1L’apprivoisement de Sméagol










« Y a pas à dire, maître, nous v’là dans un sale pétrin », dit Sam Gamgie. Il se tenait aux côtés de Frodo, l’air abattu et les épaules voûtées, plissant les yeux pour mieux percer les ténèbres.

C’était le troisième soir depuis qu’ils avaient fui la Compagnie, pour autant qu’ils aient pu en juger : ils avaient presque perdu le compte des heures durant lesquelles ils avaient grimpé et peiné sur les pentes arides et parmi les pierres des Emyn Muil – parfois contraints de rebrousser chemin parce qu’ils ne trouvaient plus moyen de continuer ; parfois navrés de constater qu’ils avaient tourné en rond pour revenir où ils se trouvaient plusieurs heures auparavant. Dans l’ensemble, toutefois, ils n’avaient jamais cessé de progresser vers l’est, toujours en essayant de rester en marge de cet étrange et tortueux amoncellement de collines, autant que faire se pouvait. Mais leurs faces extérieures plongeaient toujours aussi abruptement, hautes et infranchissables, dominant la plaine de leur mine renfrognée ; au-delà des bords éboulés s’étendaient des marais livides et putrescents où rien ne bougeait : pas même un seul oiseau n’était visible.

Les hobbits se tenaient à présent au bord d’une haute falaise, triste et dénudée, aux pieds enveloppés de brume ; derrière eux, les hauteurs tourmentées étaient couronnées de nuages flottant à la dérive. Un vent froid soufflait de l’est. La nuit commençait d’envelopper les terres informes devant eux : leur vert nauséeux faisait place à de mornes bruns. Loin sur leur droite, l’Anduin qui, durant la journée, avait jeté d’intermittents reflets à la faveur des éclaircies, était à présent perdu dans l’ombre. Mais leurs yeux ne regardaient pas au-delà du Fleuve vers le Gondor, vers leurs amis, vers les terres des Hommes. Ils fixaient le sud et l’est où, aux confins de la nuit approchante, s’étendait une ligne sombre, comme de lointains monts de fumée pétrifiée. De temps à autre, un minuscule tremblotement de rouge jaillissait au lointain, sur la lisière entre terre et ciel.

« Quel pétrin ! dit Sam. De tous les pays qu’on connaît, c’est le seul endroit qu’on voudrait pas voir de plus près ; et c’est justement là où on essaie d’aller ! Et c’est là qu’on n’arrive pas à se rendre, quoi qu’on fasse. On est venus complètement du mauvais côté, il semblerait. On peut pas descendre ; et si on descendait, on verrait que toutes ces terres vertes sont qu’un vilain marécage, je gage. Pouah ! Vous le sentez ? » Il renifla le vent avec dédain.

« Oui, je le sens », dit Frodo, mais il ne bougea pas, et ses yeux restèrent fixés en direction de la ligne sombre et de la flamme tremblotante. « Le Mordor ! dit-il entre ses dents. S’il faut que j’aille là-bas, je voudrais bien m’y rendre au plus tôt et en finir au plus vite ! » Il frissonna. Le vent était glacial, et pourtant chargé d’une odeur de froide pourriture. « De toute manière, dit-il, détournant enfin les yeux, nous ne pouvons rester ici toute la nuit, pétrin ou pas. Il faut trouver un endroit plus abrité, et camper une nouvelle fois ; et espérer que demain nous montre la voie. »

« Ou après-demain, ou après-après-demain, marmonna Sam. Ou peut-être jamais. On est venus du mauvais côté. »

« Je ne sais pas, dit Frodo. C’est mon destin, je pense, d’aller vers cette Ombre là-bas, et nous finirons par trouver un chemin. Mais est-ce le bien ou le mal qui me le montrera ? Le peu d’espoir que nous avions résidait dans la hâte. Tout retard joue en faveur de l’Ennemi – et me voici retardé. Est-ce la volonté de la Tour Sombre qui dirige nos pas ? Tous mes choix se sont révélés mauvais. J’aurais dû quitter la Compagnie bien avant, et arriver par le nord, à l’est du Fleuve et des Emyn Muil, sur le dur de la Plaine de Bataille et ainsi jusqu’aux cols du Mordor. Mais à présent, il n’est plus possible pour toi et moi tous seuls de nous en retourner ; et les Orques rôdent sur la rive orientale. Chaque jour qui passe est un précieux jour perdu. Je suis las, Sam. Je ne sais pas ce qu’il faut faire. Que nous reste-t-il comme nourriture ? »

« Seulement ces… comment on dit, ces lembas, monsieur Frodo. Une bonne provision. Mais ça vaut mieux qu’une dent cassée, pas vrai ? Même si je pensais pas, quand j’ai mordu dedans pour la première fois, que j’en viendrais jamais à vouloir du changement. Mais maintenant, ce serait pas de refus : un bout de pain ordinaire et une chope de bière descendraient bien – pardi ! une demi-chope. Ça fait depuis notre dernier campement que je trimballe mon attirail de cuisine, et à quoi ça nous a servis ? Rien pour allumer un feu, d’abord ; et rien à faire cuire, pas même de l’herbe ! »

Ils quittèrent le bord du précipice et descendirent dans une petite dépression rocailleuse. Le soleil couchant était perdu dans des nuages, et la nuit tomba rapidement. Ils dormirent comme ils le purent malgré le froid, chacun à tour de rôle, dans une niche au milieu de grandes aiguilles rocheuses à la face rongée et aux contours déchiquetés ; du moins étaient-ils à l’abri du vent d’est.

« Les avez-vous revus, monsieur Frodo ? » demanda Sam comme ils étaient assis, transis et courbatus, à mastiquer des gaufrettes de lembas dans la froide lueur grise du petit matin.

« Non, dit Frodo. Je n’ai rien vu ni rien entendu depuis deux nuits, maintenant. »

« Ni moi non plus, dit Sam. Brrr ! Ces yeux m’ont fait une de ces peurs ! Mais peut-être qu’on a fini par le semer, ce misérable fouineur. Gollum ! Je vais lui mettre du gollum dans le gosier, si jamais je lui mets la main au cou. »

« J’espère que tu n’en viendras jamais là, dit Frodo. Je ne sais pas comment il nous a suivis ; mais il se peut qu’il nous ait de nouveau perdus, comme tu dis. Dans ce pays morne et sec, nous ne laissons sans doute pas beaucoup d’empreintes, ni tellement d’odeur, même pour son nez renifleur. »

« J’espère que c’est le cas, dit Sam. Je voudrais bien en être débarrassé pour de bon ! »

« Moi aussi, dit Frodo ; mais ce n’est pas mon plus grand souci. Je voudrais qu’on sorte de ces collines ! Je les déteste. Je me sens complètement nu du côté est, coincé sur cette corniche sans rien d’autre que la plaine morte pour me séparer de cette Ombre là-bas. Il y a un Œil dedans. Allons ! Il faut trouver aujourd’hui une façon de descendre, coûte que coûte. »

Mais cette journée passa, et quand l’après-midi se mit à décliner, ils peinaient encore le long de la crête sans avoir pu trouver aucune issue.

