6L’étang interdit










Frodo ouvrit les yeux et trouva Faramir penché sur lui. De vieilles craintes le saisirent pendant une seconde, et il se redressa avec un mouvement de recul.

« Il n’y a rien à craindre », dit Faramir.

« Est-ce déjà le matin ? » demanda Frodo avec un bâillement.

« Pas encore, mais la nuit tire à sa fin, et la pleine lune se couche. Viendrez-vous l’admirer ? Il est également une affaire au sujet de laquelle j’aimerais connaître votre avis. Je suis désolé de vous réveiller, mais viendrez-vous ? »

« J’arrive », dit Frodo, se levant, et frissonnant un peu en quittant la chaleur de la couverture et des fourrures. Il semblait faire froid dans la caverne sans feu. Le bruit de l’eau résonnait dans le calme nocturne. Il revêtit sa cape et suivit Faramir.

Sam, s’éveillant tout à coup par quelque instinct de vigilance, remarqua d’abord la couche vide de son maître, et il sauta à bas de son lit. Il vit alors deux formes sombres, Frodo et un homme, se détachant sur l’arche, laquelle était baignée d’une pâle lumière blanche. Il se hâta d’aller les rejoindre, passant bon nombre d’hommes dormant sur des matelas rangés le long du mur. À l’entrée de la grotte, il vit que le Rideau s’était mué en un éblouissant voile de soie, de perles et de fils argentins : des glaçons de lune en train de fondre. Mais il ne s’arrêta pas pour l’admirer. Se détournant, il suivit son maître à travers l’étroit passage dans la paroi de la caverne.

Ils empruntèrent alors un sombre corridor, puis montèrent une série de marches inondées menant à un petit palier uni, taillé dans la pierre et éclairé par le ciel pâle, lequel brillait au-dessus d’eux à travers un long puits. De là partaient deux volées de marches : l’une semblait continuer jusqu’à la haute berge du cours d’eau ; l’autre tournait vers la gauche. Ils suivirent cette dernière. Elle montait en spirale comme dans une tourelle.

Débouchant enfin des ténèbres rocheuses, ils scrutèrent les environs. Ils se tenaient sur une grande pierre plate sans balustrade ou parapet. Sur leur droite, à l’est, le torrent plongeait, arrosant de nombreuses terrasses, puis, se déversant sur un abrupt, il emplissait une rigole d’une grande force d’eau sombre, mouchetée d’écume, qui tourbillonnait et se ruait presque à leurs pieds, avant de se jeter du haut du précipice qui s’ouvrait sur leur gauche. Un homme se tenait là, près du bord, silencieux, le regard fixé vers le bas.

Frodo se retourna pour observer les minces rubans dessinés par l’eau plongeante et ondoyante. Puis il leva les yeux et regarda à l’horizon. Le monde était calme et froid, comme à l’approche de l’aube. La pleine lune sombrait loin dans l’Ouest, ronde et blanche. De pâles brumes miroitaient dans la vallée en contrebas, vaste océan de vapeur argentée sous lequel roulaient les fraîches eaux nocturnes de l’Anduin. Des ténèbres noires s’élevaient au-delà, et en leur sein, çà et là, froides, incisives et lointaines, blanches comme les dents de fantômes, étincelaient les cimes des Ered Nimrais, les Montagnes Blanches du royaume de Gondor, couronnées de neiges éternelles.

Frodo se tint un moment sur le haut rocher, et un frisson lui parcourut l’échine. Il se demandait si, quelque part dans la vastitude des terres environnées de nuit, ses vieux compagnons marchaient ou dormaient, ou encore gisaient morts dans un linceul de brume. Pourquoi avait-il été amené ici, tiré du tranquille confort d’un sommeil oublieux ?

Sam attendait une réponse à la même question, et il ne put s’empêcher de marmonner à l’oreille de son maître, et pour lui seul (du moins le croyait-il) : « C’est une bien belle vue, pas de doute, monsieur Frodo, mais elle glace le cœur, sans parler des os ! Qu’est-ce qui se passe ? »

Faramir l’entendit, et il lui répondit. « Un coucher de lune sur le Gondor. Le bel Ithil, en quittant la Terre du Milieu, jette un dernier regard sur les mèches blanches du vieux Mindolluin. Cela vaut bien quelques frissons. Mais ce n’est pas là ce que je vous amenais voir – encore que personne ne vous ait amené, Samsaget ; ce n’est que la rançon de votre vigilance. Une gorgée de vin vous remettra. Venez voir ! »

