8

La nuit dernière, j’ai vu en rêve ma sœur par le lien Halum Helalam venir à moi.

Avec elle, plus de plaisanteries ni de rires ; c’est seulement par le glissant tunnel des rêves qu’elle peut m’atteindre. Dans mon sommeil, elle flamboyait dans mon esprit avec plus d’éclat que toutes les étoiles qui éclairent ce désert, mais le réveil m’a apporté la tristesse et la honte, et le souvenir de sa perte irremplaçable.

Dans mon rêve, Halum ne portait qu’un voile transparent à travers lequel on voyait le bout rose de ses seins, ses hanches étroites, son ventre plat de femme qui n’a pas enfanté. Ce n’était pas souvent qu’elle se vêtait ainsi dans la vie, surtout pour rendre visite à son frère par le lien, mais en rêve mon âme solitaire et troublée faisait d’elle une créature impudique. Son sourire était chaleureux et tendre et ses yeux sombres illuminés par l’amour.

En rêve, l’activité de l’esprit peut se situer à plusieurs niveaux. À l’un de ces niveaux, j’étais un observateur détaché qui flottait au clair de lune non loin du toit de ma hutte, en regardant d’en haut mon corps endormi. Et, à un autre niveau, j’étais celui qui dormait. Celui dont le corps dormait ne percevait pas la présence d’Halum, mais celui qui observait la voyait, et moi, le vrai rêveur, je les voyais tous les deux et je savais que tout cela provenait d’une vision. Mais, inévitablement, ces niveaux de réalité se mêlaient, et je n’étais plus sûr de distinguer qui rêvait et qui était rêvé, ni certain que cette Halum qui se tenait si éblouissante devant moi soit une créature née de mes fantasmes et non celle bien vivante que j’avais connue.

« Kinnal », murmura-t-elle, et, dans mon rêve, j’imaginais que le dormeur que j’étais s’éveillait, s’appuyant sur les coudes, tandis qu’elle s’agenouillait à son chevet. Elle se penchait en avant, et ses seins venaient effleurer ma poitrine, et ses lèvres déposaient une caresse sur les miennes, et elle disait : « Comme tu as l’air fatigué, Kinnal.

— Tu n’aurais pas dû venir ici.

— On est venue parce que tu en avais besoin.

— Ce n’est pas bien. Pénétrer seule dans les Terres Arides, à la recherche de celui qui ne t’a fait que du mal…

— Le lien entre nous est sacré.

— Tu as assez souffert à cause de ce lien, Halum.

— On n’a pas du tout souffert, répondait-elle en embrassant mon front trempé de sueur. Comme toi tu dois souffrir, caché au fond de cette fournaise lugubre !

— Ce n’est pas pire que ce qu’on a mérité. »

Même en rêve, je parlais à Halum selon la forme grammaticale de convenance. J’avais toujours été paralysé pour employer la première personne avec elle ; je ne l’ai certainement jamais fait avant mes changements, et par la suite, quand je n’avais plus de raison d’être aussi chaste avec elle, j’ai continué de ressentir cette impossibilité. Mon âme et mon cœur avaient le désir ardent de dire « je » à Halum, mais ma langue et mes lèvres étaient cadenassées par la bienséance.

Elle poursuivait : « Tu mérites bien plus que cet endroit. Tu dois revenir de ton exil. Tu dois nous guider, Kinnal, vers une nouvelle Convention, une Convention d’amour, de confiance mutuelle.

— On a bien peur d’avoir échoué comme prophète. On doute de la nécessité de persister dans de pareils efforts.

— Tout était si étrange pour toi, si nouveau ! s’exclamait-elle. Mais tu as été capable de changer, Kinnal, et d’apporter aux autres des changements…

— D’apporter le chagrin aux autres et à soi.

— Non. Non. Ce que tu as essayé de faire était bien. Comment peux-tu abandonner maintenant ? Comment peux-tu te résigner à la mort ? Il y a là-bas un monde entier qui a besoin d’être libéré, Kinnal !

— On est pris au piège ici. On sera inévitablement capturé.

— Le désert est grand. Tu peux leur échapper.

