8Les escaliers de Cirith Ungol
Gollum tirait sur la cape de Frodo, sifflant de crainte et d’impatience. « On doit s’en aller, dit-il. Faut pas rester ici. Hâtez-vous ! »
La mort dans l’âme, Frodo tourna le dos à l’Ouest et prit la direction prescrite par son guide : vers les ténèbres de l’Est. Ils quittèrent l’anneau d’arbres et se glissèrent le long de la route, vers les montagnes. Cette route se poursuivait en ligne droite sur une certaine distance, mais elle se mit bientôt à fléchir vers le sud, de manière à passer sous le grand épaulement rocheux qu’ils avaient aperçu de loin. Il se dressait au-dessus d’eux, sombre et menaçant, plus noir que le noir du ciel. La route rampait sous son ombre et le contournait, puis elle s’élançait de nouveau vers l’est, montant en pente raide.
Frodo et Sam clopinaient avec peine, le cœur lourd, incapables de se soucier plus avant du danger qui les guettait. Frodo gardait la tête penchée : son fardeau l’entraînait de nouveau vers le bas. Sitôt la grande Croisée franchie, ce poids, presque oublié en Ithilien, avait recommencé à croître. À présent, sentant que la montée devenait abrupte, il leva péniblement la tête ; et c’est alors qu’il la vit, comme Gollum le leur avait dit : la cité des Spectres de l’Anneau. Il se recroquevilla contre le roc.
Une vallée longuement inclinée, un profond gouffre d’ombre, s’enfonçait loin dans les montagnes. Sur le versant opposé, à quelque distance entre les bras de la vallée, haut perchés sur les genoux noirs de l’Ephel Dúath, se dressaient les murs et la tour de Minas Morgul. Tout était sombre alentour, terre et ciel, mais elle était illuminée. Non pas du clair de lune captif qui filtrait à travers le marbre des murs de Minas Ithil au temps jadis – la Tour de la Lune, belle et radieuse au creux des collines. Plus pâle, en vérité, que la lune se mourant de quelque lente éclipse était désormais sa lumière : elle vacillait et flottait comme une sordide exhalaison de pourriture, une lumière de cadavre, une lumière qui n’éclairait rien. Les murs et la tour présentaient des fenêtres, comme d’innombrables trous noirs regardant sur un vide intérieur ; mais l’assise supérieure de la tour tournait lentement, d’abord d’un côté, puis de l’autre, telle une énorme tête fantomatique lorgnant dans la nuit. Les trois compagnons restèrent figés un moment, ramassés sur eux-mêmes, à regarder sans le vouloir. Gollum fut le premier à se ressaisir. À nouveau, il tira sur leurs capes avec insistance, mais sans prononcer une parole. Il dut presque les traîner. Chaque pas leur coûtait, et le temps semblait avoir ralenti sa cadence, de sorte que, chaque fois qu’ils levaient un pied et le posaient un peu plus loin, il semblait s’écouler plusieurs minutes remplies de dégoût.
Ainsi, ils parvinrent lentement au pont blanc. Là, la route, qui dégageait une faible lueur, franchissait la rivière au centre de la vallée et poursuivait son cours tortueux vers la porte de la cité : une bouche béante et noire dans le cercle extérieur des murs nord. De vastes plaines s’étendaient sur chaque rive, prairies ombreuses picotées de pâles fleurs blanches. Elles aussi étaient lumineuses, belles et pourtant horribles d’aspect, comme les formes démentes d’un rêve troublé ; et elles répandaient une faible et écœurante odeur cadavéreuse : un relent de pourriture empestait l’air. Le pont traversait d’un seul bond, d’une prairie à l’autre. À sa tête se voyaient des statues façonnées avec art, de forme humaine ou animale, mais toutes défigurées et repoussantes. En dessous, l’eau coulait en silence, et elle fumait, mais la vapeur qui s’enroulait et se vrillait aux abords du pont était d’un froid mortel. Frodo sentit que ses sens l’abandonnaient, que son esprit s’obscurcissait. Puis soudain, comme si une autre puissance était à l’œuvre en dehors de sa volonté, il se mit à presser le pas, titubant, allongeant des mains tâtonnantes, balançant la tête de côté et d’autre. Sam et Gollum coururent tous deux après lui. Sam saisit son maître dans ses bras au moment où celui-ci trébuchait et manquait de tomber tout juste à l’entrée du pont.
« Pas par là ! Non, pas par là ! » souffla Gollum entre ses dents ; mais sa voix sembla déchirer le lourd silence comme un sifflet, et il se recroquevilla sur le sol, terrifié.
« Doucement, monsieur Frodo ! murmura Sam à l’oreille de son maître. Revenez ! Pas par là. Gollum dit que non, et pour une fois, je suis d’accord avec lui. »
Frodo se passa la main sur le front et arracha son regard de la cité sur la colline. La tour lumineuse le fascinait, et il dut se battre contre le désir qui l’assaillait de partir en courant sur la route luisante menant à sa porte. Avec effort, il finit par lui tourner le dos et, ce faisant, il sentit que l’Anneau lui résistait, tirait sur la chaîne qu’il avait au cou ; et ses yeux aussi, tandis qu’il détournait le regard, parurent momentanément aveuglés. Devant lui, les ténèbres étaient impénétrables.
Gollum, rampant sur le sol comme une bête traquée, disparaissait déjà dans la pénombre. Sam, soutenant son maître qui flageolait, et guidant ses pas, le suivait d’aussi près qu’il le pouvait. Non loin de la rive la plus proche, il y avait une brèche dans le mur de pierre en bordure de la route. Ils s’y faufilèrent, et Sam vit qu’ils étaient engagés dans un étroit sentier qui, comme la grand-route, luisait faiblement au début ; mais lorsqu’ils furent au-dessus des prés aux fleurs mortelles, il devint bientôt complètement noir, frayant son sinueux chemin à travers le versant nord de la vallée.
