11Le palantír










Le soleil sombrait derrière le long bras occidental des montagnes quand Gandalf et ses compagnons, avec le roi et ses Cavaliers, repartirent d’Isengard. Aragorn fit monter Pippin derrière lui, et Gandalf prit Merry. Deux des hommes du roi partirent en avant à toute bride, et ils ne tardèrent pas à disparaître au creux de la vallée. Les autres suivirent d’un pas modéré.

Des Ents se tenaient solennellement aux portes, alignés comme des statues, leurs longs bras levés, mais sans faire le moindre bruit. Ayant parcouru quelque distance sur le chemin sinueux, Merry et Pippin se retournèrent. Le soleil brillait encore dans le ciel, mais de longues ombres s’étendaient sur Isengard, ruines grises englouties par les ténèbres. Barbebois s’y tenait seul à présent, tel un vieux tronc d’arbre dans le lointain ; les hobbits se rappelèrent alors leur première rencontre, sur la corniche ensoleillée aux lisières de Fangorn.

Ils parvinrent à la colonne de la Main Blanche. Elle était encore debout, mais la main sculptée avait été renversée et brisée en menus morceaux. Le long index gisait au beau milieu du chemin, blanc dans le crépuscule, l’ongle rouge virant au noir.

« Les Ents font attention au moindre détail ! » dit Gandalf.

Ils poursuivirent leur route, et le soir tomba dans la vallée.

« Irons-nous loin cette nuit, Gandalf ? demanda Merry au bout d’un moment. Je ne sais pas ce que ça vous fait d’avoir cette petite vermine toujours pendue à vos basques ; mais la vermine est fatiguée, et elle ne demande qu’à vous lâcher et à s’étendre un peu. »

« Vous avez entendu cela, hein ? dit Gandalf. N’y faites pas attention ! Estimez-vous heureux qu’il ne vous ait adressé de plus longues phrases. Il vous lorgnait du coin de l’œil. Si cela peut conforter votre amour-propre, je vous dirai que, en ce moment, il pense davantage à vous et à Pippin qu’à aucun autre de nous. Qui vous êtes ; comment vous êtes arrivés là, et pourquoi ; ce que vous savez ; si vous avez été capturés, et dans ce cas, comment il se fait que vous vous soyez échappés alors que tous les Orques ont péri : voilà les petites énigmes qui préoccupent le grand esprit de Saruman. Une moquerie de sa part est un compliment, Meriadoc, si vous tirez honneur de son inquiétude. »

« Merci ! dit Merry. Mais c’est un plus grand honneur d’être pendu à vos basques, Gandalf. Tout d’abord, cette position permet de mieux répéter une question. Irons-nous loin cette nuit ? »

Gandalf rit. « Un hobbit tout à fait indémontable ! Tous les Magiciens devraient avoir soin d’un ou deux hobbits – pour leur rappeler le sens du mot soin, et pour les corriger. Je vous demande pardon. Mais je n’ai pas manqué de réfléchir non plus à ces choses simples. Nous chevaucherons quelques heures, sans forcer, jusqu’à ce que nous arrivions aux confins de la vallée. Demain, il faudra aller plus vite.

« À l’aller, notre intention était de nous en retourner directement à la demeure du roi, à Edoras, en traversant les plaines – une chevauchée de quelques jours. Mais nous avons réfléchi et modifié nos plans. Des messagers ont été dépêchés à la Gorge de Helm pour y annoncer que le roi doit rentrer demain. De là, il partira pour Dunhart avec de nombreux hommes par des chemins de montagne. Pas plus de deux ou trois, dorénavant, ne devront aller ensemble en pays découvert, de jour comme de nuit, chaque fois qu’il sera possible de l’éviter. »

« Avec vous, c’est tout ou rien ! dit Merry. Je ne pensais pas plus loin que mon lit de cette nuit, j’en ai peur. Où et que sont la Gorge de Helm et tout le reste ? Je ne connais rien de ce pays. »

« Vous feriez mieux d’en apprendre quelque chose, dans ce cas, si vous souhaitez comprendre ce qui s’y passe. Mais pas maintenant, et pas de moi : il y a trop de choses pressantes auxquelles je dois réfléchir. »

« Très bien, je vais me rabattre sur l’Arpenteur quand nous serons autour du feu de camp : il est moins soupe au lait. Mais pourquoi tant de discrétion ? Je croyais qu’on avait gagné la bataille ! »

« Oui, nous l’avons gagnée, mais ce n’est qu’une première victoire, et notre danger s’en trouve augmenté. Il y avait un lien entre Isengard et le Mordor, un lien que je n’ai pas encore découvert. Je ne sais pas comment ils échangeaient des nouvelles, mais ils le faisaient. L’Œil de Barad-dûr regardera bientôt impatiemment vers le Val du Magicien, je pense ; et vers le Rohan. Moins il en verra, mieux nous nous porterons. »

La route défila lentement, serpentant à travers la vallée. L’Isen coulait dans son lit pierreux, tantôt s’approchant, tantôt s’éloignant. La nuit descendit des montagnes. Toutes les brumes avaient disparu. Un vent froid soufflait. La lune, bientôt pleine, versait une pâle et froide lueur dans le ciel de l’est. Sur leur droite, les épaulements de la montagne s’abaissèrent pour laisser place à une bande de collines dénudées. Les vastes plaines s’ouvrirent, grises, devant eux.

