La vue borgne de notre univers vous dit que vous ne devez pas chercher des problèmes loin dans les champs. De tels problèmes pourraient ne jamais se poser. Surveillez plutôt le loup qui a franchi la clôture. Les meutes qui courent au-dehors pourraient bien ne pas exister.
Jessica attendait Idaho près de la fenêtre de son salon. C’était une pièce confortable, meublée de divans moelleux et de chaises anciennes. Il n’y avait pas un seul suspenseur dans tout l’appartement et les brilleurs étaient taillés dans un cristal d’un autre âge. La fenêtre ouvrait sur un jardin intérieur, un étage plus bas.
Elle entendit la servante ouvrir la porte, puis guetta le pas d’Idaho, d’abord sur le plancher, puis sur l’épais tapis. Elle gardait les yeux fixés sur la pelouse ocellée de lumière. Le conflit effrayant et silencieux de ses émotions devait être réprimé, maintenant. Elle inspira profondément selon le mode prana-bindu et sentit le calme affluer en elle.
La poussière dansait dans un rayon de soleil dardé sur la cour, illuminant la fragile roue d’argent d’une toile d’araignée tissée entre les branches d’un tilleul dont les feuilles effleuraient sa fenêtre. Il faisait frais dans l’appartement mais, au-dehors, derrière la fenêtre hermétique, l’air vibrait de chaleur. Castel Corrino se trouvait dans un site étouffant et le jardin de la cour était une verte exception.
Idaho s’était immobilisé tout près d’elle.
Sans se retourner, elle lui dit : « Le don des mots est celui de la duperie et de l’illusion, Duncan. Pourquoi désirez-vous échanger des mots avec moi ? »
« Il se pourrait qu’un seul de nous survive », dit-il.
« Et vous souhaitez que je rende un rapport favorable sur vos efforts ? »
Elle se retourna enfin, découvrit son calme, le regard de ses yeux gris métalliques qui ne semblaient vraiment fixés sur rien. Ils semblaient si vides !
« Duncan, est-il possible que vous soyez soucieux de votre place dans l’histoire ? »
Elle s’était adressée à lui sur un ton accusateur et elle se souvint alors d’un affrontement précédent avec Duncan Idaho. Il avait bu. Il était alors chargé de l’espionner et il était déchiré par un conflit entre ses obligations. Mais c’était avant le ghola Duncan. Cet homme était différent. Il n’était pas divisé entre ses actes, il n’était pas déchiré.
Son sourire la confirma dans ses pensées.
« L’histoire a son propre tribunal et prononce ses propres sentences. Je doute que je sois concerné lorsque viendra mon tour. »
« Pourquoi êtes-vous ici ? »
« Pour la même raison que vous, Ma Dame. »
Aucun signe extérieur n’accompagna ces simples paroles à la force confondante. Jessica réfléchit à une allure folle : Sait-il réellement pourquoi je suis ici ? Comment le peut-il ? Seule Ghanima savait. Les éléments dont il disposait lui avaient-ils permis une computation mentat ? C’était possible. Et s’il parlait ? Mais le ferait-il, s’il partageait les raisons de Jessica ? Il ne pouvait ignorer que chacun de leurs mouvements, chacune de leurs paroles étaient épiés par Farad’n ou par ses serviteurs.
« La Maison des Atréides est arrivée à un carrefour bien amer, dit-elle. La famille se bat contre elle-même. Vous étiez parmi les hommes les plus loyaux de mon Duc, Duncan. Lorsque le Baron Harkonnen…»
« Ne parlons pas des Harkonnen, dit-il. Cela remonte à un autre âge et votre Duc est mort. » Et il se demanda : Ne devine-t-elle pas que Paul m’a révélé la présence de sang Harkonnen chez les Atréides ? Paul avait alors couru un risque terrible et Duncan Idaho n’en avait été que plus attaché à lui. La confiance impliquée par cette révélation avait été d’un prix difficilement imaginable. Paul savait ce que les hommes du Baron avaient fait à Idaho.
« La Maison des Atréides n’est pas morte », dit Jessica.
