9Épaves et rebuts










Gandalf et l’escorte du Roi s’éloignèrent, longeant du côté est les murs écroulés d’Isengard. Mais Aragorn, Gimli et Legolas restèrent sur place. Laissant Arod et Hasufel aller en quête de pâturage, ils vinrent s’asseoir près des hobbits.

« Eh bien, eh bien ! La chasse est terminée, et nous nous retrouvons enfin, là où aucun de nous n’aurait jamais pensé aller », dit Aragorn.

« Et maintenant que les gens importants sont partis discuter des grandes questions, dit Legolas, les chasseurs peuvent tenter de trouver réponse aux petites énigmes qui leur ont été posées. Nous avons suivi votre piste jusqu’à la forêt même, mais il y a encore bien des choses que j’aimerais voir éclaircies. »

« Et il y en a bien d’autres que nous voudrions savoir en ce qui vous concerne, dit Merry. Nous en avons appris quelques-unes par le truchement de Barbebois, le Vieil Ent, mais c’est loin d’être suffisant. »

« Chaque chose en son temps, dit Legolas. Puisque nous étions les chasseurs, il serait normal que vous rendiez compte de vous-mêmes en premier. »

« Ou en deuxième, dit Gimli. Ce serait plus agréable après un repas. J’ai la tête douloureuse ; et il est midi passé. Vous, les déserteurs, vous pourriez racheter votre désertion en nous dénichant un peu de ce butin dont vous parliez. De quoi manger et boire vous acquitterait un peu de la dette que vous avez contractée. »

« Demandez et vous recevrez, dit Pippin. Le prendrez-vous ici, ou plus à votre aise, dans ce qui reste du corps de garde de Saruman – là-bas, sous l’arche ? Nous avons dû pique-niquer ici pour pouvoir garder un œil sur la route. »

« Moins d’un œil ! dit Gimli. Mais je n’entrerai dans aucune maison d’Orques ; et je ne toucherai pas à leur charcutaille, ni à rien de ce qu’ils ont mutilé. »

« On ne vous demanderait rien de tel, dit Merry. Nous aussi, on en a soupé des Orques, pour une vie entière. Mais il y avait beaucoup d’autres gens à Isengard. Saruman avait encore la sagesse de ne pas s’en remettre à ses Orques. Il faisait garder ses portes par des Hommes – parmi ses plus fidèles serviteurs, je suppose. Qu’importe, ils étaient privilégiés et recevaient de bonnes provisions. »

« Et de l’herbe à pipe ? » demanda Gimli.

« Non, je ne pense pas, répondit Merry avec un rire. Mais c’est une autre histoire, et elle peut attendre après déjeuner. »

« Eh bien, allons déjeuner, dans ce cas ! » dit le Nain.

Les hobbits ouvrirent la marche. Ayant passé sous l’arche, ils trouvèrent une large porte sur leur gauche, au sommet d’un escalier. Elle s’ouvrait directement sur une pièce assez spacieuse. De plus petites portes étaient ménagées au fond, et un âtre et une cheminée se trouvaient sur un côté. La pièce était taillée dans la pierre, et elle devait avoir été sombre, car ses fenêtres donnaient uniquement sur le tunnel ; mais la lumière entrait maintenant à flot par le toit affaissé. Du bois se consumait dans l’âtre.

« J’ai fait un petit feu, dit Pippin. Ça nous a remontés dans le brouillard. Il y avait peu de fagots à notre disposition, et le bois que nous trouvions était presque toujours trempé. Mais la cheminée tire très bien : on dirait qu’elle serpente à travers le roc et, heureusement, elle n’a pas été bloquée. Un feu est toujours commode. Je vais vous faire des toasts. Le pain date de trois ou quatre jours, j’en ai peur. »

Aragorn et ses compagnons s’installèrent au bout d’une longue table, et les hobbits disparurent par l’une des portes du fond.

« C’est là-dedans qu’est la réserve – au-dessus du niveau de l’eau, par chance », dit Pippin, tandis qu’ils revenaient chargés de plats, de bols, de tasses, de couteaux et d’aliments de diverses sortes.

« Et pas la peine de faire le délicat devant cette provende, maître Gimli, dit Merry. Ce n’est pas de la mangeaille d’orque, mais de la nourriture d’homme, comme dit Barbebois. Prendrez-vous du vin ou de la bière ? Il y a un tonneau là-derrière – pas piqué des vers. Et voici du porc salé de première qualité. Ou je peux vous couper des tranches de bacon et vous les faire griller, si vous voulez. Je regrette, il n’y a pas de légumes verts : les livraisons ont été plutôt rares ces derniers jours ! Pour la suite, je n’ai rien d’autre à vous offrir que du beurre et du miel pour votre pain. Êtes-vous satisfaits ? »

« Certes oui, dit Gimli. La dette est réduite de beaucoup. »

Tous trois furent bientôt absorbés par leur repas ; et les hobbits, sans honte aucune, s’attablèrent une deuxième fois. « Il faut bien tenir compagnie aux hôtes », dirent-ils.

« Vous êtes plein de prévenances, ce matin, dit Legolas en riant. Mais si nous n’étions pas arrivés, peut-être seriez-vous encore en train de vous tenir compagnie l’un l’autre. »

« C’est bien possible ; et pourquoi pas ? dit Pippin. La nourriture des Orques était exécrable, et nous faisions maigre chère depuis plusieurs jours déjà. Cela faisait un bout que nous n’avions pas mangé à notre faim, je trouve. »

« Vous ne semblez pas vous en porter plus mal, dit Aragorn. En fait, vous avez l’air en pleine santé. »

« Absolument, j’allais le dire, opina Gimli, les examinant par-dessus le rebord de sa tasse. Ma foi, vos cheveux sont deux fois plus épais et frisés qu’au jour de notre séparation ; et je jurerais que vous avez un peu grandi, si la chose est possible pour des hobbits de votre âge. Ce Barbebois ne vous a pas affamés, en tout cas. »

« Non, dit Merry. Mais les Ents ne font que boire, et le boire n’apaise pas la faim. Les breuvages de Barbebois sont peut-être nourrissants, mais on sent le besoin de quelque chose de solide. Et même le lembas peut devenir lassant. »

« Vous avez bu de l’eau des Ents, donc ? dit Legolas. Ah mais, dans ce cas, je crois bien que les yeux de Gimli ne l’abusent pas. On chante d’étranges choses au sujet des breuvages de Fangorn. »

« On raconte bien des histoires étranges au sujet de ce pays, dit Aragorn. Je n’y suis jamais entré. Allons, dites-m’en davantage, et parlez-moi des Ents ! »