Enfin, ils s’arrêtèrent. Partant de côté, ils quittèrent la grand-route et regagnèrent l’herbe fraîche sur les hauteurs. À environ un mille à l’ouest, ils arrivèrent à un vallon. Il s’ouvrait sur le sud, adossé au flanc de Dol Baran, une colline ronde aux pieds verts, couronnée de bruyères, la dernière de la chaîne septentrionale. Les flancs de la combe étaient couverts des fougères de l’année passée, parmi lesquelles pointaient tout juste, dans la terre odoriférante, les frondes printanières encore repliées. Des buissons épineux poussaient en abondance sur les talus d’en bas, et ils dressèrent leur campement dans l’ombre de ceux-ci, environ deux heures avant le mitan de la nuit. Ils allumèrent un feu dans un creux, parmi les racines d’une aubépine très étendue, grande comme un arbre, tordue par l’âge, mais vigoureuse dans tous ses membres. Des bourgeons se renflaient au bout de chaque brindille.

On posta des sentinelles, deux par tour de garde. Les autres, après avoir soupé, s’enveloppèrent dans leur cape doublée d’une couverture et dormirent. Les hobbits s’allongèrent dans un coin à part, sur un tas de fougères séchées. Merry avait sommeil, mais tout à coup, Pippin semblait curieusement agité. Il ne cessait de se tourner de côté et d’autre, et les fougères bruissaient et craquaient.

« Que se passe-t-il donc ? demanda Merry. Es-tu couché sur une fourmilière ? »

« Non, dit Pippin, mais je ne sais plus comment me placer. Je me demande depuis combien de temps je n’ai plus dormi dans un lit ! »

Merry bâilla. « Compte sur tes doigts ! dit-il. Mais tu dois bien savoir depuis combien de temps nous avons quitté la Lórien. »

« Oh, ça ! dit Pippin. Je parle d’un vrai lit, dans une chambre à coucher. »

« Eh bien, Fendeval, dans ce cas, dit Merry. Mais cette nuit, je pourrais dormir n’importe où. »

« Tu es chanceux, Merry, murmura Pippin après un silence. Toi au moins, tu étais avec Gandalf. »

« Oui, et puis ? »

« As-tu pu lui soutirer des nouvelles, des informations ? »

« Oui, pas mal. Plus que d’habitude. Mais tu as tout entendu, ou à peu près ; tu n’étais pas bien loin, et nous ne disions rien de secret. Tu pourras aller avec lui demain, si tu penses être capable de lui tirer les vers du nez – et s’il veut bien de toi. »

« C’est vrai ? Excellent ! Mais il est très fermé, hein ? Il n’a pas changé d’un cheveu. »

« Oh si, quand même ! » dit Merry, se réveillant quelque peu ; il commençait à se demander ce qui tracassait son compagnon. « Il a grandi, si on veut. Il est en même temps plus gentil et plus inquiétant, plus joyeux et plus grave qu’avant, je trouve. Il a changé ; seulement, nous n’avons pas encore eu l’occasion de voir à quel point. Il n’y a qu’à penser à la fin de sa discussion avec Saruman ! Rappelle-toi, il fut un temps où Saruman était le supérieur de Gandalf : le chef du Conseil, qu’importe ce que ça signifie. Il était Saruman le Blanc. C’est Gandalf qui porte le Blanc, maintenant. Saruman est venu dès l’instant où il a été appelé, et son bâton lui a été enlevé ; puis on lui a simplement dit de s’en aller, et il est parti ! »

« Eh bien, si Gandalf a quelque chose de changé, il est plus fermé que jamais, voilà tout, rétorqua Pippin. Cette… boule de verre, par exemple. Il semblait drôlement content de la voir. Il sait quelque chose à ce sujet, ou il le devine. Mais nous dit-il ce que c’est ? Non, pas un traître mot. Pourtant, c’est moi qui l’ai ramassée, et c’est moi qui l’ai empêchée de finir dans une mare. C’est bon, je vais la prendre, mon garçon – c’est tout ce qu’il a dit. Je me demande de quoi il s’agit ! Elle paraissait si lourde. » La voix de Pippin se réduisit à un murmure, comme s’il se parlait à lui-même.

« Tiens, tiens ! dit Merry. C’est donc ça qui te tracasse ? Tut-tut, Pippin, mon gars, n’oublie pas le dicton de Gildor – celui que Sam avait coutume de citer : Ne te mêle pas aux affaires des Magiciens, car ils sont subtils et prompts à la colère. »

« Mais voici des mois qu’on ne fait plus que s’en mêler, dit Pippin. J’aimerais un peu d’information, tant qu’à être en danger. J’aimerais jeter un œil à cette boule. »

« Dors ! dit Merry. Tôt ou tard, tu auras toute l’information voulue. Mon cher Pippin, jamais un Touc n’a surpassé un Brandibouc en matière de curiosité ; mais est-ce bien le moment, pour l’amour du ciel ? »

« Bon, bon ! Qu’est-ce que ça peut faire si je te dis que j’aimerais jeter un œil à cette pierre ? Je sais bien que je ne peux pas, avec le vieux Gandalf assis dessus, comme une poule sur un œuf. Mais ça n’aide pas beaucoup, si tu te contentes de me dire tu-ne-peux-pas alors-dors ! »

« Mais enfin, que veux-tu que je te dise ? répondit Merry. Je suis désolé, Pippin, mais tu vas être obligé d’attendre demain matin. Après le petit déjeuner, j’aurai toute la curiosité voulue, et je ferai de mon mieux pour t’aider à cajoler le magicien. Mais je ne peux rester éveillé une seconde de plus. Si je continue à bâiller, je vais me fendre jusqu’aux oreilles. Bonne nuit ! »

Pippin se tut. Il ne bougeait plus ; mais le sommeil lui échappait toujours, tenu à distance par le doux souffle de Merry, qui s’était endormi à peine quelques minutes après avoir dit bonne nuit. À mesure que le silence s’épaississait, la pensée du globe sombre parut se faire plus insistante. Pippin en sentait de nouveau le poids dans ses mains, et il revoyait les mystérieuses profondeurs rouges où il avait un moment plongé les yeux. Il se tourna et se retourna, s’efforçant de penser à autre chose.