« Qui est la Maison des Atréides ? demanda-t-il. Est-ce vous ? Ou Alia ? Ou bien Ghanima ? Ou encore les gens qui servent la Maison des Atréides ? Je les regarde et je vois qu’ils portent le sceau d’un labeur qui transcende les mots ! Comment peuvent-ils être Atréides ? Votre fils l’a dit très justement : “Le labeur et la persécution sont le lot de tous ceux qui me suivent.” Je voudrais échapper à cela, Ma Dame. »
« Vous vous êtes vraiment rallié à Farad’n ? »
« N’est-ce point ce que vous-même avez fait, Ma Dame ? N’êtes-vous pas venue ici pour convaincre Farad’n qu’un mariage avec Ghanima résoudrait tous nos problèmes ? »
Le pense-t-il réellement ? se demanda-t-elle. Ou bien ne parle-t-il ainsi que pour les espions qui nous écoutent ?
« La Maison des Atréides a toujours été essentiellement une idée, dit-elle. Vous le savez, Duncan. Nous achetons la loyauté avec la loyauté. »
« Servir le peuple, railla-t-il. Ahh… combien de fois n’ai-je pas entendu le Duc répéter cela. Il ne doit guère connaître le repos dans sa tombe, Ma Dame. »
« Croyez-vous vraiment que nous soyons tombés si bas ? »
« Ma Dame, ignorez-vous donc que des Fremen se sont rebellés ? Ils s’appellent « Maquis du Désert Intérieur ». Ils maudissent le nom des Atréides et même celui de Muad’Dib. »
« J’ai entendu le rapport de Farad’n », dit-elle, se demandant où Idaho entraînait leur conversation.
« Il y a plus que cela, Ma Dame. Plus que le rapport de Farad’n. Je les ai entendus moi-même. Voici ce qu’ils crient : « Que le feu s’abatte sur vous, Atréides ! Que vous n’ayez plus d’âme, plus d’esprit, plus de corps, plus de formes, plus de magie et plus d’os, plus de cheveux, plus de gestes ni de mots. Que vous n’ayez plus de tombe, plus de maison, plus de trou ni de tombeau. Que vous n’ayez plus de jardin, d’arbres ni de buissons. Que vous n’ayez plus d’eau, plus de pain, plus de lumière ni de feu. Que vous n’ayez plus d’enfants, plus de famille, plus d’héritiers ni de tribu. Que vous n’ayez plus de tête, plus de bras, plus de jambes, plus d’allure ni de semence. Que vous n’ayez plus de foyer sur aucune planète. Vos âmes ne reviendront pas des profondeurs et jamais elles ne retourneront parmi ceux qui vivent sur la terre. Jamais vous ne rencontrerez Shai-Hulud, vous serez enfermés, enchaînés au plus profond de l’abomination et pour l’éternité vos âmes ne verront plus la gloire de la lumière. « C’est ainsi qu’ils vous maudissent, Ma Dame. Pouvez-vous imaginer tant de haine chez des Fremen ? Ils vouent tous les Atréides à la main gauche des damnés, au Soleil-Femme qui est le feu le plus ardent. »
Jessica haussa les épaules. Il ne faisait aucun doute que Duncan avait répété ces paroles sur le même ton qu’il les avait entendues. Pourquoi voulait-il que la Maison de Corrino les connaisse ? Elle se représentait le Fremen, terrifiant dans sa fureur, lançant cette malédiction ancienne devant toute la tribu. Mais pourquoi Duncan voulait-il que Farad’n l’entende ?
« Voilà un argument solide pour le mariage de Ghanima et de Farad’n », dit-elle.
« Vous avez toujours abordé les problèmes de façon étroite. Ghanima est Fremen. Elle ne peut épouser que celui qui ne paie pas de fai, pas d’impôt de protection. La Maison de Corrino a abandonné toutes ses actions de la CHOM à votre fils et à ses héritiers. Farad’n vit de la tolérance des Atréides. Et rappelez-vous que, lorsque votre Duc a planté la bannière du Faucon sur Arrakis, rappelez-vous qu’il a dit : “Ici je suis, ici je reste !” Ses os sont toujours là-bas. Et Farad’n devrait vivre sur Arrakis, avec ses Sardaukar. »
Idaho secoua la tête à la seule pensée d’une telle alliance.
