7La Gorge de Helm
Tandis qu’ils quittaient Edoras, le soleil passait déjà à l’ouest et sa lumière les aveuglait, muant les prés ondoyants du Rohan en une brume dorée. Un chemin battu longeait les contreforts des Montagnes Blanches en direction du nord-ouest, et ils le suivirent à travers un pays verdoyant et vallonné, traversant maints rapides cours d’eau par de nombreux passages à gué. Loin en avant et sur leur droite se dressaient les Montagnes de Brume – toujours plus sombres et plus hautes au fur et à mesure que les milles passaient. Le soleil baissa lentement devant eux. Derrière, le soir les rejoignait.
Ils poursuivirent leur cavalcade. La nécessité les pressait. Craignant d’arriver trop tard, ils chevauchaient avec toute la hâte possible et s’arrêtaient rarement. Les coursiers du Rohan étaient rapides, et d’une grande endurance, mais il y avait de nombreuses lieues à parcourir. Il fallait en compter au moins quarante à vol d’oiseau entre Edoras et les gués de l’Isen, où ils espéraient trouver les hommes du roi chargés de contenir les armées de Saruman.
L’obscurité les enveloppa. Enfin, ils s’arrêtèrent pour la nuit. Ils étaient loin sur la plaine de l’ouest, ayant chevauché cinq heures durant ; mais ils n’étaient pas encore à la moitié du voyage. Sous le ciel étoilé et la lune croissante, ils établirent leur bivouac, formant un grand cercle. Ils s’abstinrent d’allumer des feux, car ils étaient encore incertains de la tournure des affrontements ; mais ils postèrent des gardes à cheval, disposés en anneau autour du campement, et des éclaireurs s’en furent au loin, se coulant comme des ombres entre les plis du terrain. La lente obscurité passa sans qu’aucune nouvelle ou alarme ne leur parvienne. À l’aube, les cors retentirent, et en l’espace d’une heure, ils avaient repris la route.
Les nuages demeuraient absents, mais on sentait dans l’air une pesanteur : il faisait chaud pour la saison. Le soleil émergea d’un lit de brume, et une masse sombre se leva derrière lui et le suivit lentement dans le ciel, comme un grand orage surgissant de l’Est. Et loin au nord-ouest, on eût dit que d’autres ténèbres s’étendaient au pied des Montagnes de Brume, une ombre se glissant petit à petit hors du Val du Magicien.
Gandalf ralentit l’allure et se trouva bientôt à la hauteur de Legolas chevauchant auprès d’Éomer. « Vous avez les yeux perçants du beau peuple, Legolas, dit-il ; et je sais qu’ils distinguent les moineaux des pinsons à une lieue de distance. Alors dites-moi, voyez-vous quelque chose là-bas au loin, vers Isengard ? »
« De nombreux milles nous en séparent, dit Legolas, se tournant dans cette direction et s’abritant les yeux de sa longue main. Je vois une noirceur. Des formes s’y déplacent, de grandes formes lointaines, au bord de la rivière ; mais je ne puis dire ce qu’elles sont. Ce ne sont ni les brumes ni les nuages qui confondent mes yeux : un voile d’ombre s’étend sur le pays, issu de quelque pouvoir, et il s’avance lentement le long de la rivière. C’est comme si la pénombre d’une vaste forêt était descendue des collines. »
« Et il vient derrière nous un véritable orage du Mordor, dit Gandalf. La nuit sera noire. »
Au deuxième jour de leur chevauchée, la pesanteur de l’air s’accentua. Dans l’après-midi, les nuages noirs finirent par les rattraper : une voûte sombre, bordée d’immenses tourbillons et striée d’une lumière aveuglante. Le soleil descendit, rouge sang, dans une brume fumante. Une flamme luisait au bout des lances des Cavaliers, tandis que les derniers rayons embrasaient la face abrupte des cimes du Thrihyrne : elles se dressaient, à présent très proches, sur le bras septentrional des Montagnes Blanches, trois cornes dentelées contemplant le couchant. Dans le dernier rougeoiement, les hommes à l’avant-garde virent se dessiner un point noir, un cavalier qui revenait vers eux. Ils attendirent son arrivée.
Il arriva, guerrier fatigué au casque cabossé et au bouclier fendu. Il mit lentement pied à terre et se tint là un moment, reprenant son souffle. Puis il parla. « Éomer est-il parmi vous ? demanda-t-il. Vous arrivez enfin, mais trop tard, et en force insuffisante. Les choses ont mal tourné depuis que Théodred est tombé. Hier, nous avons été repoussés derrière l’Isen avec de grandes pertes : beaucoup ont péri dans la traversée des gués. Puis, à la nuit tombée, des forces fraîches ont franchi la rivière jusqu’à notre campement. Tout Isengard doit être vidé ; et Saruman a armé les hommes sauvages des collines et les éleveurs de Dunlande, par-delà les rivières : eux aussi, il les a lâchés sur nous. Nous avons été submergés. Le mur de boucliers a été rompu. Erkenbrand de l’Ouestfolde s’est replié, avec tous ceux qu’il a pu rassembler, vers sa place forte de la Gorge de Helm. Les autres sont dispersés.
« Où est Éomer ? Dites-lui qu’il n’y a pas d’espoir devant nous. Il ferait mieux de retourner à Edoras avant que les loups d’Isengard ne l’assiègent. »
Théoden, resté en silence derrière ses gardes, caché à la vue de l’homme, pressa alors sa monture en avant. « Viens donc devant moi, Ceorl ! dit-il. Je suis ici. Le dernier ost des Eorlingas a pris le chemin de la guerre. Il ne rentrera pas sans avoir combattu. »
La joie et la surprise éclairèrent le visage de l’homme, qui se redressa. Puis il ploya le genou, offrant au roi sa lame ébréchée. « Commandez-moi, sire ! s’écria-t-il. Et pardonnez-moi ! Je vous croyais… »
« Tu me croyais encore à Meduseld, courbé comme un vieil arbre sous la neige hivernale. Il en était ainsi quand tu es parti en guerre. Mais un vent d’ouest a secoué les branches, dit Théoden. Que cet homme reçoive un cheval frais ! Nous allons au secours d’Erkenbrand ! »
Tandis que le roi parlait, Gandalf amena son cheval un peu à l’écart et se tint seul, tournant les yeux au nord vers Isengard et à l’ouest vers le soleil couchant. À présent, il rejoignit les autres.
