4Ragoût de lapin aux herbes










Pour les quelques heures de lumière qui restaient, ils se reposèrent dans l’ombre, se déplaçant à mesure que le soleil avançait, jusqu’à ce qu’enfin, l’ombre s’allongeât sur le côté ouest du vallon, tout enveloppé d’obscurité. Alors, ils prirent un peu de nourriture et burent avec parcimonie. Gollum ne voulut rien manger, mais il accepta volontiers de l’eau.

« Bientôt en trouver d’autre, dit-il en se léchant les lèvres. Bonne eau coule dans les ruisseaux qui descendent au Grand Fleuve, très bonne eau dans le pays où on va. Sméagol trouvera aussi de la nourriture là-bas, peut-être. Il a très faim, oui gollum ! » Il posa ses deux grandes mains plates sur son ventre ratatiné, et une pâle lueur verte parut dans ses yeux.

Le crépuscule était tombé lorsqu’ils partirent enfin : rampant par-dessus le bord ouest du vallon, ils passèrent comme des fantômes dans le pays accidenté en bordure de la route. La lune n’était plus qu’à trois nuits de son plein, mais elle ne devait pas franchir les montagnes avant minuit ou presque, et le début de leur voyage se fit dans la plus grande obscurité. Une unique lueur rouge brûlait très haut dans les Tours des Dents ; mais rien ne se voyait ou ne s’entendait par ailleurs, aucun signe de la garde incessante sur la Morannon.

Pendant de nombreux milles, on eût dit que l’œil rouge les fixait, dans leur fuite laborieuse à travers un pays aride et rocailleux. Ils n’osaient pas emprunter la route, mais la laissaient à quelque distance sur leur gauche, suivant son tracé du mieux qu’ils le pouvaient. Enfin, quand la nuit se fit vieille et que la fatigue les eut déjà rattrapés (car ils n’avaient fait qu’une seule brève halte), l’œil se réduisit à un minuscule point de flamme, puis disparut : ils avaient contourné le sombre épaulement nord des contreforts et se dirigeaient vers le sud.

Le cœur étrangement allégé, ils se reposèrent une nouvelle fois, mais pas longtemps. Gollum trouvait qu’ils n’allaient pas assez vite. Près de trente lieues s’étendaient selon lui entre la Morannon et la Croisée des Routes au-dessus d’Osgiliath, et il espérait franchir cette distance en quatre nuits. Aussi reprirent-ils bientôt leur pénible marche, jusqu’à ce que l’aube se mît à croître lentement dans la vaste solitude grise. Ils avaient alors parcouru près de huit lieues, et les hobbits, l’eussent-ils osé, n’auraient pu aller plus loin ce jour-là.

La lumière croissante leur révéla une terre déjà moins aride et moins ravagée. Les montagnes se dressaient encore de façon menaçante sur leur gauche, mais la route du Sud était visible tout près d’eux, et elle s’éloignait à présent des racines noires des collines, obliquant vers l’ouest. Au-delà se trouvaient des pentes couvertes d’arbres obscurs, comme des nuages sombres ; mais tout autour d’eux s’étendait une lande éboulée, couverte de bruyère, de genêt et de cornouiller, et d’autres buissons qu’ils ne connaissaient pas. Par endroits, ils apercevaient des bouquets de hauts pins. Le courage des hobbits remonta encore un peu, malgré la fatigue : l’air frais et odorant leur rappelait les hautes terres du Quartier Nord, loin de là. Il faisait bon profiter d’un sursis, marcher dans un pays qui n’était pas encore complètement gâté, n’étant sous la domination du Seigneur Sombre que depuis quelques années. Mais ils n’oubliaient pas le danger qui les guettait, ni la Porte Noire, encore si proche, quoique masquée par les sinistres hauteurs. Ils scrutèrent les environs à la recherche d’une cachette qui les tiendrait à l’abri des regards malveillants, tant que durerait la lumière.

La journée passa inconfortablement. Ils se tapirent au milieu des bruyères et comptèrent lentement les heures, qui n’apportaient pas grand changement ; car ils étaient encore dans l’ombre de l’Ephel Dúath, et le soleil était voilé. Frodo dormit par à-coups, profondément et paisiblement : il faisait confiance à Gollum ou était trop las pour s’en inquiéter ; mais Sam parvint seulement à sommeiller, même lorsque Gollum dormait visiblement à poings fermés, susurrant et se convulsant dans ses rêves secrets. La faim, plutôt que la méfiance, peut-être, le gardait en éveil : il commençait à avoir envie d’un bon et simple repas, « quelque chose de chaud sortant de la marmite ».

Dès la tombée de la nuit, la terre s’étant évanouie en un gris informe, ils se remirent en route. Bientôt, Gollum les fit descendre sur la route du Sud ; et dès lors, leur progression fut plus rapide, quoique le danger fût plus grand. Ils étaient à l’affût du moindre bruit de sabots ou de pas approchant derrière eux ou les précédant sur la route ; mais la nuit passa sans qu’aucun marcheur ou cavalier ne se signale à leurs oreilles.

La route remontait à une époque depuis longtemps passée, et sur environ une trentaine de milles au-dessous de la Morannon, elle venait tout juste d’être refaite ; mais à mesure qu’elle descendait au sud, la nature reprenait ses droits sur elle. La main des Hommes d’autrefois se voyait encore dans sa course droite et sûre, admirablement plane : de temps à autre, elle se forait un chemin dans le flanc des collines, ou franchissait un ruisseau par une arche de pierre large et harmonieuse, inchangée par les ans ; mais tout vestige de maçonnerie finit par disparaître, hormis çà et là une colonne tronquée sortant des buissons en bordure du chemin, ou de vieilles dalles encore visibles parmi les mauvaises herbes et les tapis de mousse. Des bruyères, des arbres et des fougères proliféraient sur les talus et surplombaient la voie, ou rampaient à sa surface. Elle se réduisait finalement à une route charretière de campagne, très peu fréquentée ; mais elle maintenait sa course sûre et les conduisait par le chemin le plus rapide, sans faire de détours.

