a été livrée à elle-même ! Nous ne pouvons abandonner le désert. »
« Haha ! ricana Alia. La racaille superstitieuse du Désert Intérieur redoute la transformation écologique ! Elle…»
« Je t’entends, Ghadhean, interrompit Jessica. Si les vers s’en vont, l’épice s’en va. Si l’épice s’en va, avec quelle monnaie achèterons-nous notre vie ? »
Dans toute la salle, il y eut des exclamations de surprise, des chuchotements qui revinrent en écho dans la chambre d’audience.
« Superstition absurde ! » s’exclama Alia avec un haussement d’épaules.
Al-Fali leva la main droite et désigna Alia :
« Je m’adresse à la Mère de l’Humidité, pas à la Coan-Teen ! »
Alia demeura assise, mais ses deux mains se crispèrent sur les accoudoirs.
Al-Fali revint à Jessica : « Jadis, sur ce territoire, il ne poussait rien. Maintenant, il y a des plantes. Elles prolifèrent comme la vermine autour d’une blessure. Il y a eu des nuages et de la pluie le long de la ceinture de Dune ! De la pluie, Ma Dame ! Oh ! précieuse mère de Muad’Dib, le sommeil est le frère de la mort, de même que la pluie qui tombe sur la ceinture de Dune. Elle est notre mort à tous ! »
« Nous ne faisons qu’exécuter ce que Liet-Kynes et Muad’Dib lui-même nous ont enseigné, intervint Alia. Que signifie ce jargon superstitieux ? Nous révérons les paroles de Liet-Kynes qui nous a dit : Je souhaite voir cette planète prise dans un filet de plantes vertes. Et il en sera ainsi. »
« Et que deviendront les vers et l’épice ? » demanda Jessica.
« Il y aura toujours une espèce de désert. Les vers survivront. »
Elle ment, pensa Jessica. Oui, mais pourquoi ?
« Aide-nous, Mère de l’Humidité », dit al-Fali.
Avec le brusque sentiment d’une double vision, Jessica sentit sa conscience s’éveiller, projetée au loin par les paroles du vieux Naib. C’était l’adab, la mémoire qui exige et s’impose. Elle ne l’avait pas appelée, mais ses sens étaient paralysés tandis que défilait la leçon du passé dont elle était absolument prisonnière, tel un poisson pris au filet. Pourtant, l’exigence de l’adab, telle qu’elle l’éprouvait, était un moment de l’extrême-humain dont chaque parcelle portait le souvenir de la création. Chaque élément de la mémoire-leçon était réel mais insubstantiel dans son changement constant, et Jessica savait que jamais elle n’avait été plus proche de l’expérience de prescience qui s’était abattue sur son fils.
Alia a menti parce qu’elle est possédée par un esprit qui veut la destruction des Atréides. Elle est elle-même une première destruction. Ainsi, al-Fali a dit la vérité : les vers sont condamnés à disparaître si l’on ne modifie pas le cours de la transformation écologique.
Sous la pression de la révélation, Jessica eut une image ralentie de la foule et chaque rôle lui devint apparent. Elle identifia ceux qui devaient veiller à ce qu’elle ne quitte pas vivante cette salle ! Et le chemin qu’elle devait suivre pour leur échapper était une ligne lumineuse au centre de sa conscience. La confusion se répandait, l’un feignait de heurter l’autre, les groupes devenaient une mêlée. Mais elle vit aussi qu’elle n’échapperait à la Grande Salle que pour tomber en d’autres mains. Alia se souciait peu de faire d’elle une martyre… Non, c’était la chose qui la possédait qui n’avait pas ce souci…
En cet instant de temps figé, Jessica choisit un chemin. Il fallait sauver le vieux Naib et l’envoyer comme messager. Le tracé de la fuite était indélébile et tellement simple ! Elle voyait des bouffons dont les yeux étaient protégés par des barricades, dont les épaules étaient roidies en une défense inamovible. Elle lisait chaque position sur la vaste carte du sol comme une collision atropique arrachant autant de squelettes à la chair morte. Les corps, les vêtements, les visages étaient révélateurs d’enfers particuliers, de terreurs contenues, de souffles retenus. L’hameçon rutilant d’un bijou était un substitut d’armure, les bouches étaient des jugements pleins d’absolus glacés et, dans les prismes cathédrales érigés sous les sourcils, il y avait des sentiments religieux et élevés que le ventre rejetait.