« Des Ents ? dit Pippin. Les Ents sont… eh bien, tous les Ents sont différents, pour commencer. Mais leurs yeux, par exemple, leurs yeux sont très curieux. » Il hasarda quelques mots tâtonnants mais fut bientôt réduit au silence. « Oh ! et puis, reprit-il, vous en avez déjà vu quelques-uns de loin – du moins, eux vous ont vus, et ils ont signalé votre arrivée – et vous en verrez bien d’autres, j’imagine, avant de repartir d’ici. Il faut vous faire votre propre idée. »

« Allons, allons ! dit Gimli. Nous commençons l’histoire en plein milieu. Je préférerais un récit ordonné, depuis cette journée étrange où notre fraternité a éclaté. »

« Vous l’aurez, s’il y a le temps, dit Merry. Mais d’abord – en supposant que vous ayez fini de manger –, vous allez bourrer vos pipes et les allumer. Alors, l’espace de quelques minutes, on pourra faire comme si on était de nouveau en sécurité à Brie, ou à Fendeval. »

Il leur présenta un petit sac de cuir rempli de tabac. « Nous en avons des tas, dit-il ; et vous pourrez tous en prendre autant que vous en voudrez, quand nous partirons. Nous avons procédé à une opération de sauvetage, ce matin, Pippin et moi. On voit bien des objets flotter un peu partout. Pippin est tombé sur deux petits barils, que les flots ont dû faire remonter du fond d’une cave ou d’un entrepôt. En les ouvrant, on s’est rendu compte qu’ils étaient remplis de cette chose : une herbe à pipe aussi exquise qu’on pourrait le souhaiter – très bien conservée, qui plus est. »

Gimli prit un peu d’herbe, la frotta dans ses mains et la huma. « Elle semble bonne, au toucher et à l’odeur », dit-il.

« Elle est bonne, oui ! dit Merry. Mon cher Gimli, c’est de la Feuille de Fondreaulong ! Les barils portaient la marque de fabrique des Sonnecornet, claire comme le jour. Je n’arrive pas à voir comment ils ont pu arriver ici. Sans doute étaient-ils destinés à l’usage de Saruman. Je ne savais pas que notre herbe était expédiée aussi loin. Mais elle tombe bien, en tout cas ! »

« Elle tomberait bien si j’avais une pipe où la mettre, dit Gimli. Hélas, j’ai perdu la mienne en Moria, ou avant. N’y a-t-il aucune pipe dans tout votre butin ? »

« Je crains bien que non, dit Merry. Nous n’en avons trouvé aucune, pas même ici au corps de garde. Saruman gardait ce luxe pour lui-même, semble-t-il. Et je crois qu’il serait inutile de cogner aux portes d’Orthanc pour lui quémander une pipe ! Nous devrons partager les nôtres, comme il se doit entre bons amis. »

« Une petite minute ! dit Pippin. Plongeant une main sous sa veste, il en tira un petit portefeuille accroché au bout d’une ficelle. « Je garde contre ma peau un ou deux trésors qui me sont aussi précieux que des Anneaux. En voici un : ma vieille pipe en bois. Et puis un autre : une pipe neuve. Je l’ai gardée sur moi tout le long de la route, je ne vois pas trop pourquoi. Je ne pensais pas trouver d’herbe à pipe durant le voyage, une fois mes réserves épuisées. Mais voilà qu’elle nous sert en fin de compte. » Il tenait une petite pipe au fourneau large et aplati, qu’il tendit à Gimli. « Sommes-nous quittes, maintenant ? » demanda-t-il.

« Quittes ? s’écria Gimli. Mon très estimé hobbit, c’est moi qui vous suis redevable, maintenant, et de beaucoup. »

« Eh bien, quant à moi, je retourne à l’air libre voir ce que font le vent et le ciel ! » dit Legolas.

« Nous venons avec vous », dit Aragorn.

Ils sortirent s’asseoir sur l’amas de pierres devant les portes. Ils pouvaient voir loin dans la vallée, à présent : les brumes se levaient et s’éloignaient, flottant dans la brise.

« Maintenant, prenons un peu nos aises ! dit Aragorn. Nous resterons ici à discuter assis au bord des ruines, comme le dit Gandalf, pendant qu’il s’affaire ailleurs. Je suis las comme je l’ai rarement été auparavant. » Il s’enveloppa de sa cape grise, dissimulant sa cotte de mailles, et étendit ses longues jambes. Puis il appuya son dos contre la pierre et lança de sa bouche un mince ruban de fumée.

« Regardez ! dit Pippin. C’est l’Arpenteur ! Le Coureur du Nord est de retour ! »

« Il n’est jamais parti, dit Aragorn. Je suis en même temps l’Arpenteur et le Dúnadan, et je suis autant du Nord que du Gondor. »

Ils fumèrent un moment en silence, réchauffés par le soleil brillant dans la vallée : ses rayons obliques tombaient d’entre des nuages blancs flottant dans l’Ouest. Legolas était étendu immobile ; ses yeux fixaient le ciel et le soleil, et il chantait doucement pour lui-même. Enfin, il se redressa. « Allons, allons ! dit-il. Le temps passe et les brumes s’envolent, ou elles le feraient si vous autres curieuses gens n’aviez pas cette manie de vous enfumer. Qu’en est-il de votre récit ? »

« Eh bien, le mien commence alors que je me réveille dans le noir, ficelé comme une pièce de viande au beau milieu d’un campement orque, dit Pippin. Voyons, quel jour sommes-nous aujourd’hui ? »

« Le cinquième de mars, d’après le Comput du Comté », dit Aragorn. Pippin compta sur ses doigts. « Seulement neuf jours ! dit-il1. On dirait qu’il s’est passé un an depuis notre capture. Enfin… même si c’était comme un mauvais rêve la plupart du temps, j’estime que trois jours extrêmement pénibles s’en sont suivis. Merry me corrigera si j’oublie quoi que ce soit d’important ; je n’entre pas dans les détails : les fouets, la crasse, la puanteur et tout ; mieux vaut ne pas s’en souvenir. » Là-dessus, il se lança dans une description du dernier combat de Boromir et de la marche des Orques, depuis les Emyn Muil jusqu’à la Forêt. Les autres opinaient du chef à mesure que les différents points soulevés venaient corroborer leurs hypothèses.

« J’ai ici des trésors que vous avez laissés tomber, dit Aragorn. Vous serez contents de les retrouver. » Il déboucla sa ceinture sous sa cape et en retira les deux poignards à gaines noires.

