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L’enfant qui refuse de voyager dans le harnais du père est le symbole de la suprême capacité de l’homme. « Je n’ai pas à être ce qu’a été mon père. Je n’ai pas à obéir aux règles de mon père ni même à croire à tout ce en quoi il croyait. En tant qu’humain, ma force est de pouvoir faire mes propres choix quant à ce que je crois et ce que je ne crois pas, quant à ce que je dois être et ce que je dois ne pas être. »

Leto Atréides II.

Biographie de Harq al-Ada.


Sur la plaza, devant le Temple, des femmes en pèlerinage dansaient au son des flûtes et des tambours, vêtues de robes diaphanes qui révélaient leurs formes, les cheveux libres, des amulettes au cou.

Sur l’aire du Temple, Alia observait la scène, partagée entre le plaisir et le mépris. C’était le milieu de la matinée, l’heure à laquelle l’arôme du café d’épice, que préparaient les marchands ambulants, sous les arcades, envahissait la plaza.

Bientôt, Alia devrait aller accueillir Farad’n, lui offrir les cadeaux de circonstance et assister à sa première rencontre avec Ghanima.

Tout se passait selon ses plans. Ghani allait tuer Farad’n et, dans l’agitation qui s’ensuivrait, une seule personne serait prête à ramasser les dépouilles. Les marionnettes dansaient au bout de leurs fils. Comme elle l’avait espéré, Stilgar avait tué Agarves. Et Agarves avait sans le savoir conduit les kidnappeurs à la djedida grâce à l’émetteur dissimulé dans les nouvelles bottes qu’elle lui avait offertes. A présent, Stilgar et Irulan attendaient dans les oubliettes du Donjon. Peut-être mourraient-ils, mais elle pourrait plus probablement leur trouver un rôle utile. Cela ne leur faisait pas de mal d’attendre.

Elle observa que deux Fremen de la cité regardaient les danseuses avec fascination. L’égalité fondamentale des sexes était venue du désert pour s’installer dans les cités, mais les différences sociales entre hommes et femmes commençaient déjà à se faire sentir. Cela aussi faisait partie de ses plans. Diviser et affaiblir. Elle percevait les changements subtils dans la façon dont ces deux Fremen regardaient les étrangères et leur danse exotique.

Qu’ils admirent, songea-t-elle. Que leurs esprits s’emplissent de ghafla.

Les persiennes de la fenêtre avaient été ouvertes et elle sentait déjà entrer la chaleur. En cette saison, il faisait chaud dès que le soleil apparaissait. La température culminerait vers le milieu de l’après-midi et elle serait tout particulièrement torride sur les dalles de pierre de la plaza. Il deviendrait alors difficile de danser mais, pour l’heure, les filles venues d’un autre monde continuaient de tourner et leurs cheveux fouettaient leurs épaules au rythme de leur foi. Elles avaient dédié cette danse à Alia, la Matrice du Paradis. C’était un serviteur qui était venu lui murmurer cela. L’air méprisant, il lui avait expliqué que ces créatures venaient d’Ix, où la science et la technologie proscrites avaient trouvé refuge.

Alia plissa les lèvres. Ces femmes d’Ix étaient aussi ignorantes, superstitieuses et attardées que les Fremen du désert, tout comme l’avait dit le serviteur qui lui avait annoncé la nouvelle dans l’espoir de gagner sa faveur. Ce qu’il ignorait, et ce que les Ixiennes ignoraient elles-mêmes, c’était que le nom de Ix n’était que celui d’une lettre dans un langage oublié.

Alia eut un rire silencieux et pensa : Qu’elles dansent donc ! La danse était une dépense d’énergie qui aurait pu être consacrée à des usages plus dangereux. Et la musique des tambours, des flûtes et des tympani sur un rythme de claquement de mains était plutôt plaisante.

Brutalement, à cet instant précis, un grondement de voix, à l’autre extrémité de la plaza, domina la musique. Les danseuses manquèrent un pas, se rattrapèrent de justesse, mais elles avaient perdu soudain leur sensualité, et leur attention, déjà, se portait sur la porte la plus lointaine de la plaza, là où se ruait la foule comme l’eau jaillissant d’un qanat ouvert.

Le regard d’Alia se porta sur la vague humaine.