Cela finit par lui devenir insupportable. Il se leva et regarda alentour. L’air était frisquet, et il s’enveloppa dans sa cape. La lune brillait, froide et blanche, au creux du vallon, et les buissons étendaient des ombres noires. Les deux gardes étaient invisibles : peut-être étaient-ils au sommet de la colline, ou cachés dans les fougères. Cédant à une impulsion qu’il ne comprenait pas, Pippin s’avança discrètement près de l’endroit où Gandalf était étendu. Il baissa les yeux vers lui. Le magicien semblait dormir, sans que ses paupières soient tout à fait closes : il y avait un scintillement d’yeux derrière ses longs cils. Pippin recula vivement. Mais Gandalf ne réagit pas, et, se sentant attiré de plus belle, à demi malgré lui, le hobbit se faufila de nouveau derrière la tête du magicien. Il était enroulé dans une couverture, sa cape étendue en travers ; et tout près de lui, entre son côté droit et son bras fléchi, il y avait une bosse, un objet rond enveloppé dans un linge sombre ; sa main semblait tout juste avoir glissé de l’objet et reposait à présent sur le sol.

Osant à peine respirer, Pippin s’approcha à pas de loup. Enfin, il s’agenouilla. Puis, tendant des mains précautionneuses, il souleva lentement la masse : elle n’était pas tout à fait aussi lourde qu’il s’y attendait. « Ce n’est peut-être qu’un paquet de bricoles, après tout », se dit-il avec une étrange impression de soulagement ; mais il ne remit pas le paquet où il l’avait trouvé. Il resta un moment à l’étreindre. Une idée lui vint alors en tête. Il s’éloigna sur la pointe des pieds, alla dénicher une grosse pierre et revint.

Puis, d’un seul geste, il retira le linge, enveloppa la pierre dedans et, s’agenouillant, la déposa près de la main du magicien. Il regarda alors l’objet qu’il venait de dévoiler. Il l’avait enfin sous les yeux : un globe de cristal nu et lisse, à présent sombre et sans vie, posé devant ses genoux. Pippin le souleva, le glissa rapidement sous sa cape et tourna les talons, prêt à regagner son lit. Au même moment, Gandalf remua dans son sommeil et marmonna quelques mots, qui semblaient dans une langue étrange ; sa main tâtonnante s’arrêta sur la pierre enveloppée, puis il soupira et cessa de bouger.

« Espèce d’abruti ! se dit Pippin. Tu vas te mettre dans de beaux draps. Remets ça à sa place toute suite ! » Mais il s’aperçut alors que ses genoux tremblaient ; et il n’osait plus s’approcher suffisamment du magicien pour pouvoir reprendre le paquet. « Je n’y arriverai pas sans le réveiller, se dit-il, pas avant de m’être un peu calmé. Autant donc y jeter un coup d’œil. Mais pas ici, quand même ! » Il s’éloigna furtivement et s’assit sur une petite butte verte à quelques pas de son lit. La lune regardait par-dessus la lisière du vallon.

Pippin ramena ses genoux vers lui et plaça la boule entre ses cuisses. Il se pencha sur elle comme un enfant glouton recroquevillé sur un bol de nourriture, dans un coin à l’écart des autres. Il écarta les pans de son manteau et regarda dans la pierre. L’air autour de lui semblait tendu, inerte. Au début, le globe lui parut sombre, d’un noir de jais, le clair de lune luisant à sa surface. Puis il perçut une faible lueur s’agitant au cœur de la sphère, et elle tint son regard, si bien qu’il lui était maintenant impossible de le détourner. Bientôt, tout le dedans parut s’embraser ; la boule était en rotation, ou les lumières tournaient au-dedans. Soudain, elles s’éteignirent. Il étouffa un cri et se débattit ; mais il demeura recroquevillé, étreignant la pierre à deux mains. Il se courba de plus en plus avant, puis il se raidit ; ses lèvres remuèrent un instant sans produire le moindre son. Puis il retomba avec un cri étranglé et resta étendu, immobile.

Son cri fut perçant. Les gardes sautèrent du haut des talus. Bientôt, tout le campement fut en émoi.

« Ainsi, voilà le voleur ! » dit Gandalf. Il jeta aussitôt sa cape au sol afin d’en recouvrir le globe. « Mais vous, Pippin ! Quelle fâcheuse tournure d’événements ! » Il s’agenouilla près du corps de Pippin : le hobbit était couché sur le dos, raide, fixant le ciel d’un regard aveugle. « Quelle diablerie ! Quel mauvais coup est-il allé faire, quel malheur a-t-il attiré sur lui et sur nous tous ? » Le magicien avait les traits tirés et la mine défaite.

Il prit la main de Pippin et se pencha sur son visage, écoutant sa respiration ; puis il posa la main sur son front. Le hobbit frémit. Ses paupières se fermèrent. Il cria et se redressa, promenant des yeux hagards sur tous les visages autour de lui, pâles dans le clair de lune.