« Ça alors ! dit Merry. Je ne pensais jamais revoir ces armes ! J’ai tailladé quelques orques avec la mienne ; mais Uglúk nous les a prises. Il avait l’air furieux ! J’ai cru d’abord qu’il s’en servirait pour m’embrocher, mais il les a lancées comme si elles lui brûlaient les mains. »

« Et voici également votre broche, Pippin, dit Aragorn. Je l’ai gardée avec soin, car c’est un très précieux objet. »

« Je sais, dit Pippin. Ça me fendait le cœur de l’abandonner ; mais que pouvais-je faire d’autre ? »

« Absolument rien, répondit Aragorn. Est dans les fers qui ne sait se départir d’un trésor au besoin. Vous avez bien fait. »

« Trancher les liens qui retenaient vos poignets, c’était du beau travail ! dit Gimli. La chance vous a souri ; mais vous l’avez saisie à deux mains, pour ainsi dire. »

« Nous posant ainsi une belle énigme, dit Legolas. Je me suis demandé s’il vous était poussé des ailes ! »

« Malheureusement non, dit Pippin. Mais vous n’aviez pas connaissance de Grishnákh. » Il frissonna et se tut, laissant à Merry le soin de raconter les derniers moments d’horreur : les mains tripoteuses, le souffle chaud et la force redoutable des bras poilus de Grishnákh.

« Tout ce que j’entends ici sur les Orques de Barad-dûr – Lugbúrz, comme ils disent – me rend très inquiet, dit Aragorn. Le Seigneur Sombre en sait déjà trop, ses serviteurs aussi ; et Grishnákh, de toute évidence, a envoyé un message de l’autre côté du Fleuve après la querelle. L’Œil Rouge se tournera vers Isengard. Mais Saruman, lui, est pris dans un dilemme où il s’est lui-même enfermé. »

« Oui, peu importe à qui va la victoire, son horizon est sombre, dit Merry. Tout a commencé à mal tourner pour lui du moment où ses Orques ont mis le pied au Rohan. »

« Le vieux scélérat est venu nous rendre visite ; c’est du moins ce que Gandalf a laissé entendre, dit Gimli. À l’orée de la Forêt. »

« Quand était-ce ? » demanda Pippin.

« Il y a cinq nuits », dit Aragorn.

« Voyons voir, dit Merry : il y a cinq nuits – nous en venons à une partie de l’histoire dont vous ne connaissez rien. Nous avons rencontré Barbebois le matin après la bataille ; et nous avons passé cette nuit-là à Fontenay, l’une de ses maisons d’Ent. Le lendemain, nous sommes allés au Cercle des Ents, une sorte de grande réunion d’Ents, si vous voulez – la chose la plus étrange que j’aie vue de ma vie. Cela s’est poursuivi toute cette journée-là ainsi que le lendemain ; et nous avons passé les deux nuits chez un Ent du nom de Primebranche. Puis, le troisième jour de leur cercle, en fin d’après-midi, les Ents ont soudainement éclaté. C’était incroyable. La Forêt semblait d’ailleurs très tendue, comme si un orage couvait en son sein ; puis, tout d’un coup, ça a explosé. Il fallait être là pour les entendre chanter en marchant. »

« Si Saruman les avait entendus, il serait à cent milles d’ici à l’heure qu’il est, même s’il était parti à pied, dit Pippin.





Bien qu’Isengard soit dur et fort, imperméable à toute approche,

Allons, partons ! partons en guerre ! brisons la porte, fendons la pierre !

« Il y en avait beaucoup plus long. Une grande partie de leur chant était sans paroles : on aurait dit une musique de cors et de tambours. C’était très excitant. Mais je croyais que c’était seulement un air de marche, sans plus, une simple chanson – jusqu’à notre arrivée ici. Maintenant, je sais à quoi m’en tenir. »

« Nous avons franchi la dernière crête à la nuit tombée, puis nous sommes descendus dans Nan Curunír, poursuivit Merry. C’est à ce moment-là que j’ai senti, pour la première fois, que la Forêt elle-même avançait derrière nous. J’ai cru que je faisais un rêve entesque ; mais Pippin a eu la même impression. Nous étions tous deux effrayés, mais ce n’est que plus tard que nous avons su ce qui se passait.

« C’étaient les Huorns – du moins, c’est le nom que leur donnent les Ents en “langue brève”. Barbebois n’a pas voulu nous dire grand-chose à leur sujet, mais je crois que ce sont des Ents devenus presque comme des arbres, du moins en apparence. Ils se tiennent ici et là dans les bois ou à l’orée, silencieux, veillant sans cesse sur les arbres ; mais au creux des vallées les plus sombres, il y en a des centaines et des centaines, je crois.

« Ils ont en eux un grand pouvoir, et on dirait qu’ils peuvent s’envelopper d’ombre : il est difficile de les voir bouger. Mais ils bougent. Ils peuvent se mouvoir très rapidement, s’ils sont en colère. Vous êtes là à regarder le temps qu’il fait, mettons, ou à écouter le bruissement du vent, puis soudain, vous êtes au milieu d’un bois, entouré de grands arbres aux doigts tâtonnants. Ils ont encore une voix, et ils peuvent parler aux Ents – c’est pourquoi on les appelle Huorns, dit Barbebois –, mais ils sont devenus étranges et farouches. Dangereux. Je serais terrifié de les rencontrer sans de vrais Ents aux alentours pour les surveiller.

« Bref, en début de nuit, nous nous sommes faufilés par un long ravin jusque dans la partie supérieure du Val du Magicien, avec les Ents et tous leurs Huorns bruissant derrière eux. Nous ne pouvions pas les voir, évidemment, mais tout l’air était rempli de grincements. Il faisait très sombre, la nuit était nuageuse. Aussitôt qu’ils ont quitté les collines, ils se sont mis à filer à vive allure, avec un bruit de vent violent. La Lune n’a jamais percé les nuages ; et peu après minuit, une haute forêt recouvrait toute la partie nord d’Isengard. On ne voyait aucun signe d’ennemis, pas le moindre qui-vive ne retentissait. Une lueur filtrait par une fenêtre haute de la tour, et c’était tout.

« Barbebois a continué d’avancer tout doucement avec quelques autres Ents, jusqu’à ce que les grandes portes soient en vue. Pippin et moi les accompagnions. Nous étions assis sur les épaules de Barbebois, et je pouvais sentir le frémissement de tension en lui. Mais même quand ils se réveillent, les Ents sont des modèles de prudence et de patience. Ils se tenaient droits comme des statues, retenant leur souffle et tendant l’oreille.

