3Les Uruk-hai










Pippin était plongé dans un rêve sombre et tourmenté : il lui semblait entendre sa petite voix grêle résonnant dans des tunnels noirs, criant : Frodo, Frodo ! Mais au lieu de Frodo, c’étaient des centaines de figures d’Orques qui lui lançaient des regards affreux, grimaçant parmi les ombres ; des centaines de bras horribles qui tentaient de l’agripper, surgissant de toutes parts. Où était Merry ?

Il se réveilla. Un air froid soufflait sur son visage. Il était étendu sur le dos. Le soir descendait et le ciel s’assombrissait. Se retournant, il s’aperçut que le rêve n’était pas beaucoup plus horrible que la réalité. Il était ligoté aux poignets, aux jambes et aux chevilles. Merry gisait à ses côtés, livide, un morceau d’étoffe crasseuse passé autour du front. Une grande compagnie d’Orques, certains debout, d’autres assis, se tenait tout autour d’eux.

Pippin sentit que le souvenir se reconstituait peu à peu dans sa tête endolorie, se détachant des ombres du rêve. Bien sûr : Merry et lui étaient partis en courant dans les bois. Qu’est-ce qui leur avait pris ? Pourquoi s’étaient-ils précipités ainsi, sans faire attention au vieil Arpenteur ? Ils avaient couru longtemps sans s’arrêter de crier – il ne pouvait se rappeler jusqu’où ni pendant combien de temps ; puis, tout à coup, ils s’étaient retrouvés nez à nez avec une troupe d’Orques qui se tenait là, l’oreille tendue, et qui n’avait pas paru s’aviser de leur présence avant qu’ils fussent pratiquement dans leurs bras. Puis ils s’étaient mis à hurler, et des dizaines d’autres gobelins avaient surgi des arbres. Merry et lui avaient dégainé, mais les Orques ne souhaitaient aucunement se battre ; ils ne cherchaient qu’à s’emparer d’eux, même après que Merry eut tranché plusieurs bras et mains. Ce bon vieux Merry !

Boromir était alors arrivé, bondissant à travers les arbres. Il les avait forcés à se battre. Nombre d’entre eux étaient tombés sous ses coups, et le reste s’était enfui. Mais à peine s’étaient-ils mis à rebrousser chemin qu’ils avaient essuyé une nouvelle attaque, forte d’au moins une centaine d’Orques, parfois très gros, qui avaient décoché une pluie de flèches – toutes sur Boromir. Boromir avait sonné de son grand cor jusqu’à ce que les bois retentissent de ses appels, semant d’abord la consternation chez les Orques, qui s’étaient repliés ; mais comme il n’y avait eu d’autre réponse que les échos, les Orques étaient revenus à la charge, plus acharnés que jamais. Pippin ne se rappelait pas grand-chose d’autre. La dernière image qui lui restait était celle de Boromir appuyé contre un arbre, s’arrachant une flèche ; puis tout à coup, les ténèbres étaient tombées.

« J’ai dû recevoir un coup sur la tête, se dit-il. J’espère que ce pauvre Merry n’est pas gravement blessé. Qu’est-il arrivé à Boromir ? Pourquoi les Orques ne nous ont-ils pas tués ? Où sommes-nous, et où allons-nous ? »

Il était sans réponse à ces questions. Il avait froid et mal au cœur. « Je voudrais bien que Gandalf n’ait jamais convaincu Elrond de nous laisser partir, pensa-t-il. Qu’est-ce que j’ai fait de bon ? Sinon de gêner les autres : un passager, un simple bagage. Et voilà que j’ai été dérobé, et je ne suis plus qu’un simple bagage – pour les Orques. J’espère que l’Arpenteur viendra nous réclamer, ou quelqu’un ! Mais dois-je l’espérer ? Est-ce que ça ne ficherait pas tous les plans à l’eau ? J’aimerais tellement pouvoir me libérer ! »

Il se débattit un peu, bien inutilement. L’un des Orques assis à côté se mit à rire, et il s’adressa à un compagnon dans leur langue abominable. « Repose-toi pendant que tu peux, petite andouille ! dit-il alors à Pippin dans le parler commun, qu’il rendait presque aussi hideux que son propre baragouin. Repose-toi donc ! Tes jambes vont servir bien assez vite. Tu souhaiteras n’en avoir jamais eu avant qu’on soit rentrés. »

« Si j’étais libre d’en faire à ma tête, tu voudrais être mort depuis longtemps, dit l’autre. Je te ferais couiner, misérable petit rat ! » Il se pencha sur Pippin, qui vit les crocs jaunâtres de l’Orque tout près de sa figure. Il avait à la main un long couteau noir à lame dentelée. « Tiens-toi tranquille, sinon je te chatouille avec ça, siffla-t-il. Si tu te fais trop remarquer, je pourrais oublier mes ordres. Maudits soient les Isengardiens ! Uglúk u bagronk sha pushdug Saruman-glob búbhosh skai » : il entama alors dans sa langue un long et furieux discours qui dégénéra peu à peu en marmottages et en grognements.

Terrifié, Pippin s’efforça de ne plus bouger, même si ses poignets et ses chevilles le faisaient de plus en plus souffrir, tout comme les pierres qui lui creusaient le dos. Afin de ne plus trop se sentir, il prêta une oreille attentive à tout ce qu’il pouvait entendre. De nombreuses voix l’entouraient, et bien que le parler des Orques parût par nature empli de haine et de colère, il lui semblait néanmoins qu’une sorte de querelle avait éclaté, et qu’elle s’envenimait.

Pippin fut surpris de constater qu’une grande partie des échanges lui étaient intelligibles : de nombreux Orques parlaient la langue ordinaire. Visiblement, il était en présence de deux ou trois tribus très différentes qui, chacune dans son parler orque, ne pouvaient se comprendre. Un violent débat faisait rage quant à savoir ce qu’il convenait de faire : de quel côté l’on irait, ce que l’on ferait des prisonniers.