Les hobbits se traînèrent péniblement le long de ce sentier, côte à côte, incapables de voir Gollum devant eux, sauf quand il se retournait pour leur faire signe de se hâter. Alors, la lumière verdâtre de ses yeux prenait un éclat blanc, reflet de la sordide lueur de Morgul, peut-être, ou signe qu’elle suscitait en lui une réponse. Cette lueur mortelle, ces fenêtres sombres et scrutatrices, Frodo et Sam les gardaient toujours à l’esprit : toujours ils jetaient des regards craintifs par-dessus leur épaule, avant de ramener leurs yeux sur le sentier qui ne cessait de s’obscurcir. Lentement, ils cheminèrent. À mesure qu’ils s’élevaient au-dessus de la puanteur et des vapeurs de la rivière empoisonnée, leur respiration se fit plus aisée et leurs idées plus claires ; mais leurs membres étaient mortellement las, comme s’ils avaient ployé sous un fardeau durant toute la nuit, ou longtemps nagé contre un fort courant d’eau. Ils finirent par ne plus pouvoir continuer sans faire une pause.
Frodo s’arrêta et s’assit sur une pierre. Ils étaient parvenus au sommet d’une grosse bosse de rocher nu. Devant eux, il y avait une grande anse dans le flanc de la vallée, et le sentier la contournait par le côté, se réduisant à une large corniche bordée à droite par un précipice : elle grimpait lentement, le long de la face sud de la montagne, avant de se fondre dans les ténèbres des hauteurs.
« Je dois me reposer un peu, Sam, murmura Frodo. Il me pèse, Sam, mon gars. Il me pèse beaucoup. Je me demande jusqu’où je vais pouvoir le porter… Enfin, je dois me reposer, avant que l’on s’attaque à cela. » Il désigna l’étroit sentier qui avançait dans la montagne.
« Chut ! chut ! siffla Gollum, revenant en courant. Chut ! » fit-il, les doigts sur la bouche, et secouant la tête avec insistance. Tirant Frodo par la manche, il désigna le sentier ; mais Frodo refusa de bouger.
« Pas tout de suite, dit-il, pas tout de suite. » La fatigue l’oppressait – plus que la fatigue : comme un sortilège pesant lourdement sur son corps et sur son esprit. « Je dois me reposer », marmonna-t-il.
Alors, la crainte et l’agitation de Gollum furent si grandes qu’il parla de nouveau, sifflant dans le creux de sa main, comme s’il risquait d’être entendu par des oreilles invisibles dans l’air. « Pas ici, non. Pas reposer ici. Pauvres fous ! Des yeux peuvent nous voir. Quand ils arriveront au pont, ils vont nous voir. Allons-nous-en ! Montons, montons ! Allez ! »
« Venez, monsieur Frodo, dit Sam. Il a encore raison. On peut pas rester ici. »
« Très bien, dit Frodo d’une voix lointaine, comme à moitié endormie. Je vais essayer. » Il se releva péniblement.
Mais c’était trop tard. Au même moment, le roc frémit et trembla sous eux. Le sourd grondement, plus fort que jamais, roula à travers le sol et se répercuta dans les montagnes. Puis, avec une soudaineté foudroyante, il y eut un grand éclair rouge. Loin au-delà des montagnes de l’est, il jaillit vers le ciel, éclaboussant les nuages bas de vermillon. Dans cette vallée d’ombre et de lumière froide et mortelle, sa violence et sa sauvagerie semblaient presque insoutenables. Des sommets de pierre et des arêtes dentelées comme des couteaux se profilèrent tout à coup en noir devant le geyser de flammes surgi au Gorgoroth. Il y eut un fort grondement de tonnerre.
Minas Morgul y répondit. Il y eut un jaillissement de foudres livides : des fourches de flamme bleue fusèrent de la tour et des collines environnantes vers les nuages menaçants. La terre gémit ; et de la cité monta un cri perçant. Mêlé à des voix criardes et rauques, comme d’oiseaux de proie, et au hennissement strident de chevaux enragés et apeurés, il y eut un hurlement à donner froid dans le dos, un cri déchirant qui s’éleva bientôt à une hauteur imperceptible à l’ouïe. Les hobbits se retournèrent vivement en sa direction ; et ils se jetèrent au sol, les mains sur les oreilles.
Tandis que retombait ce cri, en une longue et onduleuse plainte à donner la nausée, Frodo releva lentement la tête. De l’autre côté de l’étroite vallée, presque à la hauteur de son regard, à présent, se dressaient les murs de la cité maléfique ; et son immense porte, telle une bouche béante laissant voir des dents luisantes, était grande ouverte. Et de cette porte venait une armée.
Elle était toute vêtue de noir, sombre comme la nuit. Frodo pouvait les voir, tranchant sur les murs blafards et le pavement lumineux de la route : de minuscules formes noires, rang sur rang, à la démarche sûre et silencieuse, se déversant des portes en un interminable flot. Une grande cavalerie ouvrait la marche comme autant d’ombres parfaitement ordonnées, et à leur tête était une ombre plus grande que les autres : un Cavalier, tout en noir, mais sa tête encapuchonnée était coiffée d’un heaume semblable à une couronne, qui étincelait d’un éclat redoutable. Il approchait du pont en contrebas, et Frodo le suivait de ses yeux écarquillés, sans pouvoir les fermer ni les détourner. N’était-ce pas là, indubitablement, le Seigneur des Neuf Cavaliers revenu sur terre pour mener son innommable armée au combat ? Oui, c’était là en effet le roi hagard à la main glaciale qui avait assailli le Porteur de l’Anneau de son poignard mortel. L’ancienne blessure le lancinait, et Frodo sentit un grand froid se répandre vers son cœur.