« Il n’est pas pour vous, Saruman ! s’écria-t-il d’une voix stridente et curieusement atone, s’éloignant brusquement de Gandalf. Je l’envoie chercher sur-le-champ. Compris ? Dis seulement cela ! » Puis il voulut se lever et fuir, mais Gandalf le retint avec délicatesse et fermeté.

« Peregrin Touc ! s’exclama-t-il. Revenez ! »

Le hobbit se détendit et retomba en arrière, s’agrippant à la main du magicien. « Gandalf ! cria-t-il. Gandalf ! Pardonnez-moi ! »

« Vous pardonner ? dit le magicien. Dites-moi d’abord ce que vous avez fait ! »

« Je… j’ai pris la boule pour regarder dedans, balbutia Pippin ; et j’ai vu des choses qui m’ont effrayé. Et j’ai voulu me sauver, mais je ne pouvais pas. Puis il est venu pour m’interroger ; et il m’a regardé, et, et… c’est tout ce que je me rappelle. »

« C’est loin d’être suffisant, dit Gandalf d’un ton sévère. Qu’avez-vous vu, et qu’avez-vous dit ? »

Pippin ferma les yeux et frissonna, mais il resta muet. Tous le dévisageaient en silence, sauf Merry qui se détourna. Mais le visage de Gandalf demeurait ferme. « Parlez ! » intima-t-il.

D’une voix faible et hésitante, Pippin reprit, et peu à peu ses paroles se firent plus claires et plus fortes. « J’ai vu un ciel sombre, dit-il, et de hauts remparts. Et de minuscules étoiles. Cela semblait se passer très loin et il y a très longtemps, pourtant c’était d’une terrible netteté. Alors les étoiles ont commencé à clignoter : elles étaient éclipsées par des créatures ailées. Très grandes, je crois, à vrai dire ; mais dans le cristal, on aurait dit des chauves-souris tournoyant au-dessus de la tour. Je pense qu’il y en avait neuf. L’une d’elles s’est mise à voler droit sur moi, elle n’arrêtait pas de grossir. Elle avait une horrible… non, non ! je ne peux pas le dire.

« J’ai essayé de m’enfuir, parce que j’ai cru qu’elle allait sortir du globe ; mais quand elle l’a eu complètement recouvert, elle a disparu. Puis il est venu, lui. Il ne m’a pas parlé avec des mots que je pouvais entendre. Il me regardait, et je comprenais.

« “Ainsi, vous voilà revenu ? Pourquoi avoir négligé de rendre compte de vous-même pendant si longtemps ?”

« Je n’ai pas répondu. Il a dit : “Qui êtes-vous ?” Je ne répondais toujours pas, mais ça me faisait horriblement mal ; et il me pressait, alors j’ai dit : “Un hobbit.”

« Puis, tout à coup, on aurait dit qu’il me voyait, et il s’est mis à rire. C’était cruel. J’avais l’impression d’être transpercé de coups de couteau. Je me suis débattu. Mais il a dit : “Attends un peu ! Nous nous reverrons bientôt. Dis à Saruman que ce bibelot n’est pas pour lui. Je l’envoie chercher sur-le-champ. Compris ? Dis seulement cela !”

« Alors il m’a regardé avec une joie perverse. Je me suis senti tomber en morceaux. Non, non ! je ne peux rien dire de plus. C’est tout ce dont je me souviens. »

« Regardez-moi ! » dit Gandalf.

Pippin le regarda droit dans les yeux. Le magicien tint son regard pendant un instant, sans mot dire. Puis son visage s’adoucit, et l’ombre d’un sourire se dessina sur ses lèvres. Il posa doucement la main sur la tête de Pippin.

« C’est bon ! finit-il par dire. N’en dites pas plus ! Vous n’avez pris aucun mal. Il n’y a pas de mensonge dans vos yeux comme je le craignais. Mais il ne vous a pas parlé longtemps. Vous êtes un sot, mais un sot honnête, Peregrin Touc. D’autres, plus sages que vous, auraient pu faire pire en pareille circonstance. Mais retenez bien ceci ! Vous avez été sauvé, vous et tous vos amis, par ce qu’on appelle la fortune, d’abord et avant tout. Vous ne pouvez compter là-dessus une deuxième fois. S’il vous avait interrogé sans attendre, il est quasi certain que vous lui auriez dit tout ce que vous savez, pour notre ruine à tous. Mais son avidité lui a nui. Il ne voulait pas seulement de l’information : c’est vous qu’il voulait, rapidement, pour vous cuisiner dans la Tour Sombre, lentement. Ne frémissez pas ! Si vous vous mêlez aux affaires des Magiciens, il faut pouvoir envisager de pareilles choses. Mais allons ! Je vous pardonne. Rassurez-vous ! Les choses n’ont pas tourné aussi mal qu’on pourrait le craindre. »

Il souleva doucement Pippin et le porta jusqu’à son lit. Merry les suivit et s’assit auprès de son compagnon. « Allongez-vous là et reposez-vous, si possible, Pippin ! dit Gandalf. Faites-moi confiance. Si vos paumes vous démangent encore, parlez-m’en ! Ces choses se guérissent, vous savez. Mais de grâce, mon cher hobbit, ne déposez plus de gros cailloux sous mon coude ! À présent, je vais vous laisser quelque temps ensemble. »

Sur ce, Gandalf partit rejoindre les autres, toujours rassemblés autour de la Pierre d’Orthanc, profondément troublés. « Le péril surgit dans la nuit au moment où l’on s’y attend le moins, dit-il. Nous l’avons échappé belle ! »

« Comment se porte le hobbit, Pippin ? » demanda Aragorn.

