26

L’univers est simplement là : c’est la seule manière dont un Fedaykin puisse le voir et rester maître de ses sens. L’univers ne menace ni ne promet. Il contient des choses qui échappent à notre influence : la chute d’un météore, l’éruption d’épice, la vieillesse et la mort. Telles sont les réalités de l’univers et il faut les affronter sans se soucier de ce que l’on ressent à leur propos. On ne peut les écarter par des mots. Elles n’auront pas de mots quand elles viendront à vous et alors, alors vous comprendrez ce que l’on entend par « la vie et la mort ». Et, comprenant cela, vous serez plein de joie.

Muad’Dib à son Fedaykin.


« Voilà les choses que nous avons mises en mouvement, dit Wensicia. Les choses que nous avons faites pour toi. »

Farad’n n’eut pas un geste. Il était assis en face de sa mère, dans le salon matinal de celle-ci. La clarté dorée du soleil projetait son ombre sur le tapis blanc qui couvrait le sol. La lumière reflétée par les murs clairs dessinait un halo autour de la chevelure de Wensicia. Elle portait la robe blanche brodée d’or qui datait des jours du royaume. Son visage en forme de cœur avait une expression calme et composée, mais Farad’n n’ignorait pas que sa mère épiait ses moindres réactions. Il venait juste de prendre son petit-déjeuner, et pourtant son estomac semblait étrangement creux.

« Tu n’approuves pas ? » demanda Wensicia.

« Que puis-je approuver ? »

« Eh bien… que nous t’ayons caché cela jusqu’à présent. »

« Oh, ça…» Il étudia sa mère, essayant de situer sa position complexe dans cette occasion. Une seule chose lui venait à l’esprit : depuis quelque temps, Tyekanik n’appelait plus Wensicia « Ma Princesse ». Mais quel autre titre lui donnait-il alors ? Reine Mère ?

Pourquoi cette impression de perte ? songea Farad’n. Que suis-je donc en train de perdre ? La réponse était évidente : l’insouciance et la liberté, toutes ces heures durant lesquelles il pouvait s’adonner à ces jeux de l’esprit qui l’attiraient tant. Si le complot de sa mère aboutissait, tout cela serait à jamais perdu. Il devrait se consacrer à ses nouvelles responsabilités et, il en prenait conscience à présent, cela lui répugnait. Comment osaient-ils prendre de telles libertés avec son temps ? Sans même le consulter !

« Il suffit ! Parle ! ordonna Wensicia. Qu’y a-t-il ? »

« Et si ce plan échoue ? » demanda Farad’n. C’était la première chose qui lui fût venue à l’esprit.

« Comment pourrait-il échouer ? »

« Je ne sais pas… N’importe quel plan peut échouer. Quel est le rôle d’Idaho dans tout cela ? »

« Idaho ? Pourquoi cet intérêt dans… Oh, oui, ce mystique que Tyek a introduit ici sans me consulter. Il a eu tort. Le mystique a parlé d’Idaho, n’est-ce pas ? »

C’était un mensonge bien maladroit et Farad’n leva sur sa mère un regard surpris. Elle n’avait rien ignoré du Prêcheur !

« C’est seulement que je n’ai jamais vu un ghola », dit-il.

Elle accepta son argument.

« Nous réservons un rôle important à Idaho. »

Farad’n se mordit la lèvre supérieure en silence.

Wensicia réalisa qu’il lui rappelait ainsi son père défunt. Dalak était parfois ainsi, complexe, intériorisé, difficile à percer à jour. Il était parent du Comte Hasimir Fenring, se souvint-elle. Il y avait eu chez ces deux êtres un peu du dandy et du fanatique. Farad’n suivrait-il cette voie ? Elle commençait à regretter d’avoir demandé à Tyekanik d’initier le garçon à la religion d’Arrakis. Qui savait où cela pouvait le conduire ?

« Comment Tyek vous appelle-t-il à présent ? » demanda tout à coup Farad’n.

« Comment ? » fit Wensicia, déconcertée par ce changement de sujet.

« J’ai remarqué qu’il ne vous disait plus “Ma Princesse”. »

Il est très observateur, se dit-elle, tout en se demandant pourquoi elle en éprouvait de l’inquiétude. Croit-il que Tyek est devenu mon amant ? Absurde. Cela n’aurait aucune importance. Alors, pourquoi cette question ?

« Il dit : “Ma Dame” », répondit-elle.

« Pourquoi ? »

« Parce que telle est la coutume dans toutes les Grandes Maisons. »

Y compris celle des Atréides, songea Farad’n.

« C’est moins suggestif, expliqua-t-elle. Certains penseront que nous avons renoncé à nos légitimes aspirations. »

« Qui serait assez stupide pour le croire ? »

Elle plissa les lèvres, renonçant à argumenter. C’était un détail, mais les grandes campagnes étaient faites de tant de petits détails.

« Dame Jessica n’aurait pas dû quitter Caladan », dit-il.

Elle secoua violemment la tête. Que signifiait cela ? L’esprit de son fils allait soudain en tous sens.