Il s’avança auprès du guetteur silencieux au bord du sombre précipice, et Frodo le suivit. Sam resta en arrière. Sa position, sur cette haute plateforme glissante, lui semblait déjà bien assez précaire. Faramir et Frodo regardèrent en bas. Loin au-dessous d’eux, les eaux blanches se déversaient dans une vasque remplie d’écume et allaient tournoyer dans un sombre bassin de forme ovale, profondément creusé parmi les rochers, pour ressortir par une étroite décharge et continuer à descendre ainsi, fumantes et chuintantes, vers des contrées plus calmes et plus planes. Le clair de lune rayonnait encore au pied de la chute et frissonnait sur l’eau du bassin. Frodo remarqua alors une petite créature sombre sur la rive la plus proche ; mais au moment où il posait les yeux sur elle, elle plongea et disparut un peu en avant du bouillonnement de la chute, fendant l’eau sombre aussi net qu’une flèche ou une pierre anguleuse.

Faramir se tourna vers l’homme debout à côté de lui : « De quoi dirais-tu qu’il s’agit, Anborn ? D’un écureuil ou d’un martin-pêcheur ? Voit-on des martins-pêcheurs noirs dans les étangs nocturnes de Grand’Peur ? »

« Ce n’est pas un oiseau, peu importe ce que c’est, répondit Anborn. Il va sur quatre pattes et plonge à la manière d’un homme ; et il montre une belle maîtrise de la chose. Qu’est-il en train de faire ? Cherche-t-il à grimper jusque derrière le rideau pour gagner notre refuge ? Il semble que nous soyons finalement découverts. J’ai ici mon arc, et j’ai posté d’autres archers, presque aussi bons tireurs que moi, sur les deux rives. Nous n’attendons plus que votre ordre pour tirer, Capitaine. »

« Allons-nous tirer ? » demanda Faramir, se tournant vivement vers Frodo.

Pendant un instant, Frodo resta muet. Puis : « Non ! dit-il. Non ! Je vous supplie de ne pas le faire. » S’il l’avait osé, Sam eût crié « oui », plus vite et plus fort. Bien qu’il ne fût pas en mesure de voir, leurs paroles ne lui laissaient aucun doute quant à ce qu’ils avaient sous les yeux.

« Vous savez donc ce qu’est cette chose ? dit Faramir. Allons, maintenant que vous l’avez vue, dites-moi pourquoi il faudrait l’épargner. Durant toutes nos discussions, vous ne m’avez pas parlé une seule fois de votre compagnon errant, et je l’ai laissé tranquille, en attendant. Car cette affaire pouvait attendre, le temps qu’il soit pris et amené devant moi. J’ai envoyé mes plus fins chasseurs à sa recherche, mais il leur a faussé compagnie, et personne ne l’a plus revu jusqu’à cette nuit, sauf Anborn que voici, qui l’aperçut hier soir à la brune. Mais maintenant, il a fait pire que d’aller chasser le connil dans les hautes terres : il a osé venir jusqu’à Henneth Annûn, et il doit le payer de sa vie. Ce petit être m’étonne : secret et rusé comme il est, venir folâtrer ainsi dans l’étang sous notre fenêtre… S’imagine-t-il que nous dormons toute la nuit sans aucune surveillance ? Pourquoi agit-il ainsi ? »

« Il y a deux réponses à cela, je pense, dit Frodo. D’abord, il ne sait pas grand-chose des Hommes, et malgré toute sa ruse, il peut ne pas savoir que des Hommes se cachent ici, tellement votre refuge est secret. En outre, je crois qu’il est attiré ici par un désir impérieux, plus fort que la prudence. »

« Il est attiré ici, dites-vous ? répéta Faramir à voix basse. Se peut-il que… est-il donc au courant de votre fardeau ? »

« En fait, oui. Il l’a lui-même porté pendant de nombreuses années. »

« Lui ? dit Faramir, le souffle coupé. Cette histoire nous mène d’énigme en énigme. Ainsi, il le pourchasse ? »

« Peut-être. Il le considère comme un trésor. Mais je ne parlais pas de cela. »

« Que cherche-t-il alors ? »

« Du poisson, dit Frodo. Regardez ! »

Ils baissèrent les yeux vers l’étang sombre. Une petite tête noire apparut de l’autre côté du bassin, juste en dehors de l’ombre des rochers. Il y eut un bref éclair d’argent et un tourbillon de petites rides. La forme nagea vers le bord, puis, avec une extraordinaire agilité, pareille à une grenouille, elle bondit hors de l’eau et grimpa sur la rive. Elle s’assit aussitôt et se mit à ronger la petite chose argentée qui étincelait dans ses mains ; les derniers rayons de la lune tombaient à présent derrière la muraille rocheuse à l’extrémité de l’étang.