Ils passèrent donc dans les marches septentrionales de ce pays que les Hommes appelaient autrefois l’Ithilien, agréable contrée de forêts pentues et de rapides rivières. Ce fut bientôt une belle nuit sous les étoiles et la lune ronde, et les hobbits eurent l’impression que la fragrance de l’air augmentait à mesure qu’ils avançaient ; et Gollum aussi, d’après ses soufflements et ses murmures, paraissait l’avoir remarqué et ne pas apprécier outre mesure. Aux premiers signes de l’aube, ils s’arrêtèrent une fois de plus. Ils venaient de traverser une longue entaille, profonde et abrupte au milieu, par laquelle la route traversait une arête rocheuse. Ils montèrent alors sur le talus ouest et regardèrent au loin.

Le jour était en train d’éclore, et ils virent que les montagnes étaient à présent beaucoup plus distantes, fuyant vers l’est en une longue courbe qui se perdait à l’horizon. Devant eux, comme ils se tournaient vers l’ouest, le sol descendait en pente douce vers des lointains brumeux. Tout autour d’eux se voyaient de petits bois de résineux, sapins, cèdres et cyprès, et autres essences inconnues dans le Comté, ajourés de vastes clairières ; et il y avait partout abondance d’herbes et de buissons odorants. Le long voyage depuis Fendeval les avait amenés loin au sud de leur propre pays, mais ce n’est qu’une fois arrivés dans cette région plus abritée que les hobbits perçurent le changement de climat. Ici, le Printemps s’affairait déjà autour d’eux : les frondes perçaient la mousse et l’humus, les mélèzes avaient les doigts verts, de petites fleurs s’ouvraient dans le gazon, des oiseaux chantaient. L’Ithilien, jardin du Gondor à présent délaissé, conservait une beauté de dryade échevelée.

Au sud et à l’ouest, il regardait vers les chaudes vallées de l’Anduin inférieur, abritées de l’est par l’Ephel Dúath sans pourtant se trouver dans l’ombre des montagnes, protégées du nord par les Emyn Muil, ouvertes aux airs du sud et aux vents humides de la lointaine Mer. De grands arbres y poussaient en nombre, plantés longtemps auparavant, voués au délabrement de l’âge parmi une foule d’insoucieux descendants ; bosquets et fourrés s’étendaient là, de tamaris et d’âcres térébinthes, d’oliviers et de lauriers ; et il y avait des genévriers et des myrtes ; et du thym montant en buissons, ou recouvrant de ses tiges ligneuses et rampantes les rochers cachés sous une épaisse tapisserie ; différentes sortes de sauge déployant des fleurs bleues, rouges ou encore vert pâle ; de la marjolaine, du persil fraîchement germé, et quantité d’herbes de formes et de senteurs variées, dépassant largement la science potagère de Sam. Niches et parois s’étoilaient déjà de saxifrages et d’orpin. Primeroles et anémones s’éveillaient dans les fourrés d’aveliniers ; tandis que l’asphodèle et les nombreux lys, tête penchée et à demi ouverte, sommeillaient dans l’herbe : une herbe drue et verte assemblée au pourtour des mares, quand, dans sa descente vers l’Anduin, un torrent s’arrêtait dans la fraîcheur d’un creux.

Les voyageurs tournèrent le dos à la route et se mirent à descendre. Tandis qu’ils marchaient, effleurant au passage les buissons et les herbes, de doux parfums se répandaient autour d’eux. Gollum toussait et était pris de haut-le-cœur ; mais les hobbits respiraient l’air à pleins poumons, et Sam s’esclaffa soudain, non de drôlerie mais de simple gaieté. Ils suivirent le cours d’un torrent qui dévalait rapidement devant eux. Celui-ci les conduisit bientôt à un petit lac clair dans un vallon peu profond : il s’était formé dans les ruines d’un ancien bassin de pierre dont la margelle sculptée était presque entièrement recouverte de mousse et de rosiers emmêlés ; des rangées d’iris se dressaient alentour comme des pointes d’épées, et des feuilles de nénuphars flottaient à sa surface, sombre et légèrement ridée ; mais l’eau était profonde et fraîche, et elle ne cessait de se déverser en bruissant doucement, par un rebord de pierre à l’extrémité opposée.

Ils se lavèrent dans ce lac, et burent tout leur content au ruisseau qui l’alimentait. Puis ils cherchèrent un endroit où ils pourraient se reposer et se cacher ; car ce pays, encore beau en apparence, n’était pas moins devenu un territoire de l’Ennemi. Ils ne s’étaient pas beaucoup éloignés de la route, mais même en un espace aussi court, ils avaient pu voir les cicatrices des anciennes guerres, ainsi que de nouvelles blessures infligées par les Orques, et d’autres infâmes serviteurs du Seigneur Sombre : un dépôt à ciel ouvert, rempli d’ordures et de saletés ; des arbres abattus sans raison et laissés à mourir, avec des runes néfastes ou la marque redoutable de l’Œil grossièrement taillées dans l’écorce.

Sam, qui s’était aventuré sous la décharge du lac, un temps oublieux du Mordor – sentant ici une plante, palpant plus loin un arbre qu’il ne connaissait pas –, se vit soudain réaverti du danger constant qui les guettait. Il tomba sur un anneau encore roussi par les flammes, au milieu duquel se trouvait un tas d’ossements et de crânes calcinés et broyés. L’exubérance des plantes sauvages, ronces, églantiers et clématites rampantes, formait déjà un voile sur ce lieu de massacre et d’horribles réjouissances ; mais il n’était pas ancien. Sam se hâta d’aller retrouver ses compagnons, mais il ne leur dit rien : il valait mieux laisser ces ossements en paix, et ne pas les exposer aux manières fureteuses et tripoteuses de Gollum.