Elle distinguait des mots, maintenant :

« Le Prêcheur ! Le Prêcheur ! »

Alors, elle le vit. Il s’avançait avec la vague, s’appuyant de la main sur l’épaule de son jeune guide.

Les danseuses ixiennes s’arrêtèrent et se replièrent sur les degrés. Ceux qui les avaient regardées les suivirent. Alia sentit monter l’émotion dans l’assistance. Elle ne ressentait que de la peur.

Comment peut-il oser ?

Elle se tourna à demi, prête à appeler ses gardes, mais elle renonça. La foule, déjà, emplissait la plaza. Si l’on contrecarrait son désir d’entendre le visionnaire aveugle, sa colère pouvait devenir redoutable.

Alia serra les poings.

Le Prêcheur ! Pourquoi Paul faisait-il cela ? Pour la moitié de la population, il était un « fou du désert », donc sacré. D’autres murmuraient dans les bazars et les échoppes qu’il devait être Muad’Dib. Pourquoi autrement, la Mahdinate aurait-elle toléré une telle hérésie ?

Alia aperçut des réfugiés au sein de la foule, des Fremen venus des sietch abandonnés. Leurs robes étaient en loques. Oui, la plaza était soudain devenue un lieu dangereux, un lieu où des erreurs pouvaient être commises.

« Maîtresse ? »

Elle se retourna brusquement. Zia se tenait sous la voûte qui accédait à la chambre extérieure. Des Gardes de la Maison en armes l’accompagnaient.

« Oui, Zia ? »

« Ma Dame, Farad’n est là. Il demande audience. »

« Ici ? Dans mes appartements ? »

« Oui, Ma Dame. »

« Est-il seul ? »

« Il a deux gardes du corps. Et Dame Jessica est avec lui. »

Alia porta la main à sa gorge, se souvenant de sa dernière entrevue avec sa mère. Mais les temps avaient changé. Leurs rapports étaient régis par des conditions nouvelles.

« Comme il est impétueux ! dit-elle. Quelles raisons avance-t-il ? »

« Il a entendu parler de… (Zia montra la fenêtre.) Il prétend que ce poste d’observation est le meilleur. »

Alia fronça les sourcils : « Crois-tu cela, Zia ? »

« Non, Ma Dame. Je pense qu’il a entendu les rumeurs qui circulent. Il veut mesurer votre réaction. »

« C’est ma mère qui l’y a incité ! »

« C’est très possible, Ma Dame. »

« Zia, ma chère, je veux que tu transmettes des ordres précis et très importants pour moi. Viens ici. »

Zia s’approcha à moins d’un pas. « Ma Dame ? »

« Que Farad’n, ses gardes et ma mère soient admis. Ensuite, fais préparer Ghanima. Il faut qu’elle se présente comme une vraie fiancée Fremen jusque dans les moindres détails. Les moindres détails. »

« Avec son couteau, Ma Dame ? »

« Avec son couteau. »

« Ma Dame, c’est…»

« Ghanima n’est pas une menace, pour moi. »

« Ma Dame, tout porte à croire qu’elle s’est enfuie avec Stilgar plus pour le protéger que pour tout autre…»

« Zia ! »

« Ma Dame ? »

« Ghanima a déjà demandé que l’on épargne la vie de Stilgar et Stilgar est encore en vie. »

« Mais elle est l’héritière présomptive ! »

« Contente-toi d’exécuter mes ordres. Fais préparer Ghanima. Et veille à ce que l’on envoie cinq serviteurs de la Prêtrise du Temple sur la Plaza. Ils inviteront le Prêcheur à entrer. Qu’ils attendent l’occasion de lui parler, rien de plus. Ils ne devront pas user de violence. Je veux seulement qu’ils lui adressent une invitation courtoise. Absolument aucune violence. Et… Zia…»

« Ma Dame ? » Zia semblait si sombre, tout à coup.

« Le Prêcheur et Ghanima devront être conduits devant moi au même instant. Il faut qu’ils entrent ensemble dans cette pièce à mon signal. Comprends-tu ? »

« Je connais le plan, Ma Dame, mais…»

« Fais ce que je te dis ! Ensemble ! »

D’un hochement de tête, elle fit signe à son amazone de se retirer. Comme Zia s’éloignait, elle ajouta : « En sortant, fais entrer Farad’n et sa suite, mais veille à ce qu’ils soient précédés de dix de tes éléments les plus sûrs. »

Zia se retourna brièvement.