Tandis que ces pensées remuaient Frodo, transpercé d’horreur et paralysé comme sous l’effet d’un charme, le Cavalier s’arrêta soudain, juste à l’entrée du pont, et toute l’armée s’immobilisa derrière lui. Il y eut une pause, un silence de mort. Peut-être l’Anneau en appelait-il au Seigneur spectral, causant chez lui un trouble momentané, tandis qu’un pouvoir autre que le sien se manifestait dans la vallée. Sa tête sombre, casquée et couronnée d’effroi, se tournait de côté et d’autre, scrutant les ombres d’yeux invisibles. Frodo attendit, comme un oiseau à l’approche d’un serpent, incapable de bouger. Et tandis qu’il attendait, il sentit, plus pressant que jamais, l’ordre qui lui était donné de mettre l’Anneau. Mais tout aussi impérieux qu’il fût, il ne se sentait plus la moindre envie d’y céder. Il savait que l’Anneau ne ferait que le trahir ; que lui n’avait pas encore le pouvoir, même en le mettant à son doigt, d’affronter le Roi de Morgul – pas encore. Il n’y avait plus aucune réponse à ce commandement au sein de sa volonté propre, malgré la terreur qui la secouait ; simplement, il sentait qu’un grand pouvoir le martelait de l’extérieur. Celui-ci s’empara de sa main, et, tandis que Frodo observait mentalement, sans consentir, mais tenu en suspens (comme devant une vieille histoire qui se serait déroulée très loin de lui), sa main remonta, peu à peu, vers la chaîne suspendue à son cou. Puis sa propre volonté se mit en branle : lentement, elle força la main à redescendre et à se rabattre sur un autre objet : la fiole de Galadriel, précieusement conservée pendant si longtemps, cachée contre sa poitrine, et pratiquement oubliée jusque-là. Au contact de celle-ci, toute pensée relative à l’Anneau fut bannie de son esprit pendant un moment. Il soupira et baissa la tête.
À cet instant, le Roi spectral se détourna, éperonna son cheval et franchit le pont, et toute sa sombre armée le suivit. Peut-être les capuchons elfiques avaient-ils déjoué ses yeux invisibles, et l’esprit de son petit adversaire, pénétré d’une force nouvelle, avait-il repoussé sa pensée. Mais aussi, il avait grand’hâte. Déjà, l’heure avait sonné, et sur l’ordre de son Maître tout-puissant, il devait marcher en guerre contre l’Ouest.
Il ne tarda pas à passer, telle une ombre dans l’ombre, au bas de la sinueuse route, pendant que les rangs noirs continuaient de traverser le pont à sa suite. Jamais une aussi grande armée n’était sortie de cette vallée depuis l’époque de la grandeur d’Isildur ; nulle troupe aussi redoutable et aussi lourdement armée n’avait encore assailli les gués de l’Anduin ; et ce n’était ni la seule ni la plus grande de celles que le Mordor était en train de déployer.
Frodo se secoua. Et soudain, il eut une pensée pour Faramir. « La tempête est enfin sur nous, se dit-il. Cette mer de lances et d’épées se rend à Osgiliath. Faramir traversera-t-il à temps ? Il l’avait prévu, mais connaissait-il l’heure ? Et qui pourra tenir les gués à présent, quand le Roi des Neuf Cavaliers se présentera ? Et d’autres armées viendront. J’arrive trop tard. Tout est perdu. Je me suis attardé en chemin. Tout est perdu. Même si ma mission s’accomplit, personne ne le saura jamais. Il n’y aura personne à qui le dire. Ç’aura été en vain. » Pris d’une faiblesse extrême, il pleura. Et toujours l’armée du Mordor continuait de franchir le pont.
Puis, de très loin, comme venue de souvenirs du Comté – ceux des petits matins ensoleillés, quand le jour appelle les portes à s’ouvrir –, il entendit la voix de Sam. « Debout, monsieur Frodo ! Debout ! » dit-elle. Elle aurait pu ajouter : « Votre déjeuner est prêt » ; cela ne l’aurait pas surpris. Mais Sam était insistant. « Réveillez-vous, monsieur Frodo ! Ils sont partis », disait-il.
Il y eut claquement mat. Les portes de Minas Morgul s’étaient refermées. Les derniers rangs de lances s’étaient évanouis le long de la route. La tour continuait de grimacer sur l’autre versant de la vallée, mais sa lumière s’estompait. La cité entière retombait dans une ombre noire et sourde, et dans le silence. Mais elle n’en débordait pas moins de vigilance.
« Debout, monsieur Frodo ! Ils sont partis, et on ferait mieux de partir aussi. Il y a encore quelque chose de vivant là-dedans, quelque chose avec des yeux, ou une pensée capable de voir, si vous me suivez ; et plus on reste longtemps à la même place, plus vite elle va nous repérer. Allons, monsieur Frodo ! »
Frodo leva la tête, puis il se remit debout. Le désespoir ne l’avait pas quitté, mais sa faiblesse était passée. Un sourire déterminé vint même effleurer ses lèvres, et il lui apparut, aussi nettement que lui était venue la pensée contraire, quelques secondes auparavant, qu’il devait faire ce qu’il avait à faire, s’il le pouvait ; et qu’il importait peu que cela soit su ou non, de Faramir ou d’Aragorn, d’Elrond ou de Galadriel, de Gandalf ou de quiconque. Il prit son bâton d’une main, et la fiole de l’autre. Voyant que sa claire lumière rayonnait déjà entre ses doigts, il l’enfouit dans son sein et la tint contre son cœur. Puis, se détournant de la cité de Morgul, réduite à un miroitement gris par-delà un gouffre sombre, il s’apprêta à suivre le chemin de montagne.