Parfois, dans le silence de cette contrée stérile, ils croyaient entendre de faibles sons derrière eux, la chute d’une pierre, ou un claquement de pieds imaginaire sur les rochers. Mais quand ils s’arrêtaient pour écouter, immobiles comme des statues, ils n’entendaient plus rien, rien que le vent soupirant à la surface des pierres ; mais même ce son leur rappelait le doux chuintement d’un souffle entre des dents acérées.

Durant toute cette journée, l’arête extérieure des Emyn Muil s’était peu à peu infléchie vers le nord, à mesure qu’ils cheminaient. Tout au long du bord du précipice s’étendait maintenant une large corniche recouverte d’éboulis de roches striées et corrodées, dans laquelle d’étroits ravins s’ouvraient de place en place, plongeant abruptement vers de profondes entailles dans la paroi de la falaise. Afin de se frayer un chemin à travers ces crevasses, qui devenaient toujours plus profondes et plus fréquentes, Frodo et Sam durent s’écarter sur la gauche, à bonne distance du bord ; ainsi, ils parcoururent plusieurs milles sans remarquer qu’ils descendaient, lentement mais sûrement : le haut de la falaise s’abaissait progressivement au niveau de la plaine.

Enfin, ils durent s’arrêter. L’arête faisait un grand coude vers le nord, fendue par un ravin plus important. De l’autre côté, elle remontait en un seul bond de plusieurs toises : un grand escarpement gris s’élevait devant eux, taillé à pic comme d’un coup de couteau. Ils ne pouvaient plus continuer : ils devaient prendre soit à l’ouest, soit à l’est. Mais l’ouest, en les ramenant au cœur des collines, leur causerait encore plus de peine et de retard ; alors que l’est les conduirait au précipice.

« Eh bien, Sam, il n’y a plus qu’à descendre ce ravin comme on peut, dit Frodo. Voyons à quoi ça nous mènera ! »

« Une vilaine chute, je parie », répondit Sam.

La crevasse était plus longue et plus profonde qu’elle n’y paraissait. À quelque distance en bas, ils trouvèrent des arbres noueux et rabougris, les premiers qu’ils voyaient depuis plusieurs jours : des bouleaux tordus pour la plupart, avec çà et là un sapin. Nombre d’entre eux n’étaient plus que des squelettes, rongés jusqu’au cœur par les vents d’est. Autrefois, en des temps plus cléments, il devait y avoir eu un dense fourré au creux du ravin, mais à présent, les arbres disparaissaient de nouveau au bout d’une cinquantaine de verges, même si de vieux troncs d’arbres morts étaient disséminés presque jusqu’au bord de la falaise. Le fond de la crevasse, situé le long d’une faille dans le roc, était couvert d’éclats de pierre et fortement incliné. Lorsqu’ils arrivèrent au bord du précipice, Frodo se pencha et regarda en bas.

« Regarde ! dit-il. Nous avons dû beaucoup descendre, ou c’est la falaise qui s’est affaissée. Elle est beaucoup plus basse qu’elle ne l’était, et la descente a l’air plus facile. »

Sam s’agenouilla à côté de lui et regarda craintivement dans le gouffre. Puis il leva les yeux vers la haute paroi de la falaise qui s’élevait à quelque distance sur leur gauche. « Plus facile ! grogna-t-il. Enfin, c’est toujours plus facile de descendre que de monter, je suppose. Ceux qui savent pas voler peuvent toujours sauter ! »

« Ce serait tout de même un grand saut, dit Frodo. Environ, euh… » Il évalua la distance du regard. « Environ dix-huit toises, je dirais. Pas plus. »

« Et c’est bien assez ! dit Sam. Ah ! Ce que je déteste ça, regarder d’une hauteur ! Mais j’aime mieux regarder qu’escalader. »

« Tout de même, dit Frodo, je pense qu’on pourrait descendre ici ; et je crois qu’il nous faudra essayer. Regarde… le roc est très différent de ce qu’il était à quelques milles d’ici. Il a glissé et il est tout fendu. »

En effet, le précipice n’était plus aussi abrupt, mais s’avançait un peu en pente. On eût dit une imposante muraille ou digue dont les assises se seraient déplacées, lui donnant un aspect tordu et décalé, et laissant de grandes fissures et de longues saillies inclinées, souvent presque aussi larges que des marches.

« Et si on doit essayer de descendre, on ferait mieux d’essayer tout de suite. Le soir tombe vite. Je pense qu’un orage s’en vient. »

Les lointains fumeux des montagnes, dans l’Est, se perdaient dans une obscurité encore plus profonde, laquelle étendait déjà de longs bras vers l’ouest. Une brise se leva, et un murmure de tonnerre. Frodo huma l’air et tourna vers le ciel un regard dubitatif. Il passa sa ceinture par-dessus sa cape et la serra, assura son léger chargement sur ses épaules, et s’avança vers le bord. « Je vais essayer », dit-il.

« Bon, d’accord ! dit Sam à contrecœur. Mais j’y vais en premier. »

« Toi ? dit Frodo. Qu’est-ce qui t’a fait changer d’idée ? »

« J’ai pas changé d’idée. Mais c’est du gros bon sens : mettez en bas celui qu’a plus de chances de glisser. Je veux pas vous tomber dessus et vous faire dégringoler – c’est pas logique d’en tuer deux d’une même chute. »

Sans donner à Frodo le temps d’intervenir, il s’assit, laissa descendre ses jambes dans le vide et se tourna, agitant les pieds et cherchant une prise avec ses orteils. Il est probable qu’il n’ait jamais fait de sang-froid quelque chose de plus brave, ni de plus imprudent.

« Non, non ! Sam, espèce de vieille cloche ! dit Frodo. Tu te tueras à coup sûr, si tu descends comme ça sans même regarder où tu dois mettre les pieds. Reviens ! » Il saisit Sam sous les aisselles et le remonta. « Maintenant, tu attends : un peu de patience ! » dit-il. Puis il s’allongea par terre et se pencha au-dessus du gouffre ; mais le jour déclinait rapidement, bien que le soleil ne fût pas encore couché. « Je crois qu’on peut y arriver, dit-il alors ; moi, en tout cas, et tu le peux aussi, si tu gardes toute ta tête et que tu fais bien attention de me suivre. »

« Je vois pas comment vous pouvez en être aussi sûr, dit Sam. Ma foi ! On voit même pas jusqu’en bas dans cette lumière. Et qu’est-ce que vous allez faire, si vous arrivez là où y a nulle part où mettre les pieds ou les mains ? »

« Remonter, je suppose », dit Frodo.

