Quand je suis plus faible que vous, je vous demande la liberté car cela s’accorde à vos principes ; quand je suis plus fort que vous, je prends votre liberté car cela s’accorde à mes principes.
Leto se pencha à l’extérieur par l’issue secrète. La muraille de la falaise se perdait au-dessus de lui, hors de portée de sa vue. Le soleil de fin d’après-midi dessinait de larges stries d’ombre dense entre les plis verticaux de la roche. Un papillon-squelette dansait dans la lumière et ses ailes, à contre-jour, étaient une transparente dentelle. Leur fuite, pensa Leto, commençait dans la beauté.
Là-bas, il découvrait le verger d’abricotiers et les enfants occupés à ramasser les fruits tombés. Plus loin brillait le qanat.
Les jumeaux avaient faussé compagnie à leurs gardiens en se mêlant à un groupe de travailleurs à l’instant où ceux-ci faisaient irruption dans le sietch. Ensuite, il leur avait été plutôt aisé de s’insinuer dans un boyau d’aération qui donnait sur l’escalier et menait à cette issue dissimulée. Maintenant, il leur suffisait de rejoindre les enfants dans le verger, puis de gagner le qanat et de sauter dans le tunnel. Ils nageraient au milieu des petits poissons prédateurs qui empêchaient les truites des sables d’enkyster les voies d’irrigation de la tribu. Les Fremen ne penseraient pas qu’un humain puisse se risquer à l’immersion.
Leto rampa hors du passage. A droite comme à gauche, la falaise semblait maintenant horizontale, jusqu’à l’infini.
Ghanima le suivit. Ils portaient chacun un petit panier à fruits en fibre d’épice mais qui contenait un paquet soigneusement enveloppé : Fremkit, pistolet maula, krys… et les nouvelles robes que Farad’n leur avait envoyées.
A la suite de son frère, Ghanima s’engagea entre les abricotiers. Ils se mêlèrent aux enfants. Les visages étaient dissimulés sous les distilles. Maintenant, ils n’étaient plus que deux travailleurs comme les autres. Pourtant, en quelques secondes, en quelques gestes, Ghanima sentit que son existence quittait les chemins connus, s’écartait des limites sûres. Le pas avait été si simple à franchir, d’un danger à un autre !
Ces vêtements que leur avait offerts Farad’n avaient un rôle à jouer, un rôle dont ils n’ignoraient rien. Ghanima, symboliquement, avait brodé leur maxime personnelle en Chakobsa, Nous Partageons, au-dessus de la crête de faucon qui ornait le devant des robes. Le crépuscule viendrait bientôt et, au-delà du qanat qui délimitait les terres cultivées du sietch, ce serait le soir, tel qu’il n’existait peut-être nulle part ailleurs dans l’univers. La douce clarté du désert, son éternelle solitude, le sentiment absolu que chaque créature qui vivait là était seule dans un univers nouveau.
« On nous a vus », souffla Ghanima en se penchant près de son frère, sans cesser de ramasser les fruits.
« Les gardiens ? »
« Non… Les autres. »
« Bien. »
« Il faut faire vite. »
Leto commença aussitôt à s’éloigner de la falaise en s’avançant dans le verger. Il pensait avec les pensées de son père : Dans le désert, tout est mobile ou bien périt. Au loin, il distinguait Le Serviteur. Ils devaient se mouvoir. Les rochers, eux, étaient immobiles, rigides et vigilantes énigmes. Année après année, ils subissaient l’assaut du vent de sable. Un jour, Le Serviteur retournerait au sable.
En approchant du qanat, ils entendirent de la musique, venant d’une entrée du sietch perchée haut sur la falaise. Un groupe de Fremen jouait d’instruments dans le style ancien : des flûtes à deux trous, des tambourins et des timbales faites de peau tendue sur des caisses en plastique d’épice. Nul ne demandait jamais de quel animal sur cette planète provenait une peau de cette taille.
Stilgar se rappellera ce que je lui ai dit à propos de cette faille du Serviteur, songea Leto. Il viendra dans la nuit, quand il sera trop tard – et il comprendra.
