7Voyage à la Croisée des Routes










Frodo et Sam regagnèrent leurs lits et s’y allongèrent en silence, prenant un peu de repos, tandis que les hommes se mettaient en train pour la journée. Au bout d’un moment, on leur apporta de l’eau, puis on les conduisit à une table où était posée de la nourriture pour trois personnes. Faramir déjeuna avec eux. Il n’avait pas dormi depuis le combat de la veille, mais il ne semblait pas fatigué pour autant.

Quand ils eurent terminé, ils se levèrent. « Puisse la faim ne jamais vous travailler sur la route, dit Faramir. Vous avez peu de provisions, mais j’ai demandé qu’une petite réserve de nourriture adaptée au voyage soit rangée dans vos paquets. Vous ne manquerez pas d’eau tant que vous marcherez en Ithilien, mais ne buvez à aucun cours d’eau issu d’Imlad Morgul, la Vallée de la Mort Vivante. Et je dois vous dire quelque chose d’autre. Mes guetteurs et mes éclaireurs sont tous revenus, même ceux qui se sont hasardés en vue de la Morannon. Tous me rapportent une même chose curieuse. Le pays est vide. Il n’y a personne sur la route, et aucun bruit de pas, aucun cor, aucune corde d’arc ne s’entend nulle part. Un silence attentif plane sur le Pays Sans-Nom. Je ne sais pas ce que cela présage. Mais le temps s’achemine vers quelque formidable conclusion. La tempête est imminente. Hâtez-vous pendant qu’il est encore temps ! Si vous êtes prêts, partons. Le Soleil se lèvera bientôt au-dessus de l’ombre. »

Les hobbits retrouvèrent leurs paquets (un peu plus lourds que précédemment), et ils reçurent aussi deux solides bâtons de bois poli, ferrés à la base, leur tête sculptée munie d’une ganse de cuir tressé.

« Voici que nous nous séparons, et je ne puis vous offrir aucun présent qui convienne, dit Faramir ; mais prenez ces bâtons. Ils peuvent servir à qui doit marcher ou grimper dans les terres sauvages. Les hommes des Montagnes Blanches en font usage ; mais ceux-ci ont été tronqués à votre hauteur et garnies de nouvelles pointes de fer. Ils sont faits du bel arbre que l’on nomme lebethron, favori des artisans du bois au Gondor ; et un don d’orientation et de facilité de retour leur a été conféré. Puisse ce don ne pas faire entièrement défaut sous l’Ombre dans laquelle vous vous rendez ! »

Les hobbits s’inclinèrent profondément. « Très gracieux hôte, dit Frodo, Elrond le Semi-Elfe m’avait dit que je trouverais l’amitié en cours de route, secrète et inattendue. Je ne m’attendais certainement pas à trouver autant d’amitié que vous en avez montré. D’un grand mal est né ainsi un très grand bien. »

Ils s’apprêtèrent au départ. On amena Gollum de quelque recoin ou cachot : il semblait plus à l’aise à présent, mais il restait près de Frodo et évitait le regard de Faramir.

« Votre guide doit avoir les yeux bandés, dit Faramir, mais vous et votre serviteur Samsaget en êtes dispensés, si vous le voulez. »

Gollum piaula et se tortilla, s’agrippant à Frodo, quand vint le temps de lui bander les yeux ; et Frodo dit : « Bandez-nous les yeux à tous les trois, et couvrez les miens en premier ; peut-être verra-t-il alors qu’on ne lui veut aucun mal. » Ce qu’ils firent ; et on les mena hors de la caverne de Henneth Annûn. Quand ils eurent passé les couloirs et les escaliers, ils sentirent l’air frais du matin, pur et doux, autour d’eux. Toujours privés de la vue, ils continuèrent à monter pendant quelque temps, puis se mirent à descendre doucement. Enfin, la voix de Faramir ordonna qu’on leur découvrît les yeux.

Ils se tenaient de nouveau sous les branchages. On n’entendait plus le bruit des chutes, car une longue pente inclinée au sud se trouvait entre eux et le ravin où coulait le torrent. À l’ouest, ils voyaient de la lumière entre les arbres, comme si le monde trouvait là une fin soudaine, au bord d’un précipice donnant seulement sur le ciel.