« Facile à dire, répliqua Sam. Mieux vaut attendre demain pour voir quelque chose. »

« Non ! Pas si je peux l’éviter, dit Frodo, avec une ardeur aussi étrange que soudaine. Chaque heure, chaque minute me dure. Je vais tenter un essai. Ne bouge pas avant que je revienne ou que je décide de t’appeler ! »

Agrippant le bord de la paroi rocheuse, il se laissa descendre doucement jusqu’au moment où, les bras presque complètement étendus, il trouva une saillie du bout des orteils. « Voilà une première marche ! dit-il. Et cette saillie s’élargit à droite. Je pourrais m’y tenir debout sans m’agripper. Je vais… » Sa phrase fut brusquement interrompue.

Les ténèbres volantes, redoublant de vitesse, surgirent de l’Est et engloutirent le ciel. Il y eut craquement de tonnerre, sec et déchirant, juste au-dessus de leurs têtes. De fulgurants éclairs s’abattirent dans les collines. Puis il y eut une sauvage bourrasque, et, mêlé à son rugissement, un cri aigu et perçant. Les hobbits avaient déjà entendu un cri semblable dans la lointaine Marêche, en fuyant Hobbiteville ; et même là, dans les bois du Comté, il leur avait glacé le sang. Ici, dans le désert, sa terreur était bien plus grande : ils se sentirent percés par de froides lames d’horreur et de désespoir, arrêtant le cœur, coupant le souffle. Sam tomba face contre terre. Sans le vouloir, Frodo lâcha prise et se couvrit la tête et les oreilles. Chancelant, il perdit pied et glissa en bas avec un cri plaintif.

Sam l’entendit tomber et rampa avec effort jusqu’au bord. « Maître, maître ! appela-t-il. Maître ! »

Il n’obtint aucune réponse. Il s’aperçut qu’il tremblait de partout, mais il reprit son souffle et appela de nouveau : « Maître ! » Le vent semblait vouloir faire rentrer son cri dans sa gorge ; mais quand il eut passé à travers le ravin pour aller rugir parmi les collines, un faible cri de réponse monta aux oreilles de Sam :

« Ça va, ça va ! Je suis ici. Mais je ne vois plus rien. »

Frodo l’appelait d’une voix faible. En réalité, il n’était pas bien loin. Il avait glissé, sans toutefois tomber ; et d’une secousse, il avait pu reprendre pied sur une saillie plus large, peut-être une dizaine de pieds plus bas. Heureusement, à cet endroit, la paroi rocheuse était fortement inclinée en arrière, et le vent l’avait poussé contre la falaise, ce qui l’avait empêché de basculer. Il prit quelques instants pour se remettre d’aplomb, le visage collé contre la pierre froide, sentant son cœur battre à tout rompre. Mais soit l’obscurité était devenue totale, soit il avait perdu la vue. Tout était noir autour de lui. Avait-il été frappé de cécité ? Il prit une profonde inspiration.

« Revenez ! Revenez ! » disait la voix de Sam au-dessus de lui à travers les ténèbres.

« Je ne peux pas, répondit-il. Je ne vois plus rien. Je ne trouve aucune prise. Je ne peux pas bouger pour l’instant. »

« Qu’est-ce que je peux faire, monsieur Frodo ? Qu’est-ce que je peux faire ? » s’écria Sam, dangereusement penché en avant. Pourquoi son maître ne voyait-il plus ? Il faisait sombre, assurément, mais pas si noir que cela. Il apercevait Frodo un peu plus bas, forme grise et solitaire, plaquée contre la falaise. Mais aucune main secourable ne pouvait l’atteindre.

Il y eut un nouveau craquement de tonnerre ; puis vint la pluie. En un aveuglant rideau mêlé de grêle, d’un froid saisissant, elle prit d’assaut la falaise.

« Je descends vous trouver ! » hurla Sam, encore qu’il ne sût pas très bien quelle aide il espérait fournir par là.

« Non, non ! attends ! répondit Frodo avec plus de vigueur. Ça ira mieux dans un instant. Je me sens déjà mieux. Attends ! Tu n’arriveras à rien sans une corde ! »

« Une corde ! s’écria Sam, pestant contre lui-même dans son excitation et son soulagement. Eh bien ! si j’mérite pas d’être pendu avec pour servir d’exemple aux simples d’esprit ! T’es une vraie tête de courge, Sam Gamgie : l’Ancêtre te l’a répété assez souvent, vu que c’est une de ses expressions. Une corde ! »

« Arrête de jacasser ! lui cria Frodo, suffisamment remis à présent pour être à la fois amusé et agacé. Laisse faire ton ancêtre ! Es-tu en train de te dire que tu as de la corde sur toi ? Si oui, sors-la et en vitesse ! »

« Oui, monsieur Frodo, dans mon paquet et tout. Des centaines de milles que je la traîne, et j’l’avais complètement oubliée ! »

« Alors grouille-toi et laisses-en tomber un bout ! »

Sam posa rapidement son paquet et se mit à fouiller à l’intérieur. Tout au fond se trouvait en effet un rouleau de la corde grise et soyeuse fabriquée par les gens de Lórien. Il en jeta l’une des extrémités à son maître. Le voile noir sur les yeux de Frodo parut se retirer, ou bien il retrouvait la vue. Il voyait la mince ligne grise pendiller devant lui, et il lui semblait qu’une faible lueur argentée en émanait. Dès lors que son regard pouvait se fixer sur quelque chose au milieu des ténèbres, il se sentait moins étourdi. Se portant en avant, il passa le bout de la corde autour de sa taille, l’assujettit, et saisit la corde à deux mains.

Sam se recula et s’arc-bouta contre une souche à quelques pieds du bord. Hissé par Sam, et s’aidant des pieds et des mains, Frodo remonta et se laissa choir sur le sol.

Le tonnerre roulait et grondait au loin, et la pluie continuait de tomber à verse. Marchant à quatre pattes, les hobbits regagnèrent l’intérieur du ravin ; mais ils n’y furent pas beaucoup plus à l’abri. Des rigoles se formèrent peu à peu ; bientôt, elles se muèrent en un torrent bruineux qui rejaillissait sur les pierres et se déversait dans le précipice comme les gouttières d’une vaste toiture.

« J’aurais été quasi noyé sur cette falaise, ou tout simplement emporté, dit Frodo. C’est une chance que tu aies eu cette corde ! »

« Ç’aurait été encore mieux si j’y avais pensé avant, dit Sam. Vous vous rappelez peut-être quand ils ont mis les cordes dans les barques, au moment du départ – au pays des Elfes. Elles me faisaient envie, alors j’en ai mis un rouleau dans mes affaires. Y a de ça des années, on dirait. “Ça peut servir dans bien des situations”, qu’il m’a dit : Haldir, ou un de ces gens-là. Et il avait bien raison. »

« Dommage que je n’aie pas songé à en prendre une aussi, dit Frodo ; mais j’ai quitté la Compagnie dans une telle hâte et un tel branle-bas. Si seulement la tienne était assez longue, nous pourrions nous en servir pour descendre. Elle mesure combien, au fait ? »

Sam la laissa filer lentement, ses bras lui servant de mesure : « Cinq, dix, vingt, trente aunes, plus ou moins », dit-il.