Faramir rit doucement. « Du poisson ! dit-il. Une faim moins périlleuse. Mais peut-être pas : le poisson pêché dans l’étang de Henneth Annûn pourrait lui coûter tout ce qu’il a à donner. »

« Je l’ai à la pointe de ma flèche, dit Anborn. Ne dois-je pas tirer, Capitaine ? Pour qui vient ici sans permission, la mort est notre loi. »

« Attends, Anborn, dit Faramir. Cette affaire est plus difficile qu’il n’y paraît. Qu’avez-vous à dire à présent, Frodo ? Pourquoi l’épargner ? »

« C’est une pauvre créature famélique, dit Frodo, qui n’a pas conscience du danger auquel elle s’expose. Et Gandalf, votre Mithrandir, il vous aurait enjoint de ne pas la tuer pour cette même raison, mais pas uniquement. Il a interdit aux Elfes de le faire. Je ne sais pas exactement pourquoi, et dans ce lieu ouvert, il m’est impossible de vous dire ce que je puis en deviner. Mais il semble que cet être soit lié à ma mission, d’une manière ou d’une autre. Avant que vous tombiez sur nous dans les bosquets, il était mon guide. »

« Votre guide ! s’écria Faramir. De plus en plus étrange. Je suis prêt à beaucoup pour vous, Frodo, mais à cela je ne puis consentir : laisser cet habile rôdeur partir d’ici à son gré, pour vous rejoindre plus tard s’il en a envie, ou être attrapé par des orques et leur dire tout ce qu’il sait sous peine d’être mis au supplice. Il doit être tué ou bien pris. Tué, s’il n’est pas pris très bientôt. Mais comment prendre cette chose visqueuse aux multiples formes, sinon par un trait empenné ? »

« Laissez-moi descendre doucement jusqu’à lui, dit Frodo. Vous pouvez toujours garder vos arcs bandés, et au moins m’abattre moi, si j’échoue. Je ne m’enfuirai pas. »

« Dans ce cas, faite vite ! dit Faramir. S’il en ressort vivant, alors qu’il soit votre fidèle serviteur pour le restant de ses malheureux jours. Conduis Frodo jusqu’à la rive, Anborn, et sois discret. Cette chose a un nez et des oreilles. Donne-moi ton arc. »

Anborn laissa échapper un grognement, et, prenant la tête, il descendit l’escalier en colimaçon jusqu’au petit palier, où ils prirent le deuxième escalier : il menait à une étroite ouverture voilée par d’épais buissons. Frodo s’y glissa en silence et déboucha au haut de la rive sud, au-dessus de l’étang. Il faisait noir, à présent, et les chutes donnaient une pâle lueur grise, dernier reflet du clair de lune qui s’attardait dans le ciel de l’ouest. Frodo ne voyait pas Gollum. Il fit quelques pas en avant, et Anborn le suivit à pas furtifs.

« Allez-y ! souffla-t-il à l’oreille de Frodo. Faites attention à votre droite. Si vous tombez dans l’étang, personne ne pourra vous sauver, sauf votre ami pêcheur. Et souvenez-vous qu’il y a des archers à portée, même si vous ne les voyez peut-être pas. »

Frodo s’avança à quatre pattes, usant de ses mains à la manière de Gollum, autant pour se guider que pour assurer son équilibre. Les rochers étaient plats et lisses pour la plupart, mais glissants. Il s’arrêta pour écouter. Au début, il ne discerna rien d’autre que le bruissement incessant de la chute juste derrière lui. Puis il entendit alors, non loin devant, un sibilant murmure.

« Poissson, bon poissson. La Face Blanche est partie, mon trésor, oui, enfin. Maintenant, on peut manger poisson en paix. Non, pas en paix, trésor. Car le Trésor est perdu ; oui, perdu. Sales hobbits, méchants hobbits. Ils nous ont abandonné, gollum ; et le Trésor est parti. Seulement le pauvre Sméagol, tout seul. Pas de Trésor. Méchants Hommes, ils vont le prendre, enlever mon Trésor. Voleurs. On les z’hait. Poissson, bon poissson. Nous rend fort. Donne les yeux clairs, les doigts comme des serres, oui. Les étouffer, trésor. Tous les étouffer, oui, si on en a la chance. Bon poissson. Bon poissson ! »