« Pas le temps de les tuer comme il le faudrait, dit l’un d’eux. Pas le temps de s’amuser dans cette expédition. »

« Ça, on n’y peut rien, dit un autre. Mais pourquoi pas les tuer vite fait, là, tout de suite ? Ces sales gêneurs nous cassent les pieds, et nous, on est pressés. Le soir approche et on ferait mieux de se dépêcher. »

« Les ordres, dit un troisième en un profond grondement. Tuez-les tous, SAUF les Demi-Hommes ; ceux-là, il faut les ramener VIVANTS aussi vite que possible. C’est ça, mes ordres. »

« Qu’est-ce qu’on leur veut ? demandèrent plusieurs voix. Pourquoi vivants ? Ils donnent du bon temps ? »

« Non ! J’ai entendu dire que l’un d’eux a quelque chose avec lui, quelque chose d’utile pour la Guerre, un genre de combine d’Elfe. Qu’importe, les deux seront interrogés. »

« C’est tout ce que t’en sais ? Pourquoi on les fouillerait pas, pour voir ? On trouverait peut-être quelque chose qui pourrait nous servir à nous. »

« C’est là une remarque très intéressante, dit une voix railleuse, plus douce mais plus malveillante que les autres. Je devrais peut-être la signaler à qui de droit. Les prisonniers ne doivent PAS être fouillés ni dépouillés : voilà quels sont mes ordres. »

« À moi aussi, dit la grosse voix. Vivants et comme on les aura trouvés ; pas de partage du butin. C’est ça, mes ordres. »

« Pas les nôtres ! dit l’une des voix déjà entendues. On a fait tout ce chemin depuis les Mines pour tuer, et pour venger les nôtres. Tout ce que je souhaite, c’est tuer, et rentrer dans le Nord. »

« Alors mieux vaut que tu souhaites autre chose, dit la voix grondante. Je suis Uglúk. C’est moi qui commande. Je retourne à Isengard par le chemin le plus court. »

« Saruman est-il le maître, ou bien est-ce le Grand Œil ? dit la voix malveillante. Nous devrions rentrer sur-le-champ à Lugbúrz. »

« On pourrait, si c’était possible de traverser le Grand Fleuve, dit une autre voix. Mais on n’est pas assez nombreux pour se risquer à descendre jusqu’aux ponts. »

« Eh bien moi, je l’ai franchi, dit la voix malveillante. Un Nazgûl ailé nous attend au nord, sur la rive orientale. »

« Peut-être, peut-être ! Puis vous vous envolerez avec nos prisonniers, et vous irez prendre vos gages et vos éloges à Lugbúrz, en nous laissant nous trimballer à travers le Pays des Chevaux. Non, il faut qu’on reste ensemble. Ce coin est dangereux : plein de sales rebelles et de brigands. »

« Oui, il faut rester ensemble, grogna Uglúk. J’ai pas confiance en vous, misérables petits porcs. Aussitôt sortis de vos soues, vous avez plus rien dans le ventre. Si on n’avait pas été là, vous auriez tous déguerpi. Nous sommes les Uruk-hai combattants ! Nous avons tué le grand guerrier. Nous avons emmené les prisonniers. Nous sommes les serviteurs de Saruman le Sage, la Main Blanche : la Main qui nous nourrit de chair d’homme. Nous sommes venus d’Isengard, nous vous avons conduits jusqu’ici, et nous vous conduirons par où il nous plaira. Je suis Uglúk. J’ai dit ! »

« Tu en as bien assez dit, Uglúk, dit la voix malveillante d’un ton railleur. Je me demande ce qu’ils en penseraient à Lugbúrz. Ils se diraient peut-être qu’Uglúk a attrapé la grosse tête, que ses épaules s’en porteraient mieux si on la lui enlevait. Ils demanderaient peut-être à savoir d’où il tenait ses étranges idées. Peut-être de Saruman ? Pour qui il se prend, celui-là, à monter sa propre affaire avec ses sales écussons blancs ? Ils pourraient être du même avis que moi, Grishnákh, leur messager, leur homme de confiance ; et moi, Grishnákh, voici ce que je dis : Saruman est un imbécile, un imbécile et un sale traître. Mais le Grand Œil le surveille.

« Des porcs, hein ? Ça vous plaît d’être traités de porcs par les larbins d’un sale petit magicien ? C’est de la chair d’orque qu’ils mangent, je parie. »

De forts hurlements en langue orque s’élevèrent en guise de réponse, de même qu’un fracas sonore d’armes brusquement tirées. Tout doucement, Pippin se roula sur le ventre, espérant voir ce qui allait se passer. Ses gardiens étaient partis, se jetant dans la mêlée. Dans la pénombre, il vit un grand Orque noir, sans doute Uglúk, debout face à Grishnákh, une petite créature aux jambes arquées, très large d’épaules, et dont les longs bras traînaient pratiquement jusqu’au sol. D’autres gobelins, plus frêles, étaient massés en foule tout autour d’eux. Probablement ceux du Nord, se dit Pippin. Ils avaient tiré couteaux et épées, mais ils hésitaient à attaquer Uglúk.

Uglúk lâcha un cri, et d’autres Orques, de stature presque aussi imposante que la sienne, accoururent en nombre. Soudain, sans crier gare, Uglúk s’élança en avant et, de deux rapides coups, il décapita deux de ses adversaires. Grishnákh s’esquiva et disparut parmi les ombres. Les autres reculèrent, et l’un d’eux fit un pas en arrière et trébucha sur la forme de Merry, étendu à plat ventre. Il s’écroula avec un juron, ce qui lui sauva probablement la vie ; car les suivants d’Uglúk bondirent par-dessus lui et en fauchèrent un autre de leurs épées à large lame. C’était le gardien aux crocs jaunâtres. Son corps tomba en plein sur Pippin, sa main encore serrée sur le long couteau-scie.

« Rangez vos armes ! cria Uglúk. Et assez de bêtises ! Nous allons marcher plein ouest à partir d’ici, et prendre l’escalier. De là, droit sur les coteaux, puis le long de la rivière jusqu’à la forêt. Et on avance de jour comme de nuit. C’est clair ? »

« Bon, se dit Pippin, s’il faut seulement un peu de temps à cet affreux pour remettre sa troupe au pas, j’ai une chance. » Une lueur d’espoir lui était venue. Le couteau noir lui avait entamé le bras, avant de lui glisser jusqu’au poignet. Il sentait le sang dégouliner sur sa main, mais aussi le contact froid de l’acier sur sa peau.

Les Orques étaient prêts à reprendre la marche, mais quelques-uns de ceux du Nord étaient encore réticents, et les Isengardiens durent en tuer deux autres pour mater le reste. Les jurons fusaient de toutes parts et une grande confusion régnait. Entre-temps, personne ne surveillait Pippin. Ses jambes étaient solidement liées ; mais ses bras n’étaient ligotés qu’aux poignets, et ses mains étaient devant lui et non dans son dos. Il pouvait les bouger conjointement, quoique les liens fussent affreusement serrés. Ainsi, il poussa l’Orque mort d’un côté, puis, osant à peine respirer, il fit aller et venir le nœud retenant ses poignets contre la lame du couteau. Elle était tranchante, et la main du mort l’agrippait fermement. La corde se rompit ! Pippin s’empressa de la saisir, et il se confectionna un bracelet constitué de deux boucles lâches, qu’il glissa à chacun de ses poignets. Puis il se tint immobile.

« Ramassez ces prisonniers ! cria Uglúk. Pas de tours de passe-passe ! S’ils sont pas vivants à notre arrivée, quelqu’un d’autre va mourir. »

Un Orque, soulevant Pippin comme un sac à patates, passa la tête entre ses mains liées et, saisissant les bras du hobbit, tira violemment dessus jusqu’à écraser la figure de Pippin contre sa propre nuque ; puis il se mit à courir avec son fardeau sur les épaules. Un autre s’occupa de Merry de la même manière. La main griffue de l’Orque serrait les bras de Pippin dans une poigne de fer ; ses ongles lui entamaient la peau. Il ferma les yeux et retomba dans ses mauvais rêves.

