4Barbebois
Pendant ce temps, les hobbits marchaient aussi vite que le permettait la forêt sombre et enchevêtrée, le long de la rivière courante, vers l’ouest et les pentes montagneuses, toujours plus avant dans les bois de Fangorn. Leur crainte des Orques s’apaisa peu à peu, et ils ralentirent le pas. Une étrange sensation d’étouffement les gagnait, comme si l’air était trop pauvre ou trop rare pour la respiration.
Enfin, Merry s’arrêta. « On ne peut pas continuer comme ça, dit-il, haletant. J’ai besoin d’air. »
« Buvons au moins un peu, dit Pippin. Je meurs de soif. » Il se hissa sur une grosse racine sinueuse qui descendait jusqu’à la rivière, et, mettant ses mains en coupe, il se pencha et puisa de l’eau. Elle était claire et froide, et il en but de nombreuses gorgées. Merry l’imita. L’eau les rafraîchit et parut leur verser du baume au cœur ; pendant un moment, ils s’assirent ensemble au bord du torrent, trempant leurs jambes et leurs pieds endoloris et promenant leur regard sur les arbres silencieux qui les entouraient, rangées après rangées, jusqu’à se fondre en une pénombre grise, dans toutes les directions.
« J’ose croire que tu ne nous as pas encore égarés ? dit Pippin en s’adossant contre un grand tronc. On pourrait à tout le moins suivre le cours de cette rivière, l’Entévière ou je ne sais trop comment tu l’appelles, et ressortir par où nous sommes entrés. »
« On pourrait, si nos jambes voulaient bien coopérer, dit Merry ; et s’il y avait moyen de respirer convenablement. »
« Oui, tout est très sombre et étouffant, ici, dit Pippin. Je ne sais pas pourquoi, mais ça me rappelle l’antique salle de la Grande Maison des Touc, loin par chez nous, dans les Smials de Tocquebourg : une maison immense, où le mobilier n’a pas été déplacé ou changé depuis des générations. On dit que le Vieux Touc y a passé des années, tandis que lui et la pièce vieillissaient et se dégradaient ensemble – et rien n’a jamais été changé depuis qu’il est mort il y a un siècle. Et le Vieux Gerontius était mon arrière-arrière-grand-père : ça nous ramène à loin. Mais c’est sans rapport avec la vieillesse qu’on sent dans ce bois. Regarde-moi ce lichen, toutes ces barbes pleureuses et ces moustaches traînantes ! Et la plupart des arbres semblent à demi recouverts de feuilles déchiquetées et racornies qui ne sont jamais tombées. Ça fait désordre. Je ne vois pas du tout à quoi ressemblerait le printemps, ici, à supposer qu’il y en ait un – encore moins un nettoyage de printemps. »
« Mais le soleil doit bien apparaître de temps en temps, dit Merry. Ça ne ressemble pas du tout à la description qu’a faite Bilbo de la forêt de Grand’Peur. C’était un sentiment tout différent : un endroit ténébreux et noir, peuplé de créatures tout aussi noires. Ici, c’est tout au plus un demi-jour, quoique terriblement “arbresque”. On n’imagine pas que des animaux puissent vivre ici, ou s’attarder longtemps. »
« Ni des hobbits, dit Pippin. Et je n’aime pas l’idée d’essayer de la traverser, non plus. Rien à manger pendant une centaine de milles, je gage. Que nous reste-t-il comme provisions ? »
« Pas grand-chose, dit Merry. Nous avons filé avec deux paquets de lembas dans nos poches ; tout le reste est demeuré derrière nous. » Ils vérifièrent ce qu’il leur restait des gâteaux elfiques : quelques morceaux, environ cinq jours d’une maigre pitance, pas plus. « Et pas la moindre écharpe ou couverture, dit Merry. La nuit va être froide, où que nous allions. »
« Eh bien, on ferait mieux de décider tout de suite, dit Pippin. La matinée avance, mine de rien. »
C’est alors qu’ils remarquèrent une lumière jaune qui venait d’apparaître un peu plus loin dans les bois : des rayons de soleil semblaient avoir soudain percé la voûte forestière.
« Tiens, tiens ! dit Merry. Soleil doit avoir rencontré un nuage pendant que nous marchions sous les arbres, et maintenant, elle est ressortie ; ou elle a grimpé assez haut pour regarder par une ouverture. Ce n’est pas loin : allons voir ! »
Ils s’aperçurent que c’était plus loin qu’ils ne l’avaient cru. Le sol continuait de monter en pente raide, et il devenait de plus en plus rocailleux. La lumière grandit à mesure qu’ils avançaient, et bientôt, ils virent se dresser devant eux une paroi rocheuse : le flanc d’une colline, ou la fin abrupte de quelque longue racine projetée par les lointaines montagnes. Aucun arbre ne poussait sur sa face de pierre, et le soleil tombait en plein sur elle. Les ramilles des arbres à sa base, raides et immobiles, étaient comme des doigts tendus vers la chaleur. Là où toutes choses avaient paru si grises et défraîchies dans l’instant d’avant, le bois se parait à présent de riches nuances de brun, et d’un lisse gris-noir d’écorce semblable à du cuir lustré. Les fûts des arbres luisaient d’un vert tendre comme l’herbe nouvelle : le jeune printemps, ou la vision fugace de celui-ci les entourait.
Dans la paroi rocheuse elle-même se voyait comme un escalier – peut-être naturel, taillé par l’érosion et le délitement de la roche, car il était grossier et inégal. Très haut, presque au niveau de la cime des arbres, se trouvait une corniche sous un escarpement. Rien ne poussait là, hormis quelques herbes accrochées au bord, et un vieux chicot d’arbre à qui il ne restait que deux branches courbées : on eût dit la silhouette d’un vieillard rabougri, debout sur l’éminence, plissant les yeux à la lumière du matin.
« Allons-y ! dit Merry d’un ton enjoué. Vivement une bouffée d’air frais et un aperçu du pays ! »
Ils gravirent l’escalier de roche en s’aidant des pieds et des mains. S’il avait été taillé par quelqu’un, c’était pour de plus gros pieds et de plus longues jambes que les leurs. Ils étaient trop pressés pour s’étonner de l’extraordinaire rapidité avec laquelle s’étaient guéries les coupures et les plaies subies au cours de leur captivité, et de leur formidable regain de vitalité. Ils finirent par atteindre le rebord de la corniche, presque au pied du vieux chicot ; d’un bond, ils y montèrent, et, tournant le dos à la colline, ils étendirent leur regard sur l’est en prenant de grandes respirations. Ils virent qu’ils n’avaient pénétré que de trois ou quatre milles à l’intérieur de la forêt : les têtes des arbres descendaient vers la plaine en une marche ordonnée. Là, près de la lisière des bois, de hauts panaches de fumée noire s’élevaient en spirale et dérivaient lentement vers eux.
« Le vent tourne, dit Merry. Il est revenu à l’est. Il fait frais, à cette hauteur. »
« Oui, dit Pippin ; j’ai bien peur que ce ne soit qu’une éclaircie avant le retour de la grisaille. Quel dommage ! Cette vieille forêt hirsute paraissait si différente à la lumière du soleil. J’avais presque l’impression d’aimer l’endroit. »
« Presque l’impression d’aimer la Forêt ! C’est bien ! C’est incroyablement gentil à vous, dit une voix étrange. Tournez-vous et laissez-moi voir un peu votre figure. J’ai presque l’impression de ne pas vous aimer, ni l’un ni l’autre, mais ne soyons point trop hâtifs. Tournez-vous ! » Une grande main aux doigts noueux se posa sur leurs épaules et les retourna, doucement mais irrésistiblement ; puis deux longs bras les soulevèrent.
Ils se trouvèrent nez à nez avec un visage des plus extraordinaires. Il appartenait à une grande forme rappelant un Homme, voire un Troll, d’au moins quatorze pieds de haut, très robuste, surmontée d’une tête allongée sans véritable cou. Elle était vêtue d’une étoffe vert et gris pareille à de l’écorce, laquelle pouvait tout aussi bien être sa peau : c’était difficile à dire. Les bras se trouvaient en tout cas très proches du tronc, et ils n’étaient pas plissés, mais recouverts d’un cuir brun et lisse. Les pieds, très grands, étaient chacun dotés de sept orteils. La partie inférieure du visage était couverte d’une longue barbe grise, touffue, presque ligneuse à la racine, quoique fine et moussue aux extrémités. Mais, pour lors, les hobbits ne voyaient pas grand-chose d’autre que les yeux. Ces yeux profonds les examinaient à présent, lents et graves, mais très pénétrants. Ils étaient marron, teintés d’une lueur verte. Pippin devait souvent essayer par la suite de décrire la première impression qu’il avait ressentie en les voyant.
« C’était comme s’il y avait au fond un puits énorme, rempli d’une mémoire séculaire, d’une lente et longue pensée soutenue ; mais le présent étincelait à la surface : comme un chatoiement de soleil sur les feuilles extérieures d’un grand arbre, ou sur les rides d’un lac très profond. Je ne sais pas, mais c’était comme si un être qui aurait grandi dans le sol – endormi, si on veut, ou qui n’aurait fait que se sentir, du bout des racines jusqu’à la pointe des feuilles, entre terre et ciel – venait soudain de s’éveiller, et vous considérait avec toute la lenteur et l’attention qu’il avait appliquées à ses propres affaires intérieures pendant d’innombrables années. »
« Hroum, Houm », murmura la voix, une voix profonde : comme un instrument de la famille des bois au registre très grave. « Vraiment très curieux ! Pas tant de hâte, c’est ma devise. Mais si je vous avais vus avant d’entendre vos voix – elles m’ont plu : jolies petites voix que cela ; elles m’ont rappelé quelque chose que je n’arrive pas à placer – si je vous avais vus avant de vous entendre, je vous aurais simplement piétinés, vous prenant pour de petits Orques, avant de me rendre compte de mon erreur. Vous êtes très curieux, vraiment. Racine et ramille, très curieux ! »
Pippin, bien qu’encore abasourdi, n’était plus effrayé. Ces yeux le plaçaient dans une étrange expectative, mais ne lui inspiraient aucune peur. « Voulez-vous s’il vous plaît, demanda-t-il, nous dire qui vous êtes ? Et ce que vous êtes ? »
Une expression étrange parut dans les yeux âgés, une sorte de méfiance : les profonds puits étaient obturés. « Hroum, oui, répondit la voix ; eh bien, je suis un Ent, du moins c’est ainsi que l’on m’appelle. Oui, Ent, c’est le mot. C’est moi l’Ent, diriez-vous, à votre façon de parler. Fangorn est mon nom, pour certains ; d’autres disent Barbebois. Barbebois fera l’affaire. »
« Un Ent ? dit Merry. Qu’est-ce que c’est que ça ? Mais comment vous appelez-vous vous-même ? Quel est votre vrai nom ? »
« Hou, là ! répondit Barbebois. Hou ! Voilà qui en dirait long ! Pas tant de hâte. Et c’est moi qui pose les questions. Vous êtes dans mon pays. Qui êtes-vous, vous, c’est bien ce que je me demande. Je ne vous situe pas. Vous ne semblez pas rentrer dans les listes anciennes que j’ai apprises quand j’étais jeune. Mais c’était il y a très, très longtemps, et on a peut-être dressé de nouvelles listes. Voyons, voyons voir ! Comment c’était, déjà ?