Ils avaient atteint le qanat. Ils se glissèrent dans un tube ouvert et descendirent à l’aide de l’échelle d’inspection jusqu’à la corniche. Il faisait sombre, humide et froid dans le qanat. Autour d’eux, invisibles, ils entendaient sauter les poissons prédateurs. Les truites des sables dont la surface interne s’amollissait au contact de l’eau qu’elles essayaient de voler, ne pouvaient résister aux carnassiers. Les humains eux-mêmes se méfiaient des poissons, gardiens de l’eau.
« Attention », murmura Leto en s’avançant sur la corniche glissante. Sa mémoire se fixait sur des moments et des lieux que jamais sa chair n’avait connus. Ghanima le suivait.
Au bout du qanat, ils découvrirent leurs distilles et revêtirent par-dessus leurs nouvelles robes. Ils abandonnèrent leurs vieilles robes Fremen avant de regagner le désert par un autre tube d’inspection. Ils rampèrent au flanc d’une première dune et redescendirent l’autre versant. Là, hors de vue du sietch, ils ceignirent leurs couteaux et leurs pistolets maula, passèrent les Fremkits sur leurs épaules. Ils n’entendaient plus la musique.
Leto se redressa et se mit en marche entre les dunes. Ghanima lui emboîta le pas. Elle se déplaçait avec l’aisance arythmique de l’expérience sur l’étendue de sable.
Ils s’arrêtaient sous la crête de chaque dune et rampaient jusqu’au versant abrité avant de regarder derrière eux. Lorsqu’ils atteignirent les premiers rochers, cependant, aucun poursuivant ne s’était encore montré.
Ils firent le tour du Serviteur dans l’ombre des rochers et gagnèrent un surplomb qui dominait le désert. Les couleurs du soir scintillaient sur toute l’étendue du bled. L’air teinté par la nuit avait la fragilité d’un fin cristal. Le paysage que découvrait leur regard était au-delà de la pitié ; jamais il ne s’interrompait, pas plus qu’il n’hésitait. Le regard, sans repère dans cette immensité, semblait accompagner le paysage dans sa course immobile.
C’est l’horizon de l’éternité, pensa Leto.
Ghanima s’accroupit auprès de lui et songea : Ils attaqueront bientôt. Elle prêtait l’oreille au moindre son, tout son corps n’était plus qu’un unique sens, d’une absolue vigilance.
Leto était également sur le qui-vive. Il atteignait en cet instant le paroxysme de tout ce que lui avaient appris ces vies qui partageaient la sienne. Dans ce paysage farouche, l’homme en venait à dépendre totalement de ses sens, de tous ses sens. La vie devenait un trésor de perceptions engrangées dont chacune était liée à un moment de survie.
Ghanima escalada les rochers et observa par un interstice le chemin qu’ils venaient de suivre. La sécurité du sietch lui semblait appartenir à une autre vie, maintenant qu’elle découvrait les formes brunes et pourpres des falaises dans le lointain. Les ultimes rayons du soleil soulignaient les franges de poussière des crêtes. Entre le sietch et le serviteur, elle ne découvrit aucune trace de vie. Elle revint auprès de Leto.
« Ce sera un animal prédateur, lui dit-il. C’est ma computation tertiaire. »
« Je pense que tu t’es arrêté trop vite, dit Ghanima. Il n’y aura pas qu’un animal. La Maison de Corrino a appris à ne pas mettre tous ses espoirs dans un seul panier. »
Il acquiesça.
Son esprit, soudain, lui semblait extraordinairement lourd de cette multitude de vies qui était l’héritage de sa différence, de ces vies qui remontaient dans le temps, longtemps avant sa naissance, qui le saturaient au point qu’il avait envie de fuir sa propre conscience. Ce monde intérieur était une bête énorme et affamée qui pourrait bien le dévorer.
Nerveusement, il se redressa et remplaça Ghanima à son poste d’observation entre les rochers. Là-bas, en dessous de la falaise, il pouvait voir la ligne nette du qanat, entre la mort et la vie. Au seuil de l’oasis, les touffes de sauge, les épis de fromental, l’alfalfa sauvage et l’herbe de gobi. Dans la lumière déclinante, les oiseaux qui picoraient l’alfalfa étaient de mouvantes taches noires. Les aigrettes des graminées se couchaient au souffle du vent qui dessinait de grandes ombres mouvantes jusqu’au verger. Ce mouvement pénétra la conscience de Leto. Il vit que les ombres portaient dans leur forme fluide un changement plus vaste, et que ce changement payait rançon aux arcs-en-ciel changeants du ciel chargé de poussière d’argent.