« Partez, Théoden ! À la Gorge de Helm ! N’allez pas aux Gués de l’Isen, et ne vous attardez pas dans la plaine ! Je dois vous quitter pour quelque temps. Scadufax doit m’emmener vers une urgente mission. » Se tournant vers Aragorn et Éomer, et ceux de la maison du roi, il cria d’une voix forte : « Gardez bien le Seigneur de la Marche jusqu’à mon retour. Attendez-moi à la Porte de Helm ! Adieu ! »
Il souffla un mot à Scadufax, et le grand cheval s’élança comme une flèche partant de l’arc. Il disparut sous leurs yeux, éclair d’argent dans le couchant, souffle de vent sur l’herbe, ombre fuyant hors de vue. Snawmana s’ébroua et se cabra, avide de le suivre ; mais seul un oiseau en vol eût pu le rattraper.
« Qu’est-ce que cela signifie ? » demanda l’un des gardes à Háma.
« Que Gandalf Grismantel a grand’hâte, répondit Háma. Toujours il va et vient à l’improviste. »
« Langue de Serpent, s’il était ici, n’aurait pas de mal à l’expliquer », dit l’autre.
« C’est juste, dit Háma ; mais pour ma part, j’attendrai le retour de Gandalf. »
« Vous pourriez attendre longtemps », dit l’autre.
Ils quittèrent alors la route des Gués de l’Isen et se dirigèrent vers le sud, poursuivant leur chevauchée malgré la nuit tombante. Les collines se rapprochaient, mais les hautes cimes du Thrihyrne s’effaçaient déjà devant le ciel crépusculaire. À quelques milles encore, sur le versant éloigné du Val de l’Ouestfolde, une grande échancrure des montagnes, se trouvait une combe verdoyante au fond de laquelle s’ouvrait une fissure dans les collines. Les hommes de ce pays l’appelaient Gorge de Helm, du nom d’un ancien héros de guerre qui y avait trouvé refuge. Elle s’enfonçait, toujours plus abrupte et étroite, dans la face nord de la montagne à l’ombre du Thrihyrne, si bien que ses escarpements s’élevaient de part et d’autre comme d’imposantes tours hantées par les corbeaux, et bloquant toute lumière.
À la Porte de Helm, devant l’ouverture de la Gorge, il y avait une saillie rocheuse projetée par l’escarpement nord. Au sommet de cet éperon se dressaient de hautes murailles de pierre ancienne, au milieu desquelles pointait une grande tour. Les Hommes racontaient qu’à l’époque reculée de la gloire du Gondor, les rois de la mer avaient fait bâtir cette place forte de la main de géants. On l’appelait la Ferté-au-Cor, car si quelqu’un sonnait de la trompe du haut de la tour, les échos se répercutaient dans la Gorge en arrière, comme si des armées oubliées se portaient à l’assaut, sortant des grottes sous les collines. De même, les hommes d’autrefois avaient construit un mur qui s’étendait de la Ferté-au-Cor jusqu’à l’escarpement sud, fermant ainsi l’entrée de la Gorge. Sous ce mur s’écoulait, par un large conduit, la Rivière de la Gorge. Elle contournait le pied du Rocher-au-Cor, après quoi elle traversait, au fond d’une ravine, une vaste langue de terre verte qui descendait en pente douce de la Porte de Helm au Fossé de Helm. Elle se jetait alors dans la Combe de la Gorge, avant de déboucher dans le Val de l’Ouestfolde. C’est là, à la Ferté-au-Cor gardant la Porte de Helm, que vivait désormais Erkenbrand, maître de l’Ouestfolde aux frontières de la Marche. Et quand le spectre de la guerre avait commencé d’assombrir les jours, il avait, dans sa sagesse, réparé le mur et consolidé la place forte.
Les Cavaliers étaient encore dans la vallée basse, devant l’entrée de la Combe, lorsqu’ils entendirent des cris et des sonneries de cors provenant de leurs éclaireurs à l’avant. Des flèches sifflèrent, jaillissant des ténèbres. Un éclaireur revint à toute vitesse, annonçant que des chevaucheurs de loups parcouraient la vallée, et qu’une armée d’Orques et d’hommes sauvages était descendue en hâte des Gués de l’Isen et semblait se diriger vers la Gorge de Helm.
« Nous avons trouvé bon nombre des nôtres gisant au sol, abattus alors qu’ils tentaient de fuir de ce côté, dit l’éclaireur. Et nous avons rencontré des compagnies isolées courant çà et là, sans chef. Nul ne semble savoir ce que devient Erkenbrand. Tout porte à croire qu’il sera rejoint avant d’avoir pu gagner la Porte de Helm, s’il n’a pas déjà péri. »
« A-t-on vu quelque signe de Gandalf ? » demanda Théoden.
« Oui, sire. Beaucoup ont aperçu un vieillard tout en blanc monté sur un cheval, sillonnant les plaines comme le vent dans l’herbe. Certains ont cru que c’était Saruman. On dit qu’il est parti vers Isengard avant la nuit. D’aucuns disent aussi que Langue de Serpent a été vu plus tôt, fuyant vers le nord au sein d’une compagnie d’Orques. »
« Langue de Serpent risque d’avoir des ennuis si Gandalf le trouve sur son chemin, dit Théoden. Quant à moi, j’ai perdu mes deux conseillers, l’ancien et le nouveau. Mais devant la nécessité qui nous presse, le plus sage est de continuer jusqu’à la Porte de Helm comme l’a prescrit Gandalf, quand bien même Erkenbrand n’y serait pas. Connaît-on la taille de l’armée qui vient du Nord ? »
« Elle est très grande, dit l’éclaireur. Un fuyard compte ses ennemis en double, dit-on, mais j’ai pu m’entretenir avec de vaillants hommes, et je ne doute pas que le gros des forces de l’ennemi soit maintes fois supérieur au nombre que nous avons ici. »
« En ce cas, faisons diligence, dit Éomer. Fonçons à travers ceux qui se trouvent entre nous et la forteresse. La Gorge de Helm abrite des grottes où peuvent se cacher des centaines d’hommes ; et de là, il est possible de monter dans les collines par des chemins secrets. »
« Ne nous fions pas au secret, dit le roi. Il y a longtemps que Saruman espionne le pays. Mais il reste qu’à cet endroit, notre défense pourrait tenir longtemps. Allons-y ! »
Aragorn et Legolas prirent alors la tête en compagnie d’Éomer. Ils chevauchèrent à travers la nuit sombre, toujours plus lentement à mesure que les ténèbres s’épaississaient et que la pente s’élevait vers le sud, toujours plus haut dans les sombres replis au pied des montagnes. Ils trouvèrent peu d’ennemis sur leur route. Ils tombaient par moments sur des bandes d’Orques errants ; mais ils se sauvaient avant que les Cavaliers n’aient pu les saisir ou les tuer.