« Tout ira bien, maintenant, je crois, répondit Gandalf. Il n’a pas été retenu longtemps, et les hobbits ont une étonnante faculté de guérison. Le souvenir, ou l’horreur qu’il cause, se dissipera probablement assez vite. Trop vite, peut-être. Aragorn, voulez-vous prendre la Pierre d’Orthanc et la garder ? C’est une dangereuse responsabilité. »

« Dangereuse, certes, mais pas pour tous, dit Aragorn. Il en est un à qui cette pierre revient de droit. Car à n’en pas douter, il s’agit là du palantír d’Orthanc provenant de la trésorerie d’Elendil, placé ici par les Rois du Gondor. Voici que mon heure approche. Je vais le prendre. »

Gandalf regarda Aragorn, puis, à la surprise des spectateurs, il ramassa la Pierre couverte et la lui présenta en s’inclinant.

« Recevez-la, seigneur ! dit-il : en garantie d’autres choses qui vous seront rendues. Mais si je puis vous conseiller dans l’usage de votre bien, ne vous en servez pas – pour le moment ! Soyez prudent ! »

« Quand donc ai-je fait preuve de hâte ou d’imprudence, moi qui ai vécu dans l’attente et la préparation pendant tant d’années ? » dit Aragorn.

« Jamais, jusqu’à présent. Ne trébuchez donc pas à la fin du parcours, répondit Gandalf. Mais tout au moins, gardez cette chose secrète. Vous, et tous ceux qui sont ici ! Le hobbit Peregrin, surtout, ne doit pas savoir en quelles mains elle fut remise. Le maléfice pourrait à nouveau s’emparer de lui. Car hélas ! il l’a manipulée, et il a regardé dedans, ce qui n’aurait jamais dû se produire. Il n’aurait jamais dû y toucher à Isengard, et j’aurais dû être plus rapide. Mais toute ma pensée était dirigée vers Saruman, et je n’ai pas perçu d’emblée la nature de la Pierre. Puis, fatigué, je me suis étendu pour y réfléchir, et le sommeil m’a pris. Maintenant, je suis fixé ! »

« Oui, cela ne fait pas le moindre doute, dit Aragorn. Nous savons enfin quel était le lien entre Isengard et le Mordor, et de quelle manière il fonctionnait. Cela explique bien des choses. »

« Nos ennemis ont d’étranges pouvoirs, et d’étranges faiblesses ! dit Théoden. Mais il y a longtemps qu’on dit : Le mauvais vouloir perdra les mauvais. »

« Cela se voit souvent, dit Gandalf. Mais cette fois, nous avons été singulièrement fortunés. Ce hobbit m’a peut-être sauvé d’une immense bévue. Je me demandais si j’allais moi-même sonder cette Pierre pour découvrir ses applications. Si je l’avais fait, je me serais tout bonnement révélé à lui. Je ne suis pas prêt pour une telle épreuve, à supposer que je le sois un jour. Mais même si je trouvais le pouvoir de me soustraire à lui, il serait catastrophique qu’il me voie, pour le moment – jusqu’au jour où le secret ne sera plus d’aucune utilité. »

« Ce jour est maintenant venu, je crois », dit Aragorn.

« Pas encore, dit Gandalf. Il reste un court moment de doute, et il nous faut le mettre à profit. L’Ennemi, de toute évidence, a cru que la Pierre était à Orthanc – pourquoi ne le penserait-il pas ? – et par conséquent, que le hobbit y était emprisonné, poussé à regarder dans la sphère par Saruman qui voulait le torturer. Cet esprit sombre, alors que je vous parle, doit être obnubilé par la voix et la figure du hobbit, et par une expectation ; il pourrait mettre quelque temps avant de se rendre compte de son erreur. Ce temps, nous devons le saisir. Nous avons trop traîné. Il faut bouger. Ce n’est pas le moment de nous attarder dans les environs d’Isengard. Je vais tout de suite prendre les devants avec Peregrin Touc. Ce sera moins pénible pour lui que de rester étendu dans le noir pendant que les autres dorment. »

« Je vais garder Éomer et dix Cavaliers, dit le roi. Ils chevaucheront avec moi à la première heure. Les autres peuvent suivre Aragorn, et partir aussitôt qu’ils le voudront. »

« Comme il vous plaira, dit Gandalf. Mais faites aussi vite que possible pour gagner le couvert des collines, à la Gorge de Helm ! »

À cet instant précis, une ombre tomba sur eux. Le vif clair de lune parut soudain voilé. Plusieurs des Cavaliers poussèrent des cris et se jetèrent au sol, s’abritant la tête comme pour parer un coup venu d’en haut : une peur irraisonnée et un froid mortel les saisirent. Tremblants, ils levèrent les yeux. Une vaste forme ailée passa devant la lune comme un nuage noir. Elle tournoya et fila vers le nord, plus vite qu’aucun vent de la Terre du Milieu. Les étoiles s’évanouirent devant elle. Elle était partie.

Ils se relevèrent, rigides comme des pierres. Gandalf regardait au ciel, les bras tendus vers le sol, raide, serrant les poings.