Sachez la science des Créatures Vivantes !
Comptez les quatre, les peuples libres :
Aînés de tous, les Enfants elfes ;
Le Nain fouisseur au séjour sombre ;
L’Ent né en terre, vieux comme les monts ;
L’Homme mortel, maître des chevaux ;
« Hm, hm, hm.
Castor rongeur, Chevreuil sauteur,
Ours chasse-abeille, Sanglier lutteur ;
Le Chien a faim, le Lièvre a peur…
« Hm, hm.
L’Aigle en son aire, le Bœuf au pré ;
Faon le follet, Faucon le vif,
Cygne est si blanc, Serpent si froid…
« Houm, hm ; houm, hm, comment c’était ? Roum-toum, roum-toum, roumti toum-toum. C’était une longue liste. Mais de toute manière, vous ne semblez cadrer nulle part ! »
« Il semble qu’on nous ait toujours exclus des listes anciennes et des vieilles histoires, dit Merry. Pourtant, il y a bien longtemps que nous sommes là. Nous sommes des hobbits. »
« Pourquoi ne pas ajouter un vers ? dit Pippin.
Les Hobbits mi-hauts, habitants des trous.
« Mettez-nous parmi les quatre, à côté des Hommes (les Grandes Gens) et vous y êtes. »
« Hm ! Pas mal, pas mal, dit Barbebois. Ça irait. Ainsi, vous vivez dans des trous, hein ? Voilà qui semble tout à fait logique. Mais qui vous appelle des hobbits ? Ce nom n’a rien d’elfique à mes oreilles. Les Elfes ont fait tous les vieux mots : ce sont eux qui ont tout commencé. »
« Personne d’autre ne nous appelle ainsi ; c’est le nom qu’on se donne nous-mêmes », dit Pippin.
« Houm, hmm ! Allons ! Pas tant de hâte ! Vous vous appelez vous-mêmes ainsi ? Mais vous ne devriez pas le clamer au premier venu, voyons. Vous finirez par divulguer vos propres noms véritables si vous ne faites pas attention. »
« Nous ne faisons pas attention à cela, dit Merry. En fait, je suis un Brandibouc, Meriadoc Brandibouc, quoique la plupart des gens m’appellent simplement Merry. »
« Et je suis un Touc, Peregrin Touc, mais on m’appelle le plus souvent Pippin, ou même Pip. »
« Hm, vous êtes vraiment des gens hâtifs, à ce que je vois, dit Barbebois. Votre confiance m’honore ; mais vous ne devriez pas être trop francs trop vite. Il y a Ents et Ents, voyez-vous ; ou du moins, il y a des Ents qui en sont et d’autres qui leur ressemblent mais qui n’en sont pas, si je puis dire. Je vais vous appeler Merry et Pippin, si ça ne vous dérange pas – de bien jolis noms. Car je ne vais pas vous donner le mien, pas tout de suite, en tout cas. » Une expression étrange, mi-entendue, mi-amusée, parut dans ses yeux avec une étincelle verte. « D’abord, cela prendrait du temps : mon nom ne cesse de grandir, et j’ai vécu très, très longtemps ; ainsi, mon nom à moi est comme une histoire. Les noms véritables vous racontent l’histoire des choses auxquelles ils appartiennent, dans ma langue : le vieil entique, diriez-vous. Un parler charmant ; seulement, il faut beaucoup, beaucoup de temps pour dire quoi que ce soit en cette langue, car nous ne disons rien en cette langue qui ne vaille la peine d’être longuement dit et écouté.
« Mais dites-moi – et les yeux se firent alors très brillants et très “présents”, devenant plus petits, presque tranchants –, que se passe-t-il ? Qu’avez-vous à voir dans tout cela ? Je puis voir et entendre (et flairer et sentir) bien des choses à partir de ce… cet a-lalla-lalla-rumba-kamanda-lindor-burúmë. Excusez-moi : c’est une partie du nom que je lui donne ; j’ignore quel est le mot dans les langues extérieures : vous savez, cette chose où nous nous tenons, et d’où je regarde, par les beaux matins, en pensant au Soleil, à l’herbe par-delà le bois, et aux chevaux et aux nuages, et au déroulement du monde. Que se passe-t-il ? Que fait Gandalf ? Et ces… burárum – il émit une sorte de grondement profond, comme un grand orgue discordant –, ces Orques, et le jeune Saruman à Isengard ? J’aime recevoir des nouvelles. Mais pas trop vite, hein. »
« Il se passe énormément de choses, dit Merry, et même si nous voulions faire vite, ce serait long à raconter. Mais vous nous avez dit de ne pas nous hâter. Devrions-nous nous confier si vite ? Trouveriez-vous cela impoli si l’on vous demandait ce que vous comptez faire de nous, et de quel côté vous êtes ? Et connaissiez-vous Gandalf ? »
« Oui, je le connais : le seul magicien qui se soucie vraiment des arbres, dit Barbebois. Vous savez qui il est ? »
« Oui, répondit Pippin d’un ton chagriné, nous le connaissions. C’était un grand ami à nous ; il était notre guide. »
« Je puis donc répondre à vos autres questions, dit Barbebois. Je ne vais rien faire de vous – pas si vous entendez “vous faire quelque chose à vous”, sans votre consentement. Nous pourrions faire quelque chose à nous trois. Mais je ne sais pas, pour ce qui est d’être d’un côté ou de l’autre. Je suis ma propre route ; mais la vôtre peut suivre la mienne pour un temps. Néanmoins, vous parlez de maître Gandalf comme s’il figurait dans une histoire qui aurait pris fin. »
« Oui, c’est vrai, dit Pippin avec tristesse. L’histoire semble se poursuivre, mais je crains que Gandalf n’en fasse plus partie. »
« Hou, allons donc ! dit Barbebois. Houm, hm, eh bien. » Il marqua une pause, observant longuement les hobbits. « Houm, euh, enfin, je ne sais pas quoi dire. Allons donc ! »
« Si vous voulez en savoir davantage, dit Merry, nous allons tout vous raconter. Mais cela prendra du temps. Vous ne voudriez pas nous déposer ? On pourrait s’asseoir ici tous les trois, au soleil, tant qu’il dure. Vous devez être fatigué de nous tenir en l’air. »
« Hm, fatigué ? Non, je ne suis pas fatigué. Je ne me fatigue pas facilement. Et je ne m’assieds pas. Je ne suis pas très, hm, pliable. Mais voilà justement le Soleil qui se cache. Quittons cette… Avez-vous dit comment vous l’appelez ? »
« Colline ? » proposa Pippin. « Corniche ? Marche ? » suggéra Merry. Barbebois répéta pensivement ces mots. « Colline. Oui, c’était ça. Mais c’est un mot hâtif, pour une chose qui s’est trouvée ici depuis le façonnement de cette partie du monde. Peu importe. Quittons-la, et partons. »
« Où irons-nous ? » demanda Merry.
« Chez moi ; du moins, c’est l’une de mes résidences », répondit Barbebois.
« Est-ce loin ? »
« Je ne sais pas. Peut-être diriez-vous que c’est loin. Mais quelle importance ? »
« Eh bien, voyez-vous, nous avons perdu toutes nos affaires, dit Merry. Il nous reste très peu de nourriture. »
« Oh ! Hm ! Inutile de vous inquiéter de cela, dit Barbebois. Je puis vous donner une boisson qui vous vaudra une verte croissance pour un long, long moment. Et si nous décidons de nous séparer, je puis vous déposer hors de mon pays en quelque lieu qu’il vous plaira. Partons ! »
Serrant les hobbits avec douceur mais fermeté, chacun dans le creux d’un bras, Barbebois leva d’abord un grand pied, puis l’autre, et il les amena au bord de la colline. Ses orteils en forme de racine s’agrippaient aux rochers. Puis, d’une démarche précise et solennelle, raide, il se porta de marche en marche et descendit jusqu’au sol de la Forêt.
Sans s’arrêter, il partit à travers les arbres d’un long pas mesuré, s’enfonçant dans les bois sans vraiment s’éloigner du torrent, mais toujours grimpant vers les pentes des montagnes. Bon nombre des arbres semblaient endormis, aussi inconscients de sa présence que de celle de toute autre créature qui n’aurait fait que passer ; mais certains frémissaient, et d’autres levaient leurs branches au-dessus de sa tête à son approche. Et tout ce temps-là, tandis qu’il marchait, il se parlait à lui-même en un long déferlement de sons musicaux et ininterrompus.
Les hobbits demeurèrent quelque temps silencieux. Curieusement, ils se sentaient tout à fait à l’aise et en sécurité ; et ils avaient ample matière à réfléchir et à s’interroger. Enfin, Pippin aventura quelques mots.
« Pardon, Barbebois, dit-il, puis-je vous demander quelque chose ? Pourquoi Celeborn nous a-t-il mis en garde contre votre forêt ? Il disait que nous risquions de nous y empêtrer. »
« Hmm, ah bon ! gronda Barbebois. Je pourrais vous dire la même chose, si vous alliez dans l’autre direction. N’allez pas vous empêtrer dans le bois de Laurelindórenan ! C’est ainsi que l’appelaient autrefois les Elfes, mais de nos jours ils en raccourcissent le nom : Lothlórien, disent-ils. Ils ont peut-être raison : peut-être est-il en train de se faner et non de croître. Pays de la Vallée de l’Or Chantant, voilà ce qu’on disait, il fut un temps. Maintenant, c’est la Fleur de Rêve. Eh oui ! Mais c’est un endroit étrange, et tout le monde ne doit pas s’y aventurer. Je suis étonné que vous en soyez jamais ressortis, mais encore plus surpris que vous ayez pu y entrer : voilà maintes années que des étrangers ne l’avaient pas fait. C’est un étrange pays.