« Si on allait trouver un endroit où s’étendre ? dit-il. Pas en bas. Plus haut, quant à moi. »

En remontant un peu au-dessus du lac, ils trouvèrent un profond lit brun où étaient amassées des fougères de l’année passée. Tout juste derrière celui-ci, un fourré de lauriers à feuilles sombres grimpait le long d’un talus escarpé, couronné de vieux cèdres. Ils décidèrent de s’y arrêter et d’y passer la journée, laquelle s’annonçait chaude et lumineuse. Une journée parfaite pour poursuivre tranquillement leur route à travers les bosquets et les clairières de l’Ithilien ; mais si les Orques fuyaient le jour comme la peste, il y avait ici beaucoup d’endroits où ils pouvaient se cacher et guetter ; et d’autres regards malveillants étaient à l’affût : Sauron avait de nombreux serviteurs. Gollum, de toute manière, refusait d’avancer sous la Face Jaune. Bientôt, elle regarderait par-dessus les crêtes sombres de l’Ephel Dúath, et il se trouverait mal, recroquevillé sur lui-même dans sa lumière et sa chaleur.

Sam avait sérieusement réfléchi au problème des vivres pendant qu’ils marchaient. Maintenant que le désespoir suscité par l’infranchissable Porte était derrière lui, il ne se sentait pas aussi enclin que son maître à balayer la question de leur subsistance une fois leur mission accomplie ; et de toute façon, il semblait plus judicieux de garder le pain de route des Elfes pour les moments d’extrême nécessité. Six jours ou plus s’étaient écoulés depuis qu’il avait estimé qu’il leur restait tout juste assez de provisions pour durer trois semaines.

« On sera bien chanceux d’arriver au Feu en si peu de temps, au rythme où on va ! se dit-il. Et on pourrait vouloir en revenir. On pourrait ! »

Du reste, au terme d’une longue marche de nuit, et après s’être baigné puis abreuvé, sa faim était encore plus grande qu’à l’habitude. Un souper ou un petit déjeuner au coin du feu, dans la vieille cuisine de la rue du Jette-Sac, voilà ce dont il avait vraiment envie. Une idée lui vint subitement, et il se tourna vers Gollum. Celui-ci était sur le point de filer en douce : il rampait à quatre pattes à travers les fougères.

« Hé ! Gollum ! dit Sam. Où est-ce que tu vas ? À la chasse ? Eh bien, dis donc, vieille fouine, t’aimes pas notre nourriture, et je serais pas fâché d’un changement moi non plus. Toujours prêt à aider, c’est ta nouvelle devise. Peux-tu dénicher quelque chose pour plaire à un hobbit affamé ? »

« Oui, peut-être, oui, dit Gollum. Sméagol aide toujours, s’ils nous demandent – s’ils nous demandent gentiment. »

« C’est ça ! dit Sam. J’vous demandons. Et si c’est pas assez gentil, j’vous supplions. »

Gollum disparut. Il demeura absent un certain temps, et Frodo, après quelques bouchées de lembas, se cala profondément dans les fougères brunes et s’endormit. Sam l’observa. Les premières lueurs du matin se glissaient tout juste parmi les ombres sous les arbres, mais il voyait très clairement le visage de son maître, et ses mains aussi, reposant sur le sol à ses côtés. Il se remémora soudain Frodo tel qu’il était étendu dans la maison d’Elrond, endormi, après sa funeste blessure. Là, à son chevet, il avait remarqué par moments une faible lueur brillant à travers lui ; mais à présent, la lumière était encore plus claire et plus forte. Frodo avait les traits paisibles, la crainte et le souci en étaient effacés ; mais son visage paraissait vieux, vieux et beau, comme si la ciselure des ans se révélait soudain en une multitude de fines rides, restées jusqu’alors invisibles, bien que l’identité du visage demeurât inchangée. Non que Sam Gamgie l’eût exprimé ainsi en son for intérieur. Secouant la tête, comme s’il trouvait les mots inutiles, il murmura : « Je l’aime. Il est comme ça, et on voit la lumière le traverser des fois, bizarrement. Mais je l’aime, peu importe. »

Gollum revint silencieusement et regarda par-dessus l’épaule de Sam. Voyant Frodo endormi, il baissa les paupières et s’éloigna sans le moindre son. Quand Sam alla le trouver un instant plus tard, il était en train de mastiquer quelque chose et marmonnait pour lui-même. Sur le sol à ses côtés, gisaient deux petits lapins qu’il commençait à lorgner du coin de l’œil.

« Sméagol toujours prêt à aider, dit-il. Il a rapporté des lapins, des gentils lapins. Mais le maître s’est endormi, et peut-être Sam veut dormir. N’en veut pas des lapins, maintenant ? Sméagol essaie d’aider, mais il ne peut pas tout attraper en une minute. »

Sam n’avait toutefois pas la moindre objection à manger du lapin, et il le dit. Du lapin cuit, en tout cas. Tous les hobbits savent cuisiner, évidemment, car ils commencent l’apprentissage de cet art avant celui de la lecture et de l’écriture (que beaucoup n’apprennent jamais) ; mais Sam, lui, était bon cuisinier, même selon les critères hobbits, et il s’était souvent occupé de cuisiner au feu de bois pendant leurs voyages, quand l’occasion s’était présentée. C’est pourquoi il traînait encore dans son paquet une partie de ses ustensiles : un petit briquet à amadou, deux petites casseroles peu profondes, l’une s’emboîtant dans l’autre ; et à l’intérieur, une cuiller de bois, une courte fourchette à deux dents ainsi que quelques brochettes ; et, caché au fond de son sac dans une boîte de bois plate, un trésor qui s’amenuisait : du sel. Mais il avait besoin d’un feu, et d’autres choses encore. Il réfléchit un moment, pendant qu’il sortait son couteau, le nettoyait et l’affûtait, puis il s’occupa de parer les lapins. Il n’allait pas laisser Frodo dormir sans surveillance, même pour quelques minutes.