Quand les portes de la cité s’étaient ouvertes, Gollum avait semblé se faufiler le long de la corniche dans les ténèbres au-delà, laissant les hobbits derrière lui. À présent, il revint à pas de loups, claquant des dents et des doigts. « Les fous ! Les sots ! siffla-t-il. Hâtez-vous ! Faut pas croire que le danger est passé. Il est encore là. Hâtez-vous ! »
Les hobbits ne répondirent pas, mais se contentèrent de le suivre sur la corniche. Aucun des deux n’y fut très à l’aise, même après tous les périls affrontés ; mais ils n’eurent pas à l’endurer longtemps. Bientôt, le sentier parvint à un coin arrondi où le flanc de la montagne s’avançait de nouveau ; là, le sentier pénétrait soudain par une étroite ouverture dans le roc. Ils avaient atteint le premier escalier dont Gollum leur avait parlé. L’obscurité était presque totale, et ils ne voyaient pas beaucoup plus loin que leurs mains tendues ; mais à plusieurs pieds au-dessus de leurs têtes, les yeux de Gollum brillèrent d’une pâle lueur tandis qu’il se tournait vers eux.
« Attention ! chuchota-t-il. Des marches. Beaucoup de marches. Faut faire attention ! »
Il le fallait certainement. Avec un mur de chaque côté, Frodo et Sam furent soulagés au début, mais l’escalier était presque aussi raide qu’une échelle ; et à mesure qu’ils grimpaient et grimpaient, ils pensaient de plus en plus à la longue dégringolade dans le noir derrière eux. De plus, les marches étaient étroites, inégalement espacées, et souvent traîtresses : leurs bords étaient usés et lisses, certaines étaient cassées, et d’autres se brisaient lorsqu’ils y posaient le pied. Les hobbits poursuivirent leur pénible montée jusqu’au moment où, contraints de s’agripper aux marches de devant, ils durent forcer leurs jambes douloureuses à plier et à se tendre ; et tandis que l’escalier se creusait un chemin dans la montagne à pic, les parois rocheuses s’élevaient toujours plus haut au-dessus de leurs têtes.
Alors même qu’ils se croyaient à bout de forces, ils virent de nouveau les yeux de Gollum les regarder d’en haut. « On y est, chuchota-t-il. Le premier escalier est passé. Hobbits habiles d’être montés jusqu’ici, très habiles. Encore quelques petites marches et c’est tout, oui. »
Pris de vertige, épuisés, Sam et Frodo après lui se hissèrent au haut de la dernière marche. S’asseyant sur le palier, ils se frottèrent les jambes et les genoux. Ils se trouvaient dans un sombre et profond corridor qui semblait continuer à monter, quoique plus doucement et sans marches. Gollum ne les laissa pas se reposer bien longtemps.
« Il y a encore un autre escalier, dit-il. Escalier beaucoup plus long. Les hobbits pourront se reposer quand ils l’auront grimpé. Pas tout de suite. »
Sam grogna. « Plus long, hein ? » fit-il.
« Oui, oui, plus long, répondit Gollum. Mais moins difficile. Les Hobbits ont gravi l’Escalier Droit. Ensuite, il y a l’Escalier Tournant. »
« Et ensuite ? » dit Sam.
« On verra, dit doucement Gollum. Oh oui, on verra ! »
« Il me semble t’avoir entendu parler d’un tunnel, dit Sam. Y aurait pas un tunnel à traverser ou quelque chose comme ça ? »
« Oh oui, il y a un tunnel, dit Gollum. Mais les hobbits peuvent se reposer avant d’entrer dedans. S’ils passent au travers, ils seront presque en haut. Presque, presque, s’ils passent au travers. Oh oui ! »
Frodo frissonna. L’ascension l’avait fait suer à grosses gouttes, mais à présent, il se sentait tout collant et grelottant : un courant d’air froid soufflait des hauteurs invisibles à travers le sombre corridor. Il se remit debout et se secoua. « Eh bien, continuons ! dit-il. Ce n’est pas un endroit où s’asseoir. »
Le couloir semblait s’étirer sur des milles et des milles, et l’air froid ne cessait d’affluer vers eux, devenant bientôt une bise mordante. On aurait dit que les montagnes, par leur souffle mortel, cherchaient à les décourager, à les détourner des secrets des hauts lieux, ou à les repousser dans les ténèbres de la vallée. Seule la soudaine absence du mur, sur leur droite, les avertit qu’ils étaient arrivés au bout. Ils ne voyaient presque plus rien. Autour d’eux et au-dessus de leurs têtes se dressaient de grandes masses noires, informes, ainsi que des ombres profondes et grises ; mais de temps à autre, une faible lueur rouge clignotait sous les nuages bas, et ils avaient alors un bref aperçu de hautes cimes, devant eux et de part et d’autre, telles des colonnes soutenant un vaste plafond à demi affaissé. Ils semblaient avoir gravi plusieurs centaines de pieds jusqu’à une large corniche. À gauche se trouvait un escarpement, et sur leur droite, un précipice.