« On peut en dire autant de celui-ci. Il a pu arriver malheur à des gens, ici. Oui, malheur. Laurelindórenan lindelorendor malinornélion ornemalin, fredonna-t-il pour lui-même. Ils prennent bien du retard sur le monde, là-bas, je suppose, dit-il. Ni ce pays-ci, ni rien d’autre en dehors du Bois Doré n’est plus ce qu’il était, du temps de la jeunesse de Celeborn. Néanmoins :
Taurelilómëa-tumbalemorna Tumbaletaurëa Lómëanor1,
c’est ce qu’ils disaient autrefois. Les choses ont changé, mais c’est encore vrai à certains endroits. »
« Que voulez-vous dire ? dit Pippin. Qu’est-ce qui est vrai ? »
« Les arbres et les Ents, dit Barbebois. Moi-même, je ne comprends pas tout ce qui se passe, alors je ne puis vous l’expliquer. Certains des nôtres sont encore de vrais Ents, et assez animés, à notre manière ; mais bien d’autres sont de plus en plus somnolents, devenant arbresques, diriez-vous. La plupart des arbres ne sont que des arbres, bien entendu ; mais beaucoup sont à demi éveillés. Certains le sont tout à fait, et quelques-uns deviennent… enfin euh, disons, entesques. Cela se produit continuellement.
« Quand cela arrive à un arbre, on s’aperçoit que certains ont un cœur mauvais. Rien à voir avec leur bois : ce n’est pas ce que je dis. Ma foi, j’ai connu de bons vieux saules en bas sur l’Entévière, disparus depuis longtemps, hélas ! Ils étaient complètement creux ; en fait, ils tombaient en morceaux, mais ils avaient la voix tranquille et douce d’une tendre feuille. Et puis il y a des arbres dans les vallées sous les montagnes – parfaitement sains, et mauvais jusqu’au trognon. Ce genre de chose semble se répandre. Il y avait autrefois des endroits très dangereux dans ce pays. Il y a encore des coins très noirs. »
« Comme la Vieille Forêt au nord, vous voulez dire ? » demanda Merry.
« Oui, oui, quelque chose comme ça, mais bien pire. Je ne doute pas qu’il subsiste encore, là-bas au nord, une ombre de la Grande Obscurité ; et les mauvais souvenirs se transmettent. Mais dans ce pays-ci, il est des vallées creuses où l’Obscurité n’a jamais été levée, et où les arbres sont plus vieux que moi. Mais nous faisons notre possible. Nous éloignons les étrangers et les téméraires ; et nous formons et nous enseignons, nous marchons et nous arrachons.
« Nous sommes les bergers des arbres, nous les vieux Ents. Nous sommes encore un certain nombre. Les moutons viennent à ressembler au berger, et les bergers aux moutons, a-t-on coutume de dire ; mais cela prend du temps, et les uns comme les autres ne restent pas longtemps au monde. Pour les arbres et les Ents, c’est plus rapide et plus marqué, et ils marchent ensemble à travers les âges. Car les Ents ressemblent plus aux Elfes : ils s’intéressent moins à eux-mêmes que les Hommes, et ils sont plus doués pour pénétrer au cœur des choses. Mais en même temps, les Ents ressemblent plus aux Hommes : ils sont plus versatiles que les Elfes, et plus susceptibles de prendre la couleur de l’extérieur, si l’on peut dire. Ou bien ils les surpassent tous deux ; car ils sont plus constants, et leur esprit s’arrête plus longuement sur les choses.
« Certains des miens ressemblent tout à fait à des arbres, à présent : il faut quelque chose de majeur pour les éveiller ; et ils ne parlent que par murmures. Mais d’autres de mes arbres ont les branches lestes, et ils sont nombreux à pouvoir me parler. Ce sont les Elfes qui ont tout commencé, bien sûr : éveiller les arbres, leur apprendre à parler, et comprendre leur langage arbresque. Ils voulaient toujours parler à tout, les Elfes anciens. Mais alors, la Grande Obscurité est venue, et ils sont passés au-delà de la Mer ou ont fui dans de lointaines vallées, et ils se sont cachés, chantant des jours qui ne seraient jamais plus. Jamais plus. Si, si : il fut un temps où il n’y avait qu’une seule forêt, d’ici aux Montagnes de Loune ; et cette partie n’était que la Pointe Est.
« C’étaient les jours fastes ! Il fut une époque où je pouvais marcher et chanter toute la journée, sans entendre rien d’autre que l’écho de ma propre voix au creux des collines. Les bois étaient comme ceux de Lothlórien, seulement plus denses, plus forts, plus jeunes. Et la senteur de l’air ! Il m’arrivait de passer une semaine rien qu’à respirer. »
Barbebois se tut, marchant à longues enjambées mais produisant à peine un son avec ses grands pieds. Puis il se remit à fredonner, et sa voix monta en un chant murmurant. Peu à peu, les hobbits s’aperçurent qu’il chantait pour eux :
Je marchais au Printemps dans les saulaies de Tasarinan.
Ah ! splendeurs et parfums du Printemps de Nan-tasarion !
Et je disais que c’était bien.
J’errais en Été dans les ormaies de l’Ossiriand.
Ah ! lumière et musique de l’Été des sept rivières d’Ossir !
Et je ne trouvais pas mieux.
Aux hêtraies de Neldoreth, je venais en Automne.
Ah ! le rouge et l’or et le soupir des feuilles de l’Automne de Taur-na-neldor !
C’était plus qu’il ne m’en fallait.
Aux pinèdes du haut Dorthonion, je montais en Hiver.
Ah ! la bise, la blancheur, les branches noires de l’Hiver d’Orod-na-Thôn !
Ma voix s’élevait et chantait dans le ciel.
Et désormais, toutes ces terres gisent sous les flots,
Et je marche à Ambaróna, à Tauremorna, à Aldalómë,
Dans ma contrée, au pays de Fangorn,
Où les racines sont longues,
Où les années s’étendent plus épaisses que les feuilles
À Tauremornalómë.
Il acheva son chant et poursuivit sa marche en silence ; et dans tout le bois, si loin que portât l’oreille, il n’y avait pas un son.
Le jour baissait, et le crépuscule s’enroulait autour des fûts des arbres. Enfin, les hobbits virent s’élever devant eux, indistinctement, un pays sombre et escarpé : ils étaient arrivés au pied des montagnes et aux racines vertes du haut Methedras. Au flanc de la colline, la jeune Entévière, jaillissant de ses sources sur les hauteurs, s’élançait tumultueusement à leur rencontre, bondissant de pierre en pierre. À droite du cours d’eau s’élevait une longue pente couverte d’herbe, à présent grise dans la pénombre. Aucun arbre n’y poussait, et elle donnait vue sur le ciel : des étoiles scintillaient déjà dans des lacs bordés de rives nuageuses.
Barbebois gravit la pente à grandes enjambées, sans guère ralentir le pas. Soudain, les hobbits virent se dessiner devant eux une large ouverture. Deux grands arbres se tenaient à cet endroit, un de chaque côté, comme les montants d’un vivant portail ; mais il n’y avait là aucune porte, sinon leurs ramures croisées et entrelacées. À l’approche du vieil Ent, les arbres élevèrent leurs branches, et toutes leurs feuilles frémirent et bruissèrent. Car ces arbres étaient sempervirents, et leurs feuilles, sombres et lustrées, luisaient dans la pénombre. Derrière ce portail d’arbres se trouvait un vaste espace plat, tel le plancher d’une grande salle creusée à même la colline. Les murs, de chaque côté, s’élevaient graduellement jusqu’à une hauteur de cinquante pieds ou plus, et le long de chaque mur se dressait une rangée d’arbres qui, eux aussi, gagnaient en majesté à mesure que l’Ent avançait.
Tout au fond, la paroi rocheuse était à pic ; mais sa base avait été évidée en une sorte d’alcôve peu profonde, au plafond voûté en forme d’arche : c’était d’ailleurs la seule toiture de la salle, hormis les branches des arbres qui, vers la partie arrière, ombrageaient tout l’espace, ne laissant qu’une large allée découverte au milieu. Un petit ruisseau s’échappait des sources d’en haut et, s’écartant du grand cours d’eau, coulait sur la face abrupte du rocher avec un doux tintement : ses gouttes argentées tombaient devant l’alcôve en un fin rideau. L’eau était récupérée dans une vasque de pierre creusée dans le sol entre les arbres, puis elle s’en déversait et ruisselait en bordure de l’allée pour aller rejoindre l’Entévière dans son voyage à travers la forêt.
« Hm ! Nous y voici ! dit Barbebois, rompant son long silence. Je vous ai portés sur environ soixante-dix mille foulées d’Ent, mais j’ignore ce que cela représente selon la mesure de votre pays. Toujours est-il que nous sommes aux racines de la Dernière Montagne. Une partie du nom de cet endroit pourrait se dire Fontenay, si on le traduisait dans votre langue. J’aime bien. Nous logerons ici cette nuit. » Il les déposa sur l’herbe entre les rangées d’arbres, et les hobbits le suivirent vers la grande arche. Ils remarquèrent alors que ses genoux se pliaient à peine tandis qu’il marchait ; mais ses jambes s’ouvraient en une longue foulée. Ses grands orteils (et ils étaient certes énormes, mais aussi très larges) se plantaient dans le sol avant toute autre partie de son pied.
Pendant un moment, Barbebois se tint sous la pluie de la chute, respirant profondément ; puis il rit et passa à l’intérieur. Une grande table de pierre se trouvait là, mais il n’y avait pas de chaises. Au fond de l’alcôve, il faisait déjà bien sombre. Barbebois prit deux grands vaisseaux et les déposa sur la table. Ils semblaient remplis d’eau ; mais lorsqu’il plaça ses mains au-dessus, ils se mirent aussitôt à luire, le premier d’un éclat doré, l’autre d’une riche lueur verte ; et le mélange de lumières éclaira l’alcôve, comme un soleil d’été à travers une voûte de jeunes feuilles. Se retournant, les hobbits virent que les arbres dans la cour avaient eux aussi commencé à luire, faiblement au début, mais avec une ardeur croissante, jusqu’à ce que chaque feuille fût bordée de lumière : verte pour certaines, dorée pour d’autres, ou encore d’un rouge cuivré ; tandis que leurs fûts ressemblaient à des colonnes sculptées dans du roc lumineux.
« Bien, bien, nous pouvons continuer à bavarder, à présent, dit Barbebois. Vous avez soif, je présume. Peut-être êtes-vous fatigués également. Buvez ceci ! » Il se rendit au fond de l’alcôve, et ils virent alors que plusieurs jarres de pierre étaient posées à cet endroit, hautes, munies de lourds couvercles. Découvrant l’un des récipients, il y plongea une énorme louche ; puis il remplit trois bols, dont un très grand et deux autres plus petits.