Soudain, il fut de nouveau jeté sur le sol de pierre. La nuit n’était pas bien avancée, mais déjà, le mince croissant de lune déclinait vers l’ouest. Ils se trouvaient au bord d’une falaise qui semblait regarder sur un océan de brume pâle. Le son d’un torrent montait non loin.

« Les éclaireurs sont enfin revenus », dit un Orque tout près.

« Eh bien, qu’est-ce que vous avez découvert ? » grogna la voix d’Uglúk.

« Rien qu’un cavalier seul, et il a filé vers l’ouest. La voie est libre, maintenant. »

« Maintenant, oui. Mais pour combien de temps ? Espèce d’idiots ! Vous auriez dû le tirer. Il va donner l’alarme. Ces maudits éleveurs de chevaux vont entendre parler de nous d’ici demain matin. Va falloir cavaler deux fois plus vite, maintenant. »

Une ombre se pencha sur Pippin. C’était Uglúk. « Redresse-toi ! dit l’Orque. Mes gars en ont assez de te trimballer. Il faut descendre d’ici, et tu dois te servir de tes jambes. Sois sage, hein. Je veux pas te voir crier ou essayer de t’échapper. Si tu nous joues des tours, on a des moyens de te faire payer que tu n’aimeras pas, sans que ça nuise à ton utilité pour le Maître. »

Il coupa les lanières qui retenaient ses jambes et ses chevilles, puis il le souleva par les cheveux et le remit sur pied. Pippin s’écroula aussitôt, et Uglúk le tira de nouveau par les cheveux. Plusieurs Orques s’esclaffèrent. Uglúk, saisissant une flasque, lui enfonça le goulot entre les dents, le forçant à boire un liquide qui lui brûla la gorge : il sentit une flamme le traverser, chaude et fulgurante. La douleur disparut dans ses jambes et dans ses chevilles. Il pouvait maintenant se tenir debout.

« L’autre, maintenant ! » dit Uglúk. Pippin le vit aller trouver Merry étendu non loin, et lui donner un coup de pied. Merry gémit. Uglúk l’empoigna brutalement, le mit sur son séant et lui arracha le bandage qui lui ceignait le front. Puis il barbouilla la blessure d’un enduit noir qu’il conservait dans une petite boîte de bois. Merry poussa un cri et se débattit violemment.

Il y eut des applaudissements et des huées parmi les Orques. « Même pas capable de prendre son médicament ! raillèrent-ils. Sait pas ce qui est bon pour lui. Aï ! On va s’amuser tout à l’heure. »

Mais pour lors, Uglúk pensait à tout autre chose qu’à se divertir. Il était pressé, et il lui fallait le concours des récalcitrants. Il soignait Merry à la manière orque ; et son traitement ne tarda pas à agir. Il obligea le hobbit à prendre une lampée, le débarrassa des liens qui lui retenaient les jambes, et enfin le remit sur pied, sans grande délicatesse ; alors Merry se tint debout, pâle mais sévère et insoumis, et on ne peut plus vivant. Son front balafré ne l’embêta plus, mais il devait porter une cicatrice brune jusqu’à la fin de ses jours.

« Ça alors, Pippin ! dit-il. Te voilà aussi dans cette petite expédition, à ce que je vois ? Quand est-ce qu’on nous sert le petit déjeuner au lit ? »

« Ho ! fit Uglúk. Pas de ça ! Fermez vos clapets. Pas de bavardage. Si vous faites des problèmes, ça va se savoir à l’autre bout, et Il vous le fera payer. Vous aurez de quoi déguster, croyez-moi : petit déjeuner et bien plus encore. »

La bande d’Orques emprunta alors un ravin étroit qui menait dans la plaine brumeuse. Merry et Pippin, séparés par une douzaine d’Orques au moins, descendirent avec eux. En bas, les hobbits mirent les pieds dans l’herbe et reprirent courage.

« Maintenant, tout droit ! cria Uglúk. À l’ouest et un peu au nord. Suivez Lugdush. »

« Mais qu’est-ce qu’on va faire quand le soleil se lèvera ? » objectèrent quelques Orques du Nord.

« Continuer à courir, dit Uglúk. Vous pensiez faire quoi ? Vous asseoir dans l’herbe en attendant que les Peaux-Blanches se joignent au pique-nique ? »

« Mais on ne peut pas courir au soleil. »

« Vous allez courir si c’est moi qui vous suis, dit Uglúk. Courez ! Ou vous ne reverrez plus jamais vos trous chéris. Par la Main Blanche ! Qu’est-ce qui m’a fichu cette vermine des montagnes à moitié entraînée ! Courez, maudite engeance ! Courez pendant qu’il fait encore nuit ! »

Toute la compagnie se mit alors à courir de la longue foulée bondissante des Orques. Ils allaient sans ordre, se poussant, se bousculant et s’invectivant ; mais ils n’en allaient pas moins à très vive allure. Chaque hobbit était flanqué de trois gardiens. Pippin se trouvait loin à l’arrière du convoi. Il se demandait combien de temps il pourrait tenir un tel rythme, lui qui n’avait rien mangé depuis le matin. L’un de ses gardiens maniait un fouet. Mais, pour le moment, la boisson orque le tenait encore au chaud. Et il avait retrouvé toute sa présence d’esprit.

De temps à autre lui venait en tête, sans qu’il le voulût, une vision du fin visage de l’Arpenteur penché sur une piste sombre et courant, courant derrière lui. Mais que discernerait même un Coureur, sinon une série de pieds d’Orques imprimés les uns sur les autres ? Ses minuscules empreintes à lui, comme celles de Merry, se perdaient dans le piétinement des chaussures ferrées qui allaient devant eux, derrière eux et de chaque côté.

Ils n’avaient pas franchi plus d’un mille depuis le bas de la falaise quand le pays se mit à descendre dans une vaste dépression peu profonde, au sol humide et moelleux. Un brouillard s’étendait là, pâle et miroitant, sous les derniers rayons de la lune cornue. Les formes sombres des Orques du devant, de plus en plus indistinctes, furent bientôt complètement voilées.

« Aï ! Pas si vite ! » cria Uglúk à l’arrière.

Une idée fit soudain irruption dans l’esprit de Pippin, et il la mit aussitôt à exécution. Virant brusquement à droite, il plongea tête baissée dans la brume, échappant à l’étreinte de son gardien, puis il s’étala de tout son long dans l’herbe.

« Halte ! » hurla Uglúk.

Il y eut un moment de tumulte et de confusion. Pippin se releva d’un bond et courut à toutes jambes. Mais les Orques étaient à ses trousses. D’autres surgirent soudain juste devant lui.

