36

Quand les voies du plaisir vous sont nouvelles, il n’est pas rare de voir le remords et la culpabilité succéder à la complaisance. Ainsi en fut-il pour moi. Le lendemain matin, je sortis d’un sommeil troublé avec un tel sentiment de honte que j’aurais voulu voir le sol m’engloutir. Qu’avais-je fait ? Pourquoi avais-je laissé Schweiz m’entraîner dans une telle abomination ? Être resté avec lui toute la soirée, à dire des « je » et des « moi » et des « moi » et des « je », et me féliciter de cette liberté nouvelle qui me soustrayait aux règles ! Les brumes du matin, pourtant, m’apportaient quelque incrédulité. Avais-je vraiment pu ouvrir mon âme ainsi ? La réponse était oui, car j’avais désormais en moi des souvenirs du passé de Schweiz, auxquels auparavant je n’avais jamais eu accès. Et il en allait donc de même pour les miens en lui.

J’aurais voulu pouvoir défaire ce que j’avais fait. Il me semblait avoir perdu quelque chose de ma personne en renonçant à mon isolement. Être un montreur de soi n’est vraiment pas une chose de bon aloi parmi nous, et ceux qui s’exhibent ainsi n’en retirent qu’un plaisir coupable, une sorte d’extase furtive. Je me disais que je ne m’étais pas adonné à cela mais plutôt à une quête spirituelle ; toutefois, le simple fait de formuler ces termes me les faisait trouver spécieux et hypocrites : ils n’étaient qu’un masque dissimulant des mobiles mesquins. Et j’avais honte, pour moi, pour mes fils, pour mon royal père et ses royaux ancêtres, d’en être venu là. Je pense que c’était le « je vous aime » de Schweiz qui me plongeait dans de tels abîmes de regret, plus qu’aucun autre aspect de la soirée, car mon ancien moi considérait ces mots comme doublement obscènes, même si le nouveau moi qui luttait pour émerger soutenait que le Terrien n’avait rien signifié de honteux, ni avec son « je » ni avec son verbe « aimer ». Mais je rejetais cette argumentation pour me complaire dans ma culpabilité. Qu’étais-je devenu pour échanger de pareils mots tendres avec un autre homme, un marchand terrien, un fou ? Comment avais-je pu lui livrer mon âme ? Quelle était ma position, maintenant que je m’étais rendu si vulnérable vis-à-vis de lui ? Durant un moment, je songeai à tuer Schweiz afin de recouvrer l’intimité de mon être. Je me rendis à son chevet, le vis qui souriait dans son sommeil, et alors il me fut impossible d’éprouver pour lui de la haine.

Je passai seul la plus grande partie de la journée. Je me promenai dans la forêt et me baignai dans l’eau fraîche d’un étang ; puis je m’agenouillai au pied d’un arbre en feignant que ce soit un purgateur, et en timides murmures je lui confessai ma faute ; après cela, je marchai à travers des sous-bois envahis de ronces pour revenir au pavillon, et j’y parvins, rempli de salissures et d’égratignures. Schweiz me demanda si je ne me sentais pas mal. Je répondis que non, que tout allait bien. Ce soir-là, je parlai peu. Le Terrien, au contraire, plus volubile que jamais, se lançait avec un torrent de mots dans les détails de son projet d’expédition vers Sumara Borthan afin d’en rapporter assez de drogue pour transformer toutes les âmes de Manneran. Je l’écoutais sans faire de commentaires, car pour moi tout était devenu irréel, et l’idée d’une telle entreprise n’était ni plus ni moins étrange que tout le reste.

J’espérais que mon âme se calmerait quand j’aurais regagné Manneran et repris mes occupations. Mais il n’en fut rien. J’arrivai chez moi, et Halum s’y trouvait en compagnie de Loïmel : les deux cousines échangeaient des vêtements, et à leur vue je faillis tourner les talons et m’enfuir. Elles me firent ces sourires de femmes, ces sourires qui paraissent receler des secrets, symboles de la connivence qui les avait unies toute leur vie, et avec désespoir je portai mon regard de ma femme à ma sœur par le lien, de l’une à l’autre des cousines, en recevant leur beauté jumelée comme une double épée dans ma poitrine. Ces sourires ! Ces yeux qui semblaient tout savoir ! Elles n’avaient pas besoin de drogue pour me soutirer la vérité.

« Où étais-tu, Kinnal ?