« Qui l’eût cru ? » s’exclama Frodo.

« Ah oui, hein ? dit Sam. Les Elfes sont des gens merveilleux. Elle a l’air un peu mince, mais elle est solide, et tendre comme du beurre au toucher. Elle se range bien, et puis elle est légère comme tout. Des gens merveilleux, j’vous dis ! »

« Trente aunes ! dit pensivement Frodo. Je crois que cela suffirait. Si l’orage passe avant la nuit tombée, je vais essayer. »

« Il a déjà presque fini de pleuvoir, dit Sam ; mais vous allez pas recommencer à jouer les casse-cou dans cette pénombre-là, monsieur Frodo ! Et je sais pas pour vous, mais je me suis pas encore remis de cette espèce de cri qu’a déchiré le vent. On aurait dit un Cavalier Noir – mais dans les airs, à supposer qu’ils puissent voler. Je me dis qu’on ferait mieux de se terrer dans cette fente jusqu’à la fin de la nuit. »

« Et moi, je me dis que je ne resterai pas une minute de plus qu’il ne le faut, coincé sur cette corniche avec les yeux de la Terre Sombre qui m’observent par-dessus les marais », dit Frodo.

Sur ce, il se leva et redescendit jusqu’au bas du ravin. Il regarda à l’horizon. Le ciel s’éclaircissait de nouveau dans l’Est. Les derniers lambeaux de l’orage se retiraient, lourds et humides : le gros de la bataille était passé et déployait à présent ses grandes ailes au-dessus des Emyn Muil, tandis que la sombre pensée de Sauron s’arrêtait un moment sur elles. Puis l’orage se détourna des collines, cinglant la vallée de l’Anduin sous un déluge de grêle et d’éclairs, et jetant sur Minas Tirith l’ombre annonciatrice d’une guerre prochaine. Se posant alors dans les montagnes, et rassemblant ses hautes spirales, il survola lentement le Gondor et les frontières du Rohan jusqu’à ce qu’au loin, les Cavaliers sur la plaine vissent ses tours noires s’avancer derrière le soleil, au moment de chevaucher dans l’Ouest. Mais ici, au-dessus du désert et des marais putrides, le bleu sombre du soir revenait dans le ciel, et quelques pâles étoiles s’allumèrent, comme de petits trous blancs percés dans la voûte derrière le croissant de lune.

« Ça fait du bien de retrouver la vue, dit Frodo avec une profonde respiration. Sais-tu que j’ai cru un moment être devenu aveugle ? À cause de l’éclair, ou pire encore. Je ne voyais plus rien, plus rien du tout, jusqu’à ce que tu fasses descendre cette corde grise. On aurait dit qu’elle brillait, c’est curieux. »

« C’est vrai qu’elle a comme des reflets argent dans le noir, dit Sam. J’avais jamais remarqué, quoique je me rappelle pas non plus l’avoir sortie depuis que je l’ai rangée. Mais vous qu’êtes si décidé à descendre, monsieur Frodo, qu’est-ce que vous allez en faire ? Trente aunes, ou mettons à peu près dix-huit toises : c’est tout juste la hauteur que vous lui donniez, à cette falaise. »

Frodo réfléchit un moment. « Attache-la à cette souche, Sam ! dit-il. Puis cette fois, je pense que tu seras exaucé : tu iras en premier. Je vais te faire descendre, et tu n’auras qu’à jouer des pieds et des mains pour te tenir éloigné du rocher. Quoique, si tu t’appuies sur des saillies pour me libérer un peu de ton poids, ce sera plus facile. Quand tu seras en bas, je descendrai à mon tour. Je me sens tout à fait remis, à présent. »

« C’est d’accord, dit Sam d’un ton accablé. Puisqu’il le faut, finissons-en ! » Il ramassa la corde et l’assujettit à la souche la plus proche du bord ; puis il noua l’autre bout autour de sa taille. Il se retourna, hésitant, et s’apprêta à descendre une seconde fois.

La descente s’avéra toutefois beaucoup moins difficile qu’il ne l’aurait cru. La corde parut lui donner confiance, encore qu’il fermât les yeux plus d’une fois en regardant dans le vide entre ses pieds. Il rencontra un passage ardu où ne se trouvait aucune saillie et où la paroi était à pic, voire légèrement en surplomb sur un court espace ; alors il glissa, et se balança un moment sur la corde argentée. Mais Frodo le laissa descendre graduellement, et l’épreuve fut enfin terminée. Sa plus grande crainte avait été de manquer de corde pendant qu’il se trouvait encore en l’air, mais il y avait encore une bonne boucle dans la main de Frodo quand Sam toucha le sol et lui cria : « J’y suis ! » Sa voix montait clairement d’en bas, mais Frodo ne pouvait le voir : le gris de sa cape elfique s’était fondu dans le crépuscule.

Frodo mit un peu plus de temps à le suivre. La corde était passée autour de sa taille, en plus d’être attachée à la souche, et il l’avait raccourcie de manière à ce qu’elle le retienne avant qu’il n’atteigne le sol ; il ne voulait tout de même pas risquer une chute, car il n’avait pas toute la confiance de Sam en cette mince corde grise. Il trouva néanmoins deux endroits où il dut s’en remettre entièrement à elle : des surfaces lisses où même ses puissants doigts de hobbit ne trouvèrent aucune prise, et où les saillies étaient très espacées. Mais lui aussi finit par arriver en bas.

« Eh bien ! s’écria-t-il. Nous y voilà ! Nous sommes sortis des Emyn Muil ! Et maintenant, qu’est-ce que ce sera, je me le demande ? Peut-être allons-nous bientôt regretter la sensation du roc dur sous nos pieds. »

Mais Sam ne répondit pas : son regard était fixé vers le haut de la falaise. « Têtes de courge ! dit-il. Pauvres nouilles ! Ma belle corde ! Là voilà prise à une souche, et nous on est en bas. On pouvait pas lui laisser un plus beau petit escalier, à cette fouine de Gollum. Autant mettre une pancarte pour lui montrer de quel côté on est partis ! Je me disais aussi que ça semblait un peu trop facile. »

« Si tu peux me dire comment nous aurions pu chacun nous servir de la corde tout en l’emportant avec nous, alors je veux bien m’appeler moi aussi tête de courge, ou tout autre nom que ton ancêtre t’a donné, dit Frodo. Va la détacher et redescends, si tu veux ! »

Sam se gratta la tête. « Non, je vois pas comment, je vous prie de m’excuser, dit-il. Mais j’aime pas être obligé de la laisser, ça c’est un fait. » Il caressa le bout de la corde et la secoua doucement. « C’est dur de me séparer d’une chose qui vient du pays des Elfes. Faite par Galadriel elle-même, peut-être, qui plus est. Galadriel », murmura-t-il, hochant la tête avec tristesse. Il leva les yeux et tira une dernière fois sur la corde en guise d’adieu.