« Vos ordres seront exécutés, Ma Dame. »

Alia se retourna vers la fenêtre. Dans quelques minutes, le plan aurait produit son fruit sanglant. Et Paul serait présent quand sa fille porterait le coup de grâce à ses prétentions à la sanctification.

Derrière elle, elle entendit entrer les gardes de Zia. Bientôt, ce serait fini. Tout à fait fini. Elle eut un véritable frisson de triomphe en regardant le Prêcheur qui posait le pied sur la première marche, en compagnie de son jeune guide. Elle apercevait sur la gauche les robes jaunes des Prêtres, retenus par la pression de la foule. Mais ils avaient l’expérience des foules. Ils trouveraient bien un moyen d’approcher de leur cible. La voix du Prêcheur retentit alors sur la plaza et la foule se figea. Qu’ils écoutent donc ! Bientôt, très bientôt, les paroles du Prêcheur auraient d’autres significations. Et le Prêcheur ne serait plus là pour les contester.

Il y eut de nouveaux mouvements derrière elle : les gens de Farad’n faisaient leur entrée. Alia entendit alors la voix de Jessica :

« Alia ? »

Sans se retourner, Alia dit : « Bienvenue, Prince Farad’n, mère. Venez et profitez du spectacle. »

Lentement, elle se détourna de la fenêtre et vit le grand Sardaukar, Tyekanik, qui fronçait les sourcils en regardant les gardes d’Alia qui lui bloquaient le passage.

« Vous ignorez l’hospitalité ! lança Alia. Laissez-les approcher ! »

Deux des gardes, obéissant vraisemblablement aux ordres de Zia, vinrent prendre place devant elle. La troisième s’écarta. Alia se plaça alors à droite de la fenêtre et dit : « Ceci est certainement la meilleure place. »

Jessica portait la traditionnelle robe noire d’aba. Elle porta un regard furieux sur sa fille, escorta Farad’n jusqu’à la fenêtre mais prit soin de se tenir entre lui et les gardes d’Alia.

« C’est très aimable à vous, Dame Alia, dit Farad’n. On m’a tant parlé de ce Prêcheur. »

« Le voici en chair et en os », dit Alia. Elle remarqua que Farad’n portait l’uniforme gris de commandant de Sardaukar, sans aucune décoration. Il se déplaçait avec une aisance gracieuse qu’elle admira. Peut-être ce Prince de Corrino pouvait-il procurer mieux qu’un amusement passager.

L’amplificateur dissimulé près de la fenêtre projeta la voix tonnante du Prêcheur et Alia la sentit résonner tout au fond d’elle-même tout en écoutant chaque parole avec une fascination croissante.

« Je me suis retrouvé dans le Désert de Zan ! cria le Prêcheur. Dans cette étendue désolée et hurlante. Et Dieu m’a commandé de rendre sa propreté à ce lieu. Car nous avons été défiés dans le désert, nous avons connu le chagrin dans le désert et nous avons été induits à l’abandon de nos usages. »

Le Désert de Zan, pensa Alia. C’était le nom du lieu de la première épreuve des Vagabonds zensunni dont les Fremen étaient les descendants. Mais que signifiaient ces mots ? Revendiquaient-ils donc les destructions subies par les sietch des tribus loyales ?

« Des bêtes sauvages se vautrent sur vos terres ! De lugubres créatures emplissent vos demeures ! Vous qui avez fui vos maisons, vous ne multipliez plus vos jours sur le sable. Oui, vous avez abandonné vos usages et vous mourrez dans un nid puant si vous continuez sur ce chemin ! Mais, si vous entendez mon avertissement, le Seigneur vous conduira par une terre de puits jusqu’aux Montagnes de Dieu. Oui ! Shai-Hulud vous conduira ! »

Des plaintes s’élevèrent de la foule. Le Prêcheur s’interrompit et ses orbites creuses regardèrent de tous côtés. Puis il leva les bras, les écarta largement et lança : « Ô Dieu ! Ma chair se languit de Ton chemin, dans cette terre de sécheresse et de soif ! »

Une vieille femme qui se trouvait en face de lui, visiblement une réfugiée à en juger par ses vêtements usés et déchirés, tendit les mains et l’implora : « Aide-nous, Muad’Dib ! Aide-nous ! »

La peur enserra brusquement la poitrine d’Alia. Elle se demanda si la vieille femme connaissait réellement la vérité. Elle regarda sa mère, mais Jessica demeurait impassible, partageant son attention entre les gardes d’Alia, Farad’n et le spectacle de la plaza. Farad’n, quant à lui, semblait fasciné.