« Ici, nos chemins se séparent pour de bon, dit Faramir. Si vous suivez mon conseil, vous attendrez avant de prendre à l’est. Continuez tout droit : vous bénéficierez ainsi du couvert des arbres pour de nombreux milles encore. Ici, à l’ouest, se trouve une crête où le pays plonge dans les grandes vallées, tantôt soudainement et à pic, tantôt par de longues collines. Restez près de cette crête et de la lisière des bois. Au début de votre voyage, vous pourrez marcher de jour, je crois. Le pays repose dans une illusion de paix, et pour un temps, tout mal s’est retiré. Faites bonne route, tant que vous le pouvez ! »

Il embrassa alors les hobbits à la manière des siens, courbant le dos et plaçant ses mains sur leurs épaules, et embrassant leur front. « Allez avec la bonne volonté de tous les hommes bons ! » dit-il.

Ils s’inclinèrent jusqu’au sol. Puis il se retourna et, sans un regard en arrière, il les quitta et alla rejoindre ses deux gardes restés un peu en retrait. Les hobbits s’émerveillèrent de voir l’agilité avec laquelle se murent alors ces hommes en vert, disparaissant presque en un clin d’œil. La forêt où Faramir se tenait il y a peu leur parut vide et morne, comme si un rêve avait pris fin.

Frodo soupira et se tourna de nouveau vers le sud. Comme pour signifier son mépris à l’égard de telles civilités, Gollum grattouillait dans l’humus au pied d’un arbre. « Encore affamé, ç’ui-là ? pensa Sam. Eh bien, nous voilà repartis ! »

« Ils ont déguerpi enfin ? demanda Gollum. Ssales méchants hommes ! Cou de Sméagol lui fait z’encore mal, oh oui. Allons-nous-en ! »

« Oui, partons, dit Frodo. Mais si tu peux seulement dire du mal de ceux qui t’ont accordé leur clémence, alors tais-toi ! »

« Gentil Maître ! dit Gollum. Sméagol plaisantait seulement. Il pardonne toujours, oui, oui, toujours, même le gentil Maître et ses petites tricheries. Oh oui, gentil Maître, gentil Sméagol ! »

Frodo et Sam ne répondirent pas. Hissant leurs paquets et prenant leur bâton en main, ils s’enfoncèrent dans les bois de l’Ithilien.

Ils se reposèrent deux fois ce jour-là, et prirent un peu de la nourriture laissée par Faramir : des fruits secs et des viandes salées, assez pour bon nombre de jours ; et suffisamment de pain pour ne pas en manquer pendant qu’il resterait frais. Gollum ne mangea rien.

Le soleil se leva et passa, invisible, au-dessus de leurs têtes. Comme il se mettait à décliner, la lumière entre les arbres à l’ouest prit un reflet doré ; et toujours ils marchaient sous un ombrage vert et frais, entourés de silence. On aurait dit que tous les oiseaux s’étaient envolés ou étaient frappés de mutisme.

L’obscurité gagna rapidement les bois silencieux, et ils s’arrêtèrent avant la tombée de la nuit, fourbus, car ils avaient parcouru sept lieues ou davantage depuis Henneth Annûn. Frodo s’étendit sous un très vieil arbre et dormit toute la nuit sur l’épaisse couche d’humus entre ses racines. Sam, tout près de lui, eut une nuit plus agitée : il se réveilla à maintes reprises, mais il ne voyait jamais le moindre signe de Gollum. Ce dernier s’était éclipsé aussitôt que les hobbits s’étaient allongés, blotti, peut-être, dans quelque trou à proximité pour y dormir en paix, ou parti chasser à travers la nuit sans prendre de repos. Il ne le dit pas à ses compagnons ; mais il revint aux premières lueurs et les tira du sommeil.

« Il faut se lever, oui, il faut ! dit-il. Encore un long chemin à faire, vers le sud et l’est. Les hobbits doivent se hâter ! »

Cette journée se passa de manière très semblable à la précédente, sinon que le silence parut encore plus grand ; l’air devint lourd, et ils commencèrent à étouffer sous les arbres. On eût dit que le tonnerre couvait. Gollum s’arrêtait souvent, humant l’air, puis il marmonnait entre ses dents et les exhortait de se hâter.