À la plus grande surprise des deux hobbits, elle se détacha. Sam tomba à la renverse, et les longues boucles grises glissèrent sur lui en silence. Frodo rit. « Qui a fait le nœud ? dit-il. Encore heureux qu’il ait tenu aussi longtemps ! Et dire que j’y ai mis tout mon poids ! »

Sam ne rit pas. « Je suis peut-être pas très bon à la grimpe, monsieur Frodo, dit-il d’un ton blessé, sauf que j’en connais un bout sur les cordes et les nœuds. C’est de famille, comme on dit. Mon grand-papa, voyez, et puis mon oncle Andy, lui qu’était le frère aîné de l’Ancêtre, ils ont eu longtemps une corderie proche de Champfunel. Et j’ai fait un nœud aussi solide que n’importe qui peut en faire, dans le Comté ou en dehors. »

« Alors la corde a dû se rompre – elle se sera usée contre le rocher, je suppose », dit Frodo.

« Je parierais que non ! » dit Sam, d’un ton encore plus offensé. Il se pencha et en examina chaque extrémité. « Non, non plus. Pas le moindre fil ! »

« Dans ce cas, j’ai bien peur que ç’ait été le nœud », dit Frodo.

Sam secoua la tête et ne répondit pas. Il faisait glisser la corde entre ses doits d’un air pensif. « Comme vous voudrez, monsieur Frodo, finit-il par dire, mais je pense que la corde est venue toute seule – quand j’ai appelé. » Il la roula sur elle-même et la rangea amoureusement dans son paquet.

« Pour ça, elle est venue, dit Frodo : c’est le principal. Mais maintenant, il faut penser à ce que nous allons faire. La nuit nous aura bientôt rejoints. Comme les étoiles sont belles, et le clair de lune ! »

« Oui, ils redonnent du cœur, hein ? Et Lune grossit. Ça fait une ou deux nuits qu’on l’a pas vu, avec tous ces nuages. Il commence à donner pas mal de lumière. »

« Oui, dit Frodo ; mais il ne sera pas à son plein avant quelques jours. Je ne crois pas qu’on va essayer de passer les marais sous un seul quartier de lune. »

Aux premières ombres de la nuit, ils entreprirent l’étape suivante de leur voyage. Sam se retourna au bout d’un moment et regarda le chemin qu’ils avaient suivi. L’ouverture du ravin était comme une fente noire dans la sombre falaise. « Je suis content qu’on ait récupéré la corde, dit-il. On a laissé un beau casse-tête à ce misérable chenapan, en tout cas. Qu’il essaie ses sales pieds claquants sur ces saillies ! »

Ils s’éloignèrent des bords de la falaise, contraints de se frayer un chemin à travers un désert de gros rochers et de pierres inégales, rendus glissants par la pluie forte. Le sol continuait de descendre en pente raide. Ils n’étaient pas encore parvenus bien loin qu’ils virent une grande fissure noire s’ouvrir tout à coup à leurs pieds. Elle n’était pas très large, mais assez pour qu’ils ne s’aventurent pas à sauter par-dessus dans la pénombre. Ils croyaient entendre de l’eau gargouiller en son creux. Sur leur gauche, elle remontait vers le nord en direction des collines, leur barrant ainsi la route de ce côté, du moins tant qu’il ferait nuit.

« On ferait mieux de redescendre vers le sud en restant le long de la falaise, je pense, dit Sam. On trouvera peut-être un recoin quelque part par là, ou même une caverne. »

« Oui, je suppose, dit Frodo. Je suis fatigué, et je ne pense pas pouvoir me démener beaucoup plus longtemps parmi ces pierres – même si tout retard me pèse. Je voudrais qu’il y ait devant nous un sentier déjà tracé : alors je continuerais jusqu’à ce que les jambes me lâchent. »

Marcher ne leur parut pas plus aisé sur le sol raboteux aux pieds des Emyn Muil. Et Sam n’y trouva aucun endroit où se réfugier : rien que des pentes nues et rocailleuses, dominées par la falaise qui redevenait haute et abrupte à mesure qu’ils rebroussaient chemin. Enfin, à bout de forces, ils se laissèrent simplement choir sur le sol, à l’abri d’un gros rocher non loin de la base du précipice. Ils restèrent là quelque temps, abattus, blottis l’un contre l’autre dans la nuit froide et dure, lentement gagnés par le sommeil malgré tous leurs efforts pour y échapper. La lune était à présent brillante et haute. Sa frêle lueur blanche éclairait la face des rochers et inondait les murs renfrognés de la falaise, changeant toute la vaste et menaçante obscurité en un gris pâle et froid, strié d’ombres noires.

« Bon ! dit Frodo, se levant et s’emmitouflant dans sa cape. Prends donc ma couverture, Sam, et dors un peu. Je vais aller faire quelques rondes. » Il se raidit tout à coup ; puis, se baissant, il agrippa Sam par le bras. « Qu’est-ce que c’est que ça ? souffla-t-il. Là-bas, sur la falaise ! »

Sam leva les yeux et inspira bruyamment entre ses dents. « Ssss ! fit-il. Voilà ce que c’est. C’est ce Gollum ! Serpents et vipères ! Et dire que j’étais sûr qu’on le perdrait avec notre bout d’escalade ! Regardez-le ! On dirait une sale araignée en train de ramper sur un mur. »

Sur une paroi abrupte, d’aspect presque lisse dans le pâle clair de lune, une petite forme noire se déplaçait, étalant ses membres fluets. Ses mains et ses pieds tendres et adhérents trouvaient peut-être des fentes et des prises qu’aucun hobbit n’aurait jamais remarquées ; en tout cas, on aurait dit qu’elle rampait simplement sur des pattes collantes, comme un gros insecte prédateur. Et elle descendait tête première, comme pour flairer son chemin. Parfois, elle la relevait lentement, retroussant son long et maigre cou ; et les hobbits apercevaient alors deux points de lumière pâle et brillante, des yeux qui cillaient un instant dans le clair de lune avant d’être rapidement refermés.

« Vous croyez qu’il nous voit ? » demanda Sam.

« Je ne sais pas, dit doucement Frodo, mais ça m’étonnerait. Ces capes elfiques sont difficiles à voir, même pour des yeux amis : j’ai peine à te voir à seulement quelques pas, quand tu es dans l’ombre. Et j’ai entendu dire qu’il n’aime pas Soleil ni Lune. »

« Alors pourquoi il descend juste au bon endroit ? » répliqua Sam.

« Tout doux, Sam ! dit Frodo. Il nous sent peut-être. Et il a l’ouïe aussi fine que les Elfes, je pense. Je crois qu’il a entendu quelque chose : nos voix, sans doute. Nous avons beaucoup crié sur la falaise ; et nous parlions bien trop fort à l’instant encore. »

« Eh bien, j’en ai assez de lui, dit Sam. Il s’est montré une fois de trop à mon goût, et je vais lui dire deux mots si j’en ai l’occasion. De toute manière, j’ai pas l’impression qu’on pourrait lui fausser compagnie, maintenant. »

Ramenant son capuchon sur son visage, Sam s’avança vers la falaise à pas de loups.