« Aucune chance ! se dit Pippin. Mais j’ai au moins espoir d’avoir laissé quelques empreintes visibles sur le sol humide. » Il porta ses mains à sa gorge et dégrafa la broche de sa cape du mieux qu’il le put. Au moment même où il sentait de longs bras le saisir dans une poigne d’acier, il la laissa tomber. « Je suppose qu’elle y restera jusqu’à la fin des temps, se dit-il. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Si les autres ont pu s’échapper, ils sont sûrement tous partis avec Frodo. »

Une lanière de fouet s’enroula autour de ses jambes, et il étouffa un cri. « Assez ! fit Uglúk, accourant. Il lui reste encore un grand bout à faire. Faites-les courir tous les deux ! Le fouet doit servir de rappel, pas plus.

« Mais c’est pas tout, ça, dit-il avec hargne, se tournant vers Pippin. J’oublierai pas. Tu perds rien pour attendre. Tu vas payer. Allez, grouille ! »

Ni Pippin ni Merry ne purent se rappeler grand-chose de la seconde moitié du voyage. De mauvais rêves et de mauvais réveils se fondaient en un long tunnel de souffrance, où l’espoir se faisait toujours plus lointain derrière eux. Ils couraient, couraient, s’efforçant de tenir l’allure des Orques, cinglés de temps à autre par une lanière cruelle, maniée avec adresse. S’ils s’arrêtaient ou trébuchaient, ils étaient saisis et traînés sur une certaine distance.

La chaleur de la boisson orque s’était dissipée. Pippin avait de nouveau froid et mal au cœur. Tout à coup, il tomba face contre terre dans l’herbe. De rudes mains aux ongles mordants l’agrippèrent et le soulevèrent. Encore une fois, on le transportait comme un sac ; les ténèbres grandissaient autour de lui. Étaient-ce les ténèbres d’une autre nuit, ou ses yeux ne voyaient-ils plus ? Il n’aurait su le dire.

Il eut vaguement conscience d’une clameur : on eût dit que les Orques réclamaient une halte. Uglúk hurlait. Il se sentit jeté à terre, et il resta étendu comme il était tombé, bientôt en proie à des rêves noirs. Mais il ne put échapper longtemps à la douleur, car l’étau de mains impitoyables ne tarda pas à se refermer sur lui. Il fut longuement cahoté et secoué, puis les ténèbres reculèrent peu à peu. Il retrouva le monde éveillé et vit que le jour se levait. On vociféra des ordres, et il fut brutalement jeté dans l’herbe.

Il y resta quelque temps étendu, luttant contre le désespoir. La tête lui tournait, mais à la chaleur de son corps, il devinait qu’on lui avait fait avaler une autre gorgée. Un Orque se pencha sur lui et lui lança du pain, ainsi qu’une lanière de viande crue et séchée. Il mangea goulûment le pain gris et rassis, mais non la viande. Il était affamé, mais pas suffisamment, pas encore, pour accepter de la chair jetée par un Orque, chair dont il n’osait imaginer la provenance.

Il se dressa sur son séant et regarda alentour. Merry n’était pas loin. Ils se trouvaient près des berges d’une rivière rapide et étroite. Des montagnes se dressaient devant eux : une haute cime attrapait les premiers rayons du soleil. Une forêt s’accrochait sur ses pentes basses, telle une grande tache sombre.

Les cris et les altercations se multipliaient parmi les Orques ; une querelle semblait sur le point d’éclater de nouveau entre ceux du Nord et les Isengardiens. Certains désignaient un endroit quelque part loin au sud, d’autres pointaient le doigt vers l’est.

« Très bien, dit Uglúk. Laissez-les-moi, alors ! Interdiction de tuer, comme je vous l’ai déjà dit ; mais si vous voulez renoncer à ce que nous sommes allés chercher si loin, allez-y ! Je vais m’en occuper. Laissez tout le boulot aux Uruk-hai combattants, comme toujours. Si vous avez peur des Peaux-Blanches, filez ! Sauvez-vous ! La forêt est là, beugla-t-il, montrant devant lui. Grouillez-vous ! C’est votre meilleure chance. Allez ! Ouste, avant que je fasse sauter encore une ou deux têtes, histoire de raisonner un peu les autres. »

Il y eut des jurons et des empoignades, puis la plupart des Orques du Nord se détachèrent du groupe et s’enfuirent – plus d’une centaine d’entre eux, détalant le long de la rivière, vers les montagnes. Les hobbits demeuraient aux mains des Isengardiens : une sombre et sinistre bande, composée d’au moins quatre-vingts Orques de forte carrure, au teint bistre et aux yeux obliques, maniant de grands arcs et des courtes épées à large lame. Quelques-uns de ceux du Nord, plus grands et plus hardis que les autres, restèrent avec eux.

« Maintenant, occupons-nous de Grishnákh », dit Uglúk ; mais certains de ses suivants jetaient eux aussi des regards inquiets vers le sud.

« Je sais, tonna Uglúk. Ces maudits rats d’écurie ont eu vent de nous. Mais tout ça, c’est de ta faute, Snaga. Toi et tous les autres éclaireurs, faudrait vous trancher les oreilles. Mais nous sommes les combattants. On aura bientôt du cheval à se mettre sous la dent, ou quelque chose de mieux, oui. »

Alors, Pippin comprit pourquoi certains d’entre eux montraient l’est depuis tout à l’heure. Des cris rauques venaient à présent de cette direction, et voilà que Grishnákh était de retour, accompagné d’une quarantaine de ses semblables : des Orques aux longs bras et aux jambes arquées. Un œil rouge était peint sur leurs boucliers. Uglúk s’avança à leur rencontre.

« Ah, te revoilà ! dit-il. T’as changé d’avis, on dirait ? »

« Je suis revenu pour m’assurer que les Ordres sont exécutés et que les prisonniers sont en sécurité », répondit Grishnákh.