Alors que la troisième marche de la journée tirait à sa fin et que l’après-midi déclinait, la forêt s’éclaircit et les arbres se firent plus imposants et plus clairsemés. De grandes yeuses d’énorme circonférence se dressaient, sombres et graves, au milieu de vastes clairières, avec çà et là quelques frênes chenus, et des chênes géants aux yeux brun-vert à peine éclos. Tout autour d’eux étaient de hauts prés d’herbe verte tachetés de chélidoine et d’anémones, blanches et bleues, à présent repliées pour le sommeil ; et il y avait de grands îlots tapissés de feuilles de jacinthes des bois, leurs minces tiges à clochettes perçant déjà le terreau. Aucun être vivant, ni bête ni oiseau, ne se voyait ; mais dans ces endroits découverts, Gollum prenait peur, et ils avançaient avec plus de prudence, se glissant d’un arbre à l’autre parmi les ombres longues.

La lumière baissait rapidement lorsqu’ils atteignirent l’orée de la forêt. Là, ils s’assirent sous un vieux chêne noueux qui projetait des racines serpentines le long d’un talus escarpé aux contours éboulés. Une vallée profonde et indécise s’étendait devant eux. Sur son versant opposé, les arbres s’assemblaient de nouveau, bleu-gris dans le soir monotone, et poursuivaient leur marche vers le sud. À droite, les Montagnes du Gondor rougeoyaient, loin dans l’Ouest, sous un ciel panaché de flammes. À gauche étaient des ténèbres : les immenses murailles du Mordor ; et du sein de ces ténèbres surgissait la longue vallée, plongeant vers l’Anduin en un sillon toujours plus large. Un cours d’eau se hâtait en son creux : Frodo entendait monter sa voix rocailleuse à travers le silence ; et le long de la rive opposée, une route sinueuse descendait tel un pâle ruban, à la rencontre de brumes grises et froides que le couchant n’effleurait pas. Là, Frodo crut discerner au loin, comme flottant sur une mer ombreuse, les hauts sommets indistincts et les pinacles brisés de vieilles tours sombres et solitaires.

Il se tourna vers Gollum. « Sais-tu où nous sommes ? » demanda-t-il.

« Oui, Maître. Endroits très dangereux. C’est la route qui part de la Tour de la Lune, Maître, et elle descend vers la ville en ruine sur les bords du Fleuve. La ville en ruine, oui, endroit très malsain, rempli d’ennemis. On n’aurait pas dû suivre le conseil des Hommes. Les Hobbits se sont beaucoup écartés du chemin. Faut aller vers l’est, maintenant, par là-bas. » Il étendit un bras décharné vers les ténébreuses montagnes. « Et on peut pas prendre cette route. Oh non ! Des gensses cruelles passent par ici qui viennent de la Tour. »

Frodo abaissa le regard sur la route. Personne ne s’y déplaçait, du moins pour le moment. Elle semblait peu fréquentée, voire abandonnée, courant jusqu’aux ruines désolées au milieu du brouillard. Mais un sentiment de malveillance planait dans l’air, comme si des êtres passaient bel et bien sous ses yeux sans qu’il pût les voir. Se tournant de nouveau vers les lointains pinacles en train de se fondre dans la nuit, Frodo frissonna. Le son de l’eau lui semblait froid et cruel : la voix de la Morgulduin, la rivière polluée issue de la Vallée des Spectres.