Ainsi poursuivit-il son monologue, presque aussi incessant que la chute d’eau, seulement interrompu par un faible bruit de salive et de déglutition. Frodo frissonna, écoutant sa voix avec pitié et dégoût. Il aurait voulu qu’elle s’arrête, et souhaité ne plus jamais avoir à l’entendre. Anborn n’était pas loin derrière lui. Il aurait pu revenir tout doucement sur ses pas et lui demander de faire signe aux chasseurs de tirer. Ils auraient sans doute l’occasion de s’approcher suffisamment, pendant que Gollum était trop occupé à se goinfrer pour être sur ses gardes. Un seul tir bien visé, et Frodo serait à jamais débarrassé de cette voix pitoyable. Mais non ; Gollum avait une revendication légitime envers lui désormais. Un serviteur a revendication sur son maître pour les services rendus, même par crainte. Sans Gollum, ils ne se seraient jamais extirpés des Marais Morts. Et Frodo, pour une raison ou pour une autre, était bien certain que Gandalf ne l’aurait pas souhaité.

« Sméagol ! » souffla-t-il.

« Poissson, bon poissson », dit la voix.

« Sméagol ! » fit-il un peu plus fort. La voix cessa.

« Sméagol, le Maître est venu te chercher. Le Maître est ici. Viens, Sméagol ! » Il n’y eut d’autre réponse qu’un doux sifflement, comme une inspiration.

« Viens, Sméagol ! dit Frodo. Nous sommes en danger. Les Hommes te tueront s’ils te trouvent ici. Viens vite, si tu souhaites éviter la mort. Viens voir le Maître ! »

« Non ! dit la voix. Pas gentil Maître. Abandonne le pauvre Sméagol et part avec nouveaux amis. Maître peut attendre. Sméagol n’a pas fini. »

« Pas le temps, dit Frodo. Emporte le poisson avec toi. Viens ! »

« Non ! Doit finir poisson. »

« Sméagol ! dit Frodo d’un ton désespéré. Le Trésor va se mettre en colère. Je vais prendre le Trésor, et je vais lui dire : fais-le avaler les arêtes et s’étouffer. Jamais plus goûter à poisson. Viens, le Trésor attend ! »

Il y eut un sifflement perçant. Bientôt, Gollum sortit des ténèbres, marchant à quatre pattes, comme un chien désobéissant appelé par son maître. Il avait à la bouche un poisson à demi grignoté, et un autre à la main. S’approchant de Frodo, presque nez à nez, il le renifla. Ses yeux pâles brillaient. Puis il ôta le poisson de sa bouche et se redressa.

« Gentil Maître ! susurra-t-il. Gentil hobbit, revenu chercher pauvre Sméagol. Bon Sméagol vient. Maintenant, partons, partons vite, oui. À travers les arbres, pendant que les Faces sont éteintes. Oui, venez, partons ! »

« Oui, nous partirons bientôt, dit Frodo. Mais pas tout de suite. Je vais t’accompagner comme promis. Je t’en fais de nouveau la promesse. Mais pas maintenant. Tu n’es pas encore en sécurité. Je vais te sauver, mais tu dois me faire confiance. »

« On doit faire confiance au Maître ? dit Gollum d’un ton suspicieux. Pourquoi ? Pourquoi pas partir tout de suite ? Où qu’il est, l’autre, le hobbit fâché et pas poli ? Où qu’il est ? »

« Là-haut, dit Frodo, montrant la chute d’eau. Je ne partirai pas sans lui. Il faut aller le retrouver. » Son cœur se serra. Cela ressemblait trop à une ruse. Il ne craignait pas vraiment que Faramir permît à ses hommes de tuer Gollum, mais il voudrait sans doute le voir capturé et ligoté ; et la façon dont Frodo s’y était pris ne pouvait manquer d’être perçue comme une trahison par cette pauvre créature déloyale. Il serait sans doute impossible de jamais lui faire comprendre ou croire que Frodo lui avait sauvé la vie par le seul moyen à sa disposition. Que pouvait-il faire d’autre ? – sinon tenir sa parole, du mieux qu’il le pouvait, auprès des deux parties. « Viens ! dit-il. Ou le Précieux va se mettre en colère. Il faut nous en retourner, remonter le cours d’eau. Allons, allons, toi d’abord ! »

Gollum se mit à ramper le long de la rive, reniflant d’un air soupçonneux. Bientôt il s’arrêta et leva la tête. « Il y a quelque chose ! dit-il. Pas un hobbit. » Brusquement, il se retourna. Une flamme verte brûlait dans ses yeux exorbités. « Maître ! Sss ! Maître ! siffla-t-il. Vilain ! Tricheur ! Fourbe ! » Il cracha, puis tendit ses longs bras et ses mains blanches aux doigts étrangleurs.