« Bon, Gollum, dit-il, j’ai encore du travail pour toi. Va me remplir ces casseroles d’eau, et rapporte-les-moi ! »

« Sméagol ira chercher de l’eau, oui, dit Gollum. Mais qu’est-ce que le hobbit va faire de toute cette eau, hein ? Il a bu, il s’est lavé. »

« C’est pas tes oignons, dit Sam. Si t’arrives pas à deviner, tu vas pas tarder à comprendre. Et plus vite tu iras me chercher cette eau, plus vite tu comprendras. T’avise pas d’abîmer une de mes casseroles, ou je te découpe en rondelles. »

Durant l’absence de Gollum, Sam étudia de nouveau Frodo. Il dormait encore paisiblement, mais cette fois, Sam fut surtout frappé par la sécheresse de son visage et de ses mains. « Trop maigre, trop tiré, marmonna-t-il. C’est pas normal pour un hobbit. Si j’arrive à faire cuire ces connils, je m’en vais le réveiller. »

Sam réunit un tas de fougères sèches, puis il grimpa le long du talus et revint avec un faisceau de brindilles et de bois mort : une branche tombée d’un cèdre, tout en haut, lui fournit une bonne provision. Il retira quelques mottes de gazon au pied du talus, juste en dehors de la fougeraie, et creusa un trou peu profond où il déposa son combustible. Habile au maniement du silex et de l’amadou, il ne tarda pas à produire une belle petite flambée. Celle-ci fumait à peine, tout en dégageant un agréable parfum. Sam se trouvait penché sur son feu, l’abritant et le consolidant avec de plus grosses branches, quand Gollum revint, transportant avec soin les casseroles et grommelant entre ses dents.

Il les déposa, puis il vit soudain ce que Sam était en train de faire. Il s’écria d’une voix grêle et sifflante, l’air à la fois contrarié et effrayé. « Ach ! Sss – non ! fit-il. Non ! Stupides hobbits, sottise, oui, sottise ! Ils doivent pas faire ça ! »

« Faire quoi ? » demanda Sam, étonné.

« Pas faire dansser les vilaines langues rouges », siffla Gollum. Feu, feu ! Dangereux, oui, ça l’est. Ça brûle, ça tue. Et ça va attirer les ennemis, oui, oh oui. »

« Ça m’étonnerait, dit Sam. Je vois pas pourquoi ça les attirerait, si on n’étouffe pas les flammes avec quelque chose d’humide. Mais si ça les attire, eh bien tant pis. Je veux bien courir le risque, en tout cas. Je m’en vais nous faire cuire ces lapins en ragoût. »

« Les faire cuire ! piaula Gollum d’une voix affligée. Gâcher la belle viande que Sméagol a gardée pour vous, pauvre Sméagol affamé ! Pourquoi ? Pourquoi, stupide hobbit ? Ils sont jeunes, ils sont tendres, ils sont bons. Mangez-les, mangez-les ! » Il voulut saisir le lapin le plus proche, déjà écorché et posé près du feu.

« Allons, allons ! dit Sam. À chacun sa manière. Notre pain t’étouffe, et le connil cru, moi, ça me reste en travers de la gorge. Si tu me donnes un lapin, c’est le mien, tu vois, et je vais le faire cuire si ça me tente. Et ça me tente. T’as pas besoin de me regarder. Va en chercher un autre et mange-le comme ça te dit – quelque part dans ton coin, hors de ma vue. Comme ça, tu verras pas le feu et j’te verrai pas, et on s’en portera que mieux, toi et moi. Je veillerai à ce qu’il y ait pas trop de fumée, si ça peut te rassurer. »

Gollum se retira en grommelant, et il partit ramper dans les fougères. Sam se tourna vers ses casseroles. « Ce dont un hobbit a besoin, avec du connil, se dit-il, c’est des herbes et des racines, et surtout des pétates – sans oublier le pain. Pour ce qui est des herbes, ça peut se faire, je crois. »

« Gollum ! appela-t-il d’une voix feutrée. La troisième fois rachète tout. Il me faut des herbes. » Gollum passa la tête hors des fougères ; mais son expression n’était pas plus serviable qu’amicale. « Quelques feuilles de laurier, un peu de thym et de sauge, ça devrait faire l’affaire – avant que l’eau bouille », dit Sam.

« Non ! dit Gollum. Sméagol n’est pas content. Et Sméagol n’aime pas les feuilles qui sentent mauvais. Il ne mange pas d’herbes ou de racines, non, trésor, sauf s’il meurt de faim ou qu’il est très malade, pauvre Sméagol. »

« Sméagol va se retrouver dans l’eau chaude quand cette eau bouillera, s’il refuse de faire ce qu’on lui demande, grogna Sam. Sam va lui mettre la tête dedans, oui, trésor. Et je l’enverrais chercher des navets et des carottes, et aussi des pétates, si c’était la saison. Je parie qu’il y a plein de bonnes choses qui poussent à l’état sauvage dans ce pays. Je donnerais de l’or pour une demi-douzaine de pétates. »

« Sméagol n’ira pas, oh non, trésor, pas cette fois, siffla Gollum. Il a peur, il est très fatigué, et ce hobbit-ci n’est pas gentil, pas gentil du tout. Sméagol n’ira pas déterrer des racines et des carottes et des… pétates. C’est quoi des pétates, trésor, hein, c’est quoi ? »

« Des pa – ta – tes, dit Sam. Le régal de l’Ancêtre, et une vraie bonne façon de lester un estomac vide. Sauf que t’en trouveras pas, alors pas la peine de chercher. Mais sois donc gentil, Sméagol, trouve-moi ces herbes et j’aurai meilleure opinion de toi. Qui plus est, si tu t’achètes une conduite et que tu t’y tiens, j’te ferai cuire des pétates un de ces jours, c’est promis. Du poisson frit avec des frites, servis par S. Gamgie. Tu pourrais pas refuser. »

« Si, si, on pourrait. Bon poisson gâché, tout roussi. Donnez-moi poisson tout de suite, et gardez vos ssales frites ! »

« Oh ! rien à faire avec toi, dit Sam. Va dormir ! »

Il dut, en fin de compte, aller chercher lui-même ce qu’il lui fallait ; mais il n’eut pas à se rendre bien loin, ni à quitter des yeux l’endroit où son maître était allongé, encore endormi. Sam resta quelque temps assis à rêvasser et à alimenter le feu, le temps que l’eau soit à ébullition. Le jour grandit et l’air se réchauffa ; la rosée s’évanouit sur l’herbe et la feuille. Bientôt, les lapins découpés mijotaient dans leurs casseroles avec les herbes en bouquet. Sam manqua de s’assoupir à attendre qu’ils cuisent. Il les laissa mijoter pendant près d’une heure, les piquant de temps à autre avec sa fourchette, et goûtant le bouillon.