« Attention ! souffla Frodo, lui emboîtant le pas. Ne lui fais pas peur ! Il est beaucoup plus dangereux qu’il n’en a l’air. »

La forme noire était à présent aux trois quarts de la descente, et peut-être à cinquante pieds du sol, tout au plus. Tapis dans l’ombre d’un gros rocher, d’une immobilité de pierre, les hobbits le guettèrent. Il semblait être arrivé à un passage difficile, ou troublé par quelque chose. Les hobbits l’entendaient renifler, et de temps à autre venait un sifflement perçant qui aurait pu être un juron. Il leva la tête, et ils crurent l’entendre cracher. Puis il reprit sa descente. Ils pouvaient maintenant entendre sa voix grinçante et sifflante.

« Ach, sss ! Attention, trésor ! Hâtons-nous lentement. Faut pas se cassser le cou, n’essst-ce pas, mon trésor ? Non, trésor – gollum ! » Il leva de nouveau la tête, et la lune le fit cligner des yeux. Il les referma vivement. « On la hait, souffla-t-il. Méchante, méchante lumière frisssonneuse, sss… Elle nous espionne, trésor… elle nous fait mal aux yeux. »

Il approchait maintenant du pied de la falaise, et les sifflements se firent plus aigus et plus clairs. « Où essst-ce qu’il est, où essst-ce qu’il est : mon Trésor, mon Trésor ? C’est à nous, oui, à nous, et on le veusse. Ssales voleurs, ssales voleurs, ssales petits voleurs. Où qu’ils sont avec mon Trésor ? On les maudit ! On les z’hait. »

« On dirait pas qu’il sait qu’on est ici, hein ? murmura Sam. Et c’est quoi, son Trésor ? Est-ce qu’il parle de l’… »

« Chut ! lui souffla Frodo. Il approche, maintenant, assez pour nous entendre murmurer. »

De fait, Gollum s’était de nouveau arrêté brusquement : sa grosse tête se balançait de côté et d’autre sur son cou décharné, comme pour écouter. Ses pâles yeux étaient à demi ouverts. Sam se retenait, mais ses doigts lui démangeaient. Ses yeux, remplis de colère et de dégoût, restaient fixés sur cet être misérable, qui se remit alors en mouvement, toujours murmurant et sifflant.

Enfin il ne se trouva plus qu’à une douzaine de pieds du sol, juste au-dessus de leurs têtes. À partir de là, la descente était brusque, car la falaise était légèrement en surplomb, et même Gollum ne put trouver de prise d’aucune sorte. Il parut vouloir se retourner, de manière à présenter les jambes d’abord, lorsqu’il tomba soudain avec un cri et un sifflement stridents. Afin d’amortir sa chute, il se roula en boule, comme une araignée dont le fil est soudainement rompu dans sa descente.

Sam, sortant de sa cachette en un éclair, traversa en quelques bonds l’espace qui le séparait de la falaise. Avant que Gollum ait pu se relever, il s’était jeté sur lui. Mais Gollum fut beaucoup plus difficile à mater qu’il ne s’y attendait, même en étant pris de la sorte, soudainement et par surprise, tout juste après une chute. Avant que Sam ait pu l’empoigner, de longs bras et jambes s’entortillèrent autour de lui, retenant ses bras, et une implacable étreinte, douce mais terriblement forte, le saisit comme des cordes qui n’auraient cessé de se serrer ; des doigts poisseux tâtonnaient vers sa gorge. Il sentit alors des dents acérées s’enfoncer dans son épaule. Tout ce qu’il trouva à faire fut de projeter sa tête ronde et dure de côté, frappant la créature en plein visage. Gollum siffla et cracha, mais il ne relâcha pas son étreinte.

Les choses eussent bien mal tourné pour Sam, s’il avait été seul. Mais Frodo se leva d’un bond et tira Dard du fourreau. De sa main gauche, il saisit la tête de Gollum par ses cheveux raides et clairsemés, la tirant vers l’arrière, étirant son long cou, et forçant ses yeux pâles et venimeux à fixer le ciel.

« Lâche-le, Gollum ! dit-il. Voici Dard. Tu l’as déjà vue une fois, il y a bien longtemps. Lâche-le, ou tu la sentiras cette fois-ci ! Je vais te trancher la gorge. »

Gollum s’effondra et devint aussi flasque qu’un bout de ficelle mouillée. Sam se releva et se tâta l’épaule. Ses yeux flamboyaient de rage, mais il ne pouvait se venger : son misérable adversaire se traînait à plat ventre sur les pierres, gémissant.

« Ne nous faites pas mal ! Qu’ils nous fassent pas mal, trésor ! Ils vont pas nous faire mal, gentils petits hobbitss ? On voulait rien faire, nous, mais ils nous sautent dessus comme des chats sur des pauvres sourizs, oui, trésor. Et on se sent si seul, gollum. On va être gentil z’avec eux, très gentil, s’ils sont gentils z’avec nous, n’essst-ce pas, si, si. »

« Bon, qu’est-ce qu’on va en faire ? dit Sam. Le ligoter, comme ça il viendra plus fouiner après nous, que je dis. »

« Mais ça nous tuerait, oui, ça nous tuerait, gémit Gollum. Cruels petits hobbitss. Nous ligoter dans le désert froid et dur et nous abandonner, gollum, gollum. » Des sanglots montèrent dans sa gorge glougloutante.

« Non, dit Frodo. Si nous le tuons, il faut y aller d’un seul coup. Mais on ne peut pas faire ça, pas dans ces conditions. Le malheureux ! Il ne nous a fait aucun mal. »

« Ah bon ? dit Sam en se frottant l’épaule. Reste que c’était son intention, et c’est son intention, je gage. Il veut nous étouffer pendant qu’on dort, c’est ça qu’il veut. »

« Sans doute, dit Frodo. Mais quant à ce qu’il entend faire, c’est une autre histoire. » Il resta un moment à réfléchir. Gollum ne bougeait pas, mais il avait cessé de gémir. Sam se tenait au-dessus de lui et lui lançait des regards noirs.

Frodo eut alors l’impression d’entendre des voix, parfaitement nettes, quoique très lointaines, des voix surgies du passé :

C’est pitié que Bilbo n’ait pas poignardé cette ignoble créature quand il en avait l’occasion !

Pitié ? C’est la Pitié qui a retenu son bras. La Pitié et la Clémence : celle de ne pas frapper sans nécessité.

Je ne ressens aucune pitié pour Gollum. Il mérite la mort.

Mérite la mort ! Je suppose que oui. Nombreux sont ceux qui vivent et méritent la mort. Et certains meurent qui méritent la vie. Pouvez-vous leur donner cela ? Ne soyez donc pas si empressé d’infliger la mort au nom de la justice, craignant pour votre sécurité. Même les sages ne peuvent percevoir toutes les fins.