« Un vieux proverbe dit que l’on pèle un problème comme un oignon », dit Jessica d’un ton froid. Comment ose-t-il me faire la leçon ? A moins qu’il ne joue la comédie pour les yeux attentifs de Farad’n…
« Je ne parviens pas à concevoir les Fremen et les Sardaukar se partageant une planète, dit Idaho. Une couche qui ne veut pas quitter l’oignon. »
Elle n’aimait pas les pensées que les paroles d’Idaho pouvaient susciter chez Farad’n et ses conseillers.
« La Maison des Atréides est toujours la loi dans cet Empire ! » dit-elle d’un ton dur. Et elle pensa :
Idaho veut-il que Farad’n croie qu’il peut retrouver son trône sans les Atréides ?
« Ah, oui ! fit Idaho. J’avais presque oublié. La Loi des Atréides ! Telle qu’elle est transcrite, bien sûr, par les Prêtres de l’Élixir d’Or. Il me suffit de fermer les yeux pour entendre votre Duc me dire que toute terre est toujours acquise et conservée par la violence ou la menace. La fortune va où elle veut, comme le chantait Gurney. La fin justifie les moyens. Ou bien serais-je en train de confondre les proverbes ? Ma foi, peu importe que la force armée soit exercée ouvertement par les légions Fremen ou Sardaukar, ou bien qu’elle se dissimule dans la Loi des Atréides… elle est là. Et cette dernière couche restera sur l’oignon, Ma Dame. Vous savez, je me demande quelle force Farad’n va choisir ? »
Mais que fait-il ? se demanda Jessica.
La Maison de Corrino allait littéralement boire cet argument, avec ravissement !
« Ainsi, vous pensez que les Prêtres n’accepteraient pas que Ghanima épouse Farad’n ? » demanda-t-elle, essayant de comprendre où il voulait la conduire.
« Accepter ? Par les dieux inférieurs ! Les Prêtres feront tout ce que décrétera Alia. Elle pourrait épouser Farad’n elle-même ! »
Est-ce donc là qu’il voulait en arriver ?
« Non, Ma Dame, poursuivit-il, ce n’est pas la solution. Le peuple de cet Empire ne peut plus distinguer le gouvernement des Atréides de celui de Rabban la Bête. Chaque jour, des hommes meurent dans les oubliettes d’Arrakeen. Je suis parti parce que mon épée ne pouvait servir les Atréides une seule heure de plus ! Ne comprenez-vous pas ce que je dis, pourquoi je me présente devant vous, qui représentez les Atréides ici ? L’Empire des Atréides a trahi votre Duc et son fils. J’aimais votre fille, mais elle a pris un chemin et moi un autre. S’il le faut, je conseillerai à Farad’n d’accepter la main de Ghanima, ou celle d’Alia, mais seulement selon ses propres conditions ! »
Ah… Il plante le décor pour présenter solennellement sa démission du service des Atréides, songea Jessica. Mais ces autre sujets qu’il évoquait, savait-il à quel point ils allaient dans son sens et lui facilitaient la tâche ? Elle le regarda en fronçant les sourcils.
« Vous savez que des espions écoutent chacune de nos paroles, non ? »
« Des espions ? Il rit. Ils écoutent, comme j’écouterais si j’étais à leur place. Savez-vous comment ma loyauté a pu diverger ? J’ai passé tant de nuits seul dans le désert. Les Fremen ont raison. Dans le désert, la nuit surtout, ce sont les dangers de la pensée que l’on affronte. »
« Est-ce là que vous avez entendu les Fremen nous maudire ? »
« Oui. Chez les al-Ourouba. Je les ai rejoints sur les ordres du Prêcheur. Nous nous donnons le nom de Zarr Sadus, ceux qui refusent de se soumettre aux Prêtres. Je suis ici pour annoncer solennellement à une Atréides que je suis passé dans le camp ennemi. »
Elle l’observa, en quête du moindre signe révélateur, mais il était impossible de savoir si Idaho mentait ou s’il avait des intentions cachées. Était-il possible qu’il se soit mis du côté de Farad’n ? Jessica se souvint d’une maxime des Sœurs : dans les affaires humaines, rien n’est jamais persistant ; toutes se déplacent en spirale, tournent et puis s’échappent. Si Idaho avait vraiment rejeté les Atréides, cela expliquait son comportement présent. Il tournait et s’éloignait. Elle devait tenir compte de cette possibilité.