« Ah bon ! dit Uglúk. Effort inutile. C’est moi qui m’assure que les ordres sont suivis sous mon commandement. Et à part ça, quel bon vent t’amène ? T’es parti bien vite. As-tu laissé quelque chose sans faire exprès ? »

« J’ai laissé un imbécile, répondit Grishnákh d’un ton hargneux. Mais de solides gaillards étaient avec lui qu’il serait trop dommage de perdre. Je savais que tu les conduirais dans de beaux draps. Je suis venu les aider. »

« Merveilleux ! ricana Uglúk. Mais à moins que t’aies les tripes pour te battre, tu t’es trompé de chemin. Le tien allait à Lugbúrz. Les Peaux-Blanches s’en viennent. Et ton Nazgûl chéri, qu’est-ce qu’il est devenu ? Est-ce qu’il s’est fait descendre une autre de ses montures ? Remarque, si tu l’avais emmené, ç’aurait pu être utile – si vraiment ces Nazgûl sont aussi fortiches qu’on le dit. »

« Nazgûl, Nazgûl, dit Grishnákh, frissonnant et se léchant les lèvres, comme si ce nom avait un goût ignoble qu’il savourait avec douleur. Tu parles de ce qui vole bien au-dessus de tes rêves fangeux, Uglúk, dit-il. Nazgûl ! Ha ! Aussi fortiches qu’on le dit ! Un jour, tu souhaiteras n’avoir jamais dit cela. Espèce de singe ! tonna-t-il férocement. Sache qu’ils sont la prunelle du Grand Œil. Mais les Nazgûl ailés, non : pas encore, pas tout de suite. Il ne leur permet pas de se montrer de l’autre côté du Grand Fleuve : c’est encore trop tôt. Ils doivent servir à la Guerre – entre autres choses. »

« Tu sembles en savoir un bout, dit Uglúk. Un peu trop pour ton propre bien, je gage. Il se peut qu’à Lugbúrz, on se demande comment ça se fait, et pourquoi. Mais entre-temps, les Uruk-hai d’Isengard vont faire le sale boulot, comme toujours. Reste pas là à baver ! Ramasse ton troupeau ! Les autres porcs se sont cavalés vers la forêt. Tu ferais mieux de les suivre. Tu survivrais pas si t’essayais de retourner au Grand Fleuve. C’est tout de suite ! Hop ! Tu m’auras sur tes talons. »

Les Isengardiens se saisirent une fois de plus de Merry et Pippin, les passant par-derrière leurs épaules ; puis la troupe se mit en branle. Ils coururent des heures et des heures, ne s’arrêtant que par intervalles, le temps de lancer les hobbits à de nouveaux porteurs. En raison de leur rapidité et de leur endurance, ou bien d’une manœuvre secrète de Grishnákh, les Isengardiens doublèrent peu à peu les Orques du Mordor, et les gens de Grishnákh se trouvèrent à fermer la marche. La troupe d’Uglúk gagnait également du terrain sur les Orques du Nord qui la précédaient. La forêt commençait à se rapprocher.

Pippin était meurtri et déchiré de partout ; sa tête endolorie le faisait souffrir, râpée par la joue crasseuse et l’oreille poilue de l’Orque qui le portait. Juste devant, il y avait ces dos courbés, ces jambes épaisses et solides qui montaient et retombaient, montaient et retombaient : infatigables, comme si elles étaient faites de fil de fer et de corne, martelant les secondes cauchemardesques d’un interminable instant.

Dans l’après-midi, la troupe d’Uglúk dépassa celle des Orques du Nord. Ils flanchaient sous les rayons aveuglants du soleil, quoique ce fût un soleil d’hiver dans un ciel pâle et frais : ils avaient la tête basse et la langue pendante.

« Petite vermine ! raillèrent les Isengardiens. Vous êtes cuits. Les Peaux-Blanches vont vous attraper et vous manger. Ils s’en viennent ! »

Un cri venant de Grishnákh montra qu’il ne s’agissait pas d’une simple moquerie. Des cavaliers avaient bel et bien été aperçus, arrivant au triple galop – encore loin derrière les Orques, mais gagnant du terrain, prêts à se répandre sur eux comme la marée sur des voyageurs de la plaine enlisés dans un sable mouvant.

Les Isengardiens se mirent à courir d’un pas redoublé qui ébahit Pippin : un formidable coup de collier comme à la fin d’une course, eût-on dit. Puis il vit que le soleil sombrait, plongeant derrière les Montagnes de Brume : des ombres étendaient leur étreinte sur les terres. Les soldats du Mordor relevèrent la tête et se mirent eux aussi à prendre de la vitesse. La forêt était sombre et proche. Déjà, ils avaient passé quelques arbres isolés. Le terrain commençait à s’élever, la pente se faisait de plus en plus raide ; mais les Orques ne s’arrêtèrent pas pour autant. Uglúk et Grishnákh criaient tous deux, exhortant les leurs à un dernier effort.

« Ils vont finir par y arriver. Ils vont s’échapper », se dit Pippin. En se tordant un peu le cou, il parvint à regarder d’un œil par-dessus son épaule. Il vit que des cavaliers, à l’est, étaient déjà à la hauteur des Orques : ils galopaient sur la plaine. Le couchant dorait leurs casques et leurs lances, et faisait reluire leurs longs cheveux clairs. Ils encerclaient lentement les Orques et empêchaient leur dispersion, les forçant à longer le cours d’eau.

Pippin se demandait bien quelle sorte de gens ce pouvait être. Il regrettait maintenant de ne pas avoir profité du séjour à Fendeval pour s’instruire davantage, étudier plus souvent les cartes, ce genre de choses ; mais la planification du voyage semblait alors en des mains autrement qualifiées, et il n’avait jamais envisagé la possibilité d’être coupé de Gandalf ou de l’Arpenteur, encore moins de Frodo. Au sujet du Rohan, il ne pouvait se rappeler qu’une seule chose : le cheval de Gandalf, Scadufax, en était originaire. Ce qui, en soi, était déjà un encouragement.

« Mais comment vont-ils savoir que nous ne sommes pas des Orques ? pensa-t-il. Ils n’ont probablement jamais entendu parler des hobbits, si loin au sud. Je devrais sans doute me réjouir de voir que ces abominables Orques semblent près d’être anéantis, mais pour ma part je préférerais m’en tirer. » Merry et lui avaient de fortes chances d’être tués avec leurs ravisseurs, avant que les Hommes du Rohan aient pu même s’aviser de leur présence.

Quelques-uns d’entre eux semblaient être des archers, habiles au tir même en allant à cheval. S’approchant vivement à portée, ils décochèrent sur les Orques qui traînaient en arrière et en firent tomber plusieurs ; puis ils virèrent brusquement, hors de portée des tirs de riposte lancés au hasard par leurs ennemis qui n’osaient s’arrêter. Ils répétèrent cette manœuvre à maintes reprises, et une fois, des flèches tombèrent parmi les Isengardiens. L’un d’eux trébucha juste devant Pippin et ne se releva pas.

La nuit tomba sans que les Cavaliers ne donnent la charge. De nombreux Orques avaient péri, mais il en restait encore bien deux cents. Dans la pénombre du crépuscule, les Orques arrivèrent à une petite colline. L’orée de la forêt était toute proche : elle ne devait pas se trouver à plus de trois furlongs, mais ils ne pouvaient continuer. Les cavaliers les avaient cernés. Un petit groupe, défiant la consigne d’Uglúk, poursuivit sa course vers la forêt : trois seulement revinrent.