« Qu’allons-nous faire ? dit-il. Nous avons longuement marché et parcouru bien des milles. Irons-nous à la recherche d’un endroit où nous cacher, quelque part dans les bois derrière nous ? »

« Inutile de se cacher dans le noir, dit Gollum. C’est le jour que les hobbits doivent se cacher maintenant, oui, le jour. »

« Oh pitié ! fit Sam. Il faut bien qu’on se repose un peu, quitte à se relever en plein milieu de la nuit. Il y aura encore quelques heures d’obscurité, assez pour nous emmener dans une longue marche, si tu connais le chemin. »

Gollum accepta à contrecœur, et, faisant de nouveau face aux arbres, il se fraya un chemin vers l’est en longeant les bords clairsemés du bois. Il ne voulait pas les laisser dormir au sol si près de l’odieuse route, et après quelque discussion, ils grimpèrent l’un après l’autre dans la fourche d’un gros chêne vert dont les énormes branches s’écartaient ensemble du tronc, offrant une bonne cachette et un refuge plutôt confortable. La nuit tomba, et il fit bientôt complètement noir sous la ramure de l’arbre. Frodo et Sam burent un peu d’eau et mangèrent du pain et des fruits secs, mais Gollum se pelotonna et s’endormit aussitôt. Les hobbits ne fermèrent pas les yeux.

Il devait être un peu après minuit quand Gollum se réveilla : ses yeux ouverts leur apparurent soudain, pâles et luisants. Il tendit l’oreille et renifla, ce qui, comme ils avaient pu le constater, semblait être sa méthode habituelle pour déterminer l’heure de la nuit.

« Est-on reposés ? A-t-on eu un beau sommeil ? dit-il. Allons-y ! »

« Non ; et non, grogna Sam. Mais oui, on s’en ira s’il le faut. »

Gollum se laissa aussitôt descendre du haut de l’arbre, retombant à quatre pattes, et les hobbits le suivirent plus lentement.

Sitôt descendus, ils se remirent en route, Gollum en tête, vers l’est, le long de la pente sombre. Ils ne voyaient pas grand-chose, car la nuit était à présent si noire qu’ils pouvaient à peine apercevoir les troncs des arbres avant de se cogner contre eux. Le sol devint plus inégal et la marche plus ardue, mais Gollum ne semblait aucunement démonté. Il les menait à travers les fourrés et les ronceraies, tantôt suivant le bord d’une profonde crevasse ou d’un sombre trou, tantôt plongeant dans des creux envahis de buissons pour ressortir de l’autre côté ; mais s’il leur arrivait de descendre un peu, la remontée était toujours plus longue et plus abrupte. Ils ne cessaient de grimper. À leur première halte, ils regardèrent en arrière et purent vaguement discerner le toit de la forêt qu’ils venaient de quitter : on aurait dit une ombre vaste et dense, une nuit doublement noire sous le ciel sombre et vide. Et une grande noirceur semblait monter lentement dans l’Est, dévorant les étoiles faibles et indécises. Plus tard, la lune déclinante échappa au nuage traqueur, mais elle était entourée d’un grand anneau de lumière, d’un jaune nauséeux.

Enfin, Gollum se tourna vers les hobbits. « Il fera bientôt jour, dit-il. Les hobbits doivent se hâter. Pas prudent de rester à découvert dans des endroits pareils. Hâtez-vous ! »

Gollum pressa le pas, et ils le suivirent avec lassitude. Bientôt, ils se mirent à grimper vers une longue arête semblable à une épine dorsale. Ses pentes étaient couvertes d’une épaisse couche d’ajoncs et d’airelles, ainsi que d’épines basses et coriaces, avec çà et là quelques trouées laissées par de récents feux. Les ajoncs se faisaient plus nombreux à mesure qu’ils approchaient du sommet : ils étaient très vieux et hauts, longs et squelettiques à la base mais touffus du dessus, et ils produisaient déjà des fleurs jaunes qui luisaient dans l’obscurité et dégageaient un faible et doux parfum. Les fourrés d’épines étaient si hauts que les hobbits pouvaient marcher en dessous sans se baisser, traversant de longues allées sèches, recouvertes d’un épais tapis d’aiguilles.

De l’autre côté de cette large crête, ils suspendirent leur marche et allèrent se cacher en rampant sous un enchevêtrement de ronces. Leurs branches tordues traînaient jusqu’à terre, submergées par un lacis de vieilles épines grimpantes. Loin à l’intérieur, il y avait un creux, comme une voûte cintrée de branches mortes sous une toiture de feuilles et de pousses printanières. Ils s’y allongèrent pendant quelque temps, trop épuisés pour manger ; et scrutant le ciel à travers les trous du couvert, ils guettèrent la lente arrivée du jour.