« Nazgûl ! cria-t-il. Le messager du Mordor. La tempête approche. Les Nazgûl ont traversé le Fleuve ! En selle, en selle ! N’attendez pas l’aube ! Que les plus prestes n’attendent pas les plus lents ! En selle ! »

Il partit en courant, appelant Scadufax. Aragorn le suivit. Ayant trouvé Pippin, Gandalf le souleva de terre. « Cette fois, je vous prends avec moi, dit-il. Scadufax vous montrera ses allures. » Puis il courut à l’endroit où il avait dormi. Scadufax y était déjà. Ayant hissé sur ses épaules le petit sac qui contenait tout son bagage, le magicien sauta sur le dos de sa monture. Aragorn souleva Pippin, toujours blotti dans sa cape et sa couverture, et l’installa entre les bras de Gandalf.

« Adieu ! Suivez-nous sans tarder ! leur cria Gandalf. En avant, Scadufax ! » Le grand cheval rejeta la tête en arrière. Il fouailla l’air de sa longue queue au clair de lune. Puis il s’élança d’un bond, faisant rejaillir la terre, et il partit comme le vent du nord soufflant des montagnes.

« Une belle nuit, très reposante ! dit Merry en se tournant vers Aragorn. Il y en a qui ont une sacrée chance. Il ne voulait pas dormir, il voulait aller avec Gandalf – et le voilà parti ! Au lieu d’être lui-même changé en pierre, pour demeurer ici à jamais en signe d’avertissement. »

« Si vous aviez été le premier à soulever la Pierre d’Orthanc, et non lui, où en serions-nous à présent ? dit Aragorn. Vous auriez pu faire pire. Qui sait ? Mais maintenant, la chance veut que vous m’accompagniez, j’en ai peur. Tout de suite. Allez préparer vos affaires, et prenez tout ce que Pippin aura laissé derrière lui. Hâtez-vous ! »

Scadufax volait sur les plaines, sans qu’il soit besoin de le pousser ou de le conduire. Moins d’une heure s’était écoulée, et ils avaient atteint les Gués de l’Isen et les avaient franchis. Le Tertre des Cavaliers et ses froides lances se dressaient, grisâtres, derrière eux.

Pippin se remettait. Il était au chaud, mais le vent sur son visage était à la fois vif et rafraîchissant. Il était avec Gandalf. L’horreur de la Pierre et de l’ombre affreuse devant la lune se dissipait ; ces choses étaient derrière lui, laissées dans les brumes des montagnes ou dans un rêve passager. Il prit une grande respiration.

« Je ne savais pas que vous montiez à cru, Gandalf, dit-il. Vous n’avez ni selle ni bride ! »

« Je ne monte pas à la manière elfe, sauf sur Scadufax, dit Gandalf. Car lui ne veut d’aucun harnais. On ne le monte pas : il consent à vous porter – ou non. S’il y consent, c’est tout ce qu’il faut. À lui de veiller à ce que vous restiez sur son dos, à moins que vous ne décidiez de sauter dans le vide. »

« À quelle vitesse court-il ? demanda Pippin. Vite si j’en crois le vent, mais sans heurts. Et comme ses pas sont légers ! »

« Il court en ce moment aussi vite que peut galoper le plus rapide des coursiers, répondit Gandalf ; mais ce n’est pas rapide pour lui. Ici, le pays monte un peu et il est plus accidenté qu’il ne l’était de l’autre côté de la rivière. Mais voyez comme les Montagnes Blanches se rapprochent sous les étoiles ! Là-bas, telles des lances noires, ce sont les cimes du Thrihyrne. Nous ne tarderons pas à atteindre la bifurcation de la route et l’entrée de la Combe de la Gorge, où la bataille s’est jouée il y a deux nuits. »

Pippin retomba dans le silence. Il entendait Gandalf chantonner pour lui-même, murmurant quelques bribes de poésie dans différentes langues tandis que les milles couraient sous eux. Enfin, le magicien entonna une chanson dont le hobbit put saisir les mots ; quelques vers lui parvinrent nettement à l’oreille malgré le sifflement du vent :





De grands rois sous de hauts mâts,

Trois fois trois.

Qu’ont-ils apporté sur les flots de la mer

De leur pays s’abîmant ?

Sept étoiles et sept pierres

Et un arbre blanc.

« Que dites-vous, Gandalf ? » demanda Pippin.

« J’étais seulement à me rappeler quelques vers traditionnels, répondit le magicien. Les hobbits les ont oubliés, je suppose, même ceux qu’ils connaissaient bien. »

« Non, pas tous, dit Pippin. Et nous en avons beaucoup de notre propre cru, qui ne vous intéresseraient pas, j’imagine. Mais je n’avais jamais entendu ceux-ci. De quoi parlent-ils – les sept étoiles et les sept pierres ? »

« Des palantíri des Rois d’Antan », dit Gandalf.