« Eh bien, nous y voilà, fit Grishnákh avec raillerie. Quel commandement exemplaire ! J’espère que le grand Uglúk saura nous sortir d’ici. »

« Posez-moi ces Demi-Hommes ! ordonna Uglúk sans faire attention à Grishnákh. Toi, Lugdush, trouve-toi deux gars pour t’aider à les surveiller ! Défense de les tuer, sauf si les sales Peaux-Blanches font une percée. Compris ? J’les veux, tant que je serai en vie. Mais il faut pas qu’ils crient, et il faut pas qu’on les délivre. Attachez-leur les jambes ! »

Ce dernier ordre fut exécuté sans aucune pitié. Mais Pippin se rendit compte que, pour la toute première fois, il était près de Merry. Les Orques faisaient beaucoup de bruit, hurlant et entrechoquant leurs armes, et les hobbits parvinrent à échanger quelques murmures.

« Cela ne me dit rien de bon, chuchota Merry. Je me sens presque à bout. Je ne pense pas que je pourrais ramper bien loin, même si j’étais libre. »

« Le lembas ! dit Pippin. Le lembas : j’en ai un peu. Et toi ? Je pense qu’ils ont seulement pris nos épées. »

« Oui, j’en avais un paquet dans ma poche, répondit Merry, mais il doit être réduit en miettes. De toute manière, je ne peux pas mettre la bouche dans ma poche ! »

« Pas besoin. J’ai… » Mais à cet instant, un sauvage coup de pied avertit Pippin que le brouhaha avait cessé et que leurs gardes étaient aux aguets.

La nuit était froide et silencieuse. Tout autour de la butte où les Orques s’étaient rassemblés jaillirent de petits feux de garde : un anneau complet, rouge doré dans l’obscurité. Il se trouvait tout juste à portée de tir, mais les cavaliers évitaient de se montrer à la lumière, et les Orques gaspillèrent de nombreuses flèches en direction des feux, jusqu’à ce qu’Uglúk leur ordonne d’arrêter. Les cavaliers ne faisaient aucun bruit. Plus tard dans la nuit, quand la lune sortit des brumes, on put les voir à l’occasion, formes indécises accrochant parfois la lumière blanche dans leurs rondes incessantes.

« Ils vont attendre le Soleil, maudits soient-ils ! » grogna l’un des gardiens. Pourquoi on chargerait pas à travers d’un seul bloc ? Qu’est-ce qu’il s’imagine être en train de faire, le vieil Uglúk, je voudrais bien le savoir ! »

« Tu voudrais bien, hein ? dit Uglúk avec hargne, surgissant derrière lui. Parce que tu crois que je manque d’imagination, c’est ça ? Maudite engeance ! Tu vaux pas mieux que les autres : la vermine des montagnes et les singes de Lugbúrz. C’est pas la peine d’essayer de charger avec ces couineurs. Ils mettraient pas de temps à déguerpir, et ces sales rats d’écurie sont bien assez nombreux pour balayer tous nos gars sur la plaine.

« Cette vermine n’est bonne qu’à une chose : dans le noir, elle a la vue la plus perçante qui soit. Mais ces Peaux-Blanches voient mieux la nuit que la plupart des Hommes, à ce que j’ai entendu dire, sans oublier leurs chevaux ! Ils peuvent voir le vent nocturne, c’est ce qu’on dit. Mais il y a une chose que nos valeureux ignorent : Mauhúr et ses gars sont dans la forêt, et ils devraient rappliquer d’une minute à l’autre. »

Les paroles d’Uglúk parurent satisfaire les Isengardiens ; mais les autres Orques étaient d’humeur à la fois abattue et rebelle. Ils postèrent quelques sentinelles, mais la plupart d’entre eux restèrent étendus à terre, profitant des plaisantes ténèbres pour se reposer. En effet, la nuit redevint très noire, car la lune passa à l’ouest derrière d’épais nuages, et Pippin ne vit bientôt plus rien à quelques pieds devant lui. Les feux n’éclairaient aucunement la butte. Les cavaliers n’allaient toutefois pas se contenter d’attendre l’aube et laisser leurs adversaires se reposer. Une clameur soudaine monta du côté est de la butte, et l’on comprit que quelque chose n’allait pas. Il apparaissait que quelques Hommes s’étaient approchés, puis, ayant glissé à bas de leur monture et rampé jusqu’au bord du campement, avaient tué plusieurs Orques et s’étaient rapidement éclipsés. Uglúk se précipita de ce côté afin d’éviter une débandade.

Pippin et Merry se redressèrent. Leurs gardes, des Isengardiens, étaient partis avec Uglúk. Mais si les hobbits avaient quelque espoir de fuite, il fut bientôt réduit à néant. Un long bras poilu les saisit chacun par le cou et les attira l’un vers l’autre. Ils purent vaguement discerner l’énorme tête et l’affreux visage de Grishnákh entre eux deux : son haleine fétide était sur leurs joues. Il se mit à les palper et à les fouiller. Pippin frissonna tandis que des doigts tâtonnants descendaient, froids et durs, le long de son dos.

« Alors, mes nabots ! dit Grishnákh en un doux murmure. Vous savourez cet agréable moment de détente ? Ou pas ? Une posture sans doute un peu inconfortable : d’un côté, des lames et des fouets, et de l’autre, de vilaines lances ! Les petites personnes ne devraient pas se mêler à des affaires qui les dépassent. » Ses doigts continuaient de tâter. Une lueur semblable à une flamme, pâle mais ardente, brûlait au fond de ses yeux.

Une pensée traversa soudain l’esprit de Pippin, comme insufflée par l’urgent désir de son ennemi : « Grishnákh sait, pour l’Anneau ! Il le cherche, pendant qu’Uglúk est occupé ailleurs : il veut sans doute se l’approprier. » Et alors même qu’une peur glaciale lui étreignait le cœur, Pippin se demandait quel usage il pourrait tirer du désir de Grishnákh.

« Vous n’allez pas le trouver comme ça, je pense. Il n’est pas facile à trouver. »

« Le trouver ? » dit Grishnákh : ses doigts cessèrent de tâtonner et agrippèrent l’épaule de Pippin. « Trouver quoi ? De quoi parles-tu, nabot ? »

Pendant un instant, Pippin resta silencieux. Puis soudain, dans les ténèbres, il produisit un son dans sa gorge : gollum, gollum. « Rien, mon trésor », ajouta-t-il.