Quand tout lui parut à point, il retira les casseroles du feu et se glissa jusqu’à son maître. Frodo entrouvrit les yeux quand Sam se tint au-dessus de lui, puis il sortit de son rêve : un autre doux et paisible songe, impossible à recouvrer.

« Salut, Sam ! dit-il. Pas couché ? Quelque chose ne va pas ? Quelle heure est-il ? »

« Environ deux heures après l’aube, dit Sam, et pas loin de huit heures et demie aux horloges du Comté, d’après moi. Mais tout va bien. Même si c’est loin d’être parfait : pas de sauce, pas d’oignons, pas de pétates. Je vous ai préparé un petit ragoût, et du bouillon, monsieur Frodo. Ça vous fera du bien. Vous devrez le prendre à la tasse ; ou directement à la casserole, quand elle aura un peu refroidi. J’ai pas apporté de bols, ni rien qui convienne. »

Frodo bâilla et s’étira. « Tu aurais dû te reposer, Sam, dit-il. Et il est imprudent d’allumer un feu dans ces parages. Mais j’ai une de ces faims. C’est ce que je sens ? Qu’y a-t-il dans ton ragoût ? »

« Un cadeau de Sméagol, dit Sam : une paire de jeunes connils ; quoique Gollum doit sûrement les regretter à l’heure qu’il est. Mais y a rien pour accompagner, sauf quelques herbes. »

Sam et son maître s’assirent tout juste à l’intérieur de la fougeraie et mangèrent leur ragoût à même les casseroles, partageant les vieux ustensiles, fourchette et cuiller. Ils se permirent chacun un demi-morceau du pain de route des Elfes. Ils eurent l’impression d’un festin.

« Hou-hou ! Gollum ! » appela Sam. Il siffla doucement. « Allons ! Y a encore le temps de changer d’idée. Il en reste, si t’as envie d’essayer du ragoût de connil. » Il n’eut pas de réponse.

« Oh, et puis je suppose qu’il est allé trouver sa propre pitance. Finissons », dit Sam.

« Et après, tu devras dormir », dit Frodo.

« Avisez-vous pas de fermer l’œil pendant que je sommeille, monsieur Frodo. J’ai pas trop confiance en lui. Il y a encore pas mal de ce Chlingueur en lui – le mauvais Gollum, si vous me comprenez –, et on dirait qu’il reprend le dessus. Reste que c’est moi qu’il voudrait étouffer en premier, là, je pense. On s’entend pas bien, tous les deux, et il est pas content de Sam, oh non, trésor, pas content du tout. »

Ils finirent les plats, et Sam alla rincer ses ustensiles au ruisseau. Alors qu’il se préparait à revenir, il leva les yeux vers le haut de la pente. Il vit alors le soleil sortant de cette fumée – cette brume, cette ombre noire, il n’aurait su le dire – toujours présente à l’est : ses rais dorés se déversaient sur les arbres et dans les clairières alentour. Puis il remarqua une mince spirale de fumée bleu-gris montant d’un fourré au-dessus de lui, très apparente à la lumière du soleil. Il comprit avec horreur que c’était la fumée de son petit feu de bois, qu’il avait négligé d’éteindre.

« Ça va pas du tout ! Jamais j’aurais cru que ça se verrait autant ! » marmonna-t-il, et il revint sur ses pas en toute hâte. Soudain, il s’arrêta et dressa l’oreille. Était-ce un sifflement qu’il venait d’entendre ? Peut-être était-ce le cri de quelque oiseau étrange ? Si quelqu’un avait sifflé, ce ne pouvait être Frodo, car le son venait d’ailleurs. Et le voilà qui resurgissait d’un autre endroit ! Sam s’empressa de remonter la pente en courant de son mieux.

Il découvrit qu’un petit tison avait brûlé jusqu’à l’extrémité et allumé des fougères en bordure du cercle ; et les fougères, s’enflammant, avaient fait fumer les mottes de gazon. Il se dépêcha de piétiner ce qui restait du feu et d’en disperser les cendres, puis il remit le gazon en place. Enfin, il alla retrouver Frodo.

« Avez-vous entendu un sifflement, et ce qui ressemblait à une réponse ? demanda-t-il. Il y a quelques minutes. C’était seulement un oiseau, j’espère, mais on aurait dit autre chose : plus comme l’imitation d’un cri d’oiseau, j’ai trouvé. Et j’ai bien peur que mon petit feu ait fumé. Alors là, si je nous ai attiré des ennuis, je me le pardonnerai jamais. J’en aurai même pas l’occasion, si ça se trouve ! »

« Chut ! souffla Frodo. J’ai cru entendre des voix. »

Les deux hobbits ficelèrent leurs petits paquets et les passèrent sur leurs épaules, prêts à fuir ; mais entre-temps, ils s’enfoncèrent plus avant dans les fougères. Ils s’y tinrent accroupis, tendant l’oreille.

Les voix ne faisaient aucun doute. Elles parlaient tout bas et furtivement, mais elles n’étaient pas loin et continuaient d’approcher. Puis tout à coup, l’une d’elles retentit à côté d’eux.