Mais aucun jour ne vint, seulement une pénombre brunâtre. Dans l’Est, une lueur rouge et terne couvait sous le nuage plongeant : ce n’était pas le rougeoiement de l’aube. Par-delà les terres éboulées, les montagnes de l’Ephel Dúath les observaient d’un air renfrogné, informes et noires sous l’épaisse voûte de nuit qui refusait de se dissoudre ; tandis que le contour déchiqueté de ses cimes se détachait, implacable et dur, sur le flamboiement mat. Loin à droite, un grand épaulement des montagnes s’avançait, forjetant vers l’ouest, sombre et noir parmi les ombres.

« De quel côté irons-nous maintenant ? demanda Frodo. Est-ce l’entrée de… de la Vallée de Morgul, là-bas derrière cette masse sombre ? »

« Doit-on y penser tout de suite ? dit Sam. J’ose espérer qu’on bougera plus d’ici pour aujourd’hui, à supposer que ce soit le jour. »

« Peut-être que non, peut-être que non, dit Gollum. Mais il faut partir bientôt, vers la Croisée des Routes. Oui, la Croisée des Routes. C’est le chemin par là-bas, oui, Maître. »

La lueur rouge s’éteignit au-dessus du Mordor. La pénombre grandit, tandis que de grandes vapeurs montaient dans l’Est et se répandaient au-dessus d’eux. Frodo et Sam prirent un peu de nourriture avant de s’étendre, mais Gollum était agité. Il ne voulut rien manger de ce qu’ils avaient à lui offrir, mais il but un peu d’eau, puis il alla ramper sous les buissons, reniflant et marmonnant entre ses dents. Soudain, il disparut.

« Parti à la chasse, je suppose », dit Sam avec un bâillement. C’était son tour de dormir en premier, et il sombra très vite dans un rêve. Il se croyait de retour dans le jardin de Cul-de-Sac, cherchant quelque chose ; mais il avait un lourd paquet sur les épaules qui lui faisait courber l’échine. Tout semblait envahi de mauvaises herbes, et les parterres près de la haie du bas étaient infestés d’épines et de fougères.

« Y a de la grosse ouvrage à faire, pas de doute ; mais je suis tellement fatigué », répétait-il sans cesse. Tout à coup, il se rappela ce qu’il cherchait. « Ma pipe ! » fit-il ; et sur ce, il se réveilla.

« Espèce d’âne ! » se dit-il en ouvrant les yeux ; et il se demanda pourquoi il était couché sous la haie. « Depuis tout ce temps qu’elle est dans ton paquet ! » Puis il se rendit compte, d’abord, que la pipe était peut-être dans son paquet, mais qu’il n’avait pas de feuille à y mettre ; et ensuite, qu’il se trouvait à des centaines de milles de Cul-de-Sac. Il se redressa sur son séant. Il semblait faire presque noir. Pourquoi son maître l’avait-il laissé dormir pendant son tour de garde, jusqu’au soir ?

« Vous avez pas dormi, monsieur Frodo ? dit-il. Quelle heure est-il ? On dirait qu’il se fait tard ! »

« Eh bien non, dit Frodo. Mais le ciel s’assombrit au lieu de s’éclaircir : il fait de plus en plus sombre. Autant que je puisse en juger, il n’est pas encore midi, et tu as seulement dormi trois heures environ. »

« Je me demande ce qui se passe, dit Sam. Va-t-il y avoir un orage ? Si oui, ce sera la pire tempête jamais vue. On aura envie d’être terrés au fond d’un trou, pas juste fourrés sous une haie. » Il tendit l’oreille. « Qu’est-ce que c’est ? Le tonnerre, des tambours, ou quoi ? »

« Je ne sais pas, dit Frodo. Cela dure depuis un bon moment déjà. Parfois, on dirait que la terre tremble, parfois, c’est l’air lourd qui semble vous tambouriner dans les oreilles.