Alia revint à la fenêtre, essayant d’apercevoir les Prêtres. Ils étaient invisibles mais elle supposa qu’ils s’étaient rapprochés des portes du Temple, cherchant un chemin direct vers le bas des marches.

Le Prêcheur leva sa main droite sur la vieille femme et cria : « Vous êtes le seul secours qui reste ! Vous vous êtes rebellés. Vous avez apporté le vent sec, celui qui ne lave ni ne rafraîchit. Vous portez le fardeau de notre désert et le tourbillon vient de ce lieu, de cette terrible terre. J’ai vécu dans cette désolation. L’eau des qanats brisés jaillit dans le sable. Des ruisseaux courent dans la terre. Dans la Ceinture de Dune, de l’eau est tombée du ciel ! Ô, mes amis, Dieu me l’a commandé ! Tracez un chemin pour notre Seigneur dans le désert, car je suis la voix qui monte vers lui depuis les terres vides ! »

Il tendit un index raide et vibrant vers les marches en dessous de lui. « Je ne vois pas là de djedida perdue et à jamais abandonnée ! Ici nous avons mangé le pain du paradis. Et ici le bruit des étrangers nous a arrachés à nos maisons ! Ils ont créé la désolation pour nous, ils ont fait une terre où l’homme ne vit plus, que l’homme ne traverse plus. »

Des remous d’inquiétude agitèrent la foule. Les réfugiés et les Fremen de la cité regardaient les pèlerins du Hajj mêlés à eux.

Il peut déclencher un bain de sang ! pensa Alia. Eh bien, qu’il le fasse donc ! Mes prêtres pourront mieux profiter de la confusion.

Elle aperçut alors les cinq robes jaunes qui descendaient les marches, se rapprochant du Prêcheur.

« Les eaux que nous répandons sur le désert sont devenues du sang ! clama le Prêcheur. Du sang sur notre terre ! Voyez notre désert qui pourrait s’éveiller et fleurir : il a attiré l’étranger parmi nous et l’a séduit. Ces étrangers sont venus pour la violence ! Leurs faces sont fermées comme pour le dernier vent de Kralizec ! Ils sont venus récolter la captivité du sable. Ils sucent son abondance, le trésor qu’il conserve dans ses profondeurs. Voyez-les : ils s’avancent pour accomplir leur œuvre maligne. Il est écrit : « Et j’ai été sur le sable, et j’ai vu une bête se dresser hors de ce sable, et sur la tête de cette bête était le nom de Dieu ! »

Des murmures de mécontentement coururent dans la foule. Des poings se levèrent.

« Mais que fait-il ? » murmura Farad’n.

« J’aimerais le savoir », dit Alia. Elle posa une main sur sa poitrine, comme pour calmer sa frayeur et son excitation. Si Paul poursuivait son discours, la foule allait s’en prendre aux pèlerins !

Mais le Prêcheur se tourna à demi, leva ses orbites mortes vers le Temple et tendit la main vers les fenêtres d’Alia.

« Un blasphème subsiste ! cria-t-il. Un blasphème ! Et son nom est Alia !

Le silence absolu se fit sur la plaza.

Alia demeura pétrifiée. Elle savait que la foule ne pouvait la voir, mais soudain, elle se sentait vulnérable, offerte à toutes les colères. Dans sa tête, les paroles qui incitaient au calme semblaient se heurter aux battements de son cœur. Elle ne pouvait détacher les yeux de cette scène incroyable : le Prêcheur, la main tendue vers ses fenêtres.

Mais les paroles du Prêcheur avaient été trop pour les Prêtres. Leurs cris de colère rompirent soudain le silence. Ils dévalèrent les marches et plongèrent dans la foule. Les gens s’écartèrent, puis réagirent, formant une vague qui parut déferler sur les premiers rangs de l’assistance, emportant le Prêcheur. Il tituba, séparé brutalement de son jeune guide. Tout à coup, un bras habillé de jaune surgit de la foule, armé d’un krys. Alia distingua le mouvement de la lame qui s’enfonça dans la poitrine du Prêcheur.