« Ici ! C’est d’ici que venait la fumée ! Elle doit être toute proche. Dans les fougères, sans aucun doute. Nous la prendrons comme un connil dans un collet. Nous verrons alors de quelle sorte de bête il s’agit. »

« Oui, et ce qu’elle sait ! » dit une deuxième voix.

Quatre hommes surgirent alors de toutes parts, marchant à travers les fougères. Sans plus aucune possibilité de fuir ou de rester cachés, Frodo et Sam se dressèrent d’un bond et se mirent dos à dos, sortant leurs petites épées d’un geste brusque.

S’ils furent surpris de ce qu’ils virent, leurs assaillants le furent encore bien plus. Quatre hommes de haute stature se trouvaient là. Deux d’entre eux tenaient de brillantes lances à large fer. Les deux autres étaient armés de grands arcs, presque aussi hauts qu’eux-mêmes, et de grands carquois remplis de flèches aux pennes vertes. Tous étaient munis d’une épée qui pendait à leur ceinture, et ils étaient vêtus de différents tons de vert et de brun, comme pour mieux rester invisibles dans les clairières de l’Ithilien. Des gants verts couvraient leurs mains, et leur figure encapuchonnée était masquée de vert, à l’exception de leurs yeux, très brillants et vifs. Frodo pensa aussitôt à Boromir, car ces Hommes lui ressemblaient par leur stature et leur maintien, et dans leur façon de parler.

« Nous n’avons point trouvé ce que nous cherchions, dit l’un. Mais qu’avons-nous trouvé ? »

« Pas des Orques », dit un autre, lâchant la poignée de son épée, qu’il avait saisie en voyant l’éclat de Dard à la main de Frodo.

« Des Elfes ? » dit un troisième, d’un ton dubitatif.

« Non ! Pas des Elfes, dit le quatrième, le plus grand, et apparemment leur chef. Les Elfes ne se promènent pas en Ithilien de nos jours. Et ils sont fabuleusement beaux à regarder, du moins le dit-on. »

« Et nous non, si je comprends bien, dit Sam. Vous êtes trop gentils. Et quand vous aurez fini de parler de nous, vous pourriez nous dire qui vous êtes, vous, et pourquoi vous pouvez pas laisser deux voyageurs fatigués se reposer en paix. »

Le plus grand des hommes en vert eut un rire sinistre. « Je suis Faramir, Capitaine du Gondor, dit-il. Mais il n’est pas de voyageurs en ce pays : seulement des serviteurs de la Tour Sombre, et ceux de la Blanche. »

« Mais nous ne sommes ni l’un ni l’autre, dit Frodo. Et nous sommes bien des voyageurs, quoi qu’en dise le capitaine Faramir. »

« Hâtez-vous alors de vous faire connaître, vous et votre mission, dit Faramir. Nous avons à faire, et ce n’est ni le temps ni l’endroit pour les énigmes ou les pourparlers. Allons ! Où est le troisième de votre compagnie ? »

« Le troisième ? »

« Oui, l’espèce de fouine que nous avons vue mettre le nez dans la mare, là en bas. L’air plutôt disgracié. On aurait dit une sorte d’Orque-espion, ou une créature de ce genre. Mais il nous a échappé par quelque renardise. »

« Je ne sais pas où il est, dit Frodo. Il s’agit d’un simple compagnon de fortune rencontré en chemin, et je ne puis répondre de lui. Si vous le rencontrez, épargnez-le. Amenez-le ou envoyez-le-nous. Ce n’est qu’une pauvre créature errante, mais je l’ai prise sous mon aile pour un temps. Quant à nous, nous sommes des Hobbits du Comté, loin au nord et à l’ouest d’ici, par-delà de nombreuses rivières. Mon nom est Frodo fils de Drogo, et voici Samsaget fils de Hamfast, un digne hobbit que j’ai à mon service. Nous sommes venus par de longs chemins – de Fendeval, que certains appellent Imladris. » Faramir tressaillit alors, et il devint très attentif. « Nous avions sept compagnons : l’un d’entre eux fut perdu en Moria ; quant aux autres, nous les avons quittés en aval du Rauros, à Parth Galen : deux de mes parents, et aussi un Nain, de même qu’un Elfe ; et enfin, deux Hommes. Le premier était Aragorn, et le second, Boromir, qui disait venir de Minas Tirith, une cité dans le Sud. »

« Boromir ! » s’exclamèrent les quatre hommes.

« Boromir, le fils du seigneur Denethor ? demanda Faramir, et son visage prit une expression étrange, sévère. Vous êtes venus avec lui ? Voilà assurément une nouvelle, si tant est qu’elle soit vraie. Sachez, petits étrangers, que Boromir fils de Denethor était le Premier Gardien de la Tour Blanche, et notre Capitaine général : il nous manque cruellement. Qui êtes-vous donc, et qu’aviez-vous à faire avec lui ? Parlez, car le Soleil monte ! »

« Les mots énigmatiques que Boromir a apportés à Fendeval vous sont-ils connus ? demanda Frodo.





Cherche l’Épée qui fut Brisée.

À Imladris elle réside. »

« Ils le sont certainement, répondit Faramir avec stupéfaction. C’est un gage de votre honnêteté que vous les connaissiez aussi. »

« Aragorn, que je viens de nommer, est le porteur de l’Épée qui fut Brisée, dit Frodo. Et nous sommes les Demi-Hommes dont parlaient les vers. »

« Je vois bien cela, dit Faramir d’un air songeur. Ou je vois que c’est peut-être le cas. Et qu’est-ce que le Fléau d’Isildur ? »

« Cela est caché, répondit Frodo. Ce point sera certainement éclairci en temps voulu. »