Sam regarda autour de lui. « Où est Gollum ? dit-il. Toujours pas revenu ? »

« Non, dit Frodo. Je n’ai vu aucun signe de lui, ni entendu le moindre son. »

« Oh ! il me fatigue, dit Sam. En fait, de toutes les choses que j’emporte en voyage, c’est bien la seule qu’il me dérangerait pas de perdre en route. Mais ce serait bien son genre, après avoir marché tous ces milles, d’aller se perdre quelque part, juste au moment où il nous sera le plus utile – pour autant qu’il puisse nous servir à quelque chose, et ça, j’en doute. »

« Tu oublies les Marais, dit Frodo. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé. »

« Et j’espère qu’il n’est pas en train de faire un mauvais coup. Et puis j’espère qu’il va pas tomber en d’autres mains, comme vous pourriez dire. Parce que si ça arrive, les ennuis vont pas tarder à nous rattraper. »

Là-dessus, il y eut un nouveau roulement ou grondement, plus fort et plus profond. Le sol parut trembler sous leurs pieds. « Je pense que les ennuis nous rattrapent de toute manière, dit Frodo. Je crains que notre voyage ne tire à sa fin. »

« Peut-être, dit Sam ; mais tant qu’y a de la vie, y a de l’espoir, comme mon ancêtre disait toujours ; et besoin de boustifaille, comme il avait coutume d’ajouter. Prenez une bouchée, monsieur Frodo, après vous dormirez un peu. »

L’après-midi, ainsi qu’il fallait bien l’appeler, se disait Sam, passa lentement. Quand il regardait au-dehors, il ne voyait qu’un monde brun grisâtre, dépourvu d’ombres, en train de se fondre lentement dans une obscurité sans formes ni couleurs. L’air était étouffant, mais pas chaud. Frodo dormait d’un sommeil inquiet, ne cessant de se tourner et retourner, et murmurant de temps à autre. Par deux fois, Sam crut l’entendre prononcer le nom de Gandalf. Les minutes paraissaient s’éterniser. Soudain, Sam entendit un sifflement derrière lui ; et voici que Gollum se tenait là à quatre pattes et les guettait de ses yeux luisants.

« Debout, debout ! Fini le dodo ! souffla-t-il. Debout ! Pas de temps à perdre. Il faut y aller, oui, il faut partir tout de suite. Pas de temps à perdre ! »

Sam le considéra d’un air suspicieux : il semblait apeuré ou excité. « Tout de suite ? C’est quoi ton petit jeu ? C’est pas encore le temps. Si ça se trouve, c’est pas encore l’heure du thé, du moins dans les pays convenables où ils savent c’est quoi l’heure du thé. »

« Sottises ! fit Gollum d’une voix sifflante. On n’est pas dans des pays convenables. Le temps manque, oui, il file. Pas de temps à perdre. Il faut partir. Debout, Maître, debout ! » Il agrippa Frodo qui, s’éveillant en sursaut, se redressa brusquement et le saisit par le bras. Gollum s’arracha à son étreinte et recula.

« Pas faire de sottises, siffla-t-il. Il faut partir. Pas de temps à perdre ! » Et ils ne purent tirer rien d’autre de lui. Où il était allé, et ce qui se tramait selon lui et l’appelait à autant de hâte, il ne voulut pas le leur dire. Sam en conçut une profonde méfiance et ne le cacha pas ; mais Frodo ne laissa aucunement paraître ce qui lui traversait l’esprit. Il soupira, hissa son paquet sur ses épaules et s’apprêta à sortir dans les ténèbres toujours plus denses.

Gollum les mena au bas de la colline avec la plus extrême prudence, restant à couvert aussi souvent que possible, et courant le reste du temps en se baissant presque jusqu’à terre ; mais la lumière était devenue si rare que même une bête sauvage à la vue perçante n’aurait guère pu apercevoir les hobbits dans leur cape grise à capuchon, ni entendre le son de leurs pas, furtifs comme seules les petites gens en sont capables. Sans un craquement de brindille ou un bruissement de feuille, ils s’éloignèrent et disparurent.