« Il ne faudra pas longtemps, je le crains, dit Éomer, pour que la venue de l’ost du roi ne soit connue de celui qui dirige nos ennemis, Saruman ou l’un quelconque de ses lieutenants. »
La rumeur de la guerre augmentait derrière eux. Ils pouvaient désormais entendre, porté par les ténèbres, le son de chants éraillés. Haut dans la Combe de la Gorge, ils se retournèrent. Ils virent alors des torches, d’innombrables points de lumière rouge, comme des fleurs rutilantes dispersées dans les champs noirs, ou encore de longs lacets de flamme montant des basses terres. Un plus grand flamboiement s’élevait ici et là.
« C’est là une grande armée, et elle nous talonne de près », dit Aragorn.
« Ils apportent du feu, dit Théoden, et ils incendient tout sur leur passage, arbres, moissons et huttes. Cette vallée était riche, parsemée de nombreuses fermes. Hélas pour les miens ! »
« Si le jour était là, nous pourrions les assaillir comme un orage venu des montagnes ! dit Aragorn. Je regrette de devoir les fuir. »
« Nous n’aurons plus à les fuir encore longtemps, dit Éomer. Nous approchons du Fossé de Helm, une ancienne tranchée doublée d’un glacis qui s’étend en travers de la combe, à deux furlongs de la Porte de Helm. Là, nous pourrons faire demi-tour et livrer bataille. »
« Non, nous sommes trop peu pour défendre le Fossé, dit Théoden. Il a au moins un mille de long, et la brèche est large. »
« Notre arrière-garde devra tenir la brèche si l’ennemi nous presse », dit Éomer.
Il n’y avait ni étoiles ni lune quand les Cavaliers parvinrent à la brèche du Fossé, où la rivière descendait dans la combe, longée par la route venant de la Ferté-au-Cor. Le rempart se dessina tout à coup devant eux, ombre haute au pied d’une sombre fosse. Une sentinelle lança un qui-vive à leur approche.
« Le Seigneur de la Marche se rend à la Porte de Helm, répondit Éomer. C’est Éomer fils d’Éomund qui vous parle. »
« Voilà de bonnes nouvelles que l’on n’espérait plus, dit la sentinelle. Hâtez-vous ! L’ennemi marche sur vos talons. »
L’ost passa à travers la brèche et s’arrêta sur la pelouse en pente qui s’élevait au-delà. Ils apprirent alors avec joie qu’Erkenbrand avait laissé là de nombreux hommes pour tenir la Porte de Helm, et que d’autres étaient venus s’y réfugier depuis.
« Nous sommes peut-être un millier d’hommes capables de combattre à pied, dit Gamling, un vieillard, chef de la garde du Fossé. Mais la plupart ont vu trop d’hivers, comme moi, ou trop peu, comme le fils de mon fils que voici. Quelles nouvelles d’Erkenbrand ? Hier, nous avons appris qu’il devait revenir ici avec tout ce qui reste des meilleurs Cavaliers de l’Ouestfolde. Mais il n’est pas venu. »
« Je crains qu’il ne vienne plus, dit Éomer. Nos éclaireurs n’ont recueilli aucune nouvelle de lui, et derrière nous, l’ennemi emplit toute la vallée. »
« Je voudrais bien qu’il se fût échappé, dit Théoden. C’était un homme valeureux. En lui revivait le courage de Helm Mainmarteau. Mais nous ne pouvons l’attendre ici. Il faut maintenant retirer toutes nos forces derrière les murs. Êtes-vous bien approvisionnés ? Nous apportons peu de réserves, car nous partions livrer une bataille rangée, non endurer un siège. »
« Derrière nous, dans les grottes de la Gorge, se trouvent les trois quarts des gens de l’Ouestfolde, jeunes et vieux, femmes et enfants, dit Gamling. Mais de grandes réserves de nourriture y ont également été amassées, et beaucoup de bêtes ainsi que leur fourrage. »
« Voilà qui est bien, dit Éomer. Ils brûlent et ils pillent tout ce qui reste dans la vallée. »
« S’ils viennent faire commerce de nos biens à la Porte de Helm, ils paieront le prix fort », dit Gamling.
Le roi entra avec ses Cavaliers. Tous mirent pied à terre avant d’arriver à la chaussée qui enjambait la rivière. Ils franchirent la passerelle en une longue file et passèrent les portes de la Ferté-au-Cor. Là, ils furent accueillis par une autre explosion de joie et un espoir renouvelé ; car il y avait à présent assez d’hommes pour garnir et la forteresse, et la muraille de défense.
Éomer prépara rapidement ses hommes. Le roi et les hommes de sa maison se tinrent dans la Ferté-au-Cor, et de nombreux hommes de l’Ouestfolde y étaient aussi. Mais Éomer posta la plupart de ses effectifs sur la Muraille de la Gorge et dans sa tour, ainsi que derrière le mur ; car à cet endroit, la défense paraissait moins sûre, dans le cas d’un assaut déterminé et en force. Les chevaux furent conduits loin à l’intérieur de la Gorge, sous la garde de quelques hommes prélevés parmi les rangs.
La Muraille de la Gorge était haute de vingt pieds, et si épaisse qu’elle pouvait recevoir quatre hommes marchant de front, protégés par un parapet par-dessus lequel seuls les plus grands pouvaient regarder. Des fentes pratiquées par intervalles dans la pierre permettaient aux hommes de tirer. On accédait à ce rempart par un escalier qui descendait d’une porte dans la cour extérieure de la Ferté-au-Cor ; trois volées de marches y montaient également à partir de la Gorge située derrière la muraille ; mais celle-ci était lisse sur le devant, ses grandes pierres posées avec tant de savoir-faire qu’il n’y avait entre elles aucune prise pour les pieds ; et le sommet était en surplomb, comme une falaise creusée par les flots.
Gimli se tenait sur la muraille, appuyé contre le garde-corps. Legolas était assis sur le parapet même, tripotant son arc et scrutant l’obscurité.