Le coup de tonnerre des portes du Temple violemment refermées la tira de son état de choc. Les gardes venaient de réagir à la fièvre de la foule. Mais, déjà, les gens refluaient, ménageant un espace libre autour du corps étalé sur les marches. Un silence surnaturel s’établit sur la plaza. Alia, maintenant, apercevait bien d’autres corps, mais celui-là seul emplissait toute la scène.

Une voix hurla alors, depuis le sein de la foule :

« Muad’Dib ! Ils ont tué Muad’Dib ! »

« Dieux inférieurs ! balbutia Alia. Dieux inférieurs ! »

« Il est un peu tard pour cela, ne crois-tu pas ? » demanda Jessica.

Alia pivota brusquement et remarqua l’expression de frayeur de Farad’n devant sa colère.

« C’est Paul qu’ils ont tué ! cria-t-elle. Votre fils ! Lorsqu’on le saura, savez-vous ce qui arrivera ? »

Jessica demeura immobile pendant un long moment, songeant qu’elle venait d’entendre une chose qu’elle savait depuis fort longtemps. La main de Farad’n, se posant sur son bras, interrompit son silence intérieur.

« Ma Dame », dit-il simplement, et il y avait tant de compassion dans sa voix qu’elle songea brièvement qu’elle pouvait aussi bien mourir ici même. Ses yeux allaient du visage glacé et furieux d’Alia à celui de Farad’n, sur lequel elle ne lisait que le chagrin et la sympathie, et elle pensa : Peut-être ai-je trop bien fait mon travail.

On ne pouvait douter des paroles d’Alia. Jessica se souvenait de chaque intonation de la voix du Prêcheur. Elle y avait retrouvé ses propres artifices, ceux qu’elle avait enseignés à ce jeune homme qui devait être un Empereur mais qui, à présent, n’était plus qu’un amas de chiffons sanglants gisant sur les degrés du Temple.

Le ghafla m’a aveuglée, songea-t-elle.

Alia fit signe à une aide : « Faites entrer Ghanima, à présent. »

Jessica se contraignit à l’analyse de ces mots.

Ghanima ? Mais pourquoi Ghanima en ce moment ?

L’aide venait de se tourner vers la porte principale, faisant signe aux gardes extérieurs de la déverrouiller, mais, avant qu’un mot ait été prononcé, la porte fut violemment déformée et les gonds sautèrent. La barre craqua et la porte tout entière, un épais panneau de plastacier à l’épreuve des plus formidables énergies, s’abattit dans la salle. Les gardes s’écartèrent d’un bond et brandirent leurs armes.

Les gardes du corps de Jessica et de Farad’n formèrent le cercle autour du Prince de Corrino.

Mais, sur le seuil, il n’y avait que deux enfants : Ghanima à gauche, en robe blanche de fiançailles, et Leto à droite, portant une robe blanche tachée par le désert sur un distille gris et lisse.

Alia leva les yeux de la porte abattue et regarda les deux enfants, prise d’un tremblement irrépressible.

« La famille est rassemblée pour nous accueillir, dit Leto. Grand-mère… Il inclina la tête à l’adresse de Jessica, porta les yeux sur le Prince de Corrino : Le Prince Farad’n, sans doute. Bienvenue sur Arrakis, Prince. »

Les yeux de Ghanima semblaient vides. Sa main droite était posée sur le manche d’un krys de cérémonie, à sa taille. Leto lui tenait fermement le bras et elle semblait vouloir échapper à son étreinte. Il la secoua violemment.

« Saluez-moi, famille, dit Leto. Je suis Ari, le Lion des Atréides, et voici… (A nouveau, il secoua le bras de sa sœur et tout le corps de Ghanima fut violemment agité.) Voici Areyh, la Lionne des Atréides. Nous sommes venus vous guider sur le Secher Nbiw, le Sentier d’Or. »

Ghanima entendit les mots-clés : Secher Nbiw, et la partie verrouillée de sa conscience fut soudain libérée et se diffusa dans son esprit. Elle s’épandait avec une beauté linéaire et la conscience intérieure de sa mère l’accompagnait et veillait. Et Ghanima sut alors qu’elle venait de conquérir le passé vociférant. Il y avait en elle une porte par laquelle, lorsqu’elle le voudrait, elle pourrait regarder le passé. Ces mois d’auto-hypnose avaient édifié en elle un refuge d’où elle pouvait dominer sa chair. Elle voulut se tourner vers Leto pour lui expliquer ce qui se passait en elle, et elle vit alors où ils se trouvaient et avec qui.

