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Je longeai les Huishtors en remontant vers le nord, puis je pris la direction de l’ouest en empruntant la route qui menait au Kongoroï et à la Porte de Salla. Plus d’une fois, je fus tenté de donner un coup de volant du côté de la rambarde pour envoyer la voiture se fracasser en contrebas. Plus d’une fois, quand la première lueur du jour touchait mes paupières dans une hôtellerie de l’arrière-pays, je songeai à Halum et dus faire un effort pour quitter le lit, car continuer de dormir était tellement plus facile. Jours et nuits se succédèrent, et, au bout de plusieurs journées, je m’étais profondément enfoncé dans Salla-Ouest.

Dans une petite ville au pied des montagnes où je m’étais arrêté pour la nuit, j’appris qu’un ordre d’arrestation était lancé contre moi sur toute l’étendue du territoire. Kinnal Darival, fils du défunt septarque et frère du souverain actuel, était recherché pour des crimes monstrueux : exhibition de soi et usage d’une drogue dangereuse qu’il offrait à ses victimes sans méfiance en dépit des ordres explicites du septarque. À l’aide de cette drogue, le fugitif avait fait perdre la raison à sa propre sœur par le lien, et dans un accès de folie la malheureuse avait péri d’horrible manière. Tous les citoyens de Salla étaient donc invités à appréhender le criminel – dont le signalement était donné – et une forte récompense était offerte pour sa capture.

Si Stirron connaissait les causes de la mort d’Halum, alors c’était que Noïm avait parlé. J’étais perdu. En arrivant à la Porte de Salla, j’y trouverais la police en train de m’attendre, puisque ma destination était connue. Mais dans ce cas, pourquoi l’avis de recherche ne la mentionnait-il pas ? Peut-être Noïm avait-il gardé ce détail sous silence afin de me laisser une chance d’évasion.

Je n’avais pas d’autre choix que de poursuivre ma route. Retourner vers la côte me prendrait des jours, et tous les ports seraient surveillés. Et d’ailleurs, où aller ? Non, les Terres Arides devaient rester mon refuge. J’y passerais quelque temps, et ensuite j’essaierais peut-être de franchir une des passes des Threishtors afin d’aller entamer une vie nouvelle sur la côte Ouest. Peut-être.

J’achetai en ville des provisions, dans un magasin qui ravitaillait les chasseurs en route vers les Terres Arides : nourriture séchée et eau condensée en quantité suffisante pour plusieurs lunes, ainsi que des armes. Pendant que j’effectuais ces achats, il me sembla qu’on me dévisageait avec curiosité. Reconnaissait-on en moi le prince dépravé que recherchait le septarque ? Personne pourtant ne faisait un geste pour me saisir. Peut-être savaient-ils que la Porte de Salla était gardée et ne voulaient-ils courir aucun risque avec la brute ignoble que j’étais, alors qu’au sommet du Kongoroï il y aurait pléthore de policiers pour me capturer. Quelle qu’en fût la raison, je quittai la ville sans être inquiété et attaquai la portion de route finale. Dans le passé, je n’étais venu au cœur de ces régions qu’en hiver, alors que la neige s’étalait en une épaisse couche. Même en cette saison il en restait des traces d’un blanc sale dans les coins à l’ombre, et, à mesure que la route s’élevait, la neige devenait plus dense ; puis, au moment où le double sommet du Kongoroï fut en vue, elle recouvrait tout le paysage. J’avais minuté mon trajet de manière à parvenir à la passe après le coucher du soleil, en espérant que l’obscurité m’aiderait à échapper à un éventuel barrage routier. Mais je ne vis personne. Tous phares éteints, je parcourus la fin de la distance, en m’attendant à demi à tomber dans le ravin, et je pris le tournant à gauche qui m’était familier et qui débouchait sur la Porte de Salla. Aucun barrage. Stirron ne devait pas avoir eu le temps de fermer la frontière à l’ouest, ou alors il pensait que je ne serais pas assez fou pour m’enfuir par-là. Je franchis la passe et commençai à dévaler la pente sur le versant opposé du Kongoroï, et quand l’aube me surprit j’étais à l’intérieur des Terres Arides, suffoquant sous la chaleur, mais en sécurité.

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