« Ceci est une maison d’Ent, dit-il, et il n’y a pas de sièges, hélas. Mais vous pouvez vous asseoir sur la table. » Soulevant les hobbits, il les installa sur la grande dalle de pierre, à six pieds au-dessus du sol : ils s’y assirent, balançant leurs jambes dans le vide et sirotant leur boisson.
Cette boisson était semblable à de l’eau, très semblable, en fait, à l’eau qu’ils avaient bue dans l’Entévière près de l’orée ; pourtant, elle avait un parfum ou une saveur qu’ils ne parvenaient pas à définir, très subtile, mais qui leur rappelait l’odeur d’un bois lointain portée par une fraîche brise nocturne. L’effet du breuvage commençait aux orteils et montait peu à peu dans chaque membre, redonnant fraîcheur et vitalité dans sa course vers le haut, jusqu’à l’extrémité des cheveux. Les hobbits sentirent d’ailleurs leur chevelure se dresser sur leur tête et se mettre à onduler, à friser et à pousser. Barbebois, quant à lui, se lava d’abord les pieds dans le bassin situé sous l’arche, puis il vida son bol d’un seul trait, long et lent. Les hobbits crurent qu’il ne s’arrêterait jamais de boire.
Enfin, il posa son bol. « Ah – ah, fit-il. Hm, houm, maintenant, nous serons plus à l’aise pour bavarder. Vous pouvez vous asseoir par terre, et je vais m’étendre : cela empêchera cette boisson de me monter à la tête et de m’endormir. »
Dans le coin droit de l’alcôve se trouvait un grand lit assez bas sur pied, couvert d’une épaisse couche de fougères et d’herbes sèches, mais qui ne devait pas faire plus de deux pieds de haut. Barbebois s’y allongea lentement (avec une légère flexion du bassin tout au plus) jusqu’à être complètement étendu, les bras derrière la tête, de manière à regarder le plafond, où la lumière dansait comme le soleil jouant sur les feuilles. Merry et Pippin s’assirent auprès de lui sur des coussins d’herbe.
« Maintenant, racontez-moi votre histoire, et prenez votre temps ! » dit Barbebois.
Les hobbits lui firent alors le récit de leurs aventures depuis leur départ de Hobbiteville – sans ordre particulier, car ils ne cessaient de s’interrompre l’un l’autre, et Barbebois arrêtait souvent le raconteur pour revenir sur un point précédemment abordé, ou pour faire un saut en avant et les interroger sur la suite des choses. Ils ne firent pas la moindre allusion à l’Anneau et ne lui dirent jamais pour quelle raison ils étaient partis, ni où ils allaient ; et il ne demanda pas à le savoir.
Tout l’intéressait au plus haut point : les Cavaliers Noirs, Elrond et Fendeval, la Vieille Forêt et Tom Bombadil, les Mines de Moria, la Lothlórien et Galadriel. Il leur fit décrire le Comté et ses terres plus d’une fois. Il eut alors une curieuse remarque. « Vous ne voyez jamais, hm… jamais d’Ents par là-bas, à tout hasard ? demanda-t-il. Enfin, pas des Ents, des Ents-Femmes, devrais-je dire en réalité. »
« Des Ents-Femmes ? dit Pippin. Est-ce qu’elles vous ressemblent un tant soit peu ? »
« Oui, hm, enfin non : je ne le sais plus très bien, dit Barbebois d’un air pensif. Mais votre pays leur plairait, alors je me demandais, voilà tout. »
Barbebois, néanmoins, sembla particulièrement intéressé par tout ce qui concernait Gandalf ; et encore plus par les faits et gestes de Saruman. Les hobbits étaient bien désolés d’en savoir si peu de chose : tout au plus, un assez vague compte rendu de Sam leur rapportant ce que Gandalf avait dit au Conseil. Ils avaient au moins une certitude : Uglúk venait d’Isengard, et lui et sa troupe parlaient de Saruman comme de leur maître.
« Hm, houm ! » fit Barbebois, quand, après maints tours et détours, leur récit parvint enfin à la bataille entre les Orques et les Cavaliers du Rohan. « Eh bien, eh bien ! Que de nouvelles vous m’apportez là. Vous ne m’avez pas tout dit, oh non, loin s’en faut. Mais je suis bien sûr que vous agissez comme Gandalf l’aurait souhaité. Il se passe quelque chose de considérable, ça, je le vois bien, et j’apprendrai peut-être ce que c’est à la bonne heure, ou à la male heure. Mais racine et ramille, que c’est étrange, tout ça : un petit peuple surgit de terre qu’on ne trouve pas dans les listes anciennes ; et voici que les Neuf Cavaliers oubliés réapparaissent pour les prendre en chasse ; Gandalf les emmène dans un long voyage, puis Galadriel les héberge à Caras Galadhon, et des Orques les poursuivent à travers toute la Contrée Sauvage : à n’en pas douter, ils semblent pris dans une grande tempête. J’espère qu’ils passeront au travers. »
« Et vous-même, alors ? » demanda Merry.
« Houm, hm, je ne me suis jamais soucié des Grandes Guerres, dit Barbebois ; elles concernent surtout les Elfes et les Hommes. C’est l’affaire des Magiciens : les Magiciens, eux, se soucient constamment de l’avenir. Pour ma part, je n’aime pas m’en inquiéter. Je ne suis véritablement du côté de personne, car personne n’est véritablement de mon côté, si vous voyez ce que je veux dire : personne ne se soucie des bois comme je m’en soucie, pas même les Elfes de nos jours. Reste que je m’attache plus facilement aux Elfes qu’à d’autres : ce sont les Elfes qui nous ont guéris de notre mutisme il y a fort longtemps, et c’est un don immense qui ne peut s’oublier, bien que nos chemins se soient séparés depuis. Et il est des êtres du côté desquels je ne suis véritablement pas ; je suis véritablement contre : ces burárum – il eut un nouveau grondement de dégoût –, ces Orques et leurs maîtres.
« Je m’inquiétais autrefois de l’ombre qui planait sur Grand’Peur ; mais quand elle a fui au Mordor, j’ai arrêté un temps de m’en soucier : le Mordor est bien loin d’ici. Mais il semble qu’un vent d’Est s’installe, et peut-être tous les bois viendront-ils bientôt à se faner. Il n’est rien que puisse faire un vieil Ent pour repousser cette tempête : il doit résister ou craquer.
« Mais là, Saruman ! Saruman est un voisin : je ne puis l’ignorer. Je dois faire quelque chose, j’imagine. Je me suis souvent demandé, ces temps derniers, que faire de Saruman. »
« Qui est-il ? demanda Pippin. Savez-vous quelque chose de son histoire ? »
« Saruman est un Magicien, répondit Barbebois. Je ne saurais vous en dire davantage. Je ne connais pas l’histoire des Magiciens. Ils sont apparus après l’arrivée des Grands Navires ayant traversé la Mer ; mais je n’ai jamais pu vérifier s’ils sont venus sur les Navires. Saruman était compté parmi les grands de cet ordre, il me semble. Il a cessé de parcourir les terres et de s’occuper des affaires des Hommes et des Elfes il y a quelque temps de cela – vous diriez que c’était il y a très longtemps ; et il s’est installé à Angrenost, ou Isengard, comme disent les Hommes du Rohan. Il était très effacé au début, mais sa renommée ne tarda pas à grandir. Il fut choisi pour diriger le Conseil Blanc, à ce qu’on raconte ; mais ça n’a pas trop bien marché. Je me demande à présent si, même alors, Saruman n’était pas en train de se tourner vers le mal. En tout cas, à cette époque, il n’embêtait pas ses voisins. J’avais coutume de lui parler. Il fut un temps où il se promenait souvent dans mes bois. Il était poli alors, demandant toujours ma permission (du moins quand il me rencontrait) ; et toujours avide d’écouter. Je lui dis bien des choses qu’il n’aurait jamais découvertes par lui-même ; mais il ne me rendit jamais la pareille. Je n’ai pas souvenir qu’il m’ait jamais confié quoi que ce soit. Et il devenait toujours plus fermé : son visage, comme je me le rappelle – il y a maintes et maintes journées que je ne l’ai vu – devint comme un mur de pierre troué de fenêtres : des fenêtres à volets, fermés de l’intérieur.
« Je pense maintenant comprendre ce qu’il fabrique. Il complote pour devenir une Puissance. Sa pensée est faite de métal et de rouages ; et il ne se soucie pas des choses qui poussent, sauf dans la mesure où elles peuvent lui servir dans l’immédiat. Et il est clair, désormais, que c’est un traître infâme et noir. Il s’est ligué avec ces êtres ignobles, avec les Orques. Brm, houm ! Pire encore : il leur fait subir quelque chose – quelque chose de dangereux. Car ces Isengardiens ressemblent davantage à des Hommes mauvais. C’est la marque des êtres maléfiques venus sous la Grande Obscurité de ne pouvoir endurer le Soleil ; or, les Orques de Saruman le peuvent, même s’ils le détestent. Je me demande ce qu’il leur a fait… Sont-ce des Hommes qu’il a fait déchoir, ou a-t-il mêlé la race des Orques à celle des Hommes ? Ce serait un noir forfait ! »
Barbebois gronda quelques instants, comme s’il prononçait quelque malédiction entesque, profonde et souterraine. « J’ai commencé à me demander il y a quelque temps comment il se faisait que des Orques osent traverser mes bois avec autant d’aplomb, reprit-il. Ce n’est que récemment que j’ai compris que Saruman était responsable, qu’il était venu fouiller les coins et recoins il y a toutes ces années, découvrant mes secrets. Lui et ses ignobles bandits font des ravages, maintenant. Ils abattent des arbres près des frontières – de bons arbres. Parfois, ils les coupent et ils les laissent pourrir sur place – simple méchanceté d’orque ; mais la plupart sont tronçonnés et emportés pour alimenter les feux d’Orthanc. Un panache de fumée s’élève toujours au-dessus d’Isengard, de nos jours.
« Maudit soit-il, racine et branche ! Bon nombre de ces arbres étaient mes amis, des êtres que je connaissais depuis la noix ou le gland ; et nombre d’entre eux avaient leur voix propre, perdue à jamais, maintenant. Et il n’y a plus que des souches et des ronces là où se trouvaient naguère des bosquets chantants. J’ai été oisif. J’ai laissé les choses empirer. Il faut que ça cesse ! »
Barbebois se redressa d’un mouvement brusque et se leva de son lit. Il tapa sur la table avec force. Les vases de lumière tremblèrent et lancèrent deux jets de flammes. Un feu verdâtre étincela dans ses yeux, et sa barbe se raidit comme un grand balai de bouleau.
