Mes pas me conduisirent à la porte nord-ouest de la cité. Je venais de la franchir quand un lourd camion me dépassa dans un grondement, et ses roues, en passant dans une flaque de boue à demi enneigée, m’aspergèrent copieusement. Je fis halte pour me nettoyer ; le camion s’arrêta également et le conducteur en descendit en s’exclamant : « Il y a ici un motif de s’excuser. Il n’était pas intentionnel de vous arroser ainsi ! »
Cette courtoisie me surprit tellement que je me redressai de toute ma taille, en cessant de déformer mes traits. Il était manifeste que le conducteur m’avait pris pour un vieillard faible et courbé par les ans ; il assista avec stupeur à ma transformation et éclata de rire. Je ne savais quoi dire. Ce fut lui qui rompit le silence en déclarant : « Il y a place à l’intérieur, si vous en avez le désir. » Mon esprit se mit à échafauder un projet fantastique : il allait m’emmener jusqu’à la côte, ou je m’enrôlerais sur un vaisseau marchand à destination de Manneran, et, dans cette heureuse terre tropicale, je me confierais à la protection du père de ma sœur par le lien, échappant ainsi à tout danger.
« Dans quelle direction allez-vous ? demandai-je.
— Vers l’ouest, dans les montagnes. »
Autant pour Manneran. J’acceptai quand même son offre. Il ne me proposait de signer aucun contrat, mais je négligeai la chose. Nous restâmes quelques minutes sans parler ; j’écoutais avec satisfaction le clapotement des pneus sur la route enneigée, en songeant à la distance croissante qui me séparait de la police de Glain.
« Vous êtes un étranger, n’est-ce pas ? finit-il par dire.
— En effet. » Comme je craignais qu’on n’ait fait rechercher un homme de Salla, je choisis un peu tardivement d’adopter l’accent doux et liquide du Sud tel que Halum m’avait appris à le prononcer, espérant qu’il oublierait que ma première phrase avait été marquée par celui de Salla. « Vous voyagez avec un natif de Manneran, qui trouve votre saison hivernale bien étrange et pesante.
— Qu’est-ce qui vous amène dans le Nord ? questionna-t-il.
— Une affaire d’héritage maternel. La mère de celui qui vous parle était une femme de Glain.
— Les hommes de loi vous ont-ils été propices ?
— L’argent a fondu entre leurs mains, sans qu’il en reste rien.
— Comme d’habitude. Vous êtes à court, n’est-ce pas ?
— Entièrement, admis-je.
— Eh bien, on comprend votre situation, car on l’a traversée aussi. Peut-être peut-on faire quelque chose pour vous. »
À sa manière de construire la phrase, en s’abstenant cette fois d’utiliser la construction passive de Glin, je compris que lui aussi devait être un étranger. Me tournant pour le dévisager, je lui dis : « Ne se trompe-t-on pas en pensant que vous venez également d’un autre pays ?
— C’est exact.
— Votre accent n’est pas familier. Êtes-vous d’une province occidentale ?
— Oh ! non, non.
— Pas de Salla, alors ?
— De Manneran », avoua-t-il, en éclatant de rire à nouveau. Il mit un terme à ma confusion en ajoutant : « Vous imitez bien l’accent, mon ami. Mais inutile de faire cet effort plus longtemps.
— On ne reconnaît pas votre origine à votre manière de parler, marmonnai-je.
— C’est qu’on a vécu longtemps à Glin, répondit-il. Et qu’on a acquis un mélange de divers accents. »
Je ne l’avais pas dupé un seul instant. Pourtant, il ne tenta pas de pénétrer mon identité et ne parut pas curieux de savoir qui je pouvais être et d’où je venais. Nous engageâmes la conversation. Il me raconta qu’il possédait une scierie à l’ouest de Glin, au flanc des Huishtors, là où poussent les arbres à miel aux aiguilles jaunes ; il se passa peu de temps avant qu’il m’offre de travailler comme bûcheron dans son entreprise. Le salaire était bas, précisa-t-il, mais là-bas on respirait un air pur, on ne voyait jamais d’officiels du gouvernement, et des choses telles que passeport et permis de séjour ne comptaient pas.