Les hobbits sentirent les doigts de Grishnákh se contracter. « O-ho ! fit doucement le gobelin. C’est ça qu’il veut dire, hein ? O-ho ! Très, trrrès dangereux, mes nabots. »

« Peut-être bien, dit Merry, maintenant alerte et au fait des déductions de Pippin. Peut-être, et pas seulement pour nous. N’empêche, vous savez mieux que personne ce que vous avez à faire. Le voulez-vous, oui ou non ? Et qu’êtes-vous prêt à donner pour l’avoir ? »

« Si je le veux ? Si je le veux ? » dit Grishnákh, comme interloqué ; mais ses bras tremblaient. « Ce que je donnerais pour l’avoir ? Qu’entends-tu par là ? »

« Nous entendons, dit Pippin, choisissant ses mots avec soin, qu’il ne sert à rien de tâter dans le noir. Nous pourrions vous épargner beaucoup de temps et d’effort. Mais vous devez d’abord nous délier les jambes, sans quoi nous n’allons rien faire ni rien dire. »

« Mes chers et tendres petits nigauds, souffla Grishnákh, tout ce que vous avez, et tout ce que vous savez, tout cela vous sera soutiré en temps voulu : tout ! Vous souhaiterez pouvoir en dire plus pour satisfaire le Questionneur, oh oui : très bientôt. Ne précipitons pas l’enquête. Surtout pas ! Pourquoi croyez-vous qu’on vous a maintenus en vie ? Je vous prie de me croire, mes chers petits amis, quand je vous dis que ce n’était pas par gentillesse : voilà au moins un défaut qu’on ne saurait reprocher à Uglúk. »

« Je n’ai aucun mal à croire cela, dit Merry. Mais vous n’avez pas encore ramené votre butin à la maison. Et il n’est pas près d’aller de votre côté, on dirait, quoi qu’il arrive. Si nous parvenons à Isengard, le grand Grishnákh n’en retirera pas le moindre avantage : Saruman prendra tout ce qu’il pourra trouver. S’il y a quelque chose que vous désirez, c’est le moment de conclure un marché. »

Grishnákh commençait à s’emporter. Le nom de Saruman semblait particulièrement l’énerver. Les minutes passaient et, peu à peu, l’agitation retombait. Uglúk ou les Isengardiens pouvaient revenir à tout moment. « L’avez-vous – toi, ou bien toi ? » dit-il d’une voix rageuse.

« Gollum, gollum ! » fit Pippin.

« Déliez-nous les jambes ! » dit Merry.

Ils sentirent les bras de l’Orque secoués de violents tremblements. « Soyez maudits – sales petits vermisseaux ! siffla-t-il. Vous délier les jambes ? Je vais vous délier tous les tendons du corps. Me croyez-vous incapable de vous fouiller jusqu’aux os ? Vous fouiller ! Je vais vous mettre en lambeaux encore tout palpitants. Tous les deux. Je n’ai pas besoin de vos jambes pour vous emmener loin d’ici – et vous avoir pour moi tout seul ! »

Soudain il les saisit. La force de ses longs bras, de ses épaules, était terrifiante. Il les fourra chacun sous une aisselle, les pressant brutalement contre ses côtes, une grande main suffocante plaquée sur leurs bouches. Puis il s’élança, prenant soin de se baisser. En silence, d’un pas vif, il se glissa jusqu’à la limite de la butte. Là, choisissant une brèche entre les guetteurs, il passa dans la nuit comme une ombre maléfique, se dirigeant au bas de la pente et en direction de l’ouest, vers la rivière débouchant de la forêt. Il y avait de ce côté un vaste espace vide où ne brûlait qu’un seul feu.

Au bout d’une trentaine de pieds, il s’arrêta et scruta les alentours, l’oreille tendue. Rien ne se voyait, pas un son ne troublait la nuit. Il continua de s’éloigner à pas de loup, presque plié en deux. Puis il s’accroupit et dressa de nouveau l’oreille. Il se releva alors, comme prêt à risquer une course précipitée. À cet instant même, la forme noire d’un cavalier surgit d’entre les ombres devant lui. Un cheval s’ébroua et se cabra. Un homme appela dans la nuit.

Grishnákh se jeta face contre terre, serrant les hobbits sous lui ; puis il tira son épée. Sans doute avait-il l’intention d’éliminer ses prisonniers, plutôt que de les voir s’enfuir ou être délivrés ; mais ce fut sa perte. L’épée tinta faiblement, et elle brilla un peu à la lueur du feu de camp, quelque part sur sa gauche. Une flèche siffla dans l’obscurité : le tir était juste, ou guidé par le sort, et la flèche se planta dans sa main droite. Il laissa tomber son arme avec un cri aigu. Il y eut un vif roulement de sabots, et au moment même où Grishnákh se relevait d’un bond pour prendre la fuite, il fut rejoint et une lance le traversa de part en part. Il poussa un hurlement à donner la chair de poule, puis il demeura étendu, immobile.

Les hobbits restèrent à plat ventre sur le sol, comme Grishnákh les avait laissés. Un second cavalier vint rapidement prêter main-forte à son camarade. Le cheval, en raison de sa vue particulièrement fine ou de quelque autre sens, se souleva et les enjamba avec légèreté ; mais son cavalier ne les vit aucunement, enveloppés dans leurs capes elfiques, momentanément accablés et paralysés par la crainte.

Enfin, Merry remua et dit en un murmure : « Fort bien ; mais comment faire pour éviter d’être embrochés, nous ? »

La réponse vint presque aussitôt. Les cris de Grishnákh avaient alerté les Orques. Les hobbits, d’après les hurlements et des cris stridents qui provenaient de la butte, conclurent que leur disparition avait été découverte : Uglúk faisait sans doute sauter encore une ou deux têtes. Puis soudain retentirent des cris de réponse, des voix d’Orques quelque part à droite, en dehors du cercle des feux, vers la forêt et les montagnes. Visiblement, Mauhúr était arrivé et il attaquait les assiégeants. On entendait le son de chevaux au galop. Les Cavaliers, s’exposant aux tirs orques, refermaient leur anneau autour de la butte de manière à empêcher toute sortie, tandis qu’un détachement allait s’occuper des nouveaux arrivants. Tout à coup, Merry et Pippin se rendirent compte que, sans avoir à bouger, ils se trouvaient maintenant en dehors du cercle : plus rien ne se dressait entre eux et la liberté.

« Bon, dit Merry, si seulement nous avions les jambes et les mains libres, nous pourrions nous sauver. Mais je n’atteins pas les nœuds, et je ne peux tout de même pas les mordre. »

« Inutile d’essayer, dit Pippin. C’est ce que j’allais te dire : j’ai réussi à me libérer les mains. Ces boucles ne sont que pour donner le change. Tu ferais mieux de commencer par grignoter un peu de lembas. »

Il fit glisser les cordes qui recouvraient ses poignets et extirpa un paquet de sa poche. Les gâteaux étaient en pièces mais ils demeuraient frais, encore dans leurs emballages de feuilles. Les hobbits en mangèrent chacun deux ou trois morceaux. Le goût leur rappela les beaux visages et les rires, et la nourriture saine des jours tranquilles, désormais très lointains. Ils restèrent un moment à manger d’un air pensif, assis dans l’obscurité, sans faire attention aux cris et au fracas des armes qui s’élevaient non loin. Pippin fut le premier à revenir au présent.

« Il faut partir, dit-il. Un petit instant ! » L’épée de Grishnákh gisait à portée de main, mais elle était trop lourde et trop incommode pour lui ; aussi rampa-t-il un peu plus loin et, sur le corps du gobelin, il trouva et dégaina un long couteau. Sa lame tranchante vint rapidement à bout de leurs liens.

