62

Je ne tins pas secret le lieu de ma résidence à Salla, car je n’avais plus aucune raison de craindre la jalousie de mon royal frère. À son accession au trône, il pouvait avoir eu la tentation de m’éliminer en tant que rival potentiel, mais le Stirron d’aujourd’hui, qui gouvernait depuis plus de dix-sept ans, était devenu une institution, une partie intégrante de la vie des citoyens, tandis que j’étais un étranger, dont se souvenaient à peine les vieux et que les jeunes ignoraient, qui parlait avec l’accent de Manneran et avait été publiquement stigmatisé pour s’être rendu coupable d’un crime odieux. Même s’il m’était venu à l’esprit de renverser Stirron, où aurais-je trouvé des partisans pour me soutenir ?

La vérité était que j’avais envie de revoir mon frère. Quand se déclenchent les tempêtes, on se tourne vers ses plus anciens compagnons. Noïm s’éloignait de moi, Halum était de l’autre côté du Woyn ; il ne me restait plus que Stirron. Je ne lui en avais jamais voulu d’avoir dû fuir Salla à cause de lui, car je savais que, si nos âges avaient été inversés, c’était moi qui aurais causé son exil de la même façon. Si nos relations étaient restées froides par la suite, c’était de son fait, parce qu’il se sentait vis-à-vis de moi la conscience coupable. Des années maintenant avaient passé depuis ma dernière visite à la ville de Salla ; peut-être mes adversités ouvriraient-elle le cœur de Stirron. De chez Noïm, je lui écrivis une lettre en lui demandant officiellement le droit d’asile. Aux termes de la loi sallienne, il ne se posait aucun problème : j’étais l’un des sujets de Stirron et je n’étais coupable d’aucun délit commis sur le territoire de Salla ; mais j’avais jugé préférable de formuler cette demande en bonne et due forme. Les charges retenues contre moi étaient exactes, je l’admettais, mais j’offrais à Stirron une justification poussée (et, j’espère, éloquente) de ma déviation par rapport à la Convention. Je terminais la lettre par l’expression de mon amour indéfectible pour lui, en y ajoutant quelques réminiscences des jours heureux que nous avions partagés avant que le fardeau de la septarchie s’appesantisse sur lui.

J’espérais que Stirron m’inviterait en retour à lui rendre visite dans la capitale afin de pouvoir lui donner de vive voix l’explication des actes étranges que j’avais accomplis à Manneran. Une réunion fraternelle était sûrement dans l’ordre des choses. Mais aucune convocation ne me parvint. Chaque fois que le téléphone sonnait, je m’y précipitais, dans l’espoir que ce serait Stirron. Peine perdue. Il n’appela pas. Plusieurs semaines passèrent. J’étais nerveux et d’humeur sombre ; je chassais, je nageais, je lisais, j’essayais de rédiger ma nouvelle Convention d’amour. Noïm restait à l’écart de moi. Il était si embarrassé que j’aie pénétré son âme qu’il osait à peine croiser mon regard, et cette intimité que nous avions connue élevait un mur entre nous.

Enfin, arriva une lettre portant le sceau du septarque. Elle était signée de Stirron, mais j’aurais préféré que ce soit un quelconque ministre, et non mon frère, qui ait écrit ce message glacial. En moins de lignes que les doigts d’une main, le septarque m’annonçait que le droit d’asile m’était accordé, à la condition que j’abjure les vices que j’avais acquis dans le Sud. Si l’on me surprenait ne fût-ce qu’une fois m’adonnant à l’usage de la drogue interdite, je serais appréhendé et envoyé en exil. Voilà tout ce que mon frère avait à me dire. Pas un mot d’affection. Pas une once de sympathie. Pas un atome de chaleur.


Загрузка...