« De quoi s’agit-il ? »

« Leur nom signifiait ce qui regarde au loin. La Pierre d’Orthanc en était un. »

« Donc, elle n’a pas été faite, euh… – Pippin hésita – faite par l’Ennemi ? »

« Non, dit Gandalf. Ni par Saruman. C’est une chose qui dépasse son art, et aussi celui de Sauron. Les palantíri viennent d’Eldamar, au-delà de l’Occidentale. Ils ont été faits par les Noldor. Qui sait si Fëanor ne les a lui-même façonnés, en un temps désormais si lointain qu’il ne peut se mesurer en années. Mais il n’est rien que Sauron ne peut détourner pour de mauvais usages. Hélas pour Saruman ! Ce fut là sa ruine, je le vois bien, à présent. User des procédés d’un art plus profond que le nôtre est toujours périlleux, peu importe qui nous sommes. Mais le blâme lui revient tout de même. Pauvre fou ! Garder cela secret, pour son propre bénéfice ! Jamais il n’en a glissé un seul mot à aucun membre du Conseil. Nous ne nous étions pas encore penchés sur le sort des palantíri dans les guerres désastreuses du Gondor. Chez les Hommes, ils étaient presque oubliés. Même au Gondor, leur existence n’était connue que de quelques-uns ; en Arnor, seuls quelques vers de la tradition en rappelaient le souvenir chez les Dúnedain. »

« Et les Hommes d’autrefois, quel usage en faisaient-ils ? » demanda Pippin, ravi et étonné d’avoir réponse à autant de questions, et se demandant combien de temps cela durerait.

« Ils s’en servaient pour voir au loin, et pour s’entretenir en pensée les uns avec les autres, dit Gandalf. Longtemps parvinrent-ils ainsi à protéger et à unir le royaume de Gondor. Ils placèrent des Pierres à Minas Anor, à Minas Ithil, et à Orthanc dans l’anneau d’Isengard. La principale, la Pierre maîtresse, était sous le Dôme des Étoiles, dans la cité d’Osgiliath avant sa destruction. Les trois autres se trouvaient loin dans le Nord. Dans la maison d’Elrond, on dit qu’elles étaient conservées à Annúminas et à Amon Sûl, et que la Pierre d’Elendil était sur les Collines des Tours qui regardent vers Mithlond dans le golfe de Loune, où mouillent les navires gris.

« Tous les palantíri se répondaient entre eux, mais ceux du Gondor étaient toujours offerts à la vue d’Osgiliath. Or il apparaît que, à l’instar du rocher d’Orthanc, le palantír de cette tour a également résisté aux injures du temps. Mais seul, il ne pouvait accomplir grand-chose, sinon montrer de petites images de choses éloignées et d’époques lointaines. Très utile pour Saruman, sans doute ; toutefois, il ne semble pas s’en être contenté. Il porta son regard de plus en plus loin, jusqu’à le poser enfin sur Barad-dûr. C’est alors qu’il fut pris au piège !

« Qui sait où se trouvent aujourd’hui les Pierres perdues de l’Arnor et du Gondor, enterrées ou profondément noyées ? Mais au moins une d’entre elles a dû être récupérée par Sauron, qui l’aura pliée à ses desseins. Je suppose qu’il s’agit de la Pierre d’Ithil, car il a pris Minas Ithil il y a longtemps et en a fait un lieu maléfique : c’est devenu Minas Morgul.

« Aujourd’hui, il est facile de comprendre le peu de temps qu’il aura fallu pour que l’œil vagabond de Saruman soit piégé et tenu captif ; et comment il a dû être persuadé à distance depuis lors, et intimidé quand la persuasion ne suffisait pas. Le mordeur mordu, le faucon sous la griffe de l’aigle, l’araignée dans une toile d’acier ! Combien de temps, je me le demande, a-t-il été contraint de se présenter à son globe, pour subir son inspection et recevoir ses instructions, la Pierre d’Orthanc à ce point fixée sur Barad-dûr que quiconque y regarde maintenant, sauf la volonté la plus inflexible, est sûr de voir son esprit et sa vue y être aussitôt emportés ? Et quelle attraction elle exerce ! Ne l’ai-je pas sentie ? Encore à l’instant, mon cœur voudrait que je confronte ma volonté à cette pierre, pour voir si je ne pourrais pas l’arracher à lui et la diriger là où bon me semble – pour regarder par-delà l’immensité des mers et du temps, vers Tirion la Belle, et percevoir la main et l’esprit ineffables de Fëanor à l’œuvre, du temps où l’Arbre Blanc et le Doré étaient tous deux en fleur ! » Il soupira et se tut.

« Si seulement j’avais su tout cela avant, dit Pippin. Je n’avais pas la moindre idée de ce que je faisais. »

« Mais si, voyons, dit Gandalf. Vous saviez que vous agissiez mal, et stupidement ; et vous vous l’êtes répété, même si vous n’écoutiez pas. Je ne vous ai rien dit de tout cela avant, parce que ce n’est qu’en réfléchissant à tout ce qui s’est passé que j’ai enfin compris, là, tandis même que nous chevauchons ensemble. Mais si j’avais parlé plus tôt, cela n’aurait pas calmé votre envie, ni fait en sorte que vous y résistiez plus facilement. Au contraire ! Non, la meilleure leçon est de se brûler la main. Après cela, les mises en garde contre le feu vont droit au cœur. »

« C’est vrai, dit Pippin. Maintenant, si j’avais devant moi les sept pierres, je fermerais les yeux très fort, et je me fourrerais les mains dans les poches. »

« Bien ! dit Gandalf. C’est ce que j’espérais. »

« Mais j’aimerais savoir… », commença Pippin.