Que va-t-il se passer là-bas ? se demanda Leto.
Il savait : ce serait la mort, ou bien le jeu de la mort, et il en serait l’objet. Ghanima reviendrait seule, elle croirait à la réalité de sa mort, parce qu’elle l’aurait vue ou bien parce qu’elle obéirait à une compulsion hypnotique profonde. Elle rapporterait le meurtre de son frère.
Les inconnues de ce lieu le hantaient. Il aurait été si facile de succomber à la tentation de la prescience, de projeter sa conscience vers un avenir absolu, immuable. Mais la brève vision de son rêve était suffisamment mauvaise. Il ne pouvait risquer d’en voir plus.
Il retourna auprès de Ghanima.
« Toujours pas de poursuite », dit-il.
« Les bêtes qu’ils vont lancer à nos trousses seront grosses, dit Ghanima. Nous aurons le temps de les voir approcher. »
« Pas si elles viennent de nuit. »
« Il fera sombre, bientôt. »
« Oui. Il est temps de gagner notre place. » Il désigna les rochers, sur leur gauche un peu en dessous, là où le vent de sable avait creusé une mince crevasse dans le basalte, juste assez large pour les accueillir, juste assez étroite pour que des créatures plus grosses ne puissent s’y introduire. Leto n’avait pas envie de gagner ce refuge mais il savait qu’il ne pouvait en être autrement. C’était l’endroit qu’il avait indiqué à Stilgar.
« Ils pourraient réussir à nous tuer », remarqua-t-il.
« C’est le risque que nous devons courir. Il le faut, pour notre père. »
« Je le sais. »
C’est le bon chemin, songea-t-il. Nous faisons ce qu’il est juste de faire.
Mais il savait à quel point il était dangereux d’être juste dans cet univers. Leur survie, maintenant, exigeait de l’adaptation et de la vigueur ainsi que la compréhension des limitations de chaque instant. Les mœurs Fremen étaient leur meilleure armure, et leur science Ben Gesserit une force qu’ils gardaient en réserve. Ils pensaient désormais comme des soldats vétérans Atréides sans nulle autre défense que la dureté Fremen que ne suggéraient pas leurs corps d’enfants ni leurs vêtements de parade.
Leto posa le doigt sur le manche du krys à la pointe empoisonnée, à sa ceinture et, inconsciemment, Ghanima imita son geste.
« Nous descendons ? » demanda-t-elle. Et, à l’instant où elle parlait, elle entrevit un mouvement, loin en dessous, un mouvement rendu moins inquiétant par la distance.
Elle se raidit et Leto fut en alerte avant qu’elle ait pu dire un mot.
« Des tigres », fit-il.
« Des tigres Laza », corrigea-t-elle.
« Ils nous ont vus. »
« Il vaudrait mieux nous hâter. Un maula n’arrêtera jamais ces bêtes. Elles ont sûrement été entraînées pour ça. »
« Il devrait y avoir un moniteur humain aux alentours », dit Leto tout en s’engageant rapidement entre les rochers.
Ghanima hocha la tête sans répondre : il lui fallait économiser ses forces. Mais il devait y avoir un humain quelque part, c’était certain. Ces tigres ne seraient pas livrés à eux-mêmes avant le moment opportun.
Les tigres bondissaient rapidement de rocher en rocher dans la dernière clarté du jour. Ils obéissaient à leurs yeux, mais, bientôt, il ferait nuit, ce serait le domaine des créatures qui obéissaient à leurs oreilles. L’appel d’un oiseau nocturne s’éleva des rochers du Serviteur comme pour annoncer le changement. Déjà, les créatures de l’obscurité chassaient dans les ombres des crevasses.
Les tigres demeuraient visibles au regard des jumeaux. Ils étaient l’image de la puissance. Dans chacun de leurs mouvements, elle se lisait en ondulations dorées.
Leto sentit qu’il était venu dans cet endroit pour se débarrasser de son âme. Il courait, certain que lui et Ghanima atteindraient à temps le refuge de la crevasse mais, sans cesse, ses yeux fascinés se portaient sur les fauves qui approchaient.
Une chute et nous sommes perdus, pensa-t-il.
Cette seule pensée ébranla sa certitude et il se mit à courir plus vite.