« Je vais y mettre un terme ! tonna-t-il. Et vous allez venir avec moi. Vous pourriez être en mesure de m’aider. Ce faisant, vous aiderez aussi vos amis à vous ; car si personne n’arrête Saruman, le Rohan et le Gondor auront un adversaire derrière eux aussi bien que devant. Nos chemins mènent au même endroit – à Isengard ! »
« Nous viendrons avec vous, dit Merry. Nous ferons notre possible. »
« Oui ! dit Pippin. Je voudrais bien voir la chute de la Main Blanche. J’aimerais être là, même si je ne servirais pas à grand-chose : je n’oublierai jamais Uglúk et la traversée du Rohan. »
« Bien ! Bien ! dit Barbebois. Mais j’ai parlé trop hâtivement. Il faut nous garder d’être hâtifs. Je me suis trop échauffé. Je dois me calmer et réfléchir ; car il est plus facile de crier holà ! que de le mettre, si vous voyez ce que je veux dire. »
Il s’avança à grands pas jusqu’à l’arche et se tint quelque temps sous le rideau de pluie du ruisseau. Puis il rit et se secoua, et partout où les gouttelettes d’eau scintillantes tombaient sur le sol autour de lui, elles luisaient comme des étincelles rouges et vertes. Il regagna son lit, se recoucha et retomba dans le silence.
Au bout d’un moment, les hobbits l’entendirent se remettre à murmurer. Il semblait compter sur ses doigts. « Fangorn, Finglas, Fladrif, oui, oui, soupira-t-il. Le hic, c’est que nous sommes désormais si peu nombreux, dit-il en se tournant vers les hobbits. Des premiers Ents qui arpentaient les bois avant l’Obscurité, il ne reste plus que trois représentants : moi-même, Fangorn, puis Finglas et Fladrif – pour vous donner leurs noms elfiques ; vous pouvez les appeler Bouclefeuille et Vivécorce, si vous préférez. Et de nous trois, Bouclefeuille et Vivécorce ne serviraient pas à grand-chose, pour ce qui nous occupe. Bouclefeuille est devenu somnolent, quasi arbresque, pourrait-on dire : il a pris l’habitude de rester debout tout seul, à moitié endormi pendant tout l’été, laissant les hautes herbes des prés lui chatouiller les genoux. Il est d’ailleurs couvert d’une abondante chevelure de feuilles. Il avait coutume de se réveiller pendant l’hiver ; mais ces dernières années, il est resté trop somnolent pour aller bien loin, même en cette saison. Vivécorce habitait sur les versants montagneux à l’ouest d’Isengard. C’est là que les pires ennuis sont survenus. Il a été blessé par les Orques, et bon nombre des siens et de ses bergers d’arbres ont été massacrés et détruits. Il s’est réfugié sur les hauteurs, parmi les bouleaux qu’il affectionne par-dessus tout, et il refuse de descendre. N’empêche, je pense bien pouvoir rassembler un nombre convenable de nos jeunes gens… si j’arrive à leur en faire voir la nécessité ; si j’arrive à les réveiller : nous ne sommes pas des gens hâtifs. Quel dommage que nous soyons si peu nombreux ! »
« Comment cela se fait-il, alors que vous vivez dans ce pays depuis si longtemps ? demanda Pippin. Est-ce qu’il y a eu des décès massifs ? »
« Oh, non ! dit Barbebois. Aucun arbre n’est mort de l’intérieur, comme vous dites. Certains sont tombés sous le coup de la mauvaise fortune au fil des années, cela va de soi ; et plus encore sont devenus arbresques. Mais nous n’avons jamais été très nombreux, et notre nombre n’a pas augmenté. Il n’y a pas eu d’Entiges – d’enfants, diriez-vous, depuis un si grand nombre d’années. Terrible. C’est que, voyez-vous, nous avons perdu les Ents-Femmes. »
« Comme c’est triste ! dit Pippin. Comment se fait-il qu’elles soient toutes mortes ? »
« Elles ne sont pas mortes ! dit Barbebois. Je n’ai jamais dit cela. Nous les avons perdues, ai-je dit. Nous les avons perdues et nous ne pouvons les retrouver. » Il soupira. « Je croyais que la plupart des gens savaient cela. La quête des Ents pour retrouver les Ents-Femmes a été chantée par les Elfes comme par les Hommes, de Grand’Peur au Gondor. Ces chants ne peuvent être complètement oubliés. »
« Eh bien, je crains qu’ils ne soient pas parvenus à l’ouest des Montagnes jusqu’au Comté, dit Merry. Voulez-vous nous en dire plus, ou bien nous chanter l’un de ces chants ? »
« Oui, certainement, dit Barbebois, heureux de cette demande, eût-on dit. Mais je ne peux pas vous le raconter comme il conviendrait, seulement en bref ; puis ce sera la fin de notre conversation : demain, nous avons des conseils à tenir, du travail à faire, et peut-être un voyage à entreprendre. »
« C’est une histoire assez étrange et plutôt triste, poursuivit-il après un silence. Quand le monde était jeune et les bois vastes et verts, les Ents et les Ents-Femmes – et il y avait alors des Ents-Filles : ah ! la joliesse de Fimbrethil, de Mincetige au pied léger, du temps de notre jeunesse ! – Ents et Ents-Femmes marchaient ensemble, et ils logeaient ensemble. Mais nos cœurs n’ont pas continué à croître de la même manière : tandis que les Ents consacraient leur amour aux choses qu’ils rencontraient dans le monde, les Ents-Femmes dédiaient leurs pensées à autre chose, car les Ents aimaient les grands arbres, et les bois sauvages, et les pentes des hautes collines ; et ils buvaient aux torrents de montagne et mangeaient uniquement les fruits que les arbres laissaient tomber sur leur route ; et ils apprenaient des Elfes et conversaient avec les Arbres. Mais l’esprit des Ents-Femmes était consacré aux arbustes et aux prés ensoleillés, passé les pieds des forêts ; et elles voyaient la prunelle au hallier, et la fleur de la pomme sauvage et de la cerise au printemps, les herbes vertes des marécages en été, et les épis chargés de graines dans les champs d’automne. Elles ne désiraient pas converser avec ces choses ; mais elles voulaient que celles-ci les écoutent, et qu’elles leur obéissent. Les Ents-Femmes leur demandaient de pousser selon leur bon vouloir, et de porter des feuilles et des fruits à leur satisfaction ; car les Ents-Femmes désiraient l’ordre, l’abondance et la paix (par quoi elles entendaient que les choses devaient rester là où elles les avaient mises). Ainsi, les Ents-Femmes cultivèrent des jardins pour y vivre. Mais nous les Ents, nous poursuivions nos errances, et nous ne venions aux jardins que de temps à autre. Puis, quand l’Obscurité gagna le Nord, les Ents-Femmes franchirent le Grand Fleuve, et elles plantèrent de nouveaux jardins et labourèrent de nouveaux champs, et nous les vîmes plus rarement. Après que l’Obscurité eut été vaincue, le pays des Ents-Femmes connut une riche floraison, et leurs champs regorgèrent de blé. Le savoir-faire des Ents-Femmes passa à de nombreux hommes, qui leur portaient une très grande révérence ; mais nous restions pour eux une légende, un secret au cœur de la forêt. Pourtant, nous sommes encore ici, tandis que les jardins des Ents-Femmes sont désolés : les Hommes les appellent les Terres Brunes, à présent.
« Je me souviens, c’était il y a longtemps – du temps de la guerre entre Sauron et les Hommes de la Mer – le désir me prit de revoir Fimbrethil. Elle demeurait fort belle à mes yeux, la dernière fois que je l’avais vue, encore qu’elle fût bien différente de l’Ent-Fille d’autrefois. Car les Ents-Femmes étaient courbées et brunies par leur labeur ; leurs cheveux desséchés par le soleil étaient d’une blondeur de blé mûr, et leurs joues d’un rouge pomme. Mais leurs yeux étaient encore les yeux des nôtres. Nous traversâmes l’Anduin jusque dans leur pays ; mais nous trouvâmes un désert : tout était arraché et calciné, car la guerre avait balayé le pays. Mais les Ents-Femmes n’y étaient plus. Longtemps nous avons appelé, longuement nous avons cherché ; et à tous ceux que nous rencontrions, nous demandions où étaient parties les Ents-Femmes. D’aucuns disaient qu’ils ne les avaient jamais vues ; d’autres disaient les avoir vues partir à l’ouest, d’autres à l’est, et d’autres au sud. Mais nulle part, nulle part nous ne pûmes les trouver. Notre chagrin fut très grand. Nous entendîmes néanmoins l’appel du bois sauvage, et nous y retournâmes. Pendant de longues années, il nous arriva de partir de temps en temps à la recherche des Ents-Femmes, et nous parcourions les terres en les appelant par leurs jolis noms. Mais à mesure que le temps passait, nous sortions plus rarement et moins loin. Et voilà que de nos jours, les Ents-Femmes ne sont plus qu’un souvenir pour nous, et nos barbes sont longues et grises. Les Elfes ont composé bien des chants sur la Quête des Ents, dont certains ont passé dans les langues des Hommes. Mais nous n’avons jamais composé de chants là-dessus, nous contentant de psalmodier leurs noms ravissants, quand nous pensions aux Ents-Femmes. Nous croyons que nous nous reverrons peut-être dans l’avenir ; que nous trouverons quelque part un pays où il nous sera donné de vivre ensemble, chacun dans le contentement. Mais il est présagé qu’une telle chose n’arrivera pas avant que nous ayons tous deux perdu la totalité de ce que nous avons aujourd’hui. Et il se peut bien que cette heure soit enfin venue. Car si l’Ennemi Sauron a détruit autrefois les jardins, il semble maintenant près de faire dépérir tous les bois.
« Il y avait un chant elfique qui en parlait ; du moins, c’est ainsi que je le comprends. Il fut une époque où on l’entendait d’un bout à l’autre du Grand Fleuve. Ça n’a jamais été un chant d’Ent, remarquez : ç’eût été un très long chant en langue entique ! Mais nous le connaissons par cœur, et nous le fredonnons de temps à autre. Voici comment on le traduit dans votre langue :
L’ENT.
Quand le Printemps déplie la feuille et fait monter la sève ;
Quand s’illumine le ruisseau et que le temps se lève ;
Quand sur la montagne, au grand air, les pas se renouvellent,
Reviens à moi ! Reviens à moi, dis que ma terre est belle !
L’ENT-FEMME.
Quand naît le Printemps dans le clos, et le grain sur les blés,
Quand une floraison de neige embaume le verger ;
Quand l’averse emplit le terreau d’une senteur nouvelle,
Je reste ici et ne viens pas, puisque ma terre est belle.
L’ENT.