« Voilà qui est mieux, dit le nain, frappant du pied sur les pierres. Chaque fois, mon courage remonte à l’approche des montagnes. Il y a du bon roc par ici. Ce pays a les os solides. J’ai pu les sentir sous mes pieds quand nous montions du fossé. Qu’on me donne un an et une centaine des miens, et de ce lieu, je ferai un rempart où les armées viendront se briser comme des vagues. »
« Je n’en doute pas, dit Legolas. Mais tu es un nain, et les nains sont des gens étranges. Je n’aime pas cet endroit, et je ne l’aimerai pas davantage à la lumière du jour. Mais tu me réconfortes, Gimli, et je suis content de t’avoir près de moi, avec tes jambes solides et ta hache inflexible. J’aimerais que nous ayons davantage des tiens dans nos rangs. Mais je donnerais encore plus pour une centaine d’archers du bois de Grand’Peur. Nous en aurons besoin. Ceux des Rohirrim s’entendent bien au maniement de l’arc, à leur façon, mais ils sont trop peu, ici, trop peu. »
« C’est un peu sombre pour le tir, dit Gimli. En fait, il est temps de dormir. Dormir ! J’en sens le besoin comme je ne l’aurais jamais cru possible pour un nain. Aller à cheval est éreintant. Mais ma hache s’impatiente dans ma main. Donnez-moi une rangée d’Orques à étêter et de la place pour la manier, et je ne sentirai plus la moindre fatigue ! »
Le temps passait lentement. Au bas de la vallée brûlaient encore des feux épars. Les armées d’Isengard avançaient à présent en silence. Leur cortège de torches traçait de nombreuses lignes serpentines à travers la combe.
Soudain s’élevèrent des clameurs et des hurlements, et des cris de guerre féroces chez les hommes du Fossé. Des brandons enflammés apparurent par-dessus le bord et se massèrent devant la brèche. Puis ils s’éparpillèrent et disparurent. Des cavaliers revinrent au galop à travers la pelouse et par la passerelle, jusqu’à la porte de la Ferté-au-Cor. L’arrière-garde des hommes de l’Ouestfolde venait d’être repoussée.
« L’ennemi est à nos portes ! crièrent-ils. Nous avons décoché toutes nos flèches, et rempli le Fossé d’Orques. Mais cela ne les arrêtera pas longtemps. Déjà, ils escaladent le talus en maints endroits. Toute la pelouse en fourmille. Mais nous leur avons appris à ne pas porter de torches. »
Il était alors minuit passé. Le ciel était tout à fait noir, et la pesanteur de l’air immobile annonçait l’orage. Soudain, un éclair aveuglant incendia les nuages. Des éclairs fourchus s’abattirent sur les collines à l’est. Le temps d’un clin d’œil, les observateurs des murs virent la pelouse éclairée d’une lumière blanche : tout l’espace entre eux et le Fossé pullulait de formes noires et grouillantes, certaines larges et trapues, d’autres grandes et sinistres, avec de grands heaumes et des écus de sable. Des centaines et des centaines d’autres se déversaient hors du Fossé et à travers la brèche. Bientôt, cette marée sombre s’étendait jusqu’aux murs, submergeant la pelouse d’un escarpement à l’autre. Le tonnerre roula dans la vallée. Une pluie cinglante se mit à tomber.
Des flèches aussi drues que l’averse sifflèrent au-dessus des remparts, retombant et ricochant sur la pierre cliquetante. Certaines firent mouche. L’assaut contre la Gorge de Helm était lancé, mais de l’intérieur ne vint aucun son ni parole de défi ; aucune flèche ne vint en riposte.
Les armées assaillantes s’arrêtèrent, freinées par la menace silencieuse des murs et de la pierre. La foudre continuait de déchirer les ténèbres et les repoussait comme un rideau. Alors les Orques criaient, brandissant épées et lances, et lâchaient une pluie de flèches sur quiconque se laissait voir sur les remparts ; tandis que les hommes de la Marche promenaient des regards ébahis sur ce qui leur semblait un vaste champ de blé noir balayé par une tempête guerrière, où chaque épi luisait d’un éclat barbelé.
Des trompettes sonnèrent farouchement. L’ennemi se lança en avant. Certains assaillirent la Muraille de la Gorge, d’autres se précipitèrent vers la chaussée et la passerelle menant aux portes de la Ferté-au-Cor. Là s’étaient rassemblés les plus gros Orques et les hommes sauvages des collines de Dunlande. Ils hésitèrent un moment, puis se mirent à grimper. La foudre éclata, et l’on vit, blasonnée sur tous les casques et boucliers, l’horrible main d’Isengard. Ils parvinrent au sommet du rocher ; ils se ruèrent vers les portes.
Puis la riposte arriva enfin : un déluge de flèches les accueillit, ainsi qu’une grêle de pierres. Ils vacillèrent, se débandèrent et battirent en retraite ; puis ils chargèrent de nouveau, se débandèrent et chargèrent encore ; et chaque fois, comme la marée montante, ils s’arrêtaient plus haut. À nouveau, les trompettes retentirent, et une foule rugissante se pressa en avant : des hommes, tenant leurs boucliers comme un toit au-dessus de leurs têtes, et portant deux grands troncs d’arbres. Des tireurs orques, massés derrière eux, semblaient vouloir ensevelir les archers ennemis sous une avalanche de traits. Ils arrivèrent aux portes. Les arbres, balancés par de forts bras, percutèrent les madriers avec un grondement fracassant. Si un homme tombait, écrasé sous une pierre jetée d’en haut, deux autres accouraient pour le remplacer. Coup sur coup, les grands béliers reculaient et frappaient de nouveau.
Éomer et Aragorn se tenaient côte à côte sur la Muraille de la Gorge. Ils entendirent le rugissement de voix et le choc sourd des béliers ; puis, en un éclair de lumière, ils virent le péril qui menaçait les portes.
« Venez ! dit Aragorn. Voici l’heure où nous tirons l’épée ensemble ! »
Courant comme des flammes, ils filèrent le long du mur et grimpèrent rapidement l’escalier jusque dans la cour extérieure sur le Rocher, entraînant quelques bons ferrailleurs à leur suite. Dans un coin de la muraille du fort du côté ouest, où l’escarpement s’avançait à sa rencontre, s’ouvrait une petite poterne. De là, un étroit sentier en corniche revenait par l’extérieur du fort jusqu’à la grande porte, entre la muraille et le bord escarpé du Rocher. Ensemble, Éomer et Aragorn s’élancèrent par la porte, talonnés par leurs hommes. Leurs deux épées jaillirent du fourreau, brillant de concert.
« Gúthwinë ! cria Éomer. Gúthwinë pour la Marche ! »
« Andúril ! cria Aragorn. Andúril pour les Dúnedain ! »
Chargeant par le flanc, ils se jetèrent sur les hommes sauvages. Andúril s’élevait et retombait, luisant d’une flamme blanche. Un cri monta des murs et de la tour : « Andúril ! Andúril part en guerre. La Lame qui fut Brisée luit de nouveau ! »
Atterrés, les assaillants laissèrent tomber leurs béliers et se retournèrent afin de livrer bataille ; mais le mur de leurs boucliers fut rompu comme par un coup de tonnerre, et ils furent balayés, abattus, ou précipités dans la rivière pierreuse au pied du Rocher. Les archers orques décochèrent au hasard et s’enfuirent.