« Il faudra nous en dire plus, dit Faramir, et nous dire aussi ce qui vous amène aussi loin à l’est, dans l’ombre de… » Il pointa le doigt sans donner aucun nom. « Mais pas tout de suite. Nous avons à faire. Vous êtes en danger, et vous n’auriez pu aller bien loin aujourd’hui, par les champs ou par la route. De rudes coups seront échangés tout près d’ici, avant le plein du jour. Puis ce sera la mort, ou la fuite vers l’Anduin, le plus rapidement possible. Je vais laisser ici deux hommes pour vous garder, pour votre bien comme pour le mien. Un homme de sagesse ne peut se fier aux rencontres de hasard faites sur les routes de ce pays. Si je reviens, je parlerai plus longuement avec vous. »

« Adieu ! dit Frodo, s’inclinant bien bas. Quoi que vous en pensiez, je suis l’ami de tous les ennemis de l’Unique Ennemi. Nous irions à vos côtés, si nous autres Demi-Hommes pouvions espérer vous servir, pour vaillants et forts que vous sembliez, et si ma mission le permettait. Puisse la lumière briller sur vos lames ! »

« Les Demi-Hommes sont des gens courtois, quoi qu’ils puissent être d’autre, dit Faramir. Adieu ! »

Les hobbits se rassirent, mais ils se gardèrent de partager leurs pensées et leurs doutes. Tout près, sous l’ombre tachetée des sombres lauriers, deux hommes étaient restés pour monter la garde. De temps à autre, ils retiraient leurs masques pour se rafraîchir à mesure que le jour se réchauffait ; et Frodo vit que ces hommes avaient les traits gracieux et le teint pâle, que leurs cheveux étaient sombres et leurs yeux, gris, dans un visage triste et fier. Ils s’entretenaient à voix basse, usant du parler commun au début, mais dans la manière d’autrefois, avant de passer à une autre langue qu’ils connaissaient. En les écoutant, Frodo constata avec surprise qu’ils parlaient la langue elfique, ou une autre qui lui ressemblait fort ; et il les regarda avec émerveillement, car il comprit alors que ce devait être des Dúnedain du Sud, des hommes de la lignée des Seigneurs de l’Occidentale.

Au bout d’un moment, il se décida à leur parler ; mais ils se montrèrent lents et circonspects dans leurs réponses. Ils se nommaient Mablung et Damrod, soldats du Gondor, et ils étaient de ceux que l’on appelait les Coureurs de l’Ithilien ; car ils descendaient de gens qui vivaient jadis en ce pays, avant qu’il ne soit envahi. Le Seigneur Denethor choisissait parmi ces hommes pour faire secrètement incursion de l’autre côté de l’Anduin (où et comment, ils ne voulaient pas le dire) et harceler les Orques et les autres ennemis qui rôdaient entre l’Ephel Dúath et le Fleuve.

« Il y a près de dix lieues d’ici à la rive orientale de l’Anduin, dit Mablung, et nous nous aventurons rarement aussi loin. Mais cette fois, nous avons une mission différente : nous venons embusquer les Hommes du Harad. Maudits soient-ils ! »

« Oui, maudits soient les Sudrons ! intervint Damrod. On dit qu’il y avait autrefois un certain commerce entre le Gondor et les royaumes du Harad dans l’Extrême-Sud ; mais il n’y eut jamais d’amitié. À cette époque, nos bornes se trouvaient loin au sud des bouches de l’Anduin, et l’Umbar, le plus proche de leurs royaumes, reconnaissait notre empire. Mais c’était il y a longtemps. Puis il n’y eut entre nous aucune allée et venue, de la vie de maints hommes. Et ces jours derniers, nous apprenions que l’Ennemi s’est rendu parmi eux, et qu’ils sont passés à Lui, ou y sont revenus – ils ont toujours été disposés à Sa volonté – comme tant d’autres dans l’Est. Je ne doute pas que les jours du Gondor soient comptés, et les murs de Minas Tirith voués à la destruction, tant Sa force et Sa malice sont grandes. »

« Nous refusons cependant de rester oisifs et de Le laisser faire ce qu’Il veut, dit Mablung. Et voilà que ces maudits Sudrons empruntent les anciennes routes pour aller grossir les rangs de la Tour Sombre. Oui, ces routes mêmes que le savoir-faire du Gondor a tracées. Et ils s’y déplacent avec toujours plus d’insouciance, apprend-on, sûrs que le pouvoir de leur nouveau maître est assez grand pour les protéger par la seule ombre de Ses montagnes. Nous sommes venus leur apprendre une autre leçon. Une grande force d’hommes nous a été signalée il y a quelques jours, marchant vers le nord. L’un de leurs régiments doit, selon nos estimations, venir de ce côté un peu avant midi – là-haut sur la route qui passe à travers une entaille dans la roche. La route passe peut-être, mais eux ne passeront pas ! Pas tant que Faramir sera Capitaine. Il mène désormais toutes les entreprises périlleuses. Mais sa vie est sous un charme, ou le sort la préserve pour une autre fin. »

Leur discussion se réduisit bientôt à un silence attentif. Tout semblait immobile et vigilant. Sam, accroupi au bord de la fougeraie, regarda discrètement au-dehors. De sa vue perçante de hobbit, il vit que bien d’autres hommes étaient aux alentours. Il les voyait se glisser furtivement le long des pentes, seuls ou en de longues files, toujours dans l’ombre des bosquets et des fourrés, ou ramper à travers les herbes et les buissons, à peine visibles dans leur costume brun et vert. Tous étaient masqués et encapuchonnés, tous avaient les mains gantées, et ils portaient les mêmes armes que Faramir et ses compagnons. Avant peu, ils étaient tous passés et hors de vue. Le soleil s’éleva près du midi. Les ombres raccourcirent.

« Je me demande où est passé ce maudit Gollum ! se dit Sam, regagnant les ombres des fougères à quatre pattes. Il a de bonnes chances d’être embroché comme un Orque, ou rôti par la Face Jaune. Mais j’ai idée qu’il saura se débrouiller. » Il s’étendit auprès de Frodo et se mit à somnoler.