Leto lui lâcha le bras.

« Notre plan a-t-il réussi ? » demanda Ghanima.

« Assez bien », dit Leto.

Quittant son état de choc, Alia se tourna vers les gardes rassemblés sur sa gauche : « Emparez-vous d’eux ! »

Mais Leto se baissa, prit la porte d’une seule main et la lança dans les jambes des gardes. Deux d’entre eux furent cloués contre la paroi. Les autres reculèrent, terrifiés. La porte devait peser une demi-tonne et cet enfant l’avait projetée d’une seule main.

Alia vit alors les corps d’autres gardes, dans le couloir, et elle comprit que c’était Leto qui les avait abattus avant d’arracher cette porte colossale.

Jessica elle aussi avait vu les corps, tout comme elle avait mesuré l’extraordinaire puissance de Leto, et elle était parvenue à des conclusions semblables, mais les mots prononcés par Ghanima avaient atteint le centre même de la discipline Bene Gesserit qui la contraignait au calme. Sa petite-fille avait évoqué un plan.

« Quel plan ? » demanda-t-elle.

« Le Sentier d’Or, notre plan Impérial pour l’Imperium, dit Leto. Il fit un signe de tête à l’intention de Farad’n. N’ayez pas de pensées sévères à mon égard, cousin. C’est aussi pour vous que j’agis. Alia espérait que Ghanima vous tuerait. Je préfère que vous viviez le temps de votre vie avec quelque bonheur. »

Les gardes d’Alia qui étaient accourus dans le couloir hésitaient et elle leur hurla : « Je vous ordonne de vous emparer d’eux ! »

Mais ils n’osèrent pas avancer.

« Attends-moi ici, ma sœur, dit Leto. Il me reste une tâche désagréable à accomplir. »

Il s’avança droit sur Alia.

Elle battit en retraite dans un coin de la salle, s’accroupit et sortit son couteau. Les joyaux verts sertis dans le manche scintillèrent dans la lumière.

Leto s’avançait calmement, les mains vides, les bras écartés du corps. Il était prêt.

Alia plongea en avant, le couteau brandi.

Leto sauta presque jusqu’au plafond tout en lançant son pied gauche. Il atteignit Alia à la tête et l’envoya rouler au sol, une marque sanglante sur le front. Son couteau lui échappa. Elle voulut le reprendre mais Leto était déjà devant elle.

Elle hésita, rassemblant toute sa science Bene Gesserit. Elle se redressa, le corps souple, tous ses muscles en attente.

Leto s’avança à nouveau sur elle.

Elle feinta sur la gauche mais son épaule droite s’éleva et, dans le même temps, elle lança son pied droit en avant avec une force susceptible d’éventrer un homme si le coup était assez précis.

Leto le reçut sur le bras, saisit le pied d’Alia au vol et se mit à la faire tourner autour de lui, à une vitesse telle que la robe d’Alia émit un sifflement.

Ceux qui se trouvaient là reculèrent.

Alia s’était mise à hurler, mais la ronde terrifiante ne cessait pas. Elle se tut.

Alors, lentement, Leto réduisit la vitesse et déposa doucement Alia sur le sol. Elle n’était plus qu’une loque haletante.

Il se pencha sur elle. « J’aurais pu vous projeter à travers le mur, dit-il. Cela aurait sans doute été préférable, mais nous sommes à présent au centre du combat et vous méritez votre chance. »

Le regard d’Alia, affolé, allait de droite à gauche.

« J’ai conquis ces vies intérieures, reprit Leto. Regardez Ghani. Elle aussi, elle peut…»

« Alia, l’interrompit Ghanima. Je peux te montrer…»

« Non ! » La poitrine d’Alia s’enfla et des voix se firent entendre par sa bouche, des mots qui semblaient arrachés, désunis, violents, implorants.