Éomer et Aragorn s’arrêtèrent un moment devant les portes. Le tonnerre grondait au loin, à présent. Des éclairs clignotaient encore dans les distantes montagnes du Sud. Un vent pénétrant soufflait de nouveau au nord. Parmi les nuages déchiquetés flottant à la dérive, des étoiles apparurent ; tandis qu’au-dessus des collines, du côté de la Combe, la lune poursuivait sa course vers l’ouest et luisait avec un miroitement jaune parmi les épaves orageuses.
« Nous ne sommes pas venus trop tôt », dit Aragorn en voyant les portes. Leurs grandes charnières et ferrures étaient tout arrachées et gauchies ; plusieurs madriers étaient fendus. « Les portes ne résisteront pas à un second assaut de cette sorte. »
« Mais nous ne pouvons rester hors les murs pour les défendre, dit Éomer. Regardez ! » Il montra la chaussée. Déjà, une multitude d’Orques et d’Hommes se rassemblaient par-delà la rivière. Des flèches piaulèrent et rebondirent sur les pierres autour d’eux. « Venez ! Il faut retourner au-dedans, et voir si nous pouvons empiler poutres et pierres derrière les portes. Venez, venez ! »
Ils firent volte-face et partirent en courant. Au même moment, une douzaine d’Orques, restés immobiles parmi les corps, se levèrent d’un bond et les suivirent d’un pas rapide et furtif. Deux d’entre eux se jetèrent au sol sur les talons d’Éomer et le firent trébucher : en un instant, ils étaient sur lui. Mais une silhouette sombre et courte, que personne n’avait remarquée, surgit des ombres avec un cri rauque : Baruk Khazâd ! Khazâd ai-mênu ! Une hache fendit l’air puis revint. Deux Orques tombèrent décapités. Les autres s’enfuirent.
Éomer se redressa avec peine tandis qu’Aragorn revenait précipitamment à sa rescousse.
La poterne fut refermée, la porte de fer barrée, et des pierres furent empilées derrière celle-ci. Quand tous furent hors de danger à l’intérieur, Éomer se retourna : « Je vous remercie, Gimli fils de Glóin ! dit-il. Je ne savais pas que vous étiez sorti avec nous. Mais l’hôte inattendu souvent se révèle la meilleure des compagnies. Comment vous êtes-vous retrouvé là ? »
« Je vous avais suivis, histoire de chasser le sommeil, dit Gimli ; mais quand j’ai vu les hommes des collines, j’ai trouvé qu’ils étaient trop gros pour moi, alors je me suis assis contre une pierre pour observer votre jeu d’épée. »
« Il me sera difficile de vous rendre la pareille », dit Éomer.
« Vous pourriez avoir maintes occasions d’ici à la fin de la nuit, dit Gimli en riant. Mais je suis content. Je n’avais plus fendu que du bois depuis la Moria. »
« Deux ! » dit Gimli, tapotant sa hache. Il venait de regagner sa place sur la muraille.
« Deux ? dit Legolas. J’ai fait mieux, même s’il me faut maintenant tâtonner à la recherche de vieilles flèches : les miennes sont épuisées. Il reste que, pour moi, le compte est d’au moins vingt. Mais ce ne sont là que quelques feuilles au milieu d’une forêt. »
Le ciel se dégageait rapidement, et la lune déclinante brillait d’une vive clarté. Mais sa lumière n’apporta que peu d’espoir aux Cavaliers de la Marche. Le nombre de leurs assaillants semblait s’accroître et non diminuer, et d’autres encore montaient de la vallée et se pressaient à travers la brèche. La sortie sur le Rocher ne leur avait valu qu’un bref répit. L’assaut contre les portes redoubla. Au pied de la Muraille de la Gorge, les armées d’Isengard rugissaient comme les flots marins. Orques et hommes des collines fourmillaient d’un bout à l’autre. Des cordes munies de grappins surgissaient par-dessus le parapet, plus vite qu’on ne pouvait les trancher ou les renvoyer au sol. De longues échelles se dressaient par centaines. Beaucoup étaient renversées et jetées bas, mais bien d’autres venaient les remplacer, et les Orques s’y élançaient comme des grands singes des sombres forêts du Sud. Au pied du mur, les morts et les estropiés s’empilaient comme des galets dans la tempête : ces affreux monticules ne cessaient de s’élever, et toujours l’ennemi poursuivait son assaut.
Les hommes du Rohan se fatiguaient. Toutes leurs flèches étaient tirées, tous leurs hasts jetés ; leurs épées étaient ébréchées, leurs boucliers fendus. Trois fois, Aragorn et Éomer les rallièrent, et trois fois, Andúril flamba lors d’une charge désespérée qui repoussa l’ennemi des murs.
Puis une clameur s’éleva derrière eux, à l’intérieur de la Gorge. Des Orques, nageant comme des rats, s’étaient immiscés par le conduit où passait la rivière. Ils s’étaient alors rassemblés dans l’ombre des escarpements, jusqu’à ce que l’assaut du dessus fût au plus violent et que tous les défenseurs ou presque eussent accouru au haut de la muraille. À ce moment, ils passèrent à l’attaque. Certains avaient déjà pénétré entre les mâchoires de la Gorge, sévissant parmi les chevaux et se battant avec les gardes.
Gimli se jeta du haut de la muraille avec un cri féroce qui résonna parmi les rochers. « Khazâd ! Khazâd ! » Il eut bientôt suffisamment d’ouvrage.
« Aï-oï ! cria-t-il. Les Orques sont derrière le mur. Aï-oï ! Allons, Legolas ! Il y en a assez pour nous deux. Khazâd ai-mênu ! »
Gamling le Vieux regarda du haut de la Ferté-au-Cor, entendant la puissante voix du nain dominant le tumulte. « Les Orques sont dans la Gorge ! cria-t-il. Helm ! Helm ! Forth Helmingas ! En avant ! » appela-t-il, dévalant l’escalier du Rocher avec de nombreux hommes de l’Ouestfolde à sa suite.
Leur offensive, violente et soudaine, fit reculer les Orques. Bientôt, ils furent pris dans l’étranglement des parois, et tous furent tués ou précipités dans le gouffre de la Gorge, tombant avec un cri aigu devant les gardiens des grottes secrètes.