Quand l’Été s’étend sur le monde et que Midi chatoie,
Que l’arbre dort sous la ramée et ses rêves déploie ;
Quand le vent m’arrive de l’Ouest et souffle avec chaleur,
Reviens à moi ! Reviens et dis que ma terre est meilleure !
L’ENT-FEMME.
Quand l’Été réchauffe le fruit et fait rougir l’airelle ;
Quand la moisson arrive au bourg, et quand coule le miel,
Que le vent m’arrive de l’Ouest ou qu’il se tourne ailleurs,
Je reste ici, sous le Soleil, car ma terre est meilleure !
L’ENT.
Quand s’abattra le rude Hiver sur le dos des collines ;
Quand le jour sera dévoré par la nuit assassine ;
Quand de ma terre le vent d’Est soufflera à l’encontre,
Au loin j’irai en t’appelant, j’irai à ta rencontre !
L’ENT-FEMME.
L’Hiver venu, le chant conclu, l’obscurité tombée,
Brisée sera la branche nue, le labeur achevé.
Je chercherai et j’attendrai que nous nous retrouvions :
Alors, nous reprendrons la route et nous y marcherons.
ENSEMBLE.
Tous deux, nous prendrons le chemin qui mène à l’Occident,
Vers un pays où nous aurons chacun le cœur content. »
Barbebois acheva sa chanson. « Et voilà, dit-il. Très elfique, comme vous voyez : enjoué, court de mots, et vite terminé. Cela me semble assez joli. Même si les Ents en auraient encore long à dire pour leur part, s’ils avaient le temps ! Mais à présent, je vais me lever et dormir un peu. Où vous tiendrez-vous debout ? »
« Nous avons l’habitude de dormir couchés, dit Merry. Nous serons très bien où nous sommes. »
« Dormir couché ! dit Barbebois. Bien sûr, bien sûr ! Hm, houm ! j’oubliais : cette chanson m’a ramené au bon vieux temps ; j’avais presque l’impression de parler à de jeunes Entiges, imaginez. Eh bien, vous pouvez vous étendre sur le lit. Je vais me tenir sous la pluie. Bonne nuit ! »
Merry et Pippin montèrent sur le lit et se pelotonnèrent dans l’herbe et les fougères moelleuses. La couche était fraîche, odorante et chaude. Les lumières s’éteignirent, et la lueur des arbres passa ; mais dehors, ils pouvaient voir le vieux Barbebois planté sous l’arche, immobile, les bras levés au-dessus de la tête. Les brillantes étoiles perçaient le ciel et faisaient miroiter l’eau qui ruisselait sur ses doigts et sur sa tête, et qui dégouttait, dégouttait comme des milliers de perles d’argent à ses pieds. Prêtant l’oreille au tintement de l’eau, les hobbits s’endormirent.
À leur réveil, ils virent qu’un frais soleil inondait la grande cour et le plancher de l’alcôve. Des lambeaux de nuages flottaient en hauteur, poussés par un fort vent d’est. Barbebois ne se voyait nulle part ; mais tandis que Merry et Pippin se baignaient dans le bassin près de l’arche, ils l’entendirent fredonner et chanter en remontant l’allée bordée d’arbres.
« Hou, ho ! Bonjour, Merry et Pippin, s’écria-t-il en les voyant, d’une voix tonitruante. Vous dormez longtemps. J’ai déjà parcouru des centaines de foulées aujourd’hui. Maintenant, buvons un peu avant d’aller au Cercle des Ents. »
Puisant dans une jarre de pierre, mais non celle de la veille, il leur versa deux bols pleins. Le goût n’était pas le même : plus terreux et plus riche, plus consistant aussi, comme de la vraie nourriture, pour ainsi dire. Tandis que les hobbits, assis au bord du lit, buvaient et grignotaient quelques morceaux de gâteau elfique (non qu’ils aient eu vraiment faim ; mais ils considéraient qu’un petit déjeuner ne pouvait se passer de nourriture), Barbebois se tenait debout, fredonnant en entique, en elfique ou en quelque autre langue étrange, et regardant au ciel.
Pippin hasarda une question. « Où se trouve le Cercle des Ents ? » demanda-t-il.
« Hou, hein ? Le Cercle des Ents ? dit Barbebois, se retournant. Ce n’est pas un endroit, c’est une réunion d’Ents – ce qui n’arrive pas souvent de nos jours. Mais je me suis arrangé pour qu’un nombre convenable me promette de venir. Nous nous rencontrerons là où nous nous sommes toujours réunis : Combelle-Close, comme disent les Hommes. C’est assez loin au sud d’ici. Nous devons y être avant midi. »
Ils se mirent en route avant peu. Barbebois prit les hobbits dans ses bras, comme le jour précédent. À l’entrée de la cour, il tourna à droite, enjamba le ruisseau et partit vers le sud, au pied de hautes pentes raboteuses où les arbres étaient rares. Au-dessus, les hobbits discernaient des fourrés de bouleaux et de sorbiers, et plus haut encore, des pinèdes sombres et escarpées. Bientôt, Barbebois se détourna quelque peu des collines pour plonger dans de profonds bosquets où les arbres étaient plus massifs, plus hauts et plus touffus que tous ceux qu’ils avaient jamais vus. Ils retrouvèrent vaguement cette impression d’étouffement qu’ils avaient ressentie à leur arrivée à Fangorn, mais elle ne tarda pas à se dissiper. Barbebois ne leur parlait pas. Il fredonnait pour lui-même, d’une voix profonde et pensive, mais Merry et Pippin ne saisissaient aucun mot proprement dit : cela ressemblait à boum, boum, rom-boum, bourar, boum boum, dahrar boum boum, dahrar boum, et ainsi et suite, avec de continuels changements de hauteur et de rythme. De temps à autre, ils croyaient entendre une réponse, un bourdonnement ou un friselis qui semblait émaner du sol, ou des branches au-dessus de leurs têtes, ou peut-être des fûts des arbres ; mais Barbebois ne s’arrêtait pas et ne tournait jamais la tête, ni d’un côté ni de l’autre.
Ils avançaient depuis un long moment – Pippin avait tenté de calculer les « foulées d’Ent », mais il avait perdu le compte à environ trois mille – quand Barbebois se mit à ralentir le pas. Soudain il s’arrêta, posa les hobbits, et porta les mains à sa bouche, arrondies de manière à former un tube creux ; puis il souffla ou bien appela à travers. Un grand houm, hom retentit dans les bois tel un cor à la voix profonde, comme répercuté par les arbres. Au loin, de plusieurs directions à la fois, monta un houm, hom, houm très similaire qui n’était pas un écho, mais une réponse.
Barbebois jucha alors Merry et Pippin sur ses épaules et se remit en marche, lançant de temps en temps un nouvel appel ; et chaque fois, les réponses devenaient plus fortes et plus proches. Ainsi, ils parvinrent enfin à ce qui avait tout l’air d’un mur impénétrable : une rangée d’arbres sombres à feuilles persistantes, d’une espèce que les hobbits n’avaient jamais vue. Leurs branches partaient des racines mêmes, et elles étaient chargées de feuilles sombres et vernissées, comme du houx sans épines ; elles portaient de nombreuses inflorescences en forme d’épi, droites et raides, où luisaient de gros bourgeons de couleur olive.
Contournant par la gauche cette énorme haie, Barbebois parvint en quelques enjambées à une entrée étroite. Elle était traversée par un sentier usé qui dévalait soudain par une longue pente abrupte. Les hobbits se virent alors descendre dans une vaste cuvette, d’une rondeur presque parfaite, très profonde mais également très étendue, couronnée au pourtour par la haute haie d’arbres sombres. Son intérieur, lisse et herbeux, était dénué d’arbres, hormis trois magnifiques bouleaux argentés de taille majestueuse dressés au fond de la cuvette. Deux autres sentiers descendaient dans la combe : l’un venant de l’ouest et l’autre de l’est.
Plusieurs Ents étaient déjà sur place. D’autres arrivaient par les sentiers de part et d’autre, et quelques-uns suivaient à présent Barbebois. Les hobbits les regardèrent approcher. Ils avaient pensé rencontrer un groupe de créatures semblables à Barbebois, comme un hobbit ressemble à un autre hobbit (du moins aux yeux d’un étranger) ; et ils étaient fort étonnés de constater qu’il n’en était rien. Les Ents étaient aussi différents les uns des autres que pouvaient l’être des arbres entre eux : aussi différents, pour certains, que deux arbres du même nom, mais qui n’auraient pas connu la même croissance ni la même histoire ; aussi dissemblables, pour d’autres, que deux arbres d’espèces différentes, comme le sont bouleaux et hêtres, ou chênes et sapins. Il y avait là quelques Ents plus âgés, noueux et barbus comme des arbres en bonne santé mais néanmoins anciens (bien qu’aucun n’eût paru aussi ancien que Barbebois) ; ainsi que des Ents grands et forts, la tige bien faite, la peau lisse, comme des arbres sylvestres dans la force de l’âge ; mais il n’y avait pas de jeunes Ents, pas de scions. En tout, ils étaient environ deux douzaines à occuper le vaste plancher herbeux de la combe, et d’autres y affluaient en nombre comparable.
Merry et Pippin furent surtout frappés, au début, par la diversité qu’ils voyaient : la multiplicité des formes et des couleurs, les différentes tailles, circonférences et grandeurs, et la longueur des bras et des jambes ; de même que par le nombre d’orteils et de doigts (qui pouvait aller de trois à neuf). Quelques-uns accusaient une certaine parenté avec Barbebois, et leur rappelaient des hêtres ou des chênes. Mais il y avait d’autres espèces. Certains faisaient penser à des châtaigniers : des Ents à la peau brune, pourvus de grandes mains aux doigts écartés et de jambes courtes et épaisses. Certains rappelaient le frêne : de grands Ents droits et gris, aux longues jambes, aux mains dotées de doigts multiples ; d’autres le sapin (les plus grands Ents), et d’autres encore, le bouleau, le sorbier et le tilleul. Mais quand tous s’assemblèrent autour de Barbebois, inclinant légèrement la tête, murmurant de leurs voix lentes et musicales, et posant un regard long et attentif sur les étrangers, les hobbits furent à même de constater qu’ils étaient tous de la même famille et qu’ils avaient les mêmes yeux : pas tous aussi âgés, ni aussi profonds, que ceux de Barbebois, mais tous avec cette même expression lente, songeuse et soutenue, et cette même étincelle verte.