« Puis, tout à coup, il y eut un formidable branle-bas. Des trompettes sonnèrent, et les murs d’Isengard retentirent d’échos. Nous croyions qu’on nous avait découverts, que la bataille allait commencer. Mais il n’en était rien. Tous les combattants de Saruman partaient en guerre. Je ne sais pas grand-chose de ce conflit, ou des Cavaliers du Rohan, mais il semble que Saruman ait voulu en finir avec le roi et tous ses hommes en leur portant un coup fatal. Sous son ordre, Isengard fut vidé. J’ai vu partir l’ennemi : des files interminables d’Orques en marche, et des escadrons montés sur de grands loups. Et il y avait des troupes d’Hommes, aussi. Bon nombre d’entre eux portaient des torches, et dans le flamboiement, je pouvais voir leurs visages. La plupart étaient des hommes ordinaires, plutôt grands et bruns, l’air sévère mais pas spécialement mauvais. Mais il y en avait d’autres qui étaient horribles : ils avaient une taille d’homme mais un visage de gobelin, le teint cireux, les yeux louches et la mine hagarde. Et vous savez quoi, ils m’ont aussitôt fait penser à cet Homme du Sud qui était à Brie ; sauf que lui n’était pas aussi visiblement orquien que la plupart de ceux-là. »

« J’ai pensé à lui aussi, dit Aragorn. Nous avons eu affaire à beaucoup de ces semi-orques à la Gorge de Helm. Cet Homme du Sud était un espion de Saruman, cela paraît évident, maintenant ; mais je ne saurais dire s’il travaillait avec les Cavaliers Noirs ou au seul profit de Saruman. On ne peut jamais savoir, avec ces gens malfaisants, s’ils sont complices ou bien s’ils cherchent à se nuire. »

« Eh bien, tous genres confondus, ils devaient être dix mille au bas mot, dit Merry. Ils ont mis une heure à passer les portes. Certains ont pris la grand-route menant aux Gués, mais d’autres sont partis vers l’est. Un pont a été construit de ce côté, à un environ un mille, où la rivière coule dans un lit très encaissé. Vous pourriez le voir d’ici, si vous vous leviez. Ils chantaient tous d’une voix éraillée, et ils riaient, faisant un horrible boucan. Je me dis que les choses étaient décidément très noires pour le Rohan. Mais Barbebois ne bougeait pas. Il dit simplement : “C’est avec Isengard que j’ai à faire cette nuit, avec le roc et la pierre.”

« Cependant, bien que je n’aie pu voir ce qui se passait dans le noir, je crois que les Huorns se dirigèrent vers le sud, aussitôt que les portes furent refermées. Ils avaient à faire avec les Orques, je pense. Ils étaient loin au creux de la vallée le matin venu ; ou du moins, il y avait là une ombre qu’il était impossible de percer avec les yeux.

« Dès que Saruman eut envoyé toute son armée, ce fut notre tour. Barbebois nous déposa et s’avança aux portes, puis il se mit à cogner avec force, appelant Saruman. Il n’y eut aucune réponse, à part des flèches et des pierres lancées du haut des murs. Mais les flèches ne peuvent rien contre des Ents. Elles leur font mal, bien sûr, et les rendent furieux – comme des insectes piqueurs. Mais un Ent peut recevoir autant de flèches d’orques qu’une pelote d’épingles, sans subir aucune blessure sérieuse. D’abord, les Ents ne peuvent être empoisonnés ; et leur cuir semble très épais, plus dur que l’écorce. Il faut un très solide coup de hache pour les blesser sérieusement. Ils n’aiment pas les haches, ni les gens qui les manient. Mais il en faudrait beaucoup pour abattre un seul Ent : quiconque porte la hache à un Ent n’a jamais le temps de frapper une deuxième fois. Un coup de poing d’Ent écrase le fer comme on froisse le plus frêle étain.

« Quand Barbebois eut pris quelques flèches, il commença à s’échauffer, à devenir carrément “hâtif”, qu’il dirait. Il lâcha un grand houm-hom, et une douzaine d’autres Ents arrivèrent à grandes enjambées. Un Ent en colère est terrifiant à voir. Leurs doigts et leurs orteils se figent sur la pierre ; et ils la réduisent en miettes comme une croûte de pain. C’était comme de voir le travail que font de grandes racines d’arbres en un siècle, condensé en l’espace de quelques instants.

« Leurs bras et jambes poussaient et tiraient, martelaient, secouaient et arrachaient ; et clang-bang, crash-crac, en cinq minutes, ils avaient fini de réduire ces portes à l’état de décombres ; et certains commençaient déjà à ronger les murs, comme des lapins dans une sablière. Je ne sais pas ce que Saruman a cru qu’il se passait chez lui ; en tout cas, il n’a pas su comment l’affronter. Bien sûr, sa magie est peut-être en déclin depuis un certain temps ; mais quant à moi, je ne lui trouve pas beaucoup de cran, pas beaucoup de courage à vrai dire, maintenant qu’il se retrouve tout seul dans ce pétrin, sans une tonne d’esclaves et de machines et tout, si vous voyez ce que je veux dire. Tout le contraire du vieux Gandalf. Je me demande si sa renommée n’était pas due tout ce temps-là au choix ingénieux de s’installer à Isengard, plus qu’à toute autre chose. »

« Non, dit Aragorn. Il fut autrefois aussi grand que sa renommée le proclamait. Son savoir était profond, sa pensée subtile et ses mains merveilleusement habiles ; et il avait un pouvoir sur l’esprit des autres. Il savait persuader les sages et se faire craindre des gens plus modestes. C’est un pouvoir qu’il conserve aujourd’hui, assurément. Il est peu de gens en Terre du Milieu capables selon moi d’y résister, s’ils devaient lui parler seul à seul, même après la défaite qu’il vient de subir. Gandalf, Elrond et Galadriel, peut-être, dès lors que sa méchanceté a été mise à nu, mais bien peu d’autres. »

« Les Ents ne courent aucun risque, dit Pippin. Il semble avoir su les amadouer à un certain moment, mais jamais plus il n’y parviendra. Et de toute manière, il ne les a jamais compris ; et il a fait l’erreur monumentale de les exclure de ses calculs. Il n’avait rien prévu pour eux, et du moment où ils se sont mis à l’œuvre, il était déjà trop tard. Dès le début de notre assaut, les quelques rats qui demeuraient à Isengard ont commencé à détaler par tous les trous que les Ents faisaient. Les Ents ont laissé partir les Hommes après les avoir interrogés, deux ou trois douzaines seulement dans cette partie-ci de l’enceinte. Je ne crois pas qu’il se soit échappé bien des Orques de quelque taille ou espèce. Pas avec les Huorns : il y en avait maintenant un bois complet, tout autour d’Isengard ; sans oublier ceux qui étaient descendus dans la vallée.