Ils marchèrent ainsi pendant environ une heure, en silence et à la file, oppressés par les ténèbres et par le silence absolu des terres, seulement rompu de temps à autre par un faible grondement, comme un tonnerre lointain ou des battements de tambour quelque part dans un creux des collines. Une fois descendus de leur cachette, ils prirent au sud et, avec l’aide de Gollum, ils coupèrent aussi droit que possible à travers une longue pente raboteuse montant vers les hauteurs. C’est alors qu’ils virent apparaître non loin en avant, surgissant tel un mur noir, une ceinture d’arbres. En s’approchant, ils constatèrent qu’ils étaient de taille considérable, en apparence très anciens et encore très hauts, malgré leurs cimes ravagées et dégarnies – comme si la tempête et la foudre les avaient assaillis, sans parvenir à les tuer ou à ébranler leurs racines insondables.

« La Croisée des Routes, oui, c’est ça », souffla Gollum ; c’étaient les premiers mots prononcés depuis qu’ils avaient quitté leur cachette. « On doit aller de ce côté. » Prenant alors vers l’est, il les mena au sommet de la pente ; et voici qu’elle apparut tout à coup devant eux : la Route du Sud, serpentant au pied des montagnes et plongeant à cet endroit dans le grand anneau d’arbres.

« C’est le seul chemin possible, susurra Gollum. Pas d’autres sentiers que la route. Pas d’autre chemin. Il faut aller à la Croisée des Routes. Mais hâtez-vous ! Pas de bruit ! »

Avec l’agilité d’éclaireurs infiltrés dans le campement de leurs ennemis, ils descendirent furtivement jusqu’à la route et se coulèrent le long du talus rocheux qui la bordait à l’ouest, gris comme la pierre même, légers comme des chats en train de chasser. Ils finirent par atteindre les arbres et virent qu’ils se trouvaient dans un grand anneau sans toiture, ouvert sur le ciel sombre en son milieu ; et les espaces noirs entre leurs immenses fûts étaient comme les grandes arcades de quelque salle en ruine. Quatre voies se rencontraient en plein centre. Derrière eux s’étendait la route de la Morannon ; devant, elle poursuivait son long voyage en direction du sud ; à droite, la route de l’antique Osgiliath grimpait jusqu’à eux et, passant le carrefour, se perdait dans les ténèbres à l’est : c’était la quatrième voie, la route qu’ils devaient prendre.

Frodo se tint là un moment pétrifié d’horreur, et se rendit compte qu’une lumière brillait : son reflet rouge se voyait sur le visage de Sam à côté de lui. Se tournant vers elle, il vit, derrière une voûte de branches, la route d’Osgiliath se dérouler comme un ruban, presque en ligne droite, jusque dans l’Ouest. Là, à l’horizon, par-delà le triste Gondor désormais perdu dans l’ombre, le Soleil se couchait, touchant enfin la frange du grand manteau de nuages lentement déployé sur les terres, et sombrant dans un ciel ensanglanté vers la Mer encore indemne. Ses brefs rayons tombaient sur une imposante forme assise, aussi immuable et solennelle que les grands rois de pierre des Argonath. Elle était rongée par les ans, et des mains violentes l’avaient défigurée. Sa tête avait disparu, moqueusement remplacée par une pierre ronde, que des mains barbares avaient grossièrement taillée et peinturlurée à la ressemblance d’un visage grimaçant, avec un seul grand œil rouge au milieu du front. Ses genoux, son grand siège et tout le pourtour du socle étaient couverts de gribouillis insignifiants, mêlés aux odieux symboles couramment employés par la vermine du Mordor.

Soudain, Frodo aperçut la tête du vieux roi, frappée par les rais horizontaux : abandonnée, elle avait roulé jusqu’au bord de la route. « Regarde, Sam ! dit-il, s’écriant de surprise. Regarde ! Le roi a retrouvé sa couronne ! »

Les yeux étaient caves, la barbe sculptée était abîmée ; mais tout autour du front, sévère et haut, se voyait une guirlande d’argent et d’or. Une plante grimpante aux fleurs semblables à de petites étoiles blanches s’était faufilée par-dessus les sourcils comme en hommage au roi tombé, et dans les creux de sa chevelure de pierre luisait de l’orpin jaune.

« Ils ne peuvent pas vaincre indéfiniment ! » dit Frodo. Puis tout à coup, la vision fugitive s’évanouit. Le Soleil plongea et disparut, et comme au moment de couvrir d’une lampe, la nuit noire tomba.

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