Bien entendu, j’acceptai. Je découvris que l’endroit était magnifique : la scierie dominait un lac montagnard dont les eaux étincelantes n’étaient jamais gelées, car il était alimenté par une rivière chaude dont la source, disait-on, était située en profondeur sous les Terres Arides. Les pics couronnés de glace des Huishtors se dressaient au-dessus de nous à une altitude vertigineuse, et non loin de là se trouvait la Porte de Glin, le col par lequel on va de Glin aux Terres Arides, en traversant au passage une parcelle des Terres Glacées. Mon nouveau patron avait une centaine d’employés à son service, individus rudes au langage grossier qui proféraient sans cesse des « je » et des « moi » sans honte ; mais c’étaient des travailleurs honnêtes et courageux à la tâche, et je n’avais jamais approché cette catégorie d’hommes. Mon idée était de passer l’hiver en ces lieux, en mettant mon salaire de côté, et de partir pour Manneran quand j’aurais gagné le prix de mon voyage. Les nouvelles du monde extérieur nous parvenaient quand même de temps à autre, et j’appris ainsi que les autorités de Glin recherchaient un jeune prince de Salla qu’on croyait être devenu fou et qui devait errer quelque part dans la province. Le septarque Stirron demandait de façon pressante que le malheureux jeune homme soit renvoyé à sa terre natale pour y recevoir les soins médicaux que son état nécessitait. Soupçonnant que les routes et les ports étaient surveillés, je prolongeai jusqu’au printemps mon séjour dans les montagnes, puis, devenant de plus en plus précautionneux, j’y passai également l’été. À la fin du compte, il se trouva que je restai plus d’un an là-bas.
Cette année apporta en moi de grands changements. Le travail était dur qui consistait par tous les temps à abattre les énormes arbres, à les dépouiller de leurs branchages et à les transporter à la scierie. Les journées étaient longues et froides, mais il y avait du vin à profusion le soir, et tous les dix jours un groupe de femmes venaient d’une ville voisine pour nous distraire. Mon poids augmenta à nouveau de moitié, uniquement en muscles, et ma taille grandit jusqu’à surpasser celle de tous les autres bûcherons, ce qui provoqua des plaisanteries sur mes proportions. Ma barbe poussait dru et les traits de mon visage s’accusaient à mesure que disparaissait leur juvénilité. Les bûcherons qui m’entouraient m’étaient plus sympathiques que les courtisans parmi lesquels j’avais passé le début de mon existence. Peu d’entre eux savaient même lire, ils ne connaissaient rien de l’étiquette ni de la politesse, mais c’étaient des hommes joyeux et pleins d’entrain, à l’aise dans leur peau. Il ne faut pas croire que le fait de parler à la première personne leur donnait le cœur ouvert et enclin à s’épancher en confidences ; sous cet angle, ils observaient la Convention, et peut-être même étaient-ils plus secrets sur certains sujets que les gens éduqués. Et, pourtant, leur âme paraissait plus chaleureuse que celle de ceux qui parlent en pronoms passifs et impersonnels. Et peut-être fut-ce mon séjour parmi eux qui implanta en moi le germe de la subversion, la conscience de l’erreur de base dont souffrait la Convention, notion qui, plus tard, devait trouver son épanouissement grâce au Terrien Schweiz.