— Le désert est grand, mais il existe peu d’issues, et elles sont toutes gardées. Toute fuite est impossible. »

Secouant la tête et souriant, elle appuyait ses mains contre mes hanches de façon pressante et disait d’une voix remplie d’espoir : « Je te conduirai en lieu sûr. Viens avec mai, Kinnal. »

Le son de ce je et de ce moi dans la bouche imaginaire d’Halum tomba sur mon rêve comme une pluie de dards acérés, et le choc que me causaient ces obscénités prononcées par sa voix douce faillit m’éveiller. Ce qui prouve bien que je ne suis pas entièrement converti à mon nouveau mode de vie, que les réflexes implantés en moi gouvernent toujours les replis de mon âme. En rêve, on révèle son vrai soi ; et ma réaction consternée aux mots que j’avais mis (car, sinon moi, qui d’autre ?) dans la bouche d’une Halum imaginaire en dit long sur mon attitude interne. Ce qui suivit est également révélateur, quoique moins subtil. Pour m’inciter à me lever, les mains d’Halum couraient sur mon corps en glissant jusqu’à mon ventre et ses doigts frais se saisissaient de mon sexe en érection. Instantanément, mon cœur tonnait et mon sperme jaillissait, et le sol se soulevait comme si les Basses Terres se fendaient en deux, et Halum poussait un petit cri de peur. Je tendais la main vers elle, mais elle devenait indistincte et insubstantielle, et, en une terrible convulsion de la planète, je la perdis de vue et elle disparut. Et il y avait tant de choses que j’aurais voulu lui dire ou lui demander. Je transperçai les niveaux de mon rêve et m’éveillai. Et je me retrouvai seul dans la cabane, la peau engluée par mes épanchements, écœuré par les perversités que mon esprit indigne, libre d’errer sans entraves, avait élaborées dans la nuit.

« Halum ! » me mis-je à crier. « Halum ! Halum ! »

Ma voix fit vibrer les parois de la cabane mais ne me rendit pas Halum. Lentement, mon esprit encore embrumé par le sommeil se rendit à l’évidence : cette Halum qui m’avait rendu visite était irréelle.

Nous autres habitants de Borthan nous ne prenons pas de telles visions à la légère. Je me levai et sortis marcher dehors, pieds nus sur le sable, tout en m’efforçant de justifier à mes propres yeux mes fantasmes. Au bout d’un long moment, je retrouvai mon calme et mon équilibre. Pourtant, je demeurai des heures sans dormir, assis sur le seuil de la cabane, jusqu’à ce que la lueur verte de l’aurore commence à poindre.

Vous reconnaîtrez avec moi qu’un homme privé de femme depuis un certain temps, et soumis aux tensions que j’ai subies depuis ma fuite dans les Terres Arides, peut avoir de telles pollutions nocturnes durant son sommeil, et qu’il n’y a là rien d’anormal. Je dois également souligner, même si j’ai peu de preuves à apporter à l’appui, que beaucoup d’hommes de Borthan se laissent aller dans le sommeil à extérioriser des désirs envers leurs sœurs par le lien, pour la simple raison que de tels désirs sont réprimés par eux sans pitié à l’état de veille. Cela dit, bien qu’ayant bénéficié avec Halum d’une intimité de l’âme surpassant celle des autres hommes avec leurs sœurs par le lien, je n’ai jamais une seule fois essayé de l’approcher physiquement. Et je vous demande d’ajouter foi à mes dires : dans ces pages, je ne cache rien de ce qui pourrait me discréditer, et si j’avais ainsi violé le lien qui nous unissait, Halum et moi, je l’avouerais sans hésitation. Qu’il soit donc entendu que c’est un acte que je n’ai pas commis. On ne peut être tenu pour responsable de péchés commis en rêve.

Il n’en reste pas moins que je me sentis fautif durant la fin de la nuit et jusqu’au matin suivant ; c’est seulement maintenant, alors que je m’en libère en couchant l’incident sur le papier, que ce poids quitte ma conscience. Ce qui m’a le plus troublé au cours de ces heures, je le suppose, c’est moins mon sordide petit fantasme sexuel, que même mes ennemis sans doute excuseraient, que ma conviction d’avoir causé la mort d’Halum, seule chose pour moi impardonnable.


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