— Dans un pavillon en forêt, pour jouer à l’exhibition de soi avec le Terrien.

— Et tu lui as montré ton âme ?

— Oh ! oui, et il m’a montré la sienne.

— Et alors ?

— Alors, nous avons parlé d’amour. Je vous aime, a-t-il dit, et on a répondu : je vous aime.

— Quel enfant détestable tu es, Kinnal !

— Oui, oui. Où s’en aller cacher la honte qu’on éprouve ? »

Ce dialogue muet tourbillonna dans mon esprit en un seul instant, pendant que je m’approchais de la fontaine près de laquelle elles se trouvaient, au milieu du jardin. J’embrassai Loïmel et ma sœur par le lien, aussi cérémonieusement l’une que l’autre, mais sans les fixer dans les yeux, tant je me sentais coupable. Et cette gêne subsista une fois que j’eus repris mon travail aux bureaux de la justice du port. Je traduisais en regards accusateurs tous les coups d’œil qu’on m’adressait. Voici Kinnal Darival, qui a révélé à Schweiz le Terrien tous nos secrets. Regardez-le ! Comment peut-il supporter sa propre puanteur ?

Le troisième jour après mon retour, alors que mes enfants eux-mêmes commençaient à se demander ce qui n’allait pas chez moi, je me rendis à la Chapelle de Pierre pour chercher le soulagement auprès de Jidd le purgateur.

C’était un jour humide et chaud, où l’air était poisseux et où le soleil avait une étrange couleur blanchâtre. Les vieux blocs de roche noire qui composaient l’édifice sacré projetaient des reflets éblouissants, comme s’ils avaient des facettes taillées ainsi que des prismes ; mais, à l’intérieur, je me retrouvai en un lieu sombre, frais et silencieux. La cellule de Jidd avait l’honneur d’un emplacement dans l’abside, derrière le grand autel. Il m’attendait, déjà revêtu de sa robe ; j’avais pris rendez-vous des heures à l’avance. Le contrat était prêt. Je me hâtai de le signer et lui versai son dû. Ce Jidd n’était pas plus beau à voir que n’importe quel autre membre de sa corporation, mais à cet instant sa laideur même – le nez protubérant, les lèvres minces, les yeux aux paupières tombantes, les oreilles aux lobes pendants – m’était un doux spectacle. Pourquoi tourner sa physionomie en dérision ? Il s’en serait choisi une autre s’il l’avait pu. Et j’étais favorablement disposé à son égard, car j’espérais qu’il me soulagerait. Les purgateurs sont de saints hommes. Donne-moi ce dont j’ai besoin, Jidd, et je bénirai ta face affreuse ! Il déclara : « Sous les auspices de qui désirez-vous vous placer ?

— Du dieu du pardon. »

Il actionna un commutateur. Pour Jidd, les simples cierges étaient trop communs. La lumière dorée du pardon envahit la cellule. Jidd dirigea mon attention vers le miroir en m’enjoignant de contempler mon visage, les yeux dans ceux de mon reflet. Un étranger me rendit mon regard. Des gouttelettes de sueur s’amoncelaient dans ma barbe, aux endroits où l’on pouvait apercevoir la peau de mes joues. Je t’aime, dis-je en silence au visage étranger qui me considérait dans le miroir. L’amour des autres commence par l’amour de soi. Je sentais peser sur moi le poids de la Chapelle ; j’avais peur d’être écrasé sous un bloc de pierre tombé du plafond. Jidd était en train de prononcer les paroles préliminaires. Il n’y avait rien en elles qui ressemblât à de l’amour. Il m’ordonnait de lui ouvrir mon âme. Je me mis à balbutier. Ma langue était nouée. Elle était comme plaquée à mon palais et me faisait étouffer. Je me prosternai en posant mon front sur les dalles froides. Jidd me toucha l’épaule en murmurant des paroles de réconfort jusqu’à ce que mon accès de nervosité soit passé. Nous recommençâmes le rite. Cette fois, il me fut plus facile d’aborder les préliminaires, et, quand il me demanda de parler, je répondis comme si je récitais des phrases écrites à mon intention par quelqu’un d’autre : « Ces derniers jours, on est allé en un lieu secret en compagnie de quelqu’un d’autre, et nous avons partagé une certaine drogue de Sumara Borthan qui ouvre les portes de l’âme, et nous nous sommes montré notre soi l’un à l’autre, et maintenant on éprouve le remords de ce péché et on désire être pardonné. »