« Les Ents venaient de démolir une bonne partie des murs au sud, et le peu qu’il lui restait de tout son monde l’avait déserté ; alors Saruman, affolé, décida de se sauver. Il semble qu’il se trouvait aux portes quand nous sommes arrivés : je suppose qu’il était venu voir sa splendide armée se mettre en branle. Quand les Ents forcèrent le passage, il s’enfuit en toute hâte. Il ne fut pas remarqué au début. Mais le ciel nocturne s’était découvert, et les étoiles étaient bien assez claires pour que des Ents soient capables d’y voir, alors Primebranche s’écria soudain : “Le tueur d’arbres, le tueur d’arbres !” Primebranche est d’une nature douce, mais sa haine envers Saruman n’en est que plus farouche : les siens ont cruellement souffert sous les haches des Orques. Il s’élança dans le chemin à la sortie du tunnel – il peut être rapide comme le vent, quand il se secoue. Une pâle silhouette se glissait d’une ombre à l’autre au pied des colonnes, et elle avait presque atteint l’escalier qui mène à l’entrée de la tour. Mais il était moins une. Primebranche la poursuivit avec tant d’ardeur qu’elle n’était plus qu’à deux doigts d’être saisie et étranglée – quand elle se glissa à travers la porte.

« De retour dans la sécurité d’Orthanc, Saruman ne tarda pas à actionner les rouages de sa précieuse machinerie. Les Ents étaient maintenant nombreux dans l’enceinte d’Isengard : certains avaient suivi Primebranche, d’autres avaient fait irruption par le nord et par l’est ; ils se promenaient de-ci de-là tout en causant beaucoup de dégâts. Soudain montèrent des flammes et des vapeurs nauséabondes : tous les puits et les conduits se mirent à souffler et à cracher dans la plaine. Plusieurs Ents furent roussis et leur peau cloquée. L’un d’entre eux, Osfayard qu’il s’appelait je crois, un très grand Ent de belle allure, se fit surprendre par un jet de flamme liquide et brûla comme une torche : un spectacle horrible.

« Ils en devinrent fous. Jusque-là, je les avais crus déjà très échauffés ; mais j’avais tort. J’ai vu enfin ce que ça voulait dire. C’était ahurissant. Ils rugissaient et grondaient et trompetaient au point que les pierres commencèrent à se fissurer et à tomber au seul bruit qu’ils faisaient. Merry et moi, nous nous jetâmes au sol, un bout de cape fourré dans chaque oreille. Tout autour du rocher d’Orthanc, les Ents allaient tournoyant comme un vent déchaîné, brisant les colonnes, jetant une avalanche de roches dans les puits, lançant d’immenses dalles de pierre en l’air comme si c’étaient des feuilles mortes. La tour était prise au milieu d’un cyclone. Je voyais des poteaux de fer et des blocs de maçonnerie fuser à des centaines de pieds de haut pour aller heurter les fenêtres d’Orthanc. Mais Barbebois gardait la tête froide. Il n’avait pas reçu de brûlures, heureusement. Il voulait éviter que les siens se blessent dans leur fureur, et il ne voulait pas que Saruman profite de la confusion pour s’échapper par un trou quelconque. Beaucoup d’Ents se jetaient contre le rocher d’Orthanc, mais il ne céda pas d’un pouce. Il est très lisse et dur. Il cache peut-être une sorte de magie, plus vieille et plus forte que celle de Saruman. Quoi qu’il en soit, les Ents n’y trouvèrent pas la moindre prise, n’y firent pas la moindre fente ; et ils ne cessaient de se meurtrir et de se blesser contre lui.

« Alors Barbebois s’avança au milieu de l’anneau et lança un grand cri. Sa voix immense domina tout le vacarme. Un silence de mort s’abattit soudain. Et au milieu de ce silence, nous entendîmes un rire strident sortant d’une fenêtre haute de la tour. Ce rire eut un curieux effet sur les Ents. L’instant d’avant, ils étaient bouillants de rage ; ils devinrent tout à coup très froids, durs comme la glace, et silencieux. Ils quittèrent la plaine et se rassemblèrent autour de Barbebois, droits comme des piquets. Barbebois leur parla un moment dans leur propre langue ; je crois qu’il leur exposait un plan mûri longtemps auparavant dans sa vieille tête. Puis ils ont tout bonnement disparu, sans un son, dans la lumière grise. Car à ce moment, le jour se levait enfin.

« Ils décidèrent de monter la garde aux abords de la tour, je crois ; mais les guetteurs étaient si bien cachés dans l’ombre, si immobiles, que je n’arrivais pas à les voir. Les autres partirent vers le nord. Ils s’affairèrent toute cette journée-là, sans jamais se montrer. La plupart du temps, nous étions livrés à nous-mêmes. Une journée très ennuyeuse. Nous nous promenions un peu, ici et là, tout en restant hors de vue des fenêtres d’Orthanc : elles nous regardaient de façon si menaçante. Nous passions le plus clair de notre temps à chercher de quoi manger. Mais aussi, parfois, nous nous asseyions pour discuter, et nous nous demandions ce qui se passait au sud dans le pays de Rohan, et ce que devenait le reste de notre Compagnie. De temps à autre, nous entendions au loin des bruits de pierre qui se brise et qui s’éboule, et des coups sourds qui résonnaient dans les collines.

« Dans l’après-midi, nous avons fait le tour du cercle pour avoir une meilleure idée de ce qui se passait. Un grand bois de Huorns assombrissait l’entrée de la vallée, et un autre se trouvait près du mur nord. Nous n’osions pas y entrer ; mais on entendait des grondements à l’intérieur, comme de choses que l’on déchire et arrache. Les Ents et les Huorns étaient occupés à creuser de grandes fosses et de larges tranchées : ils créaient des bassins et des digues, de manière à rassembler toutes les eaux de l’Isen, et celles de tous les ruisseaux et les sources qu’ils pouvaient trouver. Nous les avons laissés à leur travail.

« Au crépuscule, Barbebois est revenu à la porte. Il fredonnait et tonitruait pour lui-même : il semblait très content. Il s’est tenu debout devant nous, il s’est étiré de tous ses longs membres, puis il a pris une grande respiration. Je lui ai demandé s’il était fatigué.

« “Fatigué ? dit-il, fatigué ? Enfin non, pas fatigué, mais un peu raide. Il me faut une grande gorgée d’eau de l’Entévière. Nous avons trimé dur ; nous avons, aujourd’hui, fendu et grignoté plus de pierre et de terre que nous ne l’avions fait en maintes longues années. Mais l’ouvrage est presque terminé. Quand la nuit tombera, ne restez pas près de cette porte ou dans le vieux tunnel ! Il pourrait y avoir un afflux d’eau – et ce sera de l’eau sale pendant un moment, jusqu’à ce que tous les détritus de Saruman aient été lavés. Alors, l’Isen coulera de nouveau pure.” Il s’est alors mis à démolir quelques nouveaux pans de mur, comme ça, sans y penser, rien que pour s’amuser.