Il se réveilla, croyant avoir entendu une sonnerie de cors. Il se redressa. Midi était là. Les gardes se tenaient vigilants et tendus dans l’ombre des arbres. Soudain, les cors retentirent au-dessus de lui, plus fort, et sans doute possible, sur le haut de la pente. Sam crut entendre des cris, ainsi que des clameurs sauvages, mais le son était faible, comme issu d’une lointaine caverne. Puis le fracas des armes éclata non loin, juste au-dessus de leur cachette. Il put nettement entendre le grincement sonore de l’acier contre l’acier, le tintement de l’épée sur le casque de fer, le choc sourd de la lame sur le bouclier ; des hommes criaient et vociféraient, et une voix claire et forte clamait : Pour le Gondor ! Le Gondor !

« On dirait une bonne centaine de forgerons en train de battre le fer ensemble, dit Sam à Frodo. Qu’ils restent où ils sont : je les trouve bien assez près. »

Mais le bruit s’approcha. « Ils arrivent ! s’écria Damrod. Voyez ! Quelques-uns des Sudrons ont échappé à la nasse et s’enfuient sur le côté de la route. Les voilà ! Nos hommes les poursuivent, le Capitaine en tête. »

Sam, curieux de voir ce qui se passait, alla maintenant rejoindre les gardes. S’accrochant à l’un des plus gros lauriers, il y grimpa de quelques pieds. Pendant un instant, il aperçut des hommes bistrés vêtus de rouge qui dévalaient la pente à quelque distance de lui ; des guerriers en vert, l’épée au clair, bondissaient après eux et les abattaient en pleine course. Les flèches pullulaient. Puis soudain, par-dessus le bord du talus qui les abritait, un homme tomba, dévalant à travers les buissons, et vint s’écraser presque sur eux. Il termina sa chute dans les fougères, face contre terre, le cou hérissé de pennes vertes fichées sous son collier d’or. Sa tunique écarlate était en loques, son corselet d’écailles de bronze était déchiré et tailladé, ses tresses noires nattées d’or étaient baignées de sang. Sa main brune serrait encore la poignée d’une épée brisée.

C’était la première fois que Sam voyait des Hommes se battre contre des Hommes, et il n’y trouva rien d’agréable. Il était heureux de ne pas voir la figure du mort. Il se demandait quel était son nom, et d’où il venait ; s’il avait vraiment le cœur mauvais, ou quels mensonges ou menaces l’avaient conduit dans cette longue marche depuis son foyer ; et s’il n’aurait pas plutôt préféré y demeurer en paix – tout cela en un éclair de pensée qui fut bientôt chassé de son esprit. Car au moment où Mablung s’avançait vers le corps, il y eut une nouvelle rumeur. De grands cris et hurlements. Parmi eux, Sam discernait une sorte de mugissement aigu et sonore. Puis un grand bruit sourd et grondant, comme d’énormes béliers donnant contre le sol.

« Gare ! Gare ! cria Damrod à son compagnon. Puissent les Valar le détourner ! Mûmak ! Mûmak ! »

À sa surprise et pour sa plus grande frayeur, mêlée d’une joie indicible, Sam vit une forme gigantesque foncer entre les arbres et débouler à toute vitesse le long de la pente. Grande comme une maison, plus grande encore elle était à ses yeux : une colline ambulante et vêtue de gris. La terreur et l’émerveillement lui conféraient peut-être une taille démesurée aux yeux d’un hobbit, mais le Mûmak du Harad était vraiment un animal de dimensions exceptionnelles, et son pareil n’existe plus de nos jours en Terre du Milieu, ceux de ses congénères qui s’y promènent encore n’étant plus qu’un souvenir de sa grandeur et de sa majesté. Il vint, donc, tout droit sur les spectateurs, mais obliqua au dernier moment, passant non loin devant eux et faisant trembler la terre sous leurs pieds : de grandes pattes semblables à des arbres, des oreilles énormes, déployées comme des voiles, un long museau dressé en l’air comme un serpent prêt à mordre, et de petits yeux rouges, furibonds. Ses défenses retroussées comme des cornes, ornées de cercles d’or, dégoulinaient de sang. Son caparaçon d’écarlate et d’or, en lambeaux, claquait violemment autour de lui. Les ruines de ce qui avait tout l’air d’une tour de guerre se dressaient sur son dos trépidant, fracassées dans sa folle ruée à travers les bois ; et haut sur son encolure, une silhouette minuscule s’accrochait encore désespérément – celle d’un puissant guerrier, un géant parmi les Bistrés.

Le grand animal poursuivit sa course tonitruante, chargeant à travers buissons et mares dans sa fureur aveugle. Des flèches ricochaient et se brisaient, inoffensives, sur le triple cuir de ses flancs. Des hommes des deux camps le fuyaient, mais il en rattrapait de nombreux, qu’il écrasait sous ses pieds. Il fut bientôt perdu de vue, toujours barrissant et piétinant au loin. Sam ne sut jamais ce qu’il advint de lui : s’il s’échappa, de manière à errer un temps par la nature, avant de trouver la mort loin de son pays ou piégé dans un immense trou ; ou s’il poursuivit sa fuite enragée jusqu’à plonger dans le Grand Fleuve et y être englouti.

Sam prit une profonde inspiration. « C’était un Oliphant ! dit-il. Donc, ils existent, et j’en ai vu un. Quelle vie ! Mais personne va jamais me croire à la maison. Eh bien, si c’est tout pour l’instant, je m’en vais dormir un brin. »

« Dormez pendant que vous le pouvez, dit Mablung. Mais le Capitaine va revenir, s’il est indemne ; et lorsqu’il reviendra, nous partirons sans attendre. Nous serons poursuivis dès que notre exploit sera connu de l’Ennemi, ce qui ne saurait être long. »

« Partez sans faire de bruit, dit Sam, quand il le faudra ! Pas la peine de venir déranger mon sommeil. J’ai marché toute la nuit. »

Mablung rit. « Je ne crois pas que le Capitaine vous laissera ici, maître Samsaget, dit-il. Mais vous verrez. »

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