Gollum se porta de nouveau en tête, longeant l’escarpement. Pour l’heure, ils avaient cessé de grimper, mais le sol était beaucoup plus inégal et dangereux dans l’obscurité ; sans compter qu’il y avait des blocs et des amas de pierre éboulée en plein milieu du chemin. Ils marchèrent lentement et avec prudence. Combien d’heures s’étaient écoulées depuis leur entrée au Val de Morgul ? Ni Sam ni Frodo n’en avaient plus la moindre notion. La nuit paraissait sans fin.
Ils finirent par se rendre compte qu’un mur était apparu sur le côté, tandis qu’un nouvel escalier se déployait devant eux. Ils s’arrêtèrent une nouvelle fois, avant de se remettre à grimper. Ce fut une longue et pénible ascension ; mais cette fois, l’escalier ne pénétrait pas dans le flanc de la montagne. Ici, le grand escarpement s’inclinait vers l’arrière, et le sentier s’y frayait un chemin comme un serpent. En un point, il longeait le bord du haut précipice, et Frodo, regardant en bas, vit s’ouvrir sous lui une large et profonde crevasse : le grand ravin à l’entrée de la Vallée de Morgul. Au creux de celui-ci, tel le fil d’un ver luisant, se déroulait la route spectrale menant de la cité morte au Col Sans-Nom. Il se détourna vivement.
L’escalier en lacets continua de monter, plus haut, plus loin, jusqu’à ce qu’enfin, après une dernière volée de marches, courte et droite, il atteignît un nouveau palier. Le sentier avait délaissé le col principal au sein du grand ravin : il suivait à présent son propre périlleux trajet dans une fente moins profonde sur les hauteurs de l’Ephel Dúath. De part et d’autre, les hobbits pouvaient vaguement discerner de hauts pitons rocheux et des crêtes déchiquetées, entre lesquels s’ouvraient de larges fissures plus noires que la nuit, replis de pierre sans soleil, rongés et creusés par la violence d’hivers oubliés. Ici, le rougeoiement du ciel semblait plus prononcé ; mais ils n’auraient su dire si un affreux matin se levait bel et bien sur cette terre d’ombre, ou si c’était la flamme d’une quelconque fureur de Sauron dans la tourmente du Gorgoroth, au-delà des montagnes. Mais encore loin devant lui et à bonne hauteur, Frodo, levant les yeux, vit, crut-il, le pinacle même de cette douloureuse route. Sur la rougeur menaçante du ciel de l’est, une fissure se dessinait dans la plus haute crête, étroite, profondément encaissée entre deux épaulements noirs ; et sur chacun d’eux pointait une corne de pierre.
Il s’arrêta et regarda plus attentivement. La corne de gauche était haute et élancée ; et une lumière rouge brûlait à l’intérieur, ou bien le rougeoiement des terres d’au-delà était visible à travers un trou. Il voyait, à présent : c’était une tour noire dressée au-dessus du couloir secondaire. Il toucha le bras de Sam et leva l’index.
« J’aime pas du tout ce que je vois ! dit Sam. Au fond, il est gardé, ton chemin secret, grogna-t-il en se tournant vers Gollum. Et tu le sais depuis le début, je parie ! »
« Tous les chemins sont gardés, oui, dit Gollum. Bien sûr qu’ils le sont. Mais les hobbits doivent en essayer un. Il se peut que celui-ci soit moins surveillé. Peut-être qu’ils sont tous partis à la grande bataille, hein, peut-être ! »
« Peut-être, grommela Sam. En tout cas, ça semble encore loin, et tout aussi haut. Et il y a encore le tunnel. Je pense que vous devriez vous reposer, monsieur Frodo. Je sais pas quelle heure du jour ou de la nuit il peut être, mais ça fait des heures et des heures qu’on n’arrête pas de grimper. »
« Oui, il faut nous reposer, dit Frodo. Trouvons un recoin à l’abri du vent et reprenons nos forces – pour la dernière ligne droite. » Car c’est ainsi qu’il l’envisageait. Les horreurs du pays au-delà, l’action qu’il devrait y mener lui semblaient bien lointaines, encore trop éloignées pour l’inquiéter. Toute sa pensée se concentrait sur une chose : traverser ou franchir ce mur, cette défense impénétrable. Si jamais il réussissait cet impossible exploit, sa mission serait en quelque sorte accomplie ; du moins à ce qu’il lui semblait, en ce moment d’extrême lassitude, tandis qu’il peinait encore dans l’ombre des rochers de Cirith Ungol.
Ils s’assirent dans une sombre crevasse entre deux hautes colonnes de roche, Frodo et Sam un peu à l’intérieur, Gollum tapi au sol non loin de l’ouverture. Là, les hobbits prirent ce qu’ils pensaient être leur dernier repas avant de descendre dans le Pays Sans-Nom, le dernier, peut-être, qu’ils mangeraient jamais ensemble. Ils prirent une partie de la nourriture du Gondor, et des gaufrettes du pain de route des Elfes, et ils burent un peu. Mais afin de ménager leur eau, ils se contentèrent d’humecter leurs bouches asséchées.