Au même moment, la haute silhouette noire d’Anborn surgit derrière lui et lui tomba dessus. Une grande main puissante le saisit à la nuque et l’immobilisa. Il se tourna comme l’éclair, tout mouillé et visqueux qu’il était, se tortillant comme une anguille, mordant et griffant comme un chat. Mais deux autres hommes accoururent d’entre les ombres.

« Ne bouge plus ! dit l’un. Ou nous te planterons autant d’épines qu’un porc-épic. Ne bouge plus ! »

Gollum devint mou comme une chiffe, et il se mit à gémir et à pleurer. Ils le ligotèrent, sans grande délicatesse.

« Doucement, doucement ! dit Frodo. Il n’est pas de taille à lutter contre vous. Ne lui faites pas de mal, si possible. Il sera plus calme de cette façon. Sméagol ! Ils ne te feront pas de mal. Je vais t’accompagner, et il ne t’arrivera rien. À moins qu’ils ne me tuent aussi. Fais confiance au Maître ! »

Gollum se retourna et lui cracha dessus. Les hommes le soulevèrent, lui masquèrent la vue avec une cagoule et l’emmenèrent.

Frodo les suivit, rongé par le remords. Ils passèrent l’ouverture derrière les buissons et, à travers escaliers et corridors, ils regagnèrent la caverne. On y avait allumé deux ou trois torches, et des hommes commençaient à s’affairer. Sam était là, et il regarda l’étrange paquet mou que transportaient les hommes avec un drôle d’air. « Vous l’avez eu ? » dit-il à Frodo.

« Oui. Enfin non, je ne l’ai pas eu. Il est venu à moi, parce qu’il me faisait confiance au début, j’en ai peur. Je ne voulais pas qu’on le ligote ainsi. J’espère que ça s’arrangera ; mais tout cela me déplaît au plus haut point. »

« Et moi donc, dit Sam. Mais rien va jamais s’arranger tant qu’on aura ce concentré de misère dans les pattes. »

Un homme se présenta et fit signe aux hobbits de le suivre, sur quoi il les mena jusqu’à au renfoncement à l’arrière de la caverne. Faramir avait pris place dans sa chaise, et on avait rallumé la lampe dans la niche au-dessus de sa tête. D’un geste de la main, il les invita à s’asseoir sur les tabourets à côté de lui. « Apportez du vin pour nos invités, dit-il. Et amenez-moi le prisonnier. »

On apporta le vin ; puis Anborn entra, transportant Gollum. Il lui ôta la cagoule et le remit sur ses pieds, restant debout derrière lui afin de le soutenir. Gollum plissa les yeux, cachant la malveillance de son regard sous ses paupières lourdes et exsangues. Il faisait vraiment triste figure, ruisselant et froid, empestant le poisson (il en serrait encore un dans sa main) ; ses mèches clairsemées pendillaient comme des algues fétides sur son front osseux, et son nez coulait.

« Desserrez ! Desserrez ! dit-il. La corde nous fait mal, si, si, elle nous fait mal, et on n’a rien fait. »

« Rien fait ? » répéta Faramir, posant un regard acéré sur le misérable devant lui, mais sans qu’aucune expression ne parût sur ses traits, fût-elle de colère, de pitié ou de stupéfaction. « Rien fait ? N’as-tu jamais rien fait qui méritât que l’on t’inflige les liens, ou un pire châtiment ? Il ne m’appartient pas d’en juger, heureusement. Mais cette nuit, tu es venu là où il est mortel d’aller. Les poissons de cet étang sont chèrement payés. »

Gollum laissa tomber le poisson qu’il tenait. « Veut pas poisson », dit-il.

« Le prix ne porte pas sur le poisson, dit Faramir. Le seul fait de venir ici et de contempler l’étang est passible de peine de mort. Je t’ai épargné jusqu’ici à la prière de Frodo, qui m’assure que, de lui au moins, tu as mérité certain remerciement. Mais tu devras aussi me satisfaire. Quel est ton nom ? D’où viens-tu ? Et où t’en vas-tu ? Quelle affaire t’occupe ? »

« On est perdus, perdus, dit Gollum. Pas de nom, pas d’affaire, pas de Trésor, rien. Seulement vide. Seulement faim ; oui, on a faim. Quelques petits poissons, de vilains petits poissons pleins d’arêtes, pour une pauvre créature, et ils disent la mort. Ils sont tellement sages ; tellement justes, tellement, tellement justes. »

« Pas très sages, dit Faramir. Mais justes : oui, peut-être, aussi justes que nous l’autorise notre peu de sagesse. Relâchez-le, Frodo. » Faramir prit un petit couteau à sa ceinture et le remit à Frodo. Gollum, se méprenant sur son geste, poussa un cri aigu et s’effondra.