« Très bien, répondit-il tout haut, baissant son arme. Mais j’ai tout de même peur. Et pourtant, vous en êtes témoin, je refuse de toucher à cette créature. Car maintenant que je le vois, j’ai bien pitié de lui. »

Sam dévisagea son maître, qui semblait s’adresser à quelqu’un d’absent. Gollum releva la tête.

« Oui, on est malheureux, trésor, dit-il en geignant. Misère oh misère ! Les hobbits vont pas nous tuer, gentils hobbits. »

« Non, nous ne te tuerons pas, dit Frodo. Mais nous ne te laisserons pas partir, non plus. Tu es plein de malice et de méchanceté, Gollum. Tu seras obligé de venir avec nous, voilà tout, et nous garderons un œil sur toi. Mais tu dois nous aider en retour, si tu peux. Une bonté en requiert une autre. »

« Oui, oui, c’est vrai, dit Gollum, se redressant sur son séant. Gentils hobbits ! On va aller avec eux. On va trouver pour eux des chemins sûrs dans le noir, oui, c’est ça. Mais où qu’ils vont dans ce désert froid et dur, on s’demande, oui, on s’demande, hein ? » Il leva le regard vers eux ; et une brève lueur rusée et pleine de convoitise s’alluma dans ses yeux pâles et clignotants.

Sam prit un air renfrogné et se passa la langue sur les dents ; mais il semblait être conscient de quelque chose d’inhabituel dans l’humeur de son maître, et savait qu’il n’y avait pas matière à discussion. La réponse de Frodo ne l’en étonna pas moins.

Frodo regarda droit dans les yeux de Gollum, qui vacillèrent et se dérobèrent. « Tu le sais, ou tu le devines assez bien, Sméagol, dit-il d’un ton posé et sévère. Nous allons au Mordor, évidemment. Et tu connais le chemin, je crois. »

« Ach ! sss ! » dit Gollum en se couvrant les oreilles, comme si la franchise de Frodo et sa libre mention des noms lui faisaient mal. « On le devinait, oui, on l’avait deviné, chuchota-t-il ; et on voulait pas qu’ils y aillent, hein ? Non, trésor, pas les gentils hobbits. Cendres, cendres et poussière, et la soif, voilà ce qu’il y a ; et des trous, des trous et des trous, et puis des Orques, des milliers de z’Orques. Les gentils hobbits doivent pas aller… sss ! dans ces endroits-là. »

« Alors tu y es allé ? insista Frodo. Et on essaie encore de t’y attirer, pas vrai ? »

« Oui, oui. Non ! s’écria Gollum d’une voix stridente. Une fois, une fois par accident que c’était, pas vrai, trésor ? Oui, par accident. Mais on veut pas y retourner, non, non ! » Alors, sa voix et son langage changèrent soudain ; sa gorge s’étrangla de sanglots, et il parla, mais non à eux. « Laissez-moi tranquille, gollum ! Vous m’avez fait mal. Oh, mes pauvres mains, gollum ! Je, on… je ne veux pas revenir. Je ne le trouve pas. Je suis fatigué. Je… on ne le trouve pas, gollum, gollum, non, nulle part. Ils sont toujours éveillés. Des Nains, des Hommes et des Elfes, des Elfes terribles avec des yeux brillants. Je ne le trouve pas. Ach ! » Il se leva et serra sa longue main décharnée comme un nœud d’os, la brandissant vers l’Est. « On veut pas ! cria-t-il. Pas pour vous. » Puis il s’effondra de nouveau. « Gollum, gollum, gémit-il, face contre terre. Ne nous regardez pas ! Allez-vous-en ! Rendormez-vous ! »

« Il ne s’en ira pas et ne s’endormira pas à ton commandement, Sméagol, dit Frodo. Mais si vraiment tu souhaites être libéré de lui, alors tu dois m’aider. Et cela veut dire trouver pour nous un chemin vers lui, je le crains. Mais tu n’es pas obligé d’aller jusqu’au bout, ni même de passer les portes de son pays. »

Gollum se rassit et le regarda de sous ses paupières. « Il est là-bas, ricana-t-il. Toujours là. Les Orques vous emmèneront jusqu’au bout. Facile d’en trouver à l’est du Fleuve. Pas demander à Sméagol. Pauvre, pauvre Sméagol, il est parti il y a longtemps. Ils ont pris son Trésor, et il est perdu, maintenant. »

« Peut-être qu’on le retrouvera, si tu viens avec nous, dit Frodo. »

« Non, non, jamais ! Il a perdu son Trésor », dit Gollum.

« Debout ! » dit Frodo.

Gollum se leva et recula jusqu’à la falaise.

« Bon ! reprit Frodo. T’est-il plus facile de trouver un chemin de jour ou de nuit ? Nous sommes fatigués ; mais si tu choisis la nuit, nous partirons sans attendre.

« Les grandes lumières nous font mal aux yeux, oh oui, gémit Gollum. Pas sous la Face Blanche, pas tout de suite. Elle va bientôt s’en aller derrière les collines, oui, c’est ça. Reposez-vous un peu d’abord, gentils hobbits ! »

« Alors assieds-toi, dit Frodo, et ne bouge pas ! »

Les hobbits s’assirent auprès de lui, un de chaque côté, le dos appuyé contre la paroi rocheuse, reposant leurs jambes. Ils n’eurent pas besoin de se concerter de vive voix : tacitement, ils savaient qu’ils ne pouvaient dormir un seul instant. La lune passa lentement. Des ombres tombèrent du haut des collines, et les ténèbres s’étendirent partout devant eux. Les étoiles se firent denses et brillantes dans le ciel. Personne ne bougeait. Gollum était assis les jambes ramenées contre lui, les genoux sous le menton ; ses mains et ses pieds plats étaient étalés au sol, et ses yeux étaient clos ; mais il semblait tendu, comme s’il réfléchissait ou écoutait.

Frodo se tourna vers Sam. Leurs regards se croisèrent et ils se comprirent. Ils se détendirent, penchèrent la tête en arrière et fermèrent les yeux ou firent semblant. Bientôt, on entendit le faible son de leur respiration. Les mains de Gollum se crispèrent légèrement. Presque imperceptiblement, sa tête se porta à gauche et à droite, et il entrouvrit d’abord un œil et l’autre ensuite. Les hobbits ne firent aucun signe.

Soudain, avec une agilité et une rapidité saisissantes, quittant le sol d’un bond de sauterelle ou de grenouille, Gollum s’élança dans l’obscurité. Mais voilà exactement ce à quoi Frodo et Sam s’attendaient. Sam était sur lui avant qu’il ait pu faire deux pas de plus. Frodo, arrivant aussitôt après, lui saisit la jambe et le renversa.

« Ta corde pourrait encore servir, Sam », dit-il.