« Vingt et un ! » s’écria Gimli. Il porta un coup à deux mains et étendit le dernier Orque à ses pieds. « Maintenant, mon compte dépasse à nouveau celui de maître Legolas. »
« Il faut boucher ce trou à rats, dit Gamling. On dit que les Nains sont habiles avec la pierre. Prêtez-nous assistance, maître ! »
« Nous ne taillons pas la pierre avec des haches de guerre, ni avec nos ongles, dit Gimli. Mais je vais vous aider de mon mieux. »
Ils rassemblèrent toutes les grosses pierres et les fragments de roche qu’ils purent trouver à proximité ; alors, sous les directives de Gimli, les hommes de l’Ouestfolde bloquèrent l’orifice intérieur du canal jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un étroit goulet. Puis la Rivière de la Gorge, gonflée par la pluie, se mit à bouillonner et à gémir dans son lit obstrué, et elle se répandit peu à peu en étangs froids, d’un escarpement à l’autre.
« Là-haut, nous serons plus au sec, dit Gimli. Venez, Gamling. Allons voir ce qui se passe sur le mur ! »
Il gravit les marches et trouva Legolas auprès d’Aragorn et d’Éomer. L’elfe était en train d’affûter son long poignard. Il y avait un moment d’accalmie, la tentative d’intrusion par le canal ayant été déjouée.
« Vingt et un ! » dit Gimli.
« Bien ! dit Legolas. Mais j’en suis maintenant à deux douzaines. J’ai dû jouer du couteau, ici. »
Éomer et Aragorn, harassés de fatigue, étaient appuyés sur leur épée. Sur leur gauche, fracas et clameurs de guerre s’élevaient de nouveau sur le Rocher. Mais la Ferté-au-Cor résistait toujours, comme une île au milieu des mers. Ses portes étaient en ruine ; mais aucun ennemi n’avait encore franchi la barricade de poutres et de pierres que les défenseurs avaient élevée derrière elles.
Aragorn leva les yeux vers les pâles étoiles, et vers la lune, laquelle glissait à présent derrière les collines qui enfermaient la vallée à l’ouest. « Cette nuit me dure autant que des années, dit-il. Le jour tardera-t-il encore longtemps ? »
« L’aube n’est pas loin, dit Gamling, maintenant à ses côtés. Mais j’ai bien peur qu’elle ne puisse nous aider. »
« Pourtant, l’aube a toujours été l’espoir des hommes », dit Aragorn.
« Mais ces créatures d’Isengard, ces semi-orques et ces hommes-gobelins que les infâmes artifices de Saruman ont engendrés, ils ne trembleront pas devant le soleil, dit Gamling. Pas plus que les sauvages des collines. N’entendez-vous pas leurs voix ? »
« Si, je les entends, dit Éomer ; mais ce ne sont à mes oreilles que des cris d’oiseaux et des beuglements de bêtes. »
« Pourtant, ils sont nombreux à crier dans la langue de Dunlande, dit Gamling. Je la connais. C’est un ancien parler des hommes, autrefois usité dans plusieurs vallées de l’ouest de la Marche. Écoutez-les ! Ils nous haïssent, et ils sont contents ; car notre perte leur semble certaine. “Le roi, le roi ! crient-ils. Nous prendrons leur roi. Mort aux Forgoil ! Mort aux Têtes-de-Paille ! Mort aux voleurs du Nord !” Ce sont les noms qu’ils nous donnent. Cinq cents ans ne leur ont pas permis d’oublier leur grief, depuis que les seigneurs du Gondor ont donné la Marche à Eorl le Jeune et scellé une alliance avec lui. Saruman n’aura eu qu’à attiser cette haine ancienne. Ces gens peuvent être féroces si on les échauffe. Ce ne sont pas l’aurore ni le crépuscule qui les feront reculer maintenant, pas avant que Théoden soit capturé ou qu’ils aient péri eux-mêmes. »
« Le jour me redonnera espoir néanmoins, dit Aragorn. N’est-il pas dit qu’aucun assaillant n’a jamais pris la Ferté-au-Cor, quand il y avait des hommes pour la défendre ? »
« C’est ce que chantent les ménestrels », dit Éomer.
« Alors défendons-la, et espérons ! » dit Aragorn.
Tandis même qu’ils parlaient, une sonnerie de trompettes retentit. Puis il y eut un grondement, et un éclair de flamme et de fumée. Les eaux de la Rivière de la Gorge se répandirent en un sifflement écumeux : elles n’étaient plus retenues ; un trou béant venait d’être soufflé dans le mur. Une armée de formes sombres se déversa à l’intérieur.
« Un maléfice de Saruman ! s’écria Aragorn. Ils se sont réintroduits dans le conduit pendant que nous parlions, et ils ont allumé le feu d’Orthanc sous nos pieds. Elendil, Elendil ! » cria-t-il, sautant dans la mêlée ; mais au même moment, une centaine d’échelles furent dressées contre les remparts. Le dernier assaut déferla, par-dessus et par-dessous le mur, comme une vague noire sur une colline de sable. La défense fut balayée. Certains des Cavaliers furent repoussés, de plus en plus loin vers le fond de la Gorge, luttant et tombant dans leur retraite, pas à pas, vers les grottes. D’autres trouvèrent moyen de se replier vers la citadelle.
Un large escalier grimpait de l’entrée de la Gorge jusqu’au Rocher, près du portail arrière de la Ferté-au-Cor. Aragorn était debout au bas des marches. Andúril luisait encore à sa main ; et pendant un moment, la terreur de l’épée tint l’ennemi en respect, pendant que ceux qui réussissaient à gagner l’escalier montaient un à un vers les portes. Legolas se tenait derrière lui, agenouillé sur les plus hautes marches. Son arc était bandé, mais il ne lui restait plus qu’une flèche ramassée au sol, et il gardait l’œil ouvert, prêt à tirer sur le premier Orque qui oserait s’approcher des marches.
« Tous ceux qui ont pu se replier sont entrés, Aragorn, cria-t-il. Revenez ! »
Aragorn fit volte-face et se hâta dans l’escalier, mais sa fatigue le fit trébucher. Ses ennemis s’élancèrent aussitôt en avant. Grimpant quatre à quatre, hurlant à tue-tête, les Orques étendirent de longs bras pour le saisir. Le premier tomba, la gorge transpercée par la dernière flèche de Legolas, mais les autres sautèrent par-dessus lui. Puis un gros rocher, précipité de la muraille extérieure qui dominait les lieux, s’écrasa dans l’escalier et les renvoya dans la Gorge avec violence. Aragorn gagna la porte ; elle se referma vivement derrière lui avec un fracas métallique.