Dès que toute la compagnie fut assemblée, réunie en un large cercle autour de Barbebois, s’amorça une conversation pour le moins curieuse et inintelligible. Les Ents se mirent à murmurer lentement, se joignant au chœur un à un, jusqu’à ce que tous fussent à chanter ensemble en un long rythme qui montait et retombait, tantôt s’élevant d’un côté de l’anneau, tantôt faiblissant là et s’enflant comme un tonnerre de l’autre côté. Sans pouvoir saisir ni comprendre aucun des mots – ils devaient être en langue entique, se dit-il –, Pippin trouva le son très agréable à entendre au début ; mais peu à peu, son attention se relâcha. Après un long moment (alors que le chant ne montrait aucun signe de ralentissement), il vint à se demander, la langue entique étant si peu « hâtive », s’ils avaient même passé le stade des salutations ; et, dans l’éventualité où Barbebois devait faire l’appel, combien de jours il faudrait pour chanter tous leurs noms. « Je me demande comment on dit oui ou non en entique », pensa-t-il. Il bâilla.
Barbebois eut aussitôt conscience de lui. « Hm, ha, hé, mon Pippin ! dit-il, et tous les autres Ents cessèrent leur chant. Vous êtes des gens hâtifs, j’oubliais ; et de toute manière, il est lassant d’écouter des paroles que l’on ne peut comprendre. Vous pouvez descendre, maintenant. J’ai donné vos noms au Cercle des Ents, et ils vous ont vus, et ils ont convenu que vous n’êtes pas des Orques, et qu’un nouveau vers doit être ajouté dans les listes anciennes. Nous n’en sommes pas plus loin, mais c’est assez expéditif pour un Cercle d’Ents. Allez vous promener dans la combe, vous et Merry, si le cœur vous en dit. Il y a une source avec de la bonne eau, si vous avez besoin de vous rafraîchir, là-bas sur le versant nord. Il reste encore à dire certains mots avant que le Cercle ne tienne vraiment séance. Je viendrai vous trouver plus tard pour vous dire comment progressent les choses. »
Il déposa les hobbits. Avant de s’éloigner, ils s’inclinèrent profondément. Cette prouesse amusa beaucoup les Ents, s’il fallait en croire le ton de leurs murmures et l’étincelle dans leurs yeux ; mais ils retournèrent bientôt à leurs propres affaires. Merry et Pippin gravirent le sentier venant de l’ouest et regardèrent par l’ouverture de la grande haie. De longues pentes boisées s’élevaient là-bas, à partir du bord de la combe ; et loin au-dessus d’elles, au-delà des sapins coiffant la dernière crête, se dressait, blanche et découpée, la cime d’une haute montagne. Au sud, sur leur gauche, ils pouvaient voir plonger la forêt dans des lointains grisâtres. Là, à l’horizon, se devinait une pâle lueur verte que Merry pensa être un aperçu des plaines du Rohan.
« Je me demande où c’est, Isengard », dit Pippin.
« Je ne sais pas très bien où nous sommes, dit Merry ; mais cette cime est sans doute le Methedras, et pour autant que je me souvienne, l’anneau d’Isengard se trouve dans une fourche ou une profonde enclave à l’extrémité de la chaîne de montagnes. Sans doute se cache-t-il derrière cette grande crête. On dirait de la fumée ou de la brume là-bas, à gauche du sommet, tu ne trouves pas ? »
« À quoi ressemble Isengard ? dit Pippin. Je me demande bien comment les Ents peuvent s’y opposer de toute façon. »
« Moi aussi, dit Merry. Isengard est une sorte d’anneau de rochers ou de collines, je pense, avec un espace plat à l’intérieur, et un îlot ou un piton rocheux au centre, appelé Orthanc. La tour de Saruman se trouve dessus. Il y a une porte, peut-être plus d’une, dans le mur d’enceinte, et je crois qu’un cours d’eau la traverse : il est issu des montagnes, et il poursuit son cours à travers la Brèche du Rohan. Ce n’est pas le genre d’endroit auquel des Ents peuvent facilement s’attaquer, il me semble. Mais ces Ents me font une drôle d’impression : je ne suis pas sûr qu’ils soient aussi inoffensifs, ni aussi… enfin, aussi comiques qu’ils en ont l’air. Ils ont un air bizarre, lent et patient, presque triste ; et pourtant, je crois qu’ils pourraient se réveiller. Si cela se produisait, je ne voudrais pas être dans l’autre camp. »
« Oui ! dit Pippin. Je vois ce que tu veux dire. Ils pourraient être tout aussi différents qu’une vieille vache assise à ruminer pensivement et un taureau qui charge ; et le changement pourrait survenir tout à coup. Je me demande si Barbebois parviendra à les réveiller. Je suis bien sûr qu’il entend essayer. Mais ils n’aiment pas qu’on les réveille. Barbebois s’est un peu échauffé lui-même, hier soir, mais il a tout refoulé depuis. »
Les hobbits se tournèrent de nouveau vers la combe. Les voix des Ents continuaient de s’élever et de retomber au sein de l’assemblée. Le soleil était monté assez haut pour regarder par-dessus la haute haie : il brillait à la cime des bouleaux, et ses rayons jaunes et doux baignaient tout le versant nord de la combe. Là se trouvait une petite fontaine d’eau scintillante. Ils longèrent le bord de la grande cuvette, au pied des arbres sempervirents – quel plaisir que de sentir de nouveau l’herbe fraîche à leurs pieds, sans avoir à se presser –, puis ils descendirent jusqu’à l’eau bouillonnante. Ils burent un peu – une gorgée pure, d’un froid mordant ; puis, s’asseyant sur une pierre moussue, ils observèrent les taches de soleil sur l’herbe, et l’ombre des nuages voyageurs glissant sur le sol de la combe. Le murmure des Ents se poursuivait. Ils avaient l’impression de se trouver en un lieu étrange et reculé, extérieur à leur monde, loin de tout ce qui leur était jamais arrivé. Ils se sentirent tout à coup nostalgiques des voix et des visages de leurs compagnons ; en particulier Frodo et Sam, et aussi l’Arpenteur.
Enfin, les voix d’Ents se turent ; et, levant la tête, ils virent Barbebois s’avancer vers eux en compagnie d’un autre Ent.
« Hm, houm, me revoici, dit Barbebois. Vous devenez las, ou peut-être impatients, hmm, hein ? Eh bien, vous ne devez pas vous impatienter tout de suite, j’en ai peur. La première étape est maintenant derrière nous ; mais il me reste encore à tout réexpliquer pour ceux qui vivent loin d’ici, loin d’Isengard, et pour ceux que je n’ai pas pu visiter avant la réunion du Cercle ; après, il faudra décider que faire. Pour des Ents, cependant, décider est moins long que de passer en revue tous les faits et les événements qu’il s’agit de considérer. Reste qu’il n’y a pas à se faire d’illusions : nous serons ici encore longtemps, au moins deux jours, fort probablement. Aussi vous ai-je trouvé un compagnon. Il a une maison d’Ent non loin d’ici. Son nom elfique est Bregalad. Il dit qu’il a déjà pris sa décision et qu’il lui est inutile de demeurer plus longtemps au Cercle. Hm, hm, il s’apparente à ce que nous avons de plus proche d’un Ent hâtif. Vous devriez vous entendre à merveille. Au revoir ! » Barbebois fit demi-tour et les laissa.
Bregalad resta quelque temps à étudier les hobbits d’un air grave ; et eux le dévisagèrent, se demandant à quel moment apparaîtraient les premiers signes de « hâte ». Il était grand et semblait faire partie des plus jeunes Ents ; ses bras et ses jambes étaient couverts d’une peau lisse et luisante ; il avait les lèvres rouge vif et les cheveux gris-vert. Il pouvait fléchir sa taille et se balancer, comme un arbre élancé sous l’effet du vent. Il parla enfin, et sa voix, quoique sonore, était plus haute et plus claire que celle de Barbebois.
« Ha, hmm, mes amis, allons nous promener ! dit-il. Je suis Bregalad, c’est-à-dire Primebranche dans votre langue. Mais ce n’est qu’un surnom, évidemment. On m’appelle ainsi depuis que j’ai répondu oui à un aîné avant qu’il ait terminé sa question. Je bois aussi très rapidement, et je sors tandis que d’autres se rincent encore la barbe. Venez avec moi ! »
Il abaissa deux bras parfaitement galbés et tendit à chacun des hobbits une main aux longs doigts. Toute cette journée, ils se promenèrent dans les bois avec lui, chantant et riant ; car Primebranche riait souvent. Il riait quand le soleil sortait de derrière un nuage, il riait quand ils tombaient sur un ruisseau ou une source : alors il se baissait et s’aspergeait les pieds et la tête ; il riait parfois d’un son ou d’un murmure entendu parmi les arbres. Chaque fois qu’il apercevait un sorbier, il s’arrêtait un moment, bras écartés, et chantait, et tout en chantant il se balançait.
À la tombée de la nuit, il les amena à sa maison d’Ent : tout au plus une pierre couverte de mousse, placée au milieu d’un espace gazonné à l’ombre d’un talus vert. Des sorbiers poussaient tout autour, arrangés en cercle, et il y avait de l’eau (comme dans toute maison d’Ent), une source bouillonnante sortant du talus. Ils restèrent un moment à bavarder, pendant que les ténèbres tombaient sur la forêt. On entendait non loin les voix du Cercle des Ents qui continuaient de palabrer ; mais elles semblaient à présent plus profondes et moins neutres, et une voix forte culminait de temps à autre en une musique claire et accélérée, tandis que les autres s’évanouissaient. Mais auprès d’eux, Bregalad parlait doucement dans leur langue, chuchotant presque ; et ils apprirent qu’il était l’un des gens de Vivécorce, et que le pays où habitaient les siens avait été ravagé. Chose qui, aux yeux des hobbits, suffisait amplement à expliquer sa « hâte », du moins en matière d’Orques.
« Il y avait des sorbiers chez moi, dit Bregalad d’une voix douce et triste, des sorbiers qui avaient pris racine quand j’étais Entige, il y a maintes et maintes années dans la quiétude du monde. Les plus vieux avaient été plantés par les Ents pour faire plaisir aux Ents-Femmes ; mais elles s’étaient contentées de sourire, disant savoir où trouver des fleurs plus blanches et des fruits plus généreux. Pourtant, de tous les arbres de cette espèce, le peuple de la Rose, il n’en est aucun d’aussi beau à mes yeux. Et ces arbres poussèrent et poussèrent, jusqu’à ce que l’ombrage de chacun fût comme une halle de verdure, et leurs fruits rouges, à l’automne, un fardeau, une splendeur et un prodige. Les oiseaux avaient coutume de s’assembler à cet endroit. J’aime les oiseaux, même quand ils piaillent ; et le sorbier a tant à donner. Mais les oiseaux devinrent bientôt hostiles et avides, déchirant les arbres et jetant les fruits au sol sans les manger. Puis les Orques vinrent avec des haches et coupèrent mes arbres. J’accourus, je les appelai par leurs noms au long, mais ils n’ont pas frémi, ni entendu ni répondu ; ils étaient étendus, morts. »
Ô Orofarnë, Lassemista, Carnimírië !