« Je me demande quand c’est qu’on pourra trouver d’autre eau, dit Sam. Mais je suppose qu’ils boivent, même là-bas ? Les Orques boivent, pas vrai ? »
« Oui, ils boivent, dit Frodo. Mais ne parlons pas de cela. Pareille boisson n’est pas pour nous. »
« Raison de plus pour remplir nos gourdes, dit Sam. Mais il y a pas d’eau, ici : j’ai pas entendu le moindre filet, pas la moindre goutte. Et puis de toute manière, Faramir a dit qu’il fallait pas boire l’eau à Morgul. »
« Ne boire à aucun cours d’eau issu d’Imlad Morgul, ce sont ses mots exacts, dit Frodo. Nous ne sommes pas dans cette vallée en ce moment, et si nous trouvions une source, elle n’en serait pas issue, mais plutôt, elle s’y déverserait. »
« J’en boirais pas, dit Sam, avant d’être mort de soif. Cet endroit a quelque chose de mauvais. » Il renifla. « Et une odeur, je trouve. Vous la sentez ? Comme une bizarre odeur de renfermé. J’aime pas ça. »
« Je n’aime rien du tout ici, dit Frodo, marche ou pierre, souffle ou air. L’air, la terre et l’eau semblent toutes trois maudites. Mais notre chemin est ainsi tracé. »
« Oui, c’est vrai, dit Sam. Et on serait pas venus ici du tout, si on s’était mieux renseignés avant de partir. Mais j’ai idée que c’est souvent comme ça. Les exploits des vieux contes et des vieilles chansons, monsieur Frodo : les aventures, comme j’appelais ça avant. Il fut un temps où je pensais qu’ils y allaient de plein gré, tous ces gens merveilleux dans les histoires, parce qu’ils le voulaient, parce que c’est excitant et que la vie est un peu monotone – comme un divertissement, si vous voulez. Mais c’était pas du tout ça, pour les histoires qui comptaient vraiment, ou celles qui nous restent en mémoire. Les gens s’y retrouvaient malgré eux la plupart du temps, on dirait ; leur chemin était tracé de cette façon-là, comme vous dites. Mais je gage qu’ils ont eu une foule d’occasions, comme nous, de faire demi-tour, seulement ils l’ont pas fait. Et s’ils l’avaient fait, on n’en saurait rien, parce qu’ils seraient oubliés. On entend parler de ceux qui ont simplement continué – pas toujours vers une bonne fin, remarquez ; du moins, pas pour ceux qui sont dans l’histoire et non en dehors : eux, ils ont une autre idée de ce que c’est qu’une bonne fin. Vous savez, rentrer chez soi pour s’apercevoir que tout va bien, même si les choses ont un peu changé – comme le vieux M. Bilbo. Mais c’est pas toujours les contes les plus intéressants à entendre, quoique c’est peut-être ceux où on aimerait mieux se retrouver ! Je me demande dans quel genre de conte on est tombés ? »
« Je me le demande, dit Frodo. Mais je n’en sais vraiment rien. Et c’est à cela qu’on reconnaît les vraies histoires. Prends-en une que tu aimes, n’importe laquelle. On peut toujours savoir, ou deviner de quel genre d’histoire il s’agit – si elle aura une fin heureuse ou une fin triste ; mais les gens qui y figurent ne le savent pas. Et on ne veut pas qu’ils le sachent. »
« Non, m’sieur, bien sûr que non. Beren, tiens, il pensait jamais réussir à obtenir ce Silmaril de la Couronne de Fer sous le Thangorodrim, et pourtant il l’a fait, et c’était un endroit pire et un péril plus noir que celui où qu’on est. Mais c’est un long conte, évidemment, qui s’étire plus loin que le bonheur jusque dans la tristesse et au-delà – et le Silmaril est finalement passé à Eärendil. Et c’est drôle, ça, m’sieur, j’y avais jamais pensé ! On a… vous avez un peu de sa lumière dans ce globe d’étoile que la Dame vous a donné ! Et puis, à bien y penser, on est toujours dans le même conte ! Il se poursuit. Ils finissent donc jamais, les grands contes ? »
« Non, jamais en tant que contes, dit Frodo. Mais les gens qui en font partie viennent, et ils repartent quand leur rôle est terminé. Le nôtre se terminera plus tard – ou plus tôt que tard. »
« Et alors on pourra se reposer et dormir », dit Sam. Il eut un rire jaune. « Et j’entends par là rien d’autre que ce que je dis, monsieur Frodo. Du repos tout ce qu’il y a de plus ordinaire : une bonne nuit de sommeil avant une matinée d’ouvrage dans le jardin. C’est là tout ce que j’espère tout le temps, je vais vous dire. Tous les grands projets importants, c’est pas pour les gens de mon espèce. N’empêche que je me demande si on finira par nous mettre un jour dans les chansons et les contes. On est dans un de ceux-là en ce moment, c’est bien sûr ; mais je veux dire : le mettre en mots, vous savez, des mots qu’on raconte au coin du feu, ou qu’on lit dans un beau grand livre en lettres rouges et noires, des années et des années après. Et les gens diront : “Racontez-nous l’histoire de Frodo et de l’Anneau !” Et ils vont dire : “Oui, c’est une de mes histoires préférées. Frodo était très brave, hein, papa ?” “Oui, mon garçon, le plus illustrissime des hobbits, et c’est pas peu dire.” »
« C’est dire beaucoup trop », répondit Frodo ; et il rit, d’un long rire clair venu du cœur. Un tel son n’avait pas été entendu dans ces régions depuis la venue de Sauron en Terre du Milieu. Sam eut soudainement l’impression que toutes les pierres écoutaient, et que les hauts rochers étaient penchés sur eux. Mais Frodo n’y fit pas attention ; il rit de nouveau. « Ma foi, Sam, dit-il, le seul fait de t’entendre me réjouit autant que si l’histoire était déjà écrite. Mais tu as oublié un des personnages les plus importants : Samsaget au cœur vaillant. “Parle-moi encore un peu de Sam, papa. Pourquoi est-ce qu’ils l’ont pas fait parler plus souvent, papa ? C’est ce que je préfère, ça me fait rire. Et Frodo ne serait pas allé bien loin sans Sam, pas vrai, papa ?” »
« Oh, monsieur Frodo, dit Sam, vous devriez pas vous moquer. J’étais sérieux en disant ça. »
« Je l’étais aussi, dit Frodo, et je le suis. Nous allons un peu vite en besogne. Toi et moi, Sam, nous sommes encore coincés dans les pires moments de l’histoire, et il est à peu près certain que des gens diront à ce stade : “Referme le livre, papa ; on ne veut pas savoir ce qui va se passer.” »
« Peut-être, dit Sam, mais ce serait pas mon genre de dire ça. Ce qui est fini, bien fini, et qui fait partie des grands contes, c’est pas pareil. À tout prendre, même Gollum pourrait faire bonne figure dans un conte, mieux que quand on l’a à nos côtés, en tout cas. Et il fut un temps où il aimait lui-même les contes, d’après ce qu’il nous a dit. Je me demande, pense-t-il être le héros ou le méchant ?