« Les choses tournent mal, mes amis », dit-il, essuyant la sueur de son front d’un geste du bras.
« Assez mal, dit Legolas, mais l’espoir demeure, tant que vous êtes à nos côtés. Où est Gimli ? »
« Je l’ignore, dit Aragorn. La dernière fois que je l’ai vu, il se battait au sol derrière le mur, mais l’ennemi nous a rapidement séparés. »
« Las ! C’est une bien mauvaise nouvelle », dit Legolas.
« Il est solide et vigoureux, dit Aragorn. Espérons qu’il réussira à s’échapper par les grottes. Il y serait en sécurité pour un temps. Plus que nous, en tout cas. Et un tel refuge ne déplairait pas à un nain. »
« Ce sera mon espoir, dit Legolas. Mais j’aurais bien voulu qu’il vienne de ce côté. Je voulais dire à maître Gimli que mon compte est maintenant de trente-neuf. »
« S’il atteint les grottes, il vous surpassera encore, dit Aragorn en riant. Je n’ai jamais vu manier une hache de la sorte. »
« Je dois aller en quête de flèches, dit Legolas. Si la nuit pouvait finir, j’aurais un meilleur éclairage pour le tir. »
Aragorn entra alors dans la citadelle. Là, à son grand désarroi, il apprit qu’Éomer n’avait pas regagné la Ferté-au-Cor.
« Non, il n’est pas venu au Rocher, dit l’un des hommes de l’Ouestfolde. La dernière fois que je l’ai vu, il rassemblait des hommes et se battait à l’entrée de la Gorge. Gamling était avec lui, et le nain aussi ; mais je ne pouvais pas les rejoindre. »
Aragorn traversa la cour intérieure à grands pas et se rendit à une chambre haute de la tour. Le roi se tenait là, forme sombre devant une fenêtre étroite : il contemplait la vallée.
« Quelles nouvelles, Aragorn ? » demanda-t-il.
« La Muraille de la Gorge est prise, sire. Toutes les défenses ont été balayées ; mais beaucoup ont pu se réfugier ici, sur le Rocher. »
« Éomer est-il des nôtres ? »
« Non, sire. Mais bon nombre de vos hommes se sont retranchés au fond de la Gorge ; et certains disent qu’Éomer étaient parmi eux. Peut-être pourront-ils tenir l’ennemi à distance dans l’étranglement, et ainsi atteindre les grottes. Quel espoir il leur restera alors, je ne saurais le dire. »
« Ils en auront plus que nous. Les provisions sont bonnes, dit-on. Et l’air y est sain, grâce aux fentes qui s’ouvrent dans le rocher, loin au-dessus. Face à des hommes déterminés, nul ne peut forcer l’entrée des grottes. Ils pourraient résister longtemps. »
« Mais les Orques ont apporté un maléfice d’Orthanc, dit Aragorn. Ils ont un feu explosif qui leur a permis de prendre la Muraille. S’ils ne peuvent entrer dans les grottes, ils pourraient tenter d’en condamner l’issue, et enfermer ceux qui s’y trouvent. Mais pour l’heure, il importe de réfléchir à notre propre défense. »
« Je m’impatiente dans cette prison, dit Théoden. Si j’avais pu mettre une lance en arrêt et prendre la tête de mon armée sur le champ de bataille, j’aurais pu sentir de nouveau la joie du combat, et finir ainsi. Mais ici, je ne sers pas à grand-chose. »
« Ici au moins, vous êtes protégé par la forteresse la plus imprenable de toute la Marche, dit Aragorn. Nous avons meilleur espoir de vous défendre ici, dans la Ferté-au-Cor, qu’à Edoras ou même à Dunhart dans les montagnes. »
« On dit que la Ferté-au-Cor n’est jamais tombée devant l’assaut, répondit Théoden ; mais mon cœur doute, à présent. Le monde change, et tout ce qui autrefois était fort se révèle désormais incertain. Est-il une tour qui puisse résister à un nombre aussi démesuré, à une haine aussi aveugle ? Si j’avais su que la force d’Isengard s’était à ce point accrue, peut-être ne serais-je pas allé si inconsidérément à sa rencontre, malgré tout l’art de Gandalf. Son conseil ne me semble plus aussi bon qu’il ne m’avait paru sous le soleil du matin. »
« Ne jugez pas des conseils de Gandalf avant que tout n’ait été dit, sire », dit Aragorn.
« La fin ne tardera pas, dit le roi. Mais je ne finirai pas ici, pris au piège comme un vieux blaireau. Snawmana, Hasufel et les chevaux de ma garde sont dans la cour intérieure. Quand viendra l’aube, je demanderai à ce que l’on fasse sonner le cor de Helm, et je sortirai. Viendrez-vous avec moi, fils d’Arathorn ? Nous pourrions fendre les rangs, ou arriver à une fin qui soit digne d’un chant – s’il en reste un demain pour chanter nos prouesses. »
« J’irai avec vous », dit Aragorn.
Ayant pris congé du roi, il retourna sur les murailles et en fit le tour, encourageant les hommes et leur prêtant main-forte chaque fois que l’assaut redoublait de violence. Legolas l’accompagnait. Des jets de flammes montaient d’en bas, faisant trembler les pierres. Des grappins étaient lancés et des échelles dressées. Coup sur coup, les Orques gagnaient le haut de la muraille, et chaque fois les défenseurs les jetaient à bas.
Enfin, Aragorn se tint au-dessus des grandes portes, insoucieux des traits de l’ennemi. Regardant au loin, il vit le ciel pâlir à l’est. Il leva alors sa main vide, paume vers l’extérieur pour signifier son désir de pourparlers.
Des hurlements et des huées s’élevèrent parmi les Orques. « Descends ! Descends ! crièrent-ils. Si tu veux nous parler, descends ! Amène-nous ton roi ! Nous sommes les Uruk-hai combattants. Nous le ferons sortir de son trou s’il refuse de venir. Amène ton couard de roi ! »
« Le roi va ou vient selon sa volonté », dit Aragorn.
« Alors qu’est-ce que tu fais là ? répondirent-ils. Que regardes-tu ? Tu viens voir la grandeur de notre armée ? Nous sommes les Uruk-hai combattants. »
« Je suis venu voir l’aube », dit Aragorn.