« Allons, Sméagol ! dit Frodo. Il faut me faire confiance. Je ne te laisserai pas tomber. Réponds-lui en toute honnêteté, si tu le peux. Cela va t’aider et non te nuire. » Il trancha les liens qui lui retenaient les poignets et les chevilles, puis il l’aida à se relever.

« Viens çà ! dit Faramir. Regarde-moi ! Connais-tu le nom de cet endroit ? Y es-tu déjà venu ? »

Gollum leva lentement les yeux et les plongea malgré lui dans ceux de Faramir. Toute lumière s’éteignit en eux et, tels deux globes pâles et mats, ils fixèrent un moment les yeux clairs et imperturbables de l’homme du Gondor. Il y eut un silence immobile. Puis Gollum baissa la tête et se recroquevilla lentement sur le sol, grelottant. « On sait pas et on veut pas savoir, gémit-il. Jamais venu ici ; jamais revenir. »

« Il y a dans votre esprit des portes verrouillées et des fenêtres closes, et derrière elles, des chambres obscures, dit Faramir. Mais pour l’heure, j’estime que vous dites la vérité. Cela vaut mieux pour vous. Quel serment êtes-vous prêt à jurer de ne jamais revenir ; et de ne jamais conduire en ces lieux, par la parole ou par les gestes, aucun être vivant ? »

« Le Maître sait, dit Gollum, jetant à Frodo un regard de côté. Oui, il sait. On promettra au Maître, s’il nous sauve. On promettra à Cela, oui. » Il rampa aux pieds de Frodo. « Sauvez-nous, gentil Maître ! geignit-il. Sméagol promet au Trésor, il donne sa parole. Jamais revenir, jamais parler, non, jamais ! Non, trésor, non ! »

« Êtes-vous satisfait ? » demanda Faramir.

« Oui, dit Frodo. Du moins, il vous faut accepter cette promesse ou faire appliquer votre loi. Vous n’obtiendrez rien d’autre. Mais je lui ai promis qu’il ne lui arriverait rien, s’il venait à moi. Et je ne voudrais pas que l’on puisse dire que j’ai manqué à ma parole. »

Faramir resta un moment à réfléchir. « Très bien, finit-il par dire. Je te rends à ton maître, à Frodo fils de Drogo. Qu’il déclare ce qu’il entend faire de toi ! »

« Mais, seigneur Faramir, dit Frodo, s’inclinant, vous n’avez toujours pas déclaré vos intentions concernant ledit Frodo, et tant qu’elles ne sont pas connues, il ne peut faire aucun projet pour lui-même ou ses compagnons. Votre jugement a été reporté jusqu’au matin ; mais voici que le matin approche. »

« Je vais donc rendre ma sentence, dit Faramir. Quant à vous, Frodo, dans la mesure des pouvoirs qui me sont conférés par une plus haute instance, je vous déclare libre d’aller et venir au royaume de Gondor, jusque sur les confins de son ancien territoire ; à ceci près que ni vous, ni aucun de ceux qui vont avec vous, n’avez la permission de venir en ce lieu sans y être convié. Cette sentence sera valable pendant un an et un jour, après quoi elle deviendra nulle, à moins que vous ne veniez à Minas Tirith avant ce terme, vous présenter devant le Seigneur et Intendant de la Cité. Je le prierai alors d’entériner ma décision et de la prolonger à vie. En attendant, quiconque prendrez-vous sous votre aile sera sous ma protection et sous le bouclier du Gondor. Êtes-vous exaucé ? »

Frodo s’inclina bien bas. « Je le suis, dit-il, et je me mets à votre service, si cet engagement est d’une quelconque valeur pour quelqu’un d’aussi distingué et digne d’honneur. »

« Il est d’une grande valeur, dit Faramir. Et maintenant, prendrez-vous cette créature, ce Sméagol, sous votre protection ? »

« Oui, je prends Sméagol sous ma protection », dit Frodo. Sam soupira ostensiblement – non pas en raison des politesses, qu’il approuvait entièrement, comme tout hobbit l’aurait fait. Du reste, dans le Comté, pareille affaire aurait exigé encore bien des discours et des révérences.