Sam s’empressa de la ressortir. « Et où est-ce que vous alliez dans le désert froid et dur, monsieur Gollum ? grogna-t-il. On s’demande, hein, on s’demande. Retrouver quelques-uns de vos amis orques, je gage. Sale petite créature sournoise. C’est autour de ton cou qu’elle devrait passer, cette corde, avec un nœud bien serré. »

Gollum se tint tranquille, sans plus tenter d’autre mauvais tour. Il ne répondit pas à Sam, mais darda sur lui un regard venimeux.

« Il nous faut seulement un moyen de le retenir, dit Frodo. On veut qu’il marche, alors inutile de lui lier les jambes – ou les bras : il semble s’en servir presque autant. Attache un bout à sa cheville, et garde une main ferme sur l’autre bout. »

Il se tint au-dessus de Gollum pendant que Sam s’occupait du nœud. Le résultat les surprit tous deux. Gollum se mit à crier, un son aigre et déchirant, horrible à entendre. Il se tordit, portant la bouche à sa cheville pour tenter de mordre la corde. Il ne cessait de crier.

Frodo finit par être convaincu que sa douleur était réelle ; mais ce ne pouvait être à cause du nœud. L’examinant, il constata qu’il n’était pas trop serré, voire presque pas assez. Sam était plus doux que ses paroles. « Qu’est-ce que tu as ? dit-il. Puisque tu veux t’enfuir, il faut bien t’attacher ; mais on ne veut pas te faire de mal. »

« Ça nous fait mal, ça nous fait ssouffrir, siffla Gollum. Ça gèle, ça mord ! Les Elfes l’ont tressée, on les maudit ! Méchants hobbits, cruels hobbits ! C’est pour ça qu’on esssaie de fuir, mais oui, trésor. On devinait qu’ils étaient des cruels hobbits. Ils vont chez des Elfes, des Elfes féroces avec des yeux brillants. Enlevez-la ! Ça nous fait mal. »

« Non, je ne l’enlèverai pas, dit Frodo, pas sans que… – il s’arrêta un moment pour réfléchir – pas sans que tu puisses me faire une promesse que je saurai sincère. »

« On va jurer de faire ce qu’il veut, oui, oui, c’est ça, dit Gollum, sans cesser de se tordre et de se palper la cheville. Ça nous fait mal. »

« Jurer ? » dit Frodo.

« Sméagol, dit Gollum, soudainement et avec netteté, tout en écarquillant les yeux et en dévisageant Frodo avec une étrange lueur dans le regard, Sméagol va jurer sur le Trésor. »

Frodo redressa le buste, et Sam fut de nouveau surpris par les paroles de son maître et par la sévérité de sa voix. « Sur le Trésor ? Comment oses-tu ? dit-il. Réfléchis !





Un Anneau pour les dominer tous et dans les Ténèbres les lier.

« Attacherais-tu ta promesse à cela, Sméagol ? Il t’y contraindra. Mais il est plus pernicieux que toi. Il pourrait déformer tes mots. Prends garde ! »

Gollum se recroquevilla. « Sur le Trésor, sur le Trésor ! » répéta-t-il.

« Et que jurerais-tu ? » demanda Frodo.

« D’être très, très gentil », dit Gollum. Puis, rampant jusqu’aux pieds de Frodo, il se mit à plat ventre devant lui, murmurant d’une voix rauque ; un frisson le parcourut, comme si les mots mêmes lui glaçaient la moelle. « Sméagol va jurer de jamais, jamais Lui permettre de l’avoir. Jamais ! Sméagol va le sauver. Mais il doit jurer sur le Trésor. »

« Non ! pas dessus, dit Frodo, baissant les yeux sur lui avec une froide pitié. Tout ce que tu veux, c’est pouvoir le voir et le toucher, même en sachant que cela te rendrait fou. Pas dessus. Jure par lui, si tu veux. Car tu sais où il est. Oui, tu le sais, Sméagol. Il est devant toi. »

Pendant un instant, Sam eut l’impression que son maître avait grandi et que Gollum avait rapetissé : une ombre sévère et haute, un puissant seigneur cachant sa splendeur derrière un nuage gris, avec à ses pieds, un petit chien gémissant. Pourtant, les deux n’étaient pas étrangers, mais apparentés, en quelque sorte : leurs esprits pouvaient communiquer. Gollum se dressa à la hauteur des genoux de Frodo, l’accablant de caresses.

« Couché ! Couché ! dit Frodo. Maintenant, fais ta promesse ! »

« On promet, oui, je promets ! dit Gollum. Je vais servir le maître du Trésor. Bon maître, bon Sméagol, gollum, gollum ! » Tout à coup, il se mit à pleurer et voulut de nouveau se mordre la cheville.

« Enlève la corde, Sam ! » dit Frodo.

Sam obéit à contrecœur. Gollum se releva aussitôt et se mit à caracoler de-ci de-là, comme un chien battu que son maître aurait flatté. Dès lors, un changement s’opéra chez lui qui dura quelque temps. Il parlait avec moins de sifflements et de geignements et s’adressait directement à ses compagnons, non à sa propre personne, à son « trésor ». Il tressaillait et se dérobait à leur approche, ou au moindre mouvement brusque, et il évitait tout contact avec leurs capes elfiques ; mais il était amical, et plutôt pitoyable dans son désir de plaire. Il gloussait et gambadait à la moindre plaisanterie, ou même, quand Frodo avait pour lui une parole bienveillante ; et il pleurait quand Frodo le réprimandait. Sam, pour sa part, ne lui disait jamais grand-chose. Il le soupçonnait plus que jamais et, si la chose était possible, il aimait encore moins le nouveau Gollum, le Sméagol, que l’ancien.

« Eh bien, Gollum, ou peu importe comment il faut t’appeler, lui dit-il, c’est l’heure ! Y a plus de lune, et la nuit achève. On ferait mieux d’y aller. »

« Oui, oui, acquiesça Gollum en gambadant. Allons-y ! Il n’y a qu’un seul chemin pour aller du Nord au Sud. Je l’ai trouvé, moi, oh oui. Les Orques ne le prennent pas, les Orques ne le connaissent pas. Les Orques ne traversent pas les Marais, ils les contournent sur des milles et des milles. Très chanceux d’être venus de ce côté. Très chanceux d’avoir trouvé Sméagol. Suivez Sméagol ! »

Il s’éloigna de quelques pas, puis se retourna d’un air questionneur, comme un chien les invitant à la promenade. « Pas si vite, Gollum ! s’écria Sam. Tu restes près de nous, hein ! Je marche sur tes talons, et ma corde n’est pas loin. »

« Non, non ! dit Gollum. Sméagol a promis. »

Au cœur de la nuit, sous les étoiles claires et dures, ils se mirent en route. Gollum les ramena un peu vers le nord par où ils étaient venus ; puis il bifurqua à droite, délaissant les bords escarpés des Emyn Muil, et s’engagea sur les pentes pierreuses et accidentées menant aux vastes marécages en contrebas. Ils se fondirent rapidement et tout doucement dans les ténèbres. Sur toutes les lieues désertes devant les portes du Mordor s’étendait un noir silence.

Загрузка...