« L’aube, et alors ? raillèrent-ils. Nous sommes les Uruk-hai : nous nous battons de jour comme de nuit, beau temps, mauvais temps. Nous sommes venus tuer, sous le soleil ou sous la lune. L’aube ! et alors ? »
« Nul ne sait ce que le nouveau jour lui réserve, dit Aragorn. Allez-vous-en, avant qu’il ne tourne à votre malheur. »
« Descends, ou nous t’abattrons de ce mur, crièrent-ils. Ce ne sont pas des pourparlers. Tu n’as rien à dire. »
« J’ai encore à vous dire ceci, répondit Aragorn. Aucune armée n’a jamais pris la Ferté-au-Cor. Partez, sinon aucun de vous ne sera épargné. Il ne restera plus un seul d’entre vous pour rapporter des nouvelles au nord. Vous ignorez le péril qui vous guette. »
Une telle puissance et une telle majesté se révélèrent chez Aragorn, tandis qu’il se tenait seul au-dessus des portes en ruine, devant les armées adverses, que bon nombre des hommes sauvages hésitèrent et tournèrent leurs regards vers la vallée ; et certains levèrent au ciel des yeux pleins d’incertitude. Mais les Orques s’esclaffèrent bruyamment ; et une grêle de traits et de flèches siffla par-dessus la muraille, tandis qu’Aragorn se laissait tomber derrière.
Il y eut un grondement et un jaillissement de flammes. La voûte d’entrée, sur laquelle il se tenait un moment auparavant, s’écroula en un nuage de fumée et de poussière. La barricade fut dispersée comme par la foudre. Aragorn courut à la tour du roi.
Mais alors même que la porte tombait sous les acclamations des Orques prêts à charger, un murmure s’éleva derrière eux comme un vent lointain ; et bientôt, il culmina dans une clameur de voix portant d’étranges nouvelles sous les feux de l’aurore. Les Orques sur le Rocher, entendant la rumeur de consternation, vacillèrent et se retournèrent. Alors retentit, soudain et terrible, du haut de la tour le grand cor de Helm.
Tous ceux qui entendirent ce son en tremblèrent. De nombreux Orques se jetèrent face contre terre et se couvrirent les oreilles de leurs griffes. Les échos montaient, sans cesse répétés, du fond de la Gorge, comme si sur chaque colline, chaque falaise, se tenait un puissant héraut. Mais sur les murs, les hommes levèrent la tête, écoutant avec stupéfaction ; car les échos ne mouraient pas. Les appels ne cessaient de revenir parmi les collines : plus proches, ils se répondaient l’un l’autre, librement, forts et fiers.
« Helm ! Helm ! crièrent les Cavaliers. Helm se lève et repart en guerre. Helm au secours de Théoden Roi ! »
Et sur ce cri, le roi s’avança. Son cheval était blanc comme neige, son bouclier était d’or, longue était sa lance. À sa main droite venait Aragorn, l’héritier d’Elendil, et à sa suite, les seigneurs de la Maison d’Eorl le Jeune. La lumière jaillit dans le ciel. La nuit se retira.
« Forth Eorlingas ! » Ils chargèrent avec cris et fracas. Grondants, ils descendirent des portes, traversèrent la chaussée en trombe, et fendirent à travers les armées d’Isengard comme le vent sur la plaine. Derrière eux, du fond de la Gorge, montèrent les cris farouches de guerriers sortant des grottes, repoussant l’ennemi. Tous les hommes restés sur le Rocher se déversèrent sur le champ de bataille. Et toujours la sonnerie des cors retentissait dans les collines.
En avant, le roi et ses compagnons chevauchaient. Champions et capitaines tombaient ou fuyaient devant eux. Ni orque, ni homme ne leur résistait. Ils tournaient le dos aux épées et aux lances des Cavaliers, et le front vers la vallée. Ils poussaient des cris et des plaintes, car la peur et une grande stupéfaction les avaient saisis en même temps que le lever du jour.
C’est ainsi que le roi Théoden franchit la Porte de Helm et s’ouvrit un chemin jusqu’au grand Fossé. Là, sa compagnie s’arrêta. La lumière grandit autour d’eux. Des rayons de soleil jaillirent au-dessus des collines de l’est et enflammèrent leurs lances. Mais ils se tinrent silencieux sur leurs montures, plongeant le regard dans la Combe de la Gorge.
Le pays avait changé. Là où s’étendait naguère une vallée verdoyante aux pentes herbeuses léchant les collines en escalier, se dressait à présent une forêt. De grands arbres dénudés et silencieux s’alignaient en rangs, bras emmêlés et tête chenue, leurs racines tordues plantées dans l’herbe longue et verte. Sous eux, les ténèbres régnaient. Entre le Fossé et l’orée de ce bois sans nom ne s’étendaient que deux furlongs. C’est là que tremblaient à présent les fières armées de Saruman, entre la terreur du roi et celle des arbres. Les assaillants refluèrent de la Porte de Helm jusqu’à ce que tout l’espace au-delà du Fossé en fût complètement vidé ; mais en deçà, ils s’entassaient comme un essaim de mouches. On les voyait grimper et ramper vainement le long des murs de la combe, cherchant une issue. Du côté est, le flanc de la vallée était trop abrupt et pierreux ; tandis qu’à l’ouest, sur la gauche, leur ruine approchait.
Là, sur une crête, apparut soudain un cavalier vêtu de blanc : il resplendissait dans le soleil levant. Sur les basses collines, les cors sonnaient. Derrière lui, dévalant par les longues pentes, venait un millier d’hommes à pied, l’épée à la main. Parmi eux s’avançait un homme, grand et fort. Son bouclier était rouge. Arrivant au bord de la vallée, il porta à ses lèvres un grand cor noir et fit retentir une éclatante sonnerie.
« Erkenbrand ! crièrent les Cavaliers. Erkenbrand ! »
« Voyez le Cavalier Blanc ! s’exclama Aragorn. Gandalf est de retour ! »
« Mithrandir, Mithrandir ! dit Legolas. Voilà assurément de la magie ! Allons ! J’aimerais observer cette forêt, avant que le sortilège ne change. »
Les armées d’Isengard rugissaient, oscillant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, ne sachant plus quelle peur affronter. Le cor sonna de nouveau dans la tour. La compagnie du roi chargea par la brèche du Fossé. Du haut des collines bondit Erkenbrand, seigneur de l’Ouestfolde. Scadufax s’élança d’une démarche sûre, comme un cerf courant dans les montagnes. Le Cavalier Blanc fondit sur ses adversaires, et la terreur de sa venue les emplit de folie. Les hommes sauvages tombaient à plat ventre devant lui. Les Orques couraient chancelants, poussant des cris aigus, jetant épées et lances. Ils fuirent comme une fumée noire chassée par un vent impétueux. Gémissants, ils passèrent dans l’ombre patiente des arbres ; et de cette ombre, aucun ne devait jamais ressortir.