« Ainsi donc, dit Faramir en se tournant vers Gollum, tu es sous sentence de mort ; mais tant que tu marcheras auprès de Frodo, nous te laisserons la vie sauve pour ce qui nous concerne. Toutefois, si un homme du Gondor quel qu’il soit vient à te trouver en dehors de sa présence, la sentence tombera. Et puisse la mort te trouver promptement, au Gondor ou en dehors, si tu ne le sers pas bien. Maintenant, réponds-moi : où comptes-tu aller ? Tu étais son guide, me dit-il. Où le conduisais-tu ? » Gollum ne répondit pas.

« Je n’admettrai pas que cela reste secret, dit Faramir. Réponds-moi ou je vais revenir sur mon jugement ! Gollum ne dit toujours rien.

« Je vais répondre pour lui, dit Frodo. Il m’a conduit à la Porte Noire, comme je le lui ai demandé ; mais elle était infranchissable. »

« Aucune porte ne permet d’entrer librement dans le Pays Sans-Nom », dit Faramir.

« Voyant cela, nous nous en sommes détournés, et nous avons pris la route du Sud, poursuivit Frodo ; car il nous a dit qu’il y avait – ou pouvait y avoir – un chemin près de Minas Ithil. »

« Minas Morgul », dit Faramir.

« Je ne le sais pas très bien, dit Frodo, mais ce chemin, je pense, grimpe dans les montagnes du côté nord de la vallée où se trouve l’ancienne cité. Il monte jusqu’à un haut col et redescend alors vers… ce qui est au-delà. »

« Connaissez-vous le nom de ce haut col ? » dit Faramir.

« Non », répondit Frodo.

« On l’appelle Cirith Ungol. » Gollum lâcha un sifflement perçant et se mit à marmonner entre ses dents. « N’est-ce pas là son nom ? » dit Faramir en se tournant vers lui.

« Non ! dit Gollum, et il poussa un cri aigu, comme sous l’effet d’un coup de poignard. Oui, oui, on a entendu le nom une fois. Mais qu’est-ce que ça nous change, comment il s’appelle ? Maître dit qu’il doit y entrer. Alors il faut bien essayer un chemin. Il n’y a pas d’autre chemin qu’on peut essayer, non. »

« Pas d’autre chemin ? dit Faramir. Comment le sais-tu ? Et qui a exploré tous les confins de ce sombre royaume ? » Il considéra Gollum, longuement et pensivement. Puis il parla de nouveau. « Emmenez cette créature, Anborn. Traitez-la bien, mais gardez-la à l’œil. Quant à toi, Sméagol, n’essaie pas de plonger dans les chutes. Les dents des rochers sont si acérées qu’elles te tueraient avant l’heure. Laisse-nous, maintenant, et n’oublie pas ton poisson ! »

Anborn sortit et Gollum alla devant lui, le cou rentré dans les épaules. Le rideau fut tiré devant le renfoncement.

« Frodo, je crois que vous ne faites pas bien, dit Faramir. Vous ne devriez pas partir avec ce misérable petit être. Il est mauvais. »

« Non, pas entièrement mauvais », dit Frodo.

« Peut-être pas entièrement, dit Faramir ; mais la malignité le ronge comme un chancre, et le mal grandit. Il ne vous mènera à rien de bon. Si vous consentiez à vous séparer de lui, je le ferais guider avec mon sauf-conduit jusqu’à l’endroit de son choix aux frontières du Gondor. »

« Il ne voudrait pas, dit Frodo. Il me suivrait comme il le fait depuis longtemps. Et j’ai promis maintes fois de le prendre sous mon aile et de le suivre où il choisirait de m’emmener. Vous ne voudriez pas me forcer à manquer à ma parole ? »

« Non, dit Faramir. Mais mon cœur le voudrait. Car il paraît moins néfaste de pousser un autre à se dédire que de le faire soi-même, surtout devant un ami lié sans le savoir à son propre malheur. Mais non – s’il désire vous suivre, vous n’avez pas le choix de le supporter, maintenant. Mais je ne crois pas que vous soyez tenu d’aller à Cirith Ungol, dont il vous a dit moins de choses qu’il n’en sait. Cela, tout au moins, j’ai pu le voir clairement dans son esprit. N’allez pas à Cirith Ungol ! »

« Que faire, alors ? dit Frodo. Retourner à la Porte Noire et me livrer aux mains des gardes ? Que savez-vous de cet endroit pour que son nom vous soit si redoutable ? »

« Rien de certain, dit Faramir. Nous autres du Gondor n’allons plus jamais à l’est de la Route de nos jours : personne de la jeune génération ne l’a jamais fait, pas plus qu’aucun d’entre nous n’a mis le pied dans les Montagnes de l’Ombre. Nous ne les connaissons qu’à travers les vieux récits et la rumeur des jours d’autrefois. Mais il y a une terreur noire dans les cols qui dominent Minas Morgul. Les vieillards et les maîtres en tradition, à la seule mention de Cirith Ungol, blêmissent et s’enferment dans le silence.

