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Je fus conduit dans une chambre ravissante où deux servantes vinrent me retirer mes habits de matelot imprégnés de crasse et de transpiration. Elles m’emmenèrent en pouffant de rire jusqu’à une grande baignoire, où elles me lavèrent et me parfumèrent, me peignèrent les cheveux et la barbe, tout en laissant gentiment mes doigts s’égarer sur leur personne. Elles m’apportèrent ensuite des vêtements de tissu fin tels que je n’en avais plus jamais porté depuis mon époque princière, ainsi que des joyaux.

Enfin, au bout de plusieurs heures, je fus présentable. Segvord me reçut dans son bureau : une grande salle digne d’un palais de septarque, où il trônait comme un véritable gouvernant. J’en fus quelque peu choqué, car non seulement il n’était pas de sang royal mais encore il n’appartenait qu’à la moyenne aristocratie de Manneran, et c’était seulement son accession à son poste actuel qui lui avait apporté richesse et renom.

Je m’enquis tout de suite de ma sœur Halum.

« Elle va bien, me répondit-il. Mais son âme a été assombrie par ta mort supposée.

— Où est-elle à présent ?

— En vacances dans le golfe de Sumar, sur une île où nous possédons une autre maison.

— Est-elle mariée ? demandai-je en me sentant glacé à cette perspective.

— Hélas ! non. Tous ceux qui l’aiment le déplorent.

— A-t-elle un prétendant ?

— Non, répondit Segvord, elle semble avoir fait vœu de chasteté. Bien sûr elle est encore très jeune. À son retour, Kinnal, peut-être devrais-tu lui parler pour la décider, car il est encore temps de lui trouver un bon parti, mais dans quelques années il y en aura de plus jeunes qu’elle sur les rangs.

— Dans combien de temps revient-elle ?

— Incessamment, dit le juge suprême. Quel étonnement ce sera pour elle de te trouver ici ! »

Je lui demandai plus de détails concernant la nouvelle de ma mort. Il me raconta que le bruit avait couru, deux ans plus tôt, que j’étais devenu fou et que j’errais dans les terres de Glin. À ces mots, il sourit, comme pour me faire comprendre qu’il connaissait bien les motifs réels de mon départ de Salla.

« Ensuite, reprit-il, on a appris que le seigneur Stirron te faisait rechercher pour te ramener et te faire soigner. Halum, à ce moment-là, craignait beaucoup pour ta sécurité. Et enfin, l’été dernier, un des ministres de ton frère nous a informés que tu t’étais engagé dans les Huishtors au cours de l’hiver et que tu t’étais perdu dans les neiges, au milieu d’une tempête à laquelle aucun homme n’aurait survécu.

— Mais bien entendu, objectai-je, le cadavre du seigneur Kinnal n’a pas été retrouvé après la fonte des neiges. On l’a laissé se dessécher là-haut dans les montagnes, au lieu de le ramener à Salla pour lui faire les funérailles dues à son rang.

— Non, en effet, il n’a pas été rapporté que le corps ait été retrouvé.

— En somme, fis-je, le corps du seigneur Kinnal s’est réveillé au printemps, et son fantôme s’est rendu vers le sud pour sonner à votre porte. »

Segvord eut un éclat de rire. « Un fantôme plutôt en bonne santé !

— Mais quand même assez fatigué !

— Comment s’est passé ton séjour à Glin ?

— Il a été glacial, aussi bien pour le corps que pour l’esprit. » Je lui racontai l’affront que m’avait infligé la famille de ma mère, ainsi que mon séjour dans les montagnes et tout le reste. Il me demanda quels étaient mes projets à Manneran. Je répondis que mon seul désir était de m’établir honorablement, de me marier et de me fixer, car Salla m’était fermée, et Glin ne m’attirait pas. Il m’annonça qu’il y avait un poste d’employé vacant dans ses bureaux. Ce n’était pas un travail prestigieux ni bien payé, et, bien entendu, il n’était pas digne d’un prince de sang royal, mais c’était en tout cas un emploi décent avec une chance d’avancement, qui pourrait me servir de point de départ pour un premier temps. J’acceptai sans hésiter et lui précisai que les privilèges de mon sang étaient maintenant loin derrière moi. « Ce qu’on fait de soi, expliquai-je, dépend uniquement des mérites que l’on a, et non des circonstances de la naissance. » Ce n’étaient là en réalité que des balivernes : ne venais-je pas un instant plus tôt de faire jouer en ma faveur, afin d’être introduit, le lien que j’avais avec le juge suprême, lien qui ne m’avait été réservé qu’en raison de ma naissance ? Où était le mérite dans tout cela ?

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