11

Noïm et moi partîmes trois jours plus tard, accompagnés seulement d’un petit nombre de serviteurs. Le temps était mauvais, car la sécheresse de l’été avait non seulement laissé place aux nuages de l’automne mais aussi à un avant-goût des lourdes pluies hivernales. « Vous allez périr sous la moisissure avant d’avoir atteint Glin, nous avait dit Halum en plaisantant. À moins que vous ne vous soyez noyés auparavant dans la boue de la grande route de Salla. »

Elle resta avec nous, chez Noïm, la veille de notre départ, en dormant chastement à part dans la petite chambre sous le toit et nous rejoignit pour le petit déjeuner juste avant que nous nous mettions en route. Jamais je ne l’avais vue plus belle ; ce matin-là, il émanait d’elle un éclat qui brillait dans la grisaille de l’aube comme une torche dans une cave. Peut-être était-ce parce que je la regardais avec des yeux nouveaux : étant sur le point de la voir s’éloigner de ma vie pour un laps de temps indéterminé, je magnifiais ses attraits. Elle portait une tunique en point ajouré sous laquelle une mousseline légère voilait son corps nu, et la vision de celui-ci, la façon dont les mouvements du tissu transparent le révélaient, éveillaient en moi des pensées qui me remplissaient de honte. Halum était à cette époque, depuis plusieurs années, dans l’épanouissement de sa jeune féminité, et je commençais à être intrigué de voir qu’elle ne se mariait pas. Bien que nous fussions tous trois du même âge, elle était sortie de l’enfance plus tôt que Noïm et moi, comme le font les filles, et j’en étais venu à la juger plus âgée que nous, car elle avait déjà des seins et ses règles depuis un an quand nous avions seulement commencé à voir se développer notre pilosité. Et plus tard, quand nous l’avions rattrapée sur le plan de la maturité physique, elle était quand même demeurée plus adulte que nous dans son maintien ; sa voix était mieux modulée, ses gestes plus mesurés, et il m’était impossible de me défaire de l’idée qu’elle était notre sœur aînée. Une sœur aînée qui accepterait bientôt un soupirant si elle ne voulait pas rester vieille fille ; j’eus soudain la certitude qu’Halum allait se marier pendant mon absence, et, à la pensée d’un étranger répandant en elle sa semence pour lui faire porter ses enfants, je fus si mal à l’aise que je me détournai d’elle à table et gagnai la fenêtre en titubant, pour respirer l’air humide à pleins poumons.

« Tu ne te sens pas bien ? demanda Halum.

— On éprouve une certaine tension, ma sœur.

— Il n’y a sûrement pas de danger. Tu as obtenu la permission du septarque.

— Aucun document ne le prouve, fit remarquer Noïm.

— Tu es fils de septarque ! s’écria Halum. Quel gardien des routes oserait te tenir tête ?

— C’est exact, approuvai-je. Il n’y a aucune raison d’avoir peur. On ressent simplement une sensation d’incertitude. On est au début d’une nouvelle vie, Halum. »

Je me forçai pour lui adresser un faible sourire.

« L’heure est venue de partir.

— Reste encore un peu », fit-elle d’un ton pressant.

Mais nous ne le pouvions pas. Les serviteurs nous attendaient dans la rue. Nos voitures étaient prêtes. Halum nous embrassa, étreignant d’abord Noïm, puis moi, car j’étais celui qui ne reviendrait pas, et cela exigeait un adieu plus prolongé. Quand elle vint dans mes bras, je fus stupéfait de l’intensité avec laquelle elle s’offrait : ses lèvres contre mes lèvres, son ventre contre mon ventre, ses seins pressés contre ma poitrine. Dressée sur la pointe des pieds, elle se serrait contre moi comme pour enfoncer son corps dans le mien, et je la sentis qui tremblait, avant de me mettre à trembler moi-même. Ce n’était pas là le baiser d’une sœur, encore moins celui d’une sœur par le lien ; c’était le baiser passionné d’une épouse envers son jeune mari qui part pour une guerre dont elle sait qu’il ne reviendra pas. J’avais la tête qui tournait devant cette flamme soudaine dont brûlait Halum. C’était comme si un voile brusquement arraché me montrait une Halum que je n’avais jamais connue, qui brûlait des désirs de la chair et ne craignait pas de montrer à un frère par le lien l’envie qu’elle avait du corps de celui-ci. Ou bien était-ce moi qui imaginais ces choses ? Il me sembla bien que, pendant cet instant prolongé, Halum ne réprima rien de ce qui était en elle et laissa ses bras et ses lèvres me dire la vérité sur ses sentiments ; mais il m’était impossible de lui répondre de la même manière – j’étais trop marqué par la notion des convenances – et ce fut avec une certaine froideur distante que je répondis à son étreinte. Peut-être même la repoussai-je quelque peu, choqué par sa hardiesse. Hardiesse qui, comme je l’ai dit, pouvait n’exister que dans mon imagination et n’être en fait que la manifestation du chagrin légitime dû à notre séparation. En tout cas, cette intensité ne tarda pas à abandonner Halum ; elle relâcha son étreinte et s’écarta de moi, avec un air confus et dépité, comme si je lui avais infligé une cruelle rebuffade en me montrant si compassé alors qu’elle se donnait à moi tout entière.

« Allons-y, maintenant », dit Noïm avec impatience, et, pour essayer de sauver la situation, je pris la main d’Halum en touchant légèrement sa paume de la mienne, avec un sourire contraint auquel elle répondit par un sourire encore plus maladroit, et peut-être aurions-nous échangé quelques mots hésitants si Noïm, me saisissant fermement par le bras, ne m’avait conduit avec flegme au-dehors, pour entamer le voyage qui allait m’éloigner de ma terre natale.

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