« Il y a très longtemps que la vallée de Minas Morgul est tombée sous l’emprise du mal, et elle était déjà une menace et un objet d’effroi, du temps où l’Ennemi banni vivait encore au loin, et où la plus grande part de l’Ithilien était toujours sous notre autorité. Comme vous le savez, cette cité fut jadis une place forte, fière et belle, Minas Ithil, la jumelle de notre cité à nous. Mais elle nous fut enlevée par des hommes implacables que l’Ennemi, aux jours de sa puissance première, avait placés sous sa domination et qui, après la chute de celui-ci, avaient longuement erré sans toit ni maître. Il est dit que leurs seigneurs étaient des hommes de Númenor tombés autrefois dans une sombre cruauté ; l’Ennemi leur avait donné des anneaux de pouvoir et les avait ainsi dévorés : ils étaient devenus des spectres vivants, terribles et malfaisants. Après son départ, ils prirent Minas Ithil et s’y établirent, et ils firent d’elle et de toute la vallée alentour un lieu de corruption : elle semblait vide et ne l’était pas, car une peur informe vivait au-dedans des murs ruinés. Neuf Seigneurs y résidaient, et après le retour de leur Maître, qu’ils facilitèrent et préparèrent en secret, ils regagnèrent en force. Puis les Neuf Cavaliers sortirent des portes de l’horreur et nous ne pûmes leur résister. N’approchez pas de leur citadelle. On vous apercevrait. Il y a là une malveillance qui ne dort pas, et plein d’yeux sans paupières. N’allez pas par là ! »

« Mais par où me feriez-vous passer, sinon ? dit Frodo. Vous ne pouvez me guider vous-même jusqu’aux montagnes, dites-vous, ni au-delà. Mais je suis contraint d’aller au-delà par engagement solennel envers le Conseil : il me faut trouver un chemin ou périr dans l’entreprise. Et si je fais demi-tour, refusant la route au moment d’atteindre sa pénible extrémité, où irai-je alors parmi les Elfes ou les Hommes ? Voudriez-vous me voir entrer au Gondor avec cet Objet, celui-là même qui a rendu votre frère fou de désir ? Quel sortilège opérerait-il à Minas Tirith ? Souhaitons-nous qu’il y ait deux cités de Minas Morgul, grimaçant de part et d’autre d’une plaine morte où tout ne serait que pourriture ? »

« Ce n’est pas mon souhait », dit Faramir.

« Dans ce cas, que voulez-vous que je fasse ? »

« Je l’ignore. Seulement, je ne voudrais pas que vous alliez à la mort ou au supplice. Et je ne crois pas que Mithrandir aurait choisi cette voie. »

« Mais comme il n’est plus des nôtres, je dois prendre les chemins qui s’offrent à moi. Et il n’y a pas le temps pour de longues recherches », dit Frodo.

« C’est un destin cruel, une mission désespérée, dit Faramir. Mais rappelez-vous au moins ma mise en garde : méfiez-vous de ce guide, Sméagol. Le meurtre ne lui est pas étranger. Je l’ai lu en lui. » Il soupira.

« Eh bien, sitôt rencontrés on se quitte, Frodo fils de Drogo. Je n’ai pas à vous bercer de douces paroles : je n’espère pas vous revoir, aucun autre jour sous notre Soleil. Mais vous partirez maintenant avec ma bénédiction, sur vous et sur tous vos semblables. Reposez-vous un peu, le temps que nous vous préparions un peu de nourriture.

« J’aimerais bien apprendre comment ce sournois de Sméagol est entré en possession de l’Objet dont nous parlons, et comment il l’a perdu, mais je ne vous importunerai pas plus longtemps. Si, contre tout espoir, vous revenez un jour au pays des vivants et que nous reprenons chacun notre récit, assis sous une muraille ensoleillée, riant de nos vieilles peines, alors vous me raconterez. D’ici là – ou un autre moment que les Pierres de Vision de Númenor ne montrent pas –, adieu ! »

Il se leva et s’inclina profondément devant Frodo, puis, tirant le rideau, il passa dans la caverne.

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