« Nous étions à nous demander à quel endroit nous pourrions nous allonger pour dormir sans risquer d’y laisser la vie, quand la chose la plus incroyable s’est produite. On entendait le son d’un cavalier montant rapidement dans le chemin. Merry et moi sommes restés tranquilles, et Barbebois s’est caché parmi les ombres sous l’arche. Soudain, un grand cheval est accouru au galop, comme un éclair d’argent. Il faisait déjà noir, mais je pouvais tout de même voir clairement le visage du cavalier : il semblait resplendir, et tous ses vêtements étaient blancs. Je me suis rassis tout bêtement, et je l’ai regardé, bouche bée. J’ai essayé de crier, mais j’en étais incapable.

« C’était inutile. Il s’est arrêté juste à côté et nous a regardés du haut de sa monture. “Gandalf !” ai-je dit enfin, mais ma voix n’était qu’un murmure. Est-ce qu’il me dit : “Ça alors, Pippin ! Quelle merveilleuse surprise !” ? Évidemment non ! Il me dit : “Debout, espèce de Touc sans cervelle ! Où est Barbebois dans tout ce champ de ruines, pour l’amour du ciel ? Il faut que je le voie. Vite !”

« Barbebois a entendu sa voix et est aussitôt sorti des ombres ; et ce fut une étrange rencontre que la leur. Aucun des deux ne parut nullement surpris, chose qui me surprit moi-même. Gandalf s’attendait visiblement à trouver Barbebois ici ; et le vieil Ent pouvait tout aussi bien être resté à flâner près des portes dans l’intention de le rencontrer. Nous lui avions pourtant raconté tout ce qui s’était passé en Moria. C’est alors que je me suis souvenu de l’étrange regard qu’il nous avait lancé à ce moment-là. Je peux seulement en déduire qu’il avait vu Gandalf ou reçu des nouvelles de lui, mais qu’il n’avait rien voulu dire de trop précipité. “Pas tant de hâte”, c’est sa devise, après tout ; mais personne, pas même les Elfes, ne veut jamais dire grand-chose au sujet des déplacements de Gandalf quand il est absent.

« “Houm ! Gandalf ! dit Barbebois. Je suis content que vous soyez venu. Le bois et l’eau, la pierre et la souche, ce sont des choses dont j’ai la maîtrise ; mais il y a ici un Magicien dont il faut s’occuper.”

« “Barbebois, dit Gandalf. Il faut m’aider. Vous avez beaucoup fait, mais il m’en faut plus. J’ai là-bas dix mille Orques dont je dois m’occuper.”

« Ces deux-là sont donc allés se consulter dans un coin. Ça devait sembler très hâtif aux yeux de Barbebois, car Gandalf était extraordinairement pressé, et il parlait déjà très vite pour ce que j’ai pu entendre avant qu’ils s’éloignent. Ils ne se sont absentés que quelques minutes, peut-être un quart d’heure. Puis Gandalf est revenu nous trouver ; et il semblait soulagé, presque joyeux. Et cette fois, il n’a pas manqué de nous dire qu’il était content de nous voir.

« “Mais Gandalf, me suis-je écrié, où étiez-vous ? Avez-vous vu les autres ? »

« “Qu’importe où j’étais, me voilà de retour”, a-t-il répondu, fidèle à lui-même. Sacré Gandalf ! “Oui, j’ai revu quelques-uns des nôtres. Mais ces nouvelles doivent attendre. C’est une nuit périlleuse, et je dois chevaucher en toute hâte. Mais l’aube sera peut-être moins sombre ; et si tel est le cas, nous nous reverrons. Prenez soin de vous, et restez loin d’Orthanc ! Au revoir !”

« Quant à Barbebois, la visite de Gandalf l’a laissé très songeur. De toute évidence, elle lui avait appris beaucoup de choses en très peu de temps, et il les digérait. Il nous a regardés et il a dit : “Hm, bien, je vois que vous n’êtes pas des gens aussi hâtifs que je le croyais. Vous en avez dit beaucoup moins que vous l’auriez pu, et pas plus que vous ne le deviez. Hm, que de nouvelles on vient de m’apporter ! Enfin… Barbebois doit se remettre au travail, maintenant.”

« Avant qu’il s’en aille, nous avons pu lui soutirer quelques nouvelles, et elles n’avaient rien pour nous réconforter. Mais pour le moment, nous pensions davantage à vous trois qu’à Frodo et à Sam, ou au pauvre Boromir. Car nous savions maintenant qu’une grande bataille était engagée, ou qu’elle devait l’être bientôt ; que vous y participiez, et que vous pourriez ne jamais en ressortir vivants.

« “Les Huorns vont fournir leur aide”, nous a dit Barbebois. Puis il est parti, et nous ne l’avons pas revu avant ce matin. »

« Il faisait nuit noire. Nous étions étendus sur un tas de pierres, et nous ne pouvions rien voir au-delà. La brume ou les ombres, comme un grand voile autour de nous, masquaient toutes choses. L’air nous semblait chaud et lourd ; et il était rempli de bruissements, de grincements, d’un murmure comme de voix qui passent. Je crois que c’était d’autres Huorns, passant par centaines pour se rendre à la bataille. Plus tard, il y eut de grands roulements de tonnerre loin au sud, et des éclairs blancs à travers tout le Rohan. De temps à autre, nous voyions les cimes des montagnes surgir soudain, noires et blanches, à des milles et des milles de distance, puis disparaître à nouveau. Et derrière nous montaient des bruits, comme le tonnerre dans les collines, mais pas tout à fait. Par moments, toute la vallée en résonnait.

« Il devait être environ minuit quand les Ents ont rompu les digues ; alors, toutes les eaux rassemblées se déversèrent par une brèche dans la muraille nord de l’enceinte d’Isengard. L’ombre des Huorns était passée, et le tonnerre s’était évanoui à l’horizon. La Lune sombrait derrière les montagnes à l’ouest.