Dans ces forces qui se rassemblaient sur Arrakis, Jessica pouvait percevoir la dissolution. La voix d’al-Fali avait été comme un signal distrans dans son âme, elle avait éveillé une bête qui dormait au plus profond d’elle.
En un clin d’œil, elle passa de l’adab à l’univers du mouvement, mais c’était un univers différent de celui qu’elle avait quitté la seconde auparavant.
Alia s’apprêtait à prendre la parole et Jessica dit : « Silence ! »
Puis elle reprit : « Il en est qui craignent que je sois revenue entièrement acquise aux Sœurs. Mais depuis ce jour où, dans le désert, les Fremen nous firent don de la vie, à mon fils et à moi, je suis restée Fremen ! (Elle continua alors dans l’ancien langage, car seuls ceux auxquels elles étaient destinées comprendraient ses paroles.) Onsar akhaka zeliman aw maslumen ! Soutiens ton frère quand il en a besoin, qu’il soit ou non dans son droit ! »
Elle obtint l’effet souhaité : les positions changèrent subtilement. Mais elle poursuivit, sur le ton de la colère :
« Cet honnête Fremen, Ghadhean al-Fali, est venu me dire ici ce que d’autres auraient dû me révéler. Nul ne peut le nier ! La transformation écologique est devenue une tempête qui échappe à tout contrôle ! »
Les confirmations silencieuses étaient évidentes à son regard.
« Et ma fille se repaît de ceci ! poursuivit Jessica. Mektub al-mellah ! Vous avez inscrit des blessures dans ma chair et vous y avez écrit avec du sel. Pourquoi les Atréides ont-ils établi leur demeure ici ? Parce que le Mohalata était naturel à leurs yeux. Pour eux, le gouvernement a toujours été une association de protection, le Mohalata tel que les Fremen l’ont toujours connu. Maintenant, regardez-la ! (Jessica désigna Alia.) Seule, la nuit, elle rit devant le spectacle du mal qu’elle a fait ! La production d’épice sera réduite à néant, au mieux à une fraction de ce qu’elle était au début ! Et quand la nouvelle se répandra…»
« Nous aurons le monopole du produit le plus précieux dans tout l’univers ! » cria Alia.
« Nous aurons le monopole de l’enfer ! »
« A présent, vous savez, mère ! dit lentement Alia, passant à l’ancien langage Chakobsa, avec ses clappements et ses coups de glotte si complexes. Pensiez-vous qu’une petite-fille du Baron Harkonnen ne saurait pas tirer profit de toutes les vies que vous avez répandues dans ma conscience avant même que je sois née ? Lorsque je maudissais vos actes, il me suffisait de me demander ce que le Baron aurait fait. Et il me répondait ! Vous comprenez cela, chienne Atréides ? Il me répondait, à moi ! »
Jessica reçut la charge de venin en même temps que la confirmation de ce qu’elle avait soupçonné. L’Abomination ! Alia avait été investie, possédée de l’intérieur par ce cahueit du mal, le Baron Vladimir Harkonnen. C’était le Baron lui-même qui s’exprimait par sa bouche, sans plus se soucier de révéler la vérité. Il voulait que Jessica voie sa vengeance, qu’elle comprenne que rien ne pourrait le chasser.
Et je devrais demeurer ici, impuissante, se dit-elle. Alors, sur cette pensée, elle s’élança sur le chemin révélé par l’adab en criant : « Fedaykin, suivez-moi ! »
Il y avait six Fedaykin dans la salle et, finalement, cinq parvinrent à la quitter avec elle.