Jidd était bouche bée, et ce n’est pourtant pas une mince affaire que de surprendre un purgateur. Sa réaction faillit compromettre mon désir de me confesser ; mais Jidd, en bon professionnel qu’il était, reprit son contrôle, et, avec des phrases adéquates, il m’incita à poursuivre, jusqu’au point où la raideur de mes mâchoires disparut et où le débit de ma voix fut sans contrainte. Je lui racontai tout. Mes premières discussions au sujet de la drogue avec Schweiz. (Je ne citai pas son nom. Bien que faisant confiance à Jidd pour respecter le secret de la purgation, je ne voyais pas d’avantage spirituel en ce qui me concernait à révéler à quiconque le nom de mon compagnon de péché.) La prise de la drogue au pavillon. Mes sensations au moment où s’était déclaré son effet. Mon exploration de l’âme de Schweiz. Sa pénétration de la mienne. La naissance de ce foyer d’affection profonde entre nous à mesure que se développait notre union spirituelle. Mon impression de ne plus être tenu par la Convention pendant que j’étais sous l’influence de la drogue. Cette soudaine conviction que j’avais eue que l’effacement de soi tel que nous le pratiquons était une catastrophique erreur culturelle. La compréhension intuitive qu’il nous fallait au contraire mettre fin à notre solitude, combler les abîmes entre nous et les autres plutôt que de nous glorifier de notre isolement. Je confessai également que j’avais essayé la drogue dans le but éventuel d’entrer plus tard en contact avec l’âme d’Halum ; cet aveu de mon désir pour ma sœur par le lien était pour Jidd de l’histoire ancienne. Puis je lui parlai de la perturbation que j’avais éprouvée en sortant de la transe provoquée par la drogue : ma culpabilité, ma honte, mes doutes. Enfin, je demeurai silencieux. Devant moi, comme un pâle globe brillant dans la pénombre, mes fautes étaient suspendues, tangibles et exposées à la vue, et je me sentais déjà purifié par le simple fait de les avoir avouées. Je voulais maintenant être à nouveau soumis à la Convention. Je voulais être purgé de mes aberrations. J’étais avide de faire pénitence et de reprendre le cours normal de ma vie. Il me tardait de recevoir l’absolution et d’être réintégré dans la communauté. Mais je ne parvenais pas à sentir la présence du dieu. En regardant dans le miroir, je ne vis que mon visage aux traits tirés et au teint plombé, la barbe en désordre. Quand Jidd se mit à réciter les formules de l’absolution, elles n’étaient pour moi que des mots et elles n’élevaient pas mon âme. J’étais comme coupé de la foi. L’ironie de la situation me frappa : Schweiz qui m’enviait pour mes croyances, qui à travers la drogue cherchait à comprendre le mystère de la soumission au surnaturel, m’avait fermé l’accès aux dieux. Agenouillé ici sur les dalles de pierre, en prononçant des phrases creuses, j’en venais à souhaiter que Jidd et moi ayons pris ensemble la drogue afin qu’il puisse y avoir une vraie communion. Et, en même temps, je savais que j’étais perdu.

« Que la paix des dieux soit avec vous, déclara Jidd.

— Que la paix des dieux soit avec soi.

— Ne cherchez plus de secours fallacieux, et gardez pour vous-même votre soi, car les autres voies ne mènent qu’à la honte et à la corruption.

— On ne recherchera pas d’autres voies.

— Vous avez vos frère et sœur par le lien, vous avez un purgateur, vous avez les bénédictions des dieux. Vous n’avez besoin de rien d’autre.

— On n’a besoin de rien d’autre.

— Alors, allez en paix. »

Et je m’en fus, mais sans avoir la paix qu’il croyait, car la purgation avait été un acte vide et dénué de sens. Jidd ne m’avait pas réconcilié avec la Convention : il m’avait simplement montré à quel point j’en étais séparé. Et pourtant je sortais de la Chapelle de Pierre en me sentant purgé de ma faute. Je n’éprouvais plus de remords. J’étais heureux d’être moi-même et d’avoir de telles pensées. Malgré l’inversion du but recherché par moi en allant voir Jidd, peut-être était-ce quand même un effet de la purgation, mais je ne cherchais pas à en analyser les causes. Ma conversion en ce moment était complète. Schweiz m’avait enlevé ma foi. Mais il m’en avait donné une autre à la place.

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