« Gollum ! appela-t-il. Aimerais-tu mieux être le héros… Bon, où est-ce qu’il est passé encore ? »
Il n’y avait aucun signe de lui à l’entrée de leur abri ni dans les ombres alentour. Il avait refusé leur nourriture, après avoir néanmoins accepté une gorgée d’eau comme à son habitude ; puis ils l’avaient vu se pelotonner comme pour faire un somme. Ils avaient supposé que l’un des motifs (à tout le moins) de sa longue absence de la veille avait été d’aller en quête de nourriture à son goût ; et voilà que de toute évidence, il s’était de nouveau éclipsé tandis qu’ils parlaient. Mais dans quel but, cette fois ?
« J’aime pas quand il part fouiner sans rien dire, grogna Sam. Encore moins maintenant. Il peut pas être en train de chercher de la nourriture dans ces parages, à moins qu’il y ait une sorte de rocher qui lui plaise particulièrement. Pff, il y a même pas une trace de mousse ! »
« Rien ne sert de s’inquiéter davantage à son sujet, dit Frodo. Nous ne serions jamais arrivés aussi loin sans lui, même pas en vue du col. Il faudra donc nous accommoder de ses caprices. S’il est fourbe, tant pis, il est fourbe. »
« Tout de même, j’aimerais mieux l’avoir à l’œil, dit Sam. D’autant plus s’il est fourbe. Vous rappelez-vous, il ne voulait jamais dire si ce col était gardé ou non ? Et maintenant, on voit qu’il y a une tour – et elle est peut-être déserte, mais peut-être pas. Vous croyez qu’il est allé les chercher – les Orques, ou peu importe qui vit là-dedans ? »
« Non, je ne pense pas, répondit Frodo – quand bien même il nous préparerait un mauvais coup ; et ce n’est pas improbable, je suppose. Mais je ne pense pas qu’il soit parti chercher des Orques, ni aucun serviteur de l’Ennemi. Pourquoi attendre si longtemps, se donner la peine de grimper jusqu’ici, si près du pays qu’il craint ? Il aurait eu cent fois le temps de nous livrer aux Orques depuis que nous l’avons rencontré. Non, s’il y a quoi que ce soit, je pense que ce sera un petit tour de sa façon qu’il s’imagine être très secret. »
« Oui, vous avez sans doute raison, monsieur Frodo, dit Sam. Pas que ça me rassure tellement. Je me fais pas d’illusions : je suis sûr qu’il verrait pas d’inconvénient à me remettre, moi, aux mains des Orques. Mais j’oubliais… son Trésor. Non, je suppose que ç’a toujours été Le Trésor pour le pauvre Sméagol. C’est l’idée maîtresse derrière toutes ses petites combines, s’il y en a une. Mais je vois pas trop en quoi ça va l’aider de nous avoir amenés ici. »
« Il ne le voit pas trop lui-même, fort probablement, dit Frodo. Et je ne crois pas qu’il ait un plan bien arrêté dans sa petite tête embrouillée. Je pense qu’une partie de lui-même essaie réellement de sauver le Trésor des mains de l’Ennemi, le plus longtemps possible. Car ce serait l’ultime désastre pour lui aussi, si l’Ennemi le reprenait. Et pour le reste, eh bien, peut-être attend-il simplement son heure, s’en remettant au hasard. »
« Oui, Fouineur et Chlingueur, comme je l’ai déjà dit, argua Sam. Mais plus on s’approchera du pays de l’Ennemi, plus Fouineur va ressembler à Chlingueur. Vous verrez : si jamais on arrive au col, il nous laissera pas passer la frontière avec son précieux trésor sans nous mettre les bâtons dans les roues. »
« Nous n’y sommes pas encore », dit Frodo.
« Non, mais on ferait mieux de garder l’œil ouvert d’ici là. S’il nous prend à roupiller, Chlingueur va reprendre le dessus assez vite. Mais il y aurait pas de danger à ce que vous fassiez un petit somme maintenant, maître. Aucun danger, si vous vous couchez près de moi. Je serais rudement content de vous voir dormir un peu. Je veillerais sur vous ; et de toute façon, si vous êtes tout près, avec mon bras autour de vous, personne pourrait vous mettre ses sales pattes dessus sans que votre Sam soit au courant. »
« Dormir ! » dit Frodo ; et il soupira, comme devant un mirage de fraîche verdure au milieu d’un désert. « Oui, je dormirais bien, même ici. »
« Alors dormez, maître ! Posez votre tête sur mes genoux. »
Et c’est ainsi que Gollum les trouva des heures plus tard à son retour, lorsqu’il redescendit furtivement le sentier menant aux ténèbres d’en haut. Sam, assis le dos contre la pierre, la tête penchée sur le côté, respirait bruyamment. La tête de Frodo reposait sur ses genoux, noyée dans un profond sommeil ; sur son front blanc était l’une des mains brunes de Sam, tandis que l’autre reposait doucement sur la poitrine de son maître. La paix se lisait sur leurs deux visages.