« Que veux-tu dire ? » demanda-t-elle.

« Qu’elle n’aurait jamais dû regagner Arrakis. Mauvaise stratégie de sa part. On peut s’interroger : n’était-il pas préférable que ses petits-enfants lui rendent visite sur Caladan ? »

Il a raison, pensa Wensicia, étonnée que cette évidence lui ait échappé. Il faudrait que Tyek explore cela sur l’heure.

Une fois encore, elle secoua la tête. Non ! Que faisait donc Farad’n ? Il devait savoir que la Prêtrise n’accepterait jamais que les deux jumeaux ensemble courent le risque d’un voyage spatial.

Elle le lui dit.

« La Prêtrise ou Dame Alia ? » demanda-t-il, remarquant que les pensées de sa mère avaient pris le cours qu’il souhaitait. Il en ressentit une certaine exaltation : les jeux de l’esprit pouvaient servir aux intrigues de la politique. Depuis longtemps, il avait perdu tout intérêt pour l’esprit de sa mère. On la manœuvrait trop facilement.

« Tu penses qu’Alia vise le pouvoir personnel ? » demanda Wensicia.

Il détourna le regard. Bien sûr qu’Alia voulait le pouvoir pour elle seule ! Tous les rapports qui émanaient de cette maudite planète confirmaient cela. Les pensées de Farad’n prirent un cours nouveau.

« J’ai lu ce qui a été écrit sur ce planétologue, dit-il. Il doit exister une indication concernant les vers et les haploïdes quelque part…»

« Laisse cela aux autres ! lança Wensicia, perdant brusquement patience. Est-ce tout ce que tu as à dire à propos de ce que nous avons fait pour toi ? »

« Vous n’avez pas fait cela pour moi. »

« Com… Comment ? »

« Vous l’avez fait pour la Maison de Corrino, et la maison de Corrino, c’est vous. Je n’ai pas encore été investi. »

« Mais tu as des responsabilités ! Toute cette population qui dépend de toi…»

Comme si les paroles de sa mère avaient libéré quelque mystérieuse détente, il ressentit brusquement le poids de tous les espoirs et de tous les rêves qu’avait drainés la Maison de Corrino.

« Oui, dit-il, je comprends, mais je trouve que certaines choses accomplies en mon nom sont répugnantes ! »

« Repu… Comment peux-tu dire cela ? Nous n’avons fait que ce que toute Grande Maison doit faire pour assurer ses intérêts ! »

« Vraiment ? Je pense quand même que vous y êtes allés un peu fort. Non ! Ne m’interrompez pas ! Si je dois être Empereur, vous feriez bien d’apprendre à m’écouter. Croyez-vous vraiment que je ne sache pas lire entre les lignes ? Comment ces tigres ont-ils été entraînés ? »

Elle demeura sans voix devant cette cinglante démonstration des capacités analytiques de son fils.

« Je vois, reprit-il. Eh bien, je garderai Tyek car je sais que c’est vous qui l’avez obligé à cela. C’est un bon officier dans la plupart des circonstances, mais il ne combattra pour ses principes personnels que dans une arène amicale. »

« Ses… principes ? »

« La différence entre un bon et un mauvais officier est la force de caractère et… environ cinq battements de cœur. Le bon officier maintient ses principes lorsqu’ils sont défiés. »

« Les tigres étaient nécessaires », dit Wensicia.

« Je le croirai s’ils réussissent. Mais je n’excuserai pas ce qui a été fait pour les entraîner. Ne protestez pas. C’est évident. Ils ont été conditionnés. Vous l’avez dit vous-même. »

« Que vas-tu faire ? »

« Attendre et voir, dit-il. Peut-être deviendrai-je Empereur. »

Elle porta la main à sa poitrine et soupira. Pendant quelques instants, il l’avait terrifiée. Elle avait failli croire qu’il allait la dénoncer. Des principes ! Mais elle pouvait voir maintenant qu’il s’était résigné.

Il se leva, marcha jusqu’à la porte et sonna les serviteurs.

« Nous en avons fini, n’est-ce pas ? » demanda-t-il en regardant Wensicia.

« Oui. (Elle leva la main alors qu’il s’apprêtait à quitter le salon.) Où vas-tu ? »

« A la bibliothèque. Depuis quelque temps, je me passionne pour l’histoire de Corrino. »

Il sortit, conscient de l’engagement qu’il avait désormais avec sa mère.

Qu’elle aille au diable ! pensa-t-il. Mais, il le savait, son engagement existait bel et bien. Et il s’avoua qu’il existait une profonde différence émotionnelle entre l’histoire telle qu’elle était enregistrée sur shigavrille, celle qu’on lisait selon son bon plaisir, et l’histoire que l’on vivait. Cette histoire nouvelle et vivante qui se rassemblait autour de lui plongeait vers un avenir irréversible. Il était emporté désormais par les désirs de tous ceux dont les destinées accompagnaient la sienne. Et il trouvait étrange qu’il ne pût inscrire ses désirs propres dans ce courant.

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