« Maintenant, allons-y ! dit-il. Quand on se sera un peu réchauffés, on pourra peut-être tenir sur nos jambes. De toute manière, il vaut mieux commencer par ramper. »

Ils rampèrent. Le gazon était épais et moelleux, et c’était tant mieux ; mais la tâche leur parut longue et lente. Restant bien à l’écart du feu de garde, ils se traînèrent à pas de tortue jusqu’au bord de la rivière qui murmurait dans son lit encaissé, parmi les ombres noires. Alors, ils se retournèrent.

Les bruits s’étaient éteints. À l’évidence, Mauhúr et ses « gars » avaient été tués ou repoussés. Les Cavaliers avaient repris leur veille silencieuse et menaçante. Elle ne durerait plus très longtemps. Déjà, la nuit était vieille. Dans l’Est, resté sans nuages, le ciel commençait à pâlir.

« Il faut nous mettre à couvert, dit Pippin, ou nous serons repérés. Ça ne va pas nous consoler, si ces cavaliers s’aperçoivent que nous ne sommes pas des Orques après nous avoir tués. » Il se leva et tapa des pieds. « Ces liens m’ont scié comme du fil de fer ; mais mes pieds commencent à se réchauffer. Je pourrais continuer cahin-caha. Et toi, Merry ? »

Merry se leva. « Oui, dit-il. J’y arrive. Pas de doute, le lembas donne du cœur au ventre ! Et une sensation plus saine que la chaleur de cette boisson orque. Je me demande de quoi elle est faite. Mieux vaut ne pas savoir, sans doute. Allons prendre une gorgée d’eau pour en laver le souvenir ! »

« Non, pas ici, les berges sont trop abruptes, dit Pippin. Continuons ! »

Ils prirent à droite et marchèrent lentement côte à côte, suivant le bord de la rivière. La lumière croissait dans l’Est derrière eux. Tout en marchant, ils échangeaient leurs impressions, causant plaisamment, à la manière hobbite, de tout ce qui leur était arrivé depuis leur enlèvement. Quiconque les eût entendus ne se serait jamais douté des atroces souffrances endurées, du péril mortel auquel ils venaient d’échapper, inexorablement emportés vers le tourment et la mort ; ni du peu de chances qu’ils avaient, même alors, de retrouver amis ou sécurité – ce dont ils étaient parfaitement conscients.

« Tu t’en es bien tiré, ça m’a tout l’air, maître Touc, dit Merry. Ça te vaudra quasiment un chapitre dans le livre du vieux Bilbo, si jamais j’ai la chance de lui rendre compte. Bien joué : surtout d’avoir compris le petit manège de ce monstre poilu, et excité sa convoitise. Mais je me demande si quelqu’un finira par découvrir tes traces et trouver cette broche. Ça m’ennuierait de perdre la mienne, mais j’ai bien peur que la tienne ne soit disparue pour de bon.

« Je devrai bientôt fourbir mes orteils si je veux pouvoir te rattraper. Assurément, c’est au tour du cousin Brandibouc de se mettre en avant. C’est ici qu’il entre en scène. Je ne pense pas que tu aies quelque idée d’où nous sommes ; pour ma part, j’ai fait meilleur usage de mes temps libres à Fendeval. Nous marchons vers l’ouest le long de l’Entévière. Le bout des Montagnes de Brume est devant nous, ainsi que la Forêt de Fangorn. »

Alors même qu’il prononçait ces mots, la lisière sombre et menaçante de la forêt surgit droit devant eux. La nuit semblait avoir trouvé refuge sous ses grands arbres, fuyant l’Aurore imminente.

« Je vous suis, maître Brandibouc ! dit Pippin. Où que vous alliez. On nous a mis en garde contre Fangorn. Mais quelqu’un d’aussi savant ne peut l’avoir oublié. »

« Je ne l’ai pas oublié, répondit Merry ; mais la forêt me paraît tout de même préférable, plutôt que de retourner en pleine bataille. »

Il ouvrit la marche, passant sous les énormes branches des arbres. Ils semblaient d’une indicible vieillesse. De longues bandes de lichen pendillaient à leurs branches comme de grandes barbes flottant au vent. Les hobbits, se retournant, risquèrent un regard en dehors des ombres, contemplant le pays du haut de la pente – formes fugitives qui, dans la faible lumière, avaient tout l’air d’enfants des Elfes de la nuit des temps, sortis de la Forêt Sauvage et ouvrant des yeux émerveillés sur leur première Aurore.

Loin au-delà du Grand Fleuve et des Terres Brunes, à des lieues et des lieues grises de là, l’Aurore parut, rouge comme flamme. Les cors de chasse sonnèrent puissamment pour l’accueillir. Les Cavaliers du Rohan s’animèrent soudain. Les cors, encore, se répondirent.

Merry et Pippin entendirent, clairs dans l’air froid, le hennissement des montures de guerre et le chant soudain de nombreux hommes. Le limbe du Soleil fut levé, telle une arche de feu, par-dessus la lisière du monde. Puis, avec un grand cri, les Cavaliers chargèrent depuis l’Est : lances et cottes de mailles étincelèrent du rougeoiement. Les Orques, à grands cris, tirèrent toutes les flèches qu’il leur restait. Les hobbits virent tomber plusieurs cavaliers ; mais leurs rangs balayèrent la colline sans se rompre, avant de faire demi-tour pour revenir à la charge. Chez les Orques, la plupart des survivants se débandèrent alors, fuyant de tous côtés, poursuivis à mort un par un. Mais une bande de résistants, réunis en une pointe noire, poussa résolument en direction de la forêt. Ils chargèrent tout droit vers la pente, en direction des deux observateurs. Ils approchaient rapidement, et leur évasion semblait de plus en plus probable : ils avaient déjà abattu trois Cavaliers qui leur barraient la route.

« Nous sommes restés trop longtemps à observer, dit Merry. Voilà Uglúk ! Je n’ai pas envie de le revoir. » Les hobbits tournèrent le dos à la plaine et s’enfoncèrent dans les ombres du bois.

Ainsi, ils ne furent pas témoin des derniers instants de la bataille, quand Uglúk fut rattrapé puis acculé à la lisière même de Fangorn. Là, il fut enfin terrassé par Éomer, Troisième Maréchal de la Marche, qui mit pied à terre et croisa le fer avec lui. Et de par les vastes prairies, les Cavaliers aux yeux perçants traquèrent les quelques Orques qui s’étaient échappés et qui avaient encore la force de fuir.

Enfin, lorsqu’ils eurent élevé un tertre sur leurs camarades tombés et chanté leurs louanges, les Cavaliers allumèrent un grand feu et dispersèrent les cendres de leurs ennemis. Ainsi finit leur incursion, et aucune nouvelle n’en revint jamais en Mordor ou à Isengard ; mais la fumée du brasier s’éleva haut dans les airs et fut observée de nombreux regards attentifs.

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