« Miséricorde ! s’écria Gandalf. Si fournir des informations doit être le remède à votre curiosité, je devrai passer le restant de mes jours à vous répondre. Que voulez-vous savoir d’autre ? »

« Les noms de toutes les étoiles, et de toutes choses vivantes, et toute l’histoire de la Terre du Milieu, du Haut-Firmament et des Mers Séparatrices, répondit Pippin avec un rire. Évidemment ! Rien de moins ! Mais cette nuit, je ne suis pas pressé. Non, je me demandais seulement au sujet de l’ombre noire. Je vous ai entendu crier “messager du Mordor”. Qu’est-ce que c’était, dites-moi ? Qu’est-ce que ça pouvait bien faire à Isengard ? »

« C’était un Cavalier Noir monté sur des ailes, un Nazgûl, dit Gandalf. Il aurait pu vous emmener à la Tour Sombre. »

« Mais il ne venait pas pour moi… n’est-ce pas ? demanda Pippin d’une voix entrecoupée. Je veux dire, il ne savait pas que j’avais… »

« Bien sûr que non, dit Gandalf. Il y a deux cents lieues ou plus en ligne droite de Barad-dûr à Orthanc, et même un Nazgûl mettrait quelques heures à voler entre l’une et l’autre. Mais Saruman a forcément regardé dans la Pierre depuis l’incursion orque, et je ne doute pas qu’on ait deviné une plus large part de sa pensée secrète qu’il ne l’aurait voulu. Un messager a été envoyé pour espionner ses faits et gestes. Et après ce qui s’est passé cette nuit, un autre risque de venir assez vite, je pense. Ainsi, Saruman goûtera l’extrémité du vice dans lequel il a trempé ses mains. Il n’a aucun prisonnier à envoyer. Il n’a plus de Pierre pour voir, et il ne peut répondre aux sollicitations. Sauron croira tout simplement qu’il cherche à garder le prisonnier pour lui et qu’il refuse d’utiliser la Pierre. Mais Saruman ne gagnerait rien à dire la vérité au messager. Car Isengard est peut-être détruit, mais lui peut encore bénéficier de la sécurité d’Orthanc. Alors, qu’il le veuille ou non, il sera vu comme un rebelle. Or, s’il nous a rejetés, c’était précisément pour éviter cela ! J’ignore ce qu’il va faire pour se tirer d’embarras. Tant qu’il demeure à Orthanc, il a encore le pouvoir de résister aux Neuf Cavaliers, je crois. Il pourrait le tenter. Il pourrait essayer de piéger le Nazgûl, ou essayer au moins d’abattre la créature qui le porte maintenant dans les airs. Si tel est le cas, que le Rohan veille à ses chevaux !

« Mais je ne saurais dire ce qu’il en ressortira pour nous, de bon ou de mauvais. Il se peut que les conseils de l’Ennemi soient bouleversés ou entravés par sa colère à l’égard de Saruman. Il se peut qu’il apprenne que je me tenais sur les marches d’Orthanc – avec des hobbits pendus à mes basques. Ou qu’un héritier d’Elendil était là, bien vivant, debout à mes côtés. À moins que Langue de Serpent ne se soit laissé duper par les insignes du Rohan, il se sera souvenu d’Aragorn et du titre qu’il a revendiqué. Voilà ce que je crains. Ainsi nous fuyons – non pas loin du danger, mais vers un danger plus grand. Chacune des foulées de Scadufax vous rapproche du Pays de l’Ombre, Peregrin Touc. »

Pippin ne répondit pas, mais il étreignit sa cape, comme saisi d’un froid soudain. Un pays gris défilait sous eux.

« Voyez, à présent ! dit Gandalf. Les vallées de l’Ouestfolde s’ouvrent devant nous. C’est ici que nous retrouvons la route de l’est. L’ombre noire, là-bas, marque l’entrée de la Combe de la Gorge. C’est là que se trouvent Aglarond et les Brillantes Cavernes. Ne me demandez pas de quoi il s’agit. Demandez à Gimli, si vous le revoyez ; pour une fois, la réponse obtenue pourrait être plus longue que vous ne le souhaiteriez. Vous n’aurez pas l’occasion de les visiter vous-même, pas cette fois-ci. Elles seront bientôt loin derrière nous. »

« Je croyais que vous vous arrêtiez au Gouffre de Helm ! dit Pippin. Où allez-vous donc ? »

« À Minas Tirith, avant que les flots de la guerre ne l’encerclent. »

« Oh ! Et c’est à quelle distance ? »

« À des lieues et des lieues, répondit Gandalf. Trois fois plus loin que les habitations du Roi Théoden, et elles se trouvent à plus d’une centaine de milles d’ici, en tout cas pour les messagers du Mordor. Scadufax, lui, devra suivre une plus longue route. Qui sera le plus rapide ?

« Nous chevaucherons d’ici au point du jour, qui ne doit pas venir avant quelques heures encore. Alors, même Scadufax devra se reposer, quelque part dans un creux des collines : à Edoras, j’espère. Dormez, si vous le pouvez ! Vous verrez peut-être les premières lueurs de l’aurore sur le toit doré de la maison d’Eorl. Et d’ici trois jours, vous verrez l’ombre mauve du mont Mindolluin et les murs de la tour de Denethor, blancs dans le matin.

« Maintenant, allons, Scadufax ! Cours, grand cœur, cours comme tu n’as jamais couru ! Nous avons atteint les terres où tu fus enfanté, et tu connais chaque pierre. Cours, maintenant ! L’espoir est dans la hâte ! »

Scadufax rejeta la tête en arrière et hennit, comme appelé au combat par une sonnerie de trompette. Puis il s’élança en avant. Des flammes fusaient de ses sabots ; la nuit glissait sur son dos.

Succombant peu à peu au sommeil, Pippin eut une étrange impression : Gandalf et lui étaient figés comme des pierres, assis sur la statue d’un cheval au galop, tandis que le monde roulait sous ses pieds dans un grand bruit de vent.

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