Je ne leur avais rien dit de mon rang ni de mes origines. À voir ma peau lisse, ils pouvaient juger par eux-mêmes que je n’avais pas passé ma vie à travailler ; et ma façon de parler indiquait une personne ayant reçu une éducation. Mais je ne leur fis aucune révélation concernant mon passé, et ils n’en sollicitèrent pas. Je me contentai de leur apprendre que je venais de Salla, ce qui était inévitable puisque de toute façon mon accent l’indiquait ; pour le reste, ils respectèrent mon désir de ne rien divulguer de l’histoire de ma vie. Je suppose que mon patron avait vite deviné que je devais être le prince en fuite que recherchait Stirron, mais il ne s’en ouvrit jamais à moi. Pour la première fois de ma vie, donc, j’avais une identité indépendante de mon statut royal. Je cessais d’être le seigneur Kinnal, second fils du septarque ; j’étais seulement Darival, le grand bûcheron venu de Salla.
Cette transformation m’enseigna beaucoup de choses. Je n’avais jamais joué les jeunes nobles vaniteux ; le fait de n’être pas le fils aîné vous inspire une certaine humilité, même si on est aristocrate. Pourtant, je n’avais pu m’empêcher auparavant de me sentir différent des hommes ordinaires. J’avais des serviteurs à ma dévotion, on m’adressait des saluts et des courbettes, on me parlait avec déférence en me témoignant les marques du respect, même durant mon enfance. Car j’étais après tout fils de septarque, autant dire de roi, puisque les septarques sont des gouvernants héréditaires et appartiennent donc à une hiérarchie qui remonte aussi loin que l’installation des hommes sur Borthan, et même au-delà : jusqu’à la Terre elle-même, jusqu’aux dynasties oubliées de ses anciennes nations. Et moi je faisais partie de cette lignée, j’étais de sang royal ; les circonstances de ma naissance m’avaient rendu supérieur. Toutefois, dans cette scierie au cœur des montagnes, j’en vins à comprendre que les rois n’étaient que des hommes comme les autres. Ce ne sont pas les dieux qui les placent là où ils sont, mais simplement la volonté des hommes, et ces derniers peuvent à leur guise les en déloger ; si Stirron était renversé par une insurrection et qu’à sa place l’affreux purgateur auquel j’avais eu affaire dans la vieille ville monte sur le trône, ce serait lui qui entrerait dans la lignée, alors que Stirron retournerait à la poussière. Et les enfants de ce purgateur deviendraient fiers d’être de son sang, même si leur père n’avait rien été durant sa vie passée, et leur grand-père moins que rien. Bien sûr, en ce cas les sages diraient que la faveur des dieux était tombée sur ce purgateur afin de le hausser, ainsi que sa progéniture, au rang du sacré. Mais, pendant que j’abattais les arbres sur les pentes des Huishtors, je considérais la royauté avec des yeux plus lucides ; et, ayant été rejeté là où j’étais par le cours même des événements, je considérais que je n’étais qu’un homme parmi les autres, et que je l’avais toujours été. Ce que je ferais de mon destin dépendait uniquement de mes aptitudes naturelles et de mes ambitions, et non pas du hasard de ma condition.
Ces notions nouvelles étaient si enrichissantes, de même que les altérations qu’elles apportaient à mon sens du soi, que mon séjour dans les montagnes finit par ressembler moins à un exil qu’à l’accomplissement d’une vocation. Mes rêves de fuite à Manneran pour y couler une vie douce m’abandonnèrent, et même après avoir économisé plus que la somme nécessaire pour me payer le voyage jusqu’à cette province, je me retrouvai dépourvu de l’impulsion de prendre le départ. Ce n’était pas uniquement la peur d’être arrêté qui me faisait rester parmi les bûcherons, mais aussi l’amour de cet air vivifiant qui régnait dans les montagnes, de mon labeur ardu, et aussi de ces hommes rudes et authentiques parmi lesquels je vivais. Et c’est ainsi que passèrent l’été, puis l’automne, et que revint un nouvel hiver, sans que me prenne l’idée de partir.