Qu’ils étaient blancs, ô beau sorbier, tes bourgeons printaniers !
J’admirais tant, ô mon sorbier, par les beaux jours d’été,
Ton teint si clair, tes doigts si verts, ta voix si fraîche et douce ;
Et sur ton faîte, sur ta tête, une couronne rousse.
Ô sorbier mort, ton maigre corps est gris et défeuillé ;
Ton chant s’est tu, ta voix n’est plus, mais n’est pas oubliée.
Ô Orofarnë, Lassemista, Carnimírië !
Les hobbits s’endormirent au son du doux chantonnement de Bregalad, qui semblait pleurer en plusieurs langues la chute d’arbres qu’il avait aimés.
Ils passèrent également la journée du lendemain en sa compagnie, mais sans beaucoup s’éloigner de sa « maison ». Ils restèrent la plupart du temps assis en silence, abrités sous le talus ; car le vent était plus froid, et les nuages plus bas et plus gris : le soleil se voyait rarement, et au loin, les voix du Cercle des Ents continuaient de s’élever et de retomber, parfois hautes et fortes, parfois faibles et tristes ; tantôt se précipitant, tantôt graves et lentes comme un thrène. Une deuxième nuit tomba, et les Ents continuèrent de tenir conclave sous les nuages pressés et les étoiles clignotantes.
Le troisième jour arriva, sombre et venteux. Au lever du soleil, les voix des Ents s’élevèrent en une grande clameur et s’apaisèrent de nouveau. À mesure que la matinée avançait, le vent tomba et l’air devint lourd d’appréhension. Les hobbits constatèrent que Bregalad écoutait à présent d’une oreille attentive, même si, du fond du vallon où nichait sa maison d’Ent, la rumeur du Cercle n’était pour eux qu’un faible murmure.
L’après-midi était venu ; et dans sa course vers l’ouest et les montagnes, le soleil dardait de longs rais jaunes entre les fentes et les interstices des nuages. Soudain, ils s’aperçurent qu’un profond silence était tombé : toute la forêt se dressait dans une attente muette. Naturellement, les voix des Ents s’étaient tues. Qu’est-ce que cela signifiait ? Bregalad, droit et tendu, était tourné vers le nord, vers Combelle-Close.
Au milieu d’un fracas vint alors un cri : ra-houm-rah ! Les arbres frémirent et se courbèrent, comme frappés par une bourrasque. Il y eut encore un silence, puis un air de marche s’ouvrit, tel un solennel battement de tambours ; et au-dessus des roulements et des tonnerres jaillirent des voix qui chantaient haut et fort.
Nous voici, nous voilà, tambours et patatras : ta-runda runda runda rah !
Les Ents arrivaient ; leur chant ne cessait de s’enfler :
Nous voici, nous voilà, clairons et patatras : ta-rūna rūna rūna rah !
Bregalad ramassa les hobbits et quitta sa maison à grands pas.
Ils ne tardèrent pas à voir approcher la longue cohorte d’Ents, oscillant de côté et d’autre et descendant vers eux avec de grandes foulées. Barbebois allait en tête, et une cinquantaine de suivants étaient derrière lui, marchant au pas, deux de front, et battant la cadence en tapant des mains sur leurs flancs. Éclairs et étincelles se voyaient dans leurs yeux tandis qu’ils approchaient.
« Houm, hom ! Nous voici avec un boum, nous voici enfin ! s’écria Barbebois en apercevant Bregalad et les hobbits. Venez, joignez-vous au Cercle ! Nous partons. Nous partons à Isengard ! »
« À Isengard ! » crièrent les Ents d’une multitude de voix.
« À Isengard ! »
À Isengard ! Bien qu’Isengard soit haut et noir, cerclé de roche,
Bien qu’Isengard soit dur et fort, imperméable à toute approche,
Allons, partons ! partons en guerre ! brisons la porte, fendons la pierre !
Branches et troncs brûlent là-bas, le fourneau gronde – allons en guerre !
Pour sceller le sort d’Isengard, boum patatras ! nous arrivons ;
À Isengard, nous arrivons !
Boum patatras ! nous arrivons !
Le sort d’Isengard scellerons !
Ainsi chantèrent-ils en marchant vers le sud.
Bregalad, l’œil brillant, se glissa dans le rang au côté de Barbebois, dodelinant du chef. Le vieil Ent reprit alors les hobbits et les remit sur ses épaules, de sorte qu’ils allèrent fièrement à la tête de la compagnie chantante, le cœur battant et la tête haute. S’ils n’avaient jamais douté que quelque chose finirait par arriver, ils n’en étaient pas moins abasourdis du changement qu’ils constataient chez les Ents. Il paraissait aussi soudain que l’assaut d’une rivière longtemps retenue par une digue.
« Les Ents se sont décidés assez rapidement tout compte fait, n’est-ce pas ? » hasarda Pippin après quelque temps, quand le chant fit relâche un moment et qu’on n’entendit plus que le battement des mains et des pieds.
« Rapidement ? dit Barbebois. Houm ! Oui, c’est vrai. Plus rapidement que je ne l’aurais cru. En fait, je ne les ai pas vus aussi éveillés depuis bien des lustres. Nous les Ents, nous n’aimons pas être secoués ; et nous ne nous secouons jamais, sauf s’il devient évident que nos arbres et nos vies courent un grave danger. Dans cette Forêt, ça n’est pas arrivé depuis les guerres entre Sauron et les Hommes de la Mer. C’est l’ouvrage des Orques, le massacre gratuit de nos arbres – rárum – sans même la mauvaise excuse d’avoir à alimenter les feux, qui nous a rendus aussi furieux ; et la trahison d’un voisin qui aurait dû nous aider. Les Magiciens devraient être plus sensés : en vérité, ils le sont. Il n’est pas de malédiction assez forte, en elfique, en entique, ou dans les langues des Hommes, pour qualifier une telle trahison. À bas Saruman ! »
« Allez-vous réellement briser les portes d’Isengard ? » demanda Merry.
« Ho, hm, eh bien, nous en serions capables, vous savez ! Vous ne comprenez peut-être pas à quel point nous sommes forts. Peut-être avez-vous entendu parler des Trolls ? Ils sont terriblement forts. Mais les Trolls ne sont que des contrefaçons faites par l’Ennemi durant la Grande Obscurité, une parodie des Ents, comme les Orques étaient une parodie des Elfes. Nous sommes plus forts que les Trolls. Nous venons des os de la terre. Comme les racines des arbres, nous pouvons fendre la pierre, mais plus rapidement, bien plus rapidement, quand notre esprit s’échauffe ! Si nous ne sommes pas abattus, détruits par le feu ou soufflés par quelque sorcellerie, nous pouvons faire voler Isengard en éclats et réduire ses murailles en miettes. »
« Mais Saruman tentera de vous arrêter, non ? »
« Hm, euh, oui, c’est exact. Je ne l’ai pas oublié. En fait, j’y ai longuement réfléchi. Mais voyez-vous, une grande partie des Ents sont plus jeunes que moi, de bien des générations d’arbres. Ils sont tous réveillés, à présent, et leur esprit n’est voué qu’à une chose : briser Isengard. Mais ils se remettront à réfléchir bien assez vite ; ils se refroidiront un peu quand nous prendrons notre boisson du soir. Quelle soif nous aurons ! Mais qu’ils marchent, maintenant, qu’ils chantent ! Nous avons une longue route à faire, et il y aura encore le temps de réfléchir. C’est quelque chose que d’être partis. »
Barbebois poursuivit sa marche, chantant avec les autres un moment. Mais après quelque temps, sa voix se réduisit à un murmure et il retomba dans le silence. Pippin remarqua que son vieux front était plissé et noueux. Enfin, il releva la tête, et Pippin vit que ses yeux avaient un air triste, triste mais pas malheureux. Une lueur était en eux, comme si la flamme verte avait pénétré plus avant dans les sombres puits de sa pensée.
« Bien entendu, il est tout à fait probable, mes amis, dit-il lentement, tout à fait probable que nous courons vers notre perte : la dernière marche des Ents. Mais si nous restions chez nous à ne rien faire, notre perte viendrait tôt ou tard, de toute façon. Cette pensée a longuement mûri dans nos cœurs ; c’est pourquoi nous marchons aujourd’hui. Ce n’était pas une décision hâtive. Au moins, la dernière marche des Ents pourrait valoir une chanson. Oui, soupira-t-il, nous pourrions aider les autres peuples avant de disparaître. J’aurais tout de même voulu voir se réaliser les chansons sur les Ents-Femmes. J’aurais tant aimé revoir Fimbrethil. Mais voilà, mes amis : les chansons, tout comme les arbres, ne portent leurs fruits qu’au moment voulu et à leur manière ; et parfois, ils se gâtent prématurément. »
Les Ents continuaient d’avancer à vive allure. Ils étaient descendus dans un long repli des terres qui dévalaient vers le sud ; à présent, ils se mirent à grimper et grimper, jusqu’à la haute crête à l’ouest. Les bois laissèrent place à des bouleaux réunis en bosquets épars, puis à des pentes dénudées où ne poussaient que quelques pins décharnés. Le soleil sombra derrière le dos de la colline qu’ils étaient en train d’escalader, faisant place à un crépuscule gris.
Pippin regarda en arrière. Les Ents devenaient plus nombreux… ou que se passait-il ? Là où auraient dû se trouver les pentes sombres et dénudées qu’ils venaient de gravir, il croyait apercevoir des bouquets d’arbres. Mais ils se déplaçaient ! Se pouvait-il que les arbres de Fangorn fussent en éveil, que la forêt se levât, traversant les collines pour aller en guerre ? Il se frotta les yeux, se demandant si le sommeil et la pénombre ne l’avaient pas trompé ; mais les grandes formes grises continuaient d’avancer. Un bruit s’élevait, comme le vent dans une voûte de branches. Les Ents approchaient maintenant du haut de la crête, et tout chant avait cessé. La nuit tomba, et le silence se fit : il n’y avait plus un son, sinon le frémissement de la terre sous les pas des Ents, et un bruissement, l’ombre d’un murmure, comme des tas de feuilles mortes emportés par la brise. Parvenus enfin au sommet, ils regardèrent dans une sombre fosse : la grande enclave à l’extrémité des montagnes, Nan Curunír, la Vallée de Saruman.
« La nuit s’étend sur Isengard », dit Barbebois.
1.
Voir l’Appendice F : Les Ents.