Mais pourquoi a-t-il insisté sur le fait qu’il exécutait les ordres du Prêcheur ?
Ses pensées se précipitaient. Plusieurs solutions se présentaient et elle prit conscience qu’elle allait devoir tuer Duncan Idaho. Le plan dans lequel elle avait placé tous ses espoirs demeurait si fragile qu’elle ne pouvait autoriser la moindre interférence. Pas la moindre. Et les paroles d’Idaho laissaient entendre qu’il connaissait son plan. Elle mesura leurs positions et se déplaça pour se mettre en position de porter un coup mortel.
« J’ai toujours considéré que l’effet normalisateur des faufreluches était un pilier de notre pouvoir », dit-elle. Qu’il se demande pourquoi elle détournait leur conversation vers le système des différences de classes ! « Le Conseil du Landsraad, les Sysselraads régionaux méritent notre…»
« Vous ne détournez pas mon attention », fit Idaho.
Les actes de Jessica étaient devenus si transparents. Il s’en étonna. Était-ce qu’elle savait moins dissimuler ou bien était-il enfin parvenu à percer le bouclier de son éducation Bene Gesserit ? C’était plutôt cela, décida-t-il, mais il y avait pourtant quelque chose de changé en elle, avec le temps. Il en éprouvait de la tristesse, tout comme il en éprouvait en décelant les petites différences qui séparaient les nouveaux Fremen des anciens. La disparition du désert c’était la disparition de quelque chose de précieux pour l’homme, une chose qu’il ne saurait décrire, pas plus qu’il ne pouvait décrire ce qui se passait en Dame Jessica.
Elle le regardait avec un étonnement sincère, sans essayer de dissimuler sa réaction. Était-il possible qu’il pût lire aussi facilement en elle ?
« Vous ne me frapperez pas », dit-il simplement. Et ses mots furent ceux de l’avertissement Fremen : « Ne jette pas ton sang sur mon couteau. »
Je suis devenu très Fremen, pensa Idaho. Les usages de cette planète sur laquelle il avait vécu sa seconde vie étaient profondément inscrits en lui, réalisa-t-il, et il en conçut un sentiment de continuité déformée.
« Je crois que vous feriez mieux de vous retirer », dit Jessica.
« Pas avant que vous n’ayez accepté ma démission du service des Atréides. »
« Je l’accepte ! » lança-t-elle. L’instant d’après, elle comprit qu’elle avait obéi à un simple réflexe. Elle avait besoin de temps pour réfléchir. Comment Idaho avait-il pu savoir ce qu’elle ferait ? Elle ne croyait pas qu’il fût capable de pénétrer le Temps par l’épice.
Il s’éloigna d’elle sans se retourner jusqu’à ce que son dos rencontre la porte. Il s’inclina.
« Une fois encore, je vous dis Ma Dame, et ce sera la dernière fois. Je vais conseiller à Farad’n de vous renvoyer sur Wallach, discrètement, rapidement, dès que ce sera possible. Vous êtes un jouet bien trop dangereux, quoique je ne pense pas qu’il vous considère comme un jouet. Vous travaillez pour les Sœurs, et non pour les Atréides. Je me demande à présent si vous avez jamais travaillé pour eux, d’ailleurs. Les sorcières telles que vous vivent en des régions si lointaines et si obscures que les simples mortels ne sauraient leur faire confiance. »
« Un ghola qui se considère comme un simple mortel », dit-elle d’un ton sarcastique.
« Par rapport à vous, oui. »
« Vous pouvez disposer ! »
« Telle est mon intention. » Et Idaho franchit le seuil, sous le regard perplexe de la servante qui, évidemment, n’avait pas perdu une parole de leur affrontement.
C’est fait, songea-t-il. Et, pour eux, cela ne peut avoir qu’un seul sens.