« Isengard fut alors envahi d’eaux noires qui entraient partout. Des étangs et des rigoles miroitaient aux dernières lueurs du clair de lune en se répandant sur la plaine. De temps à autre, les eaux s’engouffraient dans quelque puits ou évent. De grandes vapeurs blanches montaient en sifflant. Des volutes de fumée s’élevaient. Des explosions retentissaient, des feux jaillissaient par bouffées. Un grand tourbillon de vapeur vint s’enrouler tout autour d’Orthanc ; et bientôt, on aurait dit une haute cime nuageuse, enflammée par le dessous et baignée de lune sur le dessus. Et l’eau continua d’affluer, jusqu’à ce qu’enfin, Isengard fût comme un énorme poêlon, tout fumant et bouillonnant. »

« Nous avons vu un nuage de fumée et de vapeur la nuit dernière, quand nous sommes arrivés du sud à l’entrée de Nan Curunír, dit Aragorn. Nous avons cru que Saruman nous mijotait encore une de ses diableries. »

« Lui, non ! dit Pippin. Il devait être en train de s’étrangler ; en tout cas, il ne riait plus. Le matin venu, soit hier matin, l’eau s’était immiscée dans tous les trous, et il y avait un épais brouillard. Nous avons trouvé refuge dans ce corps de garde là-bas ; et nous en avons été quittes pour une bonne frousse. Le lac s’est mis à déborder et à se déverser par l’ancien tunnel ; et le niveau de l’eau montait rapidement, de marche en marche. Nous craignions d’être pris comme des Orques au fond d’un trou ; mais nous avons découvert, à l’arrière de la réserve, un escalier en colimaçon qui menait dehors, au sommet de l’arche. Il a fallu nous faufiler pour sortir, car les passages étaient écroulés et à moitié bloqués par des pierres juste avant d’arriver en haut. Là, assis au-dessus des flots, nous avons observé la submersion d’Isengard. Les Ents continuèrent d’ajouter de l’eau jusqu’à ce que tous les feux soient éteints et toutes les galeries inondées. Les nappes de brouillard s’assemblèrent lentement et montèrent en vapeur pour former un énorme parapluie nuageux : il devait bien faire un mille de haut. En soirée, il y eut un grand arc-en-ciel au-dessus des collines à l’est ; puis le coucher de soleil fut voilé par une forte bruine sur les flancs des montagnes. Tout devint très silencieux. Au loin, quelques loups hurlèrent tristement. Les Ents arrêtèrent l’inondation durant la nuit, renvoyant les eaux de l’Isen dans leur lit. Et voilà qui mit fin à cet épisode. »

« Depuis, l’eau a recommencé à descendre. D’après moi, il y a des issues quelque part au fond des galeries. Si Saruman met le nez à l’une ou l’autre de ses fenêtres, il verra un bien triste gâchis. Mais nous, entre-temps, nous nous sentions très seuls. Il n’y avait même pas un Ent à qui parler au milieu de toute cette dévastation ; et nous n’avions aucune nouvelle. Nous avons passé la nuit là-haut, au sommet de l’arche, mais il faisait froid et humide et nous ne pouvions fermer l’œil. Nous avions le sentiment que quelque chose pouvait se produire à tout moment. Saruman reste enfermé dans sa tour. Nous avons entendu un bruit dans la nuit, comme un vent qui aurait remonté la vallée. Je crois que les Ents et les Huorns qui s’étaient absentés sont revenus à ce moment-là ; mais j’ignore où ils sont tous partis depuis. Le matin était brumeux et moite quand nous sommes redescendus jeter un coup d’œil aux environs : personne n’était dans les parages. Et voilà à peu près tout ce qu’il y a à dire. C’est presque paisible, ici, après tout le tumulte. Et moins dangereux aussi, j’ai l’impression, depuis que Gandalf est revenu. Je n’aurais aucun mal à fermer l’œil ! »

Tous restèrent un moment silencieux. Gimli bourra de nouveau sa pipe. « Il y a une chose qui me turlupine, dit-il en l’allumant avec son briquet à amadou : Langue de Serpent. Vous avez dit à Théoden qu’il était avec Saruman. Comment est-il arrivé là ? »

« Lui, c’est vrai, je l’avais oublié, dit Pippin. Il n’est arrivé que ce matin. Nous venions d’allumer le feu et de prendre à déjeuner quand Barbebois est reparu à l’extérieur, appelant nos noms à grand renfort de houm, houm.

« “Je viens seulement voir comment vous allez, mes garçons, dit-il ; et vous donner des nouvelles. Les Huorns sont revenus. Tout va bien ; tout va on ne peut mieux, en fait ! dit-il en riant, et il se tapa les cuisses. Plus d’Orques à Isengard, plus de haches, fini ! Et des gens arriveront du Sud avant la fin du jour, dont certains que vous pourriez être contents de voir.”

« Il avait à peine fini de parler que nous avons entendu un bruit de sabots qui approchaient sur la route. Nous sommes sortis en hâte, nous précipitant devant les portes, et je me tins là les yeux écarquillés, m’attendant presque à voir arriver Gandalf et l’Arpenteur sur leurs montures, à la tête d’une armée. Mais du brouillard, j’ai plutôt vu apparaître un homme sur un vieux cheval fourbu ; et lui-même ressemblait assez à une petite créature étrange et déformée. Il n’y avait personne d’autre. Quand il est sorti de la brume et qu’il a vu soudain tous les décombres et les ruines devant lui, il est resté bouche bée, et sa figure est devenue presque verte. Il était si estomaqué qu’il sembla ne pas nous voir au début. Quand il finit par nous apercevoir, il poussa un cri et voulut tourner bride et déguerpir. Mais Barbebois fit trois enjambées, étendit un long bras et le souleva de sa selle. Son cheval s’emballa, pris de peur, mais l’homme se mit à plat ventre. Il dit qu’il était Gríma, l’ami et le conseiller du roi, et qu’il apportait d’importants messages de Théoden à l’intention de Saruman.

« “Personne d’autre que moi n’osait traverser le pays avec tous ces Orques immondes qui fourmillent, dit-il, alors on m’a envoyé. Et j’ai fait un voyage périlleux, et je suis affamé et fatigué. J’ai dû m’écarter loin au nord, poursuivi par des loups.”

« Je voyais les regards de biais qu’il lançait à Barbebois, et je me disais : “Menteur.” Barbebois, à sa manière longue et lente, le considéra pendant plusieurs minutes, à tel point que le pauvre homme finit par se tortiller sur le sol. Puis il lui dit enfin : “Ha, hm, je vous attendais, maître Langue de Serpent.” L’homme tressaillit à ce nom. “Gandalf est arrivé avant vous. J’en sais donc autant qu’il m’en faut à votre sujet, et je sais ce que je dois faire de vous. Tous les rats dans la même ratière, m’a dit Gandalf ; et c’est ce que je ferai. Je suis le maître d’Isengard, à présent ; mais Saruman est prisonnier de sa tour : vous pouvez aller le rejoindre et lui livrer tous les messages qui vous viendront à l’esprit.”

