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Noïm me traita avec courtoisie, en précisant que mon séjour pourrait se prolonger aussi longtemps que je le désirerais – fût-ce des années. Sans doute mes amis de Manneran parviendraient-ils un jour à libérer une partie de mes biens, et je pourrais alors acheter des terres et m’établir à Salla ; ou bien Segvord et le duc de Sumar, ainsi que d’autres hommes influents, pourraient-ils faire lever mon inculpation, ce qui me permettrait de regagner la province méridionale. Mais en attendant, m’assurait Noïm, sa maison était la mienne. Pourtant, je décelais dans son attitude une certaine froideur, comme si cette hospitalité n’était due qu’au respect de son lien avec moi. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs jours que je compris la raison de son air distant. Assis après le dîner dans son grand hall de réception aux murs passés à la chaux, nous parlions de notre enfance – notre principal sujet de conversation, moins risqué que ceux ayant trait aux récents événements – lorsque Noïm me demanda soudainement : « Est-il admis que ta drogue donne aux gens des cauchemars ?

— On n’a jamais entendu parler de cas pareils, Noïm.

— Il existe un cas, pourtant. Un homme qui a perdu le sommeil pendant des semaines après avoir partagé la drogue avec toi à Manneran. Et qui a cru devenir fou. »

Ainsi, c’était de lui qu’il était question. « Des cauchemars ? Quels cauchemars ? questionnai-je.

— Des visions de choses affreuses. Des monstres armés de griffes et de dents. Le sentiment d’une perte d’identité. Des pensées étrangères à l’intérieur de l’esprit. » Il vida son verre de vin. « Et tu prends la drogue pour le plaisir, Kinnal ?

— Non, pour la connaissance.

— La connaissance de quoi ?

— La connaissance de soi et celle des autres.

— En ce cas, on préfère l’ignorance. » Il eut un frisson. « Tu sais, Kinnal, on n’a jamais été un homme particulièrement pieux. On a blasphémé, on a tiré la langue aux purgateurs, on s’est moqué de leurs sermons. Mais la drogue est presque arrivée à transformer en foi cette irréligion. La terreur qu’on ressent en ouvrant son esprit, cette idée qu’il n’y a aucune barrière, que n’importe qui peut entrer en vous, c’est trop impossible à supporter.

— Pour toi. Mais d’autres en tirent avantage.

— La Convention a raison. L’intimité de l’âme est une chose sacrée et inviolable. C’est un péché de la dévoiler.

— Pas la dévoiler. La partager.

— Est-ce mieux exprimé ainsi ? Partager ou dévoiler, la chose reste la même, Kinnal. Après t’avoir quitté la dernière fois, on s’est senti souillé. On avait l’âme impure. Est-ce cela que tu veux ? Que chacun se sente encrassé par la faute qu’il a commise ?

— Pourquoi se croire fautif, Noïm ? On donne, on reçoit, on sort de là meilleur que l’on n’était…

— Plus impur.

— Agrandi. Valorisé. Plus compatissant. Parle aux autres qui en ont fait l’expérience.

— Bien sûr. À mesure qu’on les verra arriver ici en réfugiés sans patrie, on les questionnera sur les beautés et les merveilles de l’exhibition de soi. Pardon : du partage de soi. »

Je voyais le tourment que reflétait son regard. Il voulait continuer de m’aimer, mais la drogue de Sumara lui avait fait voir des choses – à son sujet, ou peut-être au mien – qui le poussaient à détester celui qui l’avait conduit là. Il était de ceux qui ont besoin d’être enfermés entre des murs ; je ne m’en étais pas avisé. Qu’avais-je fait en transformant en ennemi celui qui était mon frère ? Peut-être, si nous avions pu prendre ensemble la drogue une seconde fois, aurais-je pu éclaircir les choses à ses yeux. Mais c’était sans espoir. Noïm avait trop peur de l’intériorisation.

J’avais transformé un blasphémateur en homme respectueux de la Convention. Il n’y avait plus rien à dire après cela.

Après un silence, il reprit la parole : « On doit te demander quelque chose, Kinnal.

— Tout ce que tu voudras.

— On hésite à imposer des contraintes à un hôte. Mais si par hasard tu as apporté de cette drogue avec toi, si elle est cachée quelque part dans tes affaires, débarrasse-t’en, tu entends ? Il ne doit pas y en avoir dans cette maison. Jette-la, Kinnal. »

Jamais une fois dans ma vie je n’avais menti à mon frère par le lien. Jamais !

En sentant contre ma poitrine le contact brûlant de l’étui que m’avait donné le duc de Sumar, j’assurai solennellement à Noïm : « Tu n’as absolument rien à craindre de ce côté. »

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