Gollum les observa. Une expression étrange passa sur son visage émacié et famélique. La lueur de ses yeux s’éteignit, et ils devinrent gris et sombres, vieux et fatigués. Un spasme de douleur sembla le tordre et il se détourna, jetant un regard en arrière, vers le col, secouant la tête, comme en proie à un débat intérieur. Puis il revint vers eux, allongeant doucement une main tremblante qu’il posa sur le genou de Frodo avec une extrême précaution ; mais son toucher était presque une caresse. Pendant un bref instant, si l’un des dormeurs l’avait vu, il aurait cru regarder un vieux hobbit fatigué, racorni par les ans qui l’avaient porté loin au-delà de son temps, loin de tous ses semblables et amis, et des champs et des rivières de sa jeunesse – une vieille créature affamée et pitoyable.
Mais à ce contact, Frodo remua et s’écria doucement dans son sommeil, et Sam se réveilla instantanément. Il remarqua tout de suite Gollum – « avec ses sales pattes dessus mon maître », pensa-t-il.
« Hé, toi ! dit-il brusquement. Qu’est-ce que tu fais là ? »
« Rien, rien, dit doucement Gollum. Gentil Maître ! »
« Je veux bien te croire, dit Sam. Mais où t’étais parti fouiner, espèce de vieux scélérat ? »
Gollum recula, et un reflet vert étincela sous ses lourdes paupières. Il ressemblait presque à une araignée, à présent, ramassé sur ses jambes repliées, avec ses yeux globuleux. L’instant fugitif était passé, à jamais irrécouvrable. « Fouiner, fouiner ! siffla-t-il. Hobbits toujours tellement polis, oui. Oh, les gentils hobbits ! Sméagol les conduit z’à des chemins secrets que personne d’autre n’a jamais trouvés. Fatigué qu’il est, assoiffé, oui, assoiffé ; et il les guide et leur fraye un chemin, et ils disent fouine, fouine. Très gentils amis, oh oui, mon trésor, très gentils. »
Sam se sentit un peu coupable, mais pas moins méfiant. « Désolé, dit-il. Je suis désolé, mais tu m’as réveillé en sursaut. Et j’aurais pas dû être en train de dormir, alors j’ai été un peu cassant. Mais M. Frodo, il est si fatigué, je lui ai demandé de piquer un somme ; et puis voilà. Désolé. Mais où t’étais parti, dis-moi ? »
« Fouiner », dit Gollum, et le reflet vert ne quitta pas ses yeux.
« Bon, très bien, dit Sam, comme tu voudras ! C’est sans doute pas loin de la vérité, de toute façon. Et maintenant, on ferait mieux d’aller tous fouiner par là. Il est quelle heure ? C’est encore aujourd’hui ou c’est déjà demain ? »
« C’est demain, dit Gollum, ou c’était demain quand les hobbits se sont endormis. Très stupide, très dangereux – si Sméagol était pas là pour guetter et fouiner. »
« Je pense qu’on aura bientôt soupé de ce mot-là, dit Sam. Mais laisse tomber. Je vais réveiller mon maître. » Il caressa doucement les cheveux de Frodo, dégageant son front, puis il se pencha sur lui et lui murmura à l’oreille.
« Réveillez-vous, monsieur Frodo ! Debout ! »
Frodo remua et ouvrit les yeux, et il sourit en voyant le visage de Sam penché sur lui. « Tu me réveilles de bonne heure, hein, Sam ? Il fait encore noir ! »
« Oui, il fait toujours noir ici, dit Sam. Mais Gollum est revenu, monsieur Frodo, et il dit qu’on est le lendemain. Alors il faut se remettre en route. La dernière ligne droite. »
Frodo respira profondément et se redressa. « La dernière ligne droite ! dit-il. Salut, Sméagol ! As-tu trouvé à manger ? T’es-tu reposé ? »
« Pas mangé, pas reposé, pas rien pour Sméagol, dit Gollum. C’est une fouine. »
Sam fit claquer sa langue, mais se contint.
« Il ne faut pas t’affubler de noms, Sméagol, dit Frodo. Ce n’est pas sage, qu’ils soient vrais ou faux. »
« Sméagol doit prendre ce qu’on lui donne, répondit Gollum. Ce nom lui vient du gentil maître Samsaget, le hobbit qui sait tout. »
Frodo se tourna vers Sam. « Oui, m’sieur, lui dit-il. C’est vrai que j’ai employé ce mot-là, vu que je me suis réveillé en sursaut et tout, et il est apparu devant moi. J’ai dit que j’étais désolé, mais si ça continue… »
« Allons, laisse, puisque c’est ainsi, dit Frodo. Mais il me semble que nous arrivons au fait, toi et moi, Sméagol. Dis-moi. Pouvons-nous trouver le reste du chemin par nous-mêmes ? Nous sommes en vue du col, d’une entrée, et si nous sommes capables de la trouver, alors je suppose qu’on peut considérer que notre pacte est rempli. Tu as fait ce que tu avais promis, et tu es libre : libre de te rendre là où tu pourras manger et te reposer – où que tu désires aller, sauf chez les serviteurs de l’Ennemi. Et un jour, je pourrais te récompenser, moi ou ceux qui se souviendront de moi. »
« Non, non, pas encore, gémit Gollum. Oh non ! Ils ne peuvent pas trouver le chemin eux-mêmes, hein ? Oh ! que non. Le tunnel s’en vient. Sméagol doit continuer. Pas reposer. Pas manger. Pas encore. »