« “Laissez-moi, laissez-moi ! dit Langue de Serpent. Je connais le chemin.”

« “Vous le connaissiez, ça je n’en doute pas, dit Barbebois. Mais les choses ont quelque peu changé, ici. Allez voir !”

« Il laissa partir Langue de Serpent, qui s’en fut cahin-caha à travers l’arche avec nous sur ses talons ; puis il entra dans l’anneau et vit toutes les eaux qui s’étendaient entre lui et Orthanc. Il se tourna alors vers nous.

« “Laissez-moi partir ! gémit-il. Laissez-moi partir ! Mes messages sont inutiles, maintenant.”

« “Tout à fait inutiles, dit Barbebois. Mais vous n’avez que deux choix : rester avec moi jusqu’à l’arrivée de Gandalf et de votre maître ; ou franchir cette eau. Que choisissez-vous ?”

« L’homme frémit à la mention de son maître, et mit un pied dans l’eau ; mais il recula. “Je ne sais pas nager”, dit-il.

« “L’eau n’est pas profonde, dit Barbebois. Elle est sale, mais cela ne vous fera rien à vous, maître Langue de Serpent. Allez-y, maintenant !”

« Là-dessus, le misérable alla patauger dans l’eau trouble. Elle lui montait presque jusqu’au cou quand je commençai à le perdre de vue. La dernière fois que je l’ai aperçu, il s’agrippait à un vieux tonneau, ou peut-être était-ce un bout de bois. Mais Barbebois le suivit, surveillant sa progression.

« “Eh bien, le voilà entré, dit-il à son retour. Je l’ai vu grimper l’escalier à quatre pattes, trempé comme un rat. Il y a encore quelqu’un dans la tour : une main est sortie et l’a tiré à l’intérieur. Il s’y trouve donc : j’espère que l’accueil est à son goût. Maintenant, je dois aller me laver de toute cette vase. Je serai là-haut du côté nord, si quelqu’un demande à me voir. Il n’y a pas d’eau assez propre ici, pour un Ent qui désire boire ou se baigner. Alors je vous demanderais de guetter les portes, mes garçons, et d’accueillir les gens qui s’en viennent. Il y aura le Seigneur des Champs du Rohan, notez bien ! Il faut lui réserver votre meilleur accueil : ses hommes ont livré un rude combat contre les Orques. Vous savez peut-être, mieux qu’un Ent, quel tour il faut donner au langage des Hommes quand on s’adresse à un de leurs seigneurs. Ils sont très nombreux à avoir régné sur les champs verts de mon temps, mais je n’ai jamais appris leur langue ou leurs noms. Ils voudront avoir de la nourriture d’homme, et vous en savez un bout là-dessus, je pense. Trouvez donc quelque chose qui convienne selon vous à un roi, si vous le pouvez.” Et voilà qui met fin à l’histoire. Même si j’aimerais bien savoir qui est ce Langue de Serpent. Était-il vraiment le conseiller du roi ? »

« Oui, dit Aragorn, et aussi l’espion et le serviteur de Saruman au Rohan. Le sort n’a pas été indûment favorable envers lui. Voir ainsi la ruine de tout ce qu’il croyait si puissant et si magnifique dut être un châtiment assez sévère pour lui. Mais je crains que le pire ne soit à venir en ce qui le concerne. »

« Oui, je ne pense pas que Barbebois l’ait envoyé à Orthanc pour lui faire une faveur, dit Merry. Il semblait prendre un malin plaisir à le tourmenter, et il riait tout seul au moment d’aller boire et prendre son bain. Après cela, nous avons été assez occupés à fouiller parmi les épaves et à fureter un peu partout. Nous avons trouvé deux ou trois réserves à différents endroits, non loin d’ici, épargnées par l’eau. Mais Barbebois a envoyé quelques Ents, et ils ont emporté une bonne partie des vivres.

« “Il nous faut de la nourriture d’homme pour vingt-cinq personnes”, dirent les Ents : cela montre que votre compagnie avait été minutieusement comptée avant votre arrivée. Visiblement, vous autres trois étiez censés aller avec les grands. Mais vous n’auriez pas fait meilleure chère. Ce que nous avons gardé était aussi bon que la nourriture envoyée, je vous assure. Meilleur, car nous n’avons envoyé aucune boisson.

« “Et les boissons ?” ai-je demandé aux Ents.

« “Il y a l’eau de l’Isen, et elle est assez bonne pour les Ents et les Hommes”, ont-ils répondu. Mais j’espère que les Ents auront trouvé le temps de préparer quelques-uns de leurs breuvages d’eau de montagne, et que nous verrons la barbe de Gandalf boucler à son retour. Après le départ des Ents, la fatigue et la faim nous sont tombées dessus. Mais nous n’avions pas matière à nous plaindre : nos efforts avaient été amplement récompensés. Notre quête de nourriture d’homme avait permis à Pippin de découvrir le véritable trésor parmi toutes ces épaves : ces barils de Sonnecornet. “Fumer est meilleur après manger”, m’a fait remarquer Pippin : c’est ce qui a mené aux circonstances de tout à l’heure. »

« Oui, tout s’explique et se justifie », dit Gimli.

« Tout sauf une chose, dit Aragorn : de la feuille du Quartier Sud à Isengard ? Plus j’y pense, plus je trouve cela curieux. Je ne suis jamais entré à Isengard, mais j’ai voyagé dans ce pays, et je connais bien les terres vides qui s’étendent entre le Rohan et le Comté. Plus rien ni personne ne circule sur cette route depuis maintes longues années, pas ouvertement en tout cas. Saruman entretenait un commerce secret avec quelqu’un du Comté, je suppose. Il peut se trouver des Langues de Serpent ailleurs que chez le roi Théoden. Les barils portaient-ils une date ? »

« Oui, dit Pippin. C’était la récolte de 1417, soit celle de l’année dernière ; non, celle d’avant, bien sûr, à l’heure qu’il est : une bonne année. »

« Eh bien, quel qu’ait été le mal qui se tramait, il n’y a plus à s’en inquiéter, je l’espère ; ou du moins il est hors de notre portée pour l’instant, dit Aragorn. Mais je crois que j’en toucherai un mot à Gandalf, aussi insignifiant cela puisse-t-il sembler au milieu de ses grandes affaires. »

« Je me demande ce qu’il fabrique, dit Merry. L’après-midi avance. Et si on allait faire un tour ? En tout cas, vous avez maintenant toute la liberté d’entrer à Isengard si le cœur vous en dit. Mais cette vue n’a rien de très réjouissant. »










1.

Dans le calendrier du Comté, tous les mois comptaient 30 jours.

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