« Tu vois ? Pourquoi n’as-tu pas écouté ? Pourquoi fais-tu cela ? Que se passe-t-il ? (Et une autre voix, encore.) Arrêtez ! Faites-les arrêter ! »

Jessica mit la main sur ses yeux pour ne plus voir et elle sentit que Farad’n la soutenait.

« Je vais te tuer ! gronda Alia. (Des jurons abominables montèrent de sa gorge.) Je vais boire ton sang ! »

Sa bouche déversait des langages mêlés et confus.

Les gardes qui se pressaient dans le couloir firent le signe du ver et levèrent le poing à hauteur de leurs oreilles. Alia était possédée !

Leto secoua la tête. Il s’approcha de la fenêtre et, en trois coups rapides, il fracassa le cristal réputé incassable.

Une expression de ruse se dessina sur le visage d’Alia. Sa bouche se tordit et Jessica crut reconnaître un peu de sa propre voix dans cette parodie de contrôle Bene Gesserit : « Vous tous ! Restez où vous êtes ! »

Jessica avait ôté les mains de ses yeux et elle put voir qu’elles étaient humides de larmes.

Alia se mit à genoux, puis se leva.

« Vous ne savez pas qui je suis ? demanda-t-elle. C’était une voix du passé, la voix aiguë et douce de la toute jeune Alia qui ne serait jamais plus. Pourquoi me regardez-vous ainsi ? (Elle eut un regard suppliant pour Jessica.) Mère, dites-leur de s’arrêter ! »

Jessica, consumée par l’horreur ultime, ne put que secouer la tête. Ainsi, tous les anciens avertissements du Bene Gesserit se révélaient exacts. Elle regarda Leto et Ghanima qui se tenaient côte à côte près d’Alia. Que signifiaient les avertissements des Sœurs pour les malheureux jumeaux ?

« Grand-mère, dit Leto, et il y avait une note suppliante dans sa voix. Faut-il qu’il y ait Jugement de Possession ? »

« Qui es-tu donc pour parler de jugement ? demanda Alia. Sa voix geignarde était celle d’un homme, d’un autocrate sensuel, d’un sybarite.

Leto et Ghanima reconnurent cette voix. C’était celle du vieux Baron Harkonnen. Au même instant, Ghanima entendit l’écho de cette même voix dans sa tête, mais la porte intérieure se ferma très vite et elle sut que sa mère était là, qui veillait.

Jessica demeurait silencieuse.

« Alors, la décision me revient, dit Leto. Et le choix vous revient à vous, Alia. Le Jugement de Possession ou bien…» Il désigna la fenêtre maintenant ouverte.

« Qui es-tu pour me donner un choix ? » demanda Alia, et sa voix était toujours celle du Baron Vladimir Harkonnen.

« Démon ! cria Ghanima. Qu’elle fasse son choix ! »

« Mère, demanda Alia de sa voix de petite-fille, mère, que font-ils donc ? Que voulez-vous que je fasse ? Faites quelque chose ! »

« Faites-le vous-même ! » ordonna Leto. Un instant, il aperçut dans les yeux d’Alia la présence brisée, disloquée, de la personnalité de sa tante, il entrevit son regard désespéré qui le fixait. Puis elle disparut. Mais son corps se déplaçait, en une démarche roide, mécanique. Alia oscilla, trébucha, s’écarta de son chemin et y revint irrésistiblement, se rapprochant lentement de la fenêtre.

Ses lèvres vomirent la colère du Baron : « Arrête ! Arrête ! Je te l’ordonne ! Arrête-toi ! Ou sinon…»

Elle prit sa tête entre ses mains, les traits torturés, tomba un peu plus près de la fenêtre. Ses cuisses touchaient maintenant le rebord mais la voix criait toujours : « Ne fais pas ça ! Arrête, je t’aiderai ! J’ai un plan. Écoute-moi ! Arrête ! Attends ! »

Mais Alia, tout à coup, ôta les mains de sa tête, agrippa le cadre disloqué de la fenêtre et, d’un seul élan, franchit le rebord et disparut. Elle ne poussa pas un seul cri dans sa chute.

Ceux qui se trouvaient dans la salle entendirent un choc sourd, puis les cris de la foule.

Leto regarda Jessica.

« Nous vous avions dit d’avoir pitié d’elle. »

Jessica, alors, enfouit son visage dans la tunique de Farad’n.

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