Peut-être y serais-je encore. Mais, en fait, je fus contraint de m’en aller. Par un lugubre après-midi d’hiver, où le ciel était couleur de plomb et où le vent nous martelait les tympans, arriva l’habituel contingent de prostituées venues de la ville pour nous apporter notre nuit de plaisir attitrée, et, parmi elles, il y avait une nouvelle venue dont la voix annonçait clairement que son lieu de naissance était Salla. Je reconnus immédiatement son accent au moment où les femmes pénétrèrent dans notre salle en lançant des exclamations, et je me serais éclipsé si elle ne m’avait aperçu et, avec un air de stupeur, ne s’était exclamée à haute voix : « Hé ! Regardez là-bas ! Ma parole, mais c’est notre prince disparu ! »
En riant, j’essayai de persuader l’assemblée qu’elle était ivre ou folle, mais le mensonge se lisait sur mes joues empourprées, et les bûcherons me regardaient d’un œil nouveau. Un prince ? Un prince ? Était-ce possible ? Ils échangeaient des murmures en se poussant du coude et en me regardant à la dérobée. Clairement conscient du péril, je réclamai la femme pour mon usage personnel et je l’entraînai à l’écart. Quand nous fûmes isolés, je lui assurai qu’elle se trompait : je n’étais pas un prince, je n’étais qu’un simple bûcheron. Mais elle ne me crut pas. « Le seigneur Kinnal marchait dans la procession funéraire du septarque, me dit-elle, et celle que voici l’a contemplé de ses propres yeux. Et elle le reconnaît ! » J’avais beau protester, elle n’en était que plus convaincue. Il n’y avait aucun doute dans son esprit. Et même quand nous nous étreignîmes, elle était si affolée à l’idée de se donner au fils d’un septarque qu’elle demeura sèche et que je dus la forcer pour la pénétrer.
Plus tard dans la soirée, quand les débauches se furent achevées, mon patron vint me trouver, l’air à la fois solennel et mal à l’aise. « L’une des filles a raconté des choses étranges ce soir à votre sujet, me dit-il. Si elle dit vrai, vous êtes en danger, car, en retournant en ville, elle colportera la nouvelle, et la police ne tardera pas à se montrer.
— En ce cas, doit-on fuir ? demandai-je.
— À vous de choisir. Ce prince est toujours recherché ; si c’est vous, nul ici ne peut vous protéger contre les autorités.
— Alors, on doit fuir. Au petit matin…
— Maintenant, me coupa-t-il. Pendant que la fille est endormie. »
Il me mit une liasse de billets dans la main : plus qu’il ne me devait pour mon salaire. Je rassemblai mes effets et nous sortîmes ensemble. C’était une nuit sans lune et le vent d’hiver soufflait férocement. La lueur des étoiles révélait faiblement les flocons d’une neige légère. Mon patron me fit monter dans son camion et nous descendîmes en silence la pente de la montagne ; une fois parvenus dans la vallée, nous nous engageâmes sur la route, et nous la suivîmes pendant plusieurs heures. À l’aube, nous étions dans la moitié sud de Glin, pas très loin du Huish. Il s’arrêta dans un village qui portait le nom de Klaek, un assemblage de petites maisons de pierre en bordure de vastes champs neigeux. Me laissant à l’intérieur du camion, il pénétra dans la première des maisons ; il en ressortit un moment plus tard, en compagnie d’un vieil homme parcheminé qui se lança dans un flot d’explications agrémentées de gesticulations. Ainsi guidés, nous trouvâmes l’endroit que mon patron cherchait : la maison d’un fermier du nom de Stumwil. Ce Stumwil était un homme aux cheveux blonds à peu près de ma taille, avec des yeux d’un bleu délavé et un sourire qui semblait être d’excuse. Peut-être avait-il un lien de parenté avec mon patron, ou probablement avait-il une dette envers lui : je ne m’en informai jamais. En tout cas, le fermier s’inclina sans protester devant la requête que lui faisait mon patron et m’accepta comme locataire. Mon patron me fit ses adieux et son véhicule s’éloigna dans la neige qui s’épaississait. Jamais je ne l’ai revu. J’espère que les